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À Guido Mattia Gallerani

Lancées, respectivement en 1944 et en 1951, les deux collections de monographies illustrées fondatrices de l’après-guerre en France, « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers) et « Écrivains de toujours » (Le Seuil), se sont donné pour fonction de contribuer à la constitution du patrimoine littéraire dans un contexte caractérisé par une volonté résolue de démocratiser l’accès à la culture. Ces séries, qui ont indéniablement marqué de leur empreinte le lectorat des Trente Glorieuses, prennent fin au début des années 1990 pour la première, au début des années 1980 pour la seconde, avec des tentatives de relance ultérieures. Celles-ci n’ont guère fait long feu, tout se passant comme si le modèle critique initié par Pierre Seghers et repris aux Éditions du Seuil[2], après avoir correspondu aux attentes d’une époque, ne trouvait plus vraiment sa place.

Cette inflexion dans l’histoire des collections de monographies illustrées de poche se traduit, durant les années 1980, par la création de deux nouvelles séries, caractérisées par une focalisation plus prononcée sur les écrivains contemporains. Les éditions La Manufacture publient, à partir de 1985, la collection « Qui suis-je ? », qui devient dès 1986 « Qui êtes-vous ? »[3], et dont l’ambition est spécifiée sur un encart de la quatrième de couverture de chaque volume : « Des spécialistes et des écrivains présentent les grands personnages contemporains dans le domaine des Arts, des Sciences et de la Pensée ». En 1988, Le Seuil lance de son côté « Les contemporains », collection qui tend pour une part à reprendre, au sein du catalogue, les fonctions auparavant assignées à « Écrivains de toujours », interrompue sept ans auparavant.

L’inclination de ces deux collections à présenter les auteurs auxquels elles se consacrent comme des contemporains, même après leur disparition, transparaît de façon plus manifeste encore que dans la collection de Seghers, dont le nom — « Poètes d’aujourd’hui » — avait davantage vocation que celle du Seuil — « Écrivains de toujours » — à afficher une prétention à occuper le terrain de la littérature en train de se faire — même si, bien sûr, les auteurs qui se voient consacrer un livre dans ces collections sont, toujours, des figures déjà bien établies du champ littéraire. Ce tropisme contemporanéiste permet à certains des auteurs présentés de mettre leur grain de sel dans l’élaboration des ouvrages qui leur sont consacrés. Cette implication se trouve favorisée par les concepteurs de ces séries, à la faveur de l’intégration d’un genre de discours fondé sur le dialogue : l’entretien.

À travers cette focale sur les écrivains vivants (ou du moins récents), ces collections se distinguent de celles qui les ont précédées, notamment par le recours aux entretiens. L’implication des écrivains portraiturés change de façon sensible par rapport aux séries plus anciennes, qui se bornaient à reprendre des morceaux choisis de l’oeuvre. Pour autant, la mobilisation d’entretiens au sein de collections monographiques dont les volumes se concentrent sur un écrivain ne va pas sans problème, en particulier à une époque où la doxa critique du monde académique a largement mis l’auteur sur le boisseau, pour privilégier massivement le travail d’écriture dont ses oeuvres résultent. L’entretien tend en effet à accorder à l’auteur qui fait l’objet du livre, et à sa parole relative à sa vie comme à son oeuvre, une prépondérance par rapport au discours critique.

Une telle situation soumet les concepteurs de ces ouvrages à une double injonction quelque peu contradictoire : user de l’entretien pour faire une place à l’auteur qu’ils présentent tout en faisant droit aux conceptions de la critique qui demandent de se focaliser davantage sur les textes que sur la figure de l’écrivain. Les auteurs de ces livres tirent cependant parti du cadre contraignant de ce genre dialogal, qui suppose une interaction effective, pour conférer à leurs ouvrages une plus-value symbolique en scénographiant une rencontre entre l’écrivain et son critique. En particulier lorsqu’il fait dialoguer l’écrivain avec l’auteur du livre qui lui est consacré, jusqu’à la familiarité parfois, ce procédé en vient à apparaître comme gage de légitimation d’un discours critique qui tend à se littérariser autant que possible, pour se rapprocher de l’espace discursif, celui de l’oeuvre, qu’il a pour finalité de mettre en valeur.

Usages de l’entretien dans les collections de monographies illustrées de poche

Avant le lancement de la collection publiée à La Manufacture, dans le domaine francophone du moins, le nombre de volumes à avoir intégré un entretien était réduit à presque rien. L’idée avait manifestement été envisagée, près de vingt ans auparavant. Pierre Seghers semble y avoir songé en préparant le volume qu’il se consacre dans sa propre collection en 1966, comme le donne à penser un document de travail conservé dans les archives du poète à l’IMEC :

« Notes de travail : Suggestions de questions à me poser »

Un cheminement ?
Avez-vous un monde à vous ?
Une oraison profane ?
La poésie est-elle pour vous la conquête de soi ?
Sinon, quoi ?
Une exaltation contenue, un chant ?
Le précepte, la sentence, l’aphorisme, la maxime sont-ils pour vous poésie[4] ?

D’un tel projet, qui n’a pas été mis en oeuvre dans le volume publié, du moins sous la forme d’un entretien en bonne et due forme[5], impossible de savoir s’il allait respecter le principe d’interlocution effectif entre deux énonciateurs qui constitue l’une des caractéristiques formelles les plus évidentes du genre de l’entretien. En l’espèce, il pourrait bien s’agir, plus simplement, d’une forme de questionnement introspectif dans la perspective de la préparation du livre. Mais la forme interjective des notes donne à penser que le texte envisagé aurait pu reposer sur une forme de détournement — le poète se serait interrogé lui-même — et, partant, de second degré, un peu curieux dans la mesure où il se serait agi du premier entretien au sein d’une collection de ce type.

Avant les années 1980, l’insertion d’entretiens dans ce type de collection reste exceptionnelle. Elle n’a lieu dans « Écrivains de toujours » qu’à une seule occasion, dans le volume portant sur Jorge Luis Borges[6], qui fait figure d’hapax. Cette formule ne semble véritablement prendre son essor qu’à partir de 1984, lorsque « Poètes d’aujourd’hui » intègre au volume consacré à Jean Tortel un entretien du poète avec Henri Deluy[7], avant que, dès l’année suivante, La Manufacture ne lance sa collection, qui fera une large place à l’entretien, dès le volume inaugural, consacré à Frédéric Dard[8]. L’ouvrage comprend un inédit à la forme et au titre ironiques de « Réponses sans questions ». Hapax, lui aussi, au sein de ces collections, le texte ne relève pas de l’entretien au sens strict. L’auteur des San-Antonio s’y interviewe lui-même, dans un texte dont l’intitulé se révèle quelque peu trompeur puisque cette section de l’ouvrage se compose de textes courts répondant bel et bien à des questions :

Pas de San-Antonio bis, pourquoi ?

Est-ce qu’il y a des gens qui imitent San-Antonio ? Question que l’on me pose parfois et à laquelle je suis bien obligé de répondre non[9] !

Créer un personnage ? Un dédoublement ?
J’écris, je ne pense plus à ce que je fais, je connais une sorte de dédoublement… Oui[10] !

L’intitulé interrogatif de la collection apparaît au regard de cette mobilisation du genre de l’entretien comme un véritable programme, qui sera suivi, plus conventionnellement, quoique non systématiquement (de façon assez compréhensible, le volume sur Chateaubriand, par exemple, ne présente pas d’entretiens…), dans les volumes ultérieurs. Par sa récurrence, le recours à l’entretien apparaît comme une véritable marque de fabrique de la collection, qu’il s’agisse de reprendre des entretiens antérieurs au volume — pour Delteil[11] et Cocteau[12], par exemple —, notamment à la faveur du partenariat conclu entre la maison d’édition et l’INA (ceux portant sur Gide[13] ou Malraux[14]), ou de présenter des entretiens entre l’auteur du livre et l’écrivain auquel celui-ci est consacré, la plupart spécialement réalisés pour être publiés au sein du livre, à l’instar de ceux de Jean Carrière avec Julien Gracq[15].

Trois ans à peine après le lancement de « Qui suis-je ? », en 1988, les éditions du Seuil publient le premier tome de la collection « Les contemporains », placée sous la direction de Denis Roche. Cette nouvelle collection reprend ponctuellement à son compte l’idée consistant à intégrer des entretiens. La formule apparaît toutefois moins fréquente, puisque trois volumes seulement sur les vingt-six publiés — ceux consacrés à Claude Simon, Nathalie Sarraute et Eugène Ionesco — comprennent un entretien avec l’écrivain, systématiquement avec l’auteur qui signe le volume. Le fait tient peut-être à ce que la collection du Seuil se situe davantage à l’avant-garde du champ de la critique. Or, ce genre demeure peut-être problématique à cet égard en raison de son origine journalistique et de ce qu’il induit en termes de rapport à la figure de l’auteur, qui est précisément l’un des repoussoirs des orientations critiques textualistes prévalant au sein dans la série, notamment dans son traitement de l’iconographie[16].

Le recours à des entretiens au sein de ces collections à partir du milieu des années 1980 s’explique vraisemblablement par plusieurs facteurs conjugués. D’une part, le genre a acquis à cette époque une légitimité relative, qui a mis entre lui et cette origine journalistique[17], quelque peu problématique au sein des franges les plus avant-gardistes du champ littéraire, une distance qui relativise son caractère non intrinsèquement littéraire[18]. D’autre part, les entretiens ne sont pas soumis au principe d’exclusivité ou de priorité que les auteurs contractent parfois avec leurs éditeurs attitrés lorsqu’il s’agit d’« oeuvres » en bonne et due forme (roman, pièce de théâtre, etc.). Y recourir permet ainsi aux éditeurs de ces collections d’inscrire un auteur à leur catalogue à travers des textes parfois difficiles d’accès, ou inédits lorsqu’ils sont réalisés spécialement pour le livre.

Cette rencontre entre les intérêts bien compris des éditeurs et le statut du genre au sein du champ littéraire contribue à expliquer la faveur dont jouissent les entretiens au sein de ces collections de seconde génération dans l’histoire de ces séries. L’intégration de ce type de textes dans ces monographies repose en effet sur l’attrait que revêt ce genre dialogique au sein de l’économie discursive assez particulière de ces livres. Dans le cadre des agencements de textes relevant des différents genres de discours qui caractérisent ce type d’ouvrage, l’entretien présente en effet une indéniable valeur ajoutée. Il conduit en particulier à négocier une forme de coexistence entre les différents espaces discursifs qui conditionnent les dynamiques du discours littéraire, notamment en ce qui concerne la relation entre l’oeuvre et les discours qui lui sont consacrés, mais aussi, corollairement, entre l’auteur et ses critiques.

Interactions des espaces discursifs

Relevant du champ de la critique, les ouvrages de ces collections participent de ce que Pascale Delormas a proposé de désigner sous le terme d’« espace d’étayage », soit « la fabrique de l’image auctoriale » produite, en dehors de l’espace de l’oeuvre, « au sein […], par exemple, des commentaires critiques qui la promeuvent ou la discréditent et qui donnent lieu à la reconnaissance collective dont l’oeuvre a besoin pour exister[19] » et circuler. L’oeuvre, en revanche, relève pour sa part de ce que Dominique Maingueneau appelle « l’espace canonique[20] ». L’« espace d’étayage » a pour finalité idéale de conduire à sa lecture. La coupure entre ces espaces se traduit, au sein de ces collections, par la séparation fréquente entre les textes de présentation, signés par un critique, et les extraits de l’oeuvre, auxquels une section spécifique est souvent réservée, selon une formule lancée par « Poètes d’aujourd’hui » et reprise dans de nombreux volumes d’« Écrivains de toujours ».

S’il contribue à instituer comme tel l’espace canonique, l’espace d’étayage apparaît fonctionnellement comme son subordonné et, en quelque sorte, son faire-valoir. La nature de cette relation repose sur un clivage entre ce que l’on pourrait désigner, en combinant les notions proposées par Maingueneau et Delormas, comme l’espace d’étayage associé, relevant du discours de l’auteur, et l’espace d’étayage dissocié, qui est le fait de tiers, les critiques en l’occurrence. Ce rapport procède du statut des auteurs et, partant, des espaces discursifs qu’ils représentent et qui conditionnent les modalités d’interaction de leurs discours respectifs. Selon que les textes relevant de l’espace d’étayage sont le fait de l’auteur lui-même ou de tiers, notamment ses commentateurs, ils sont perçus de façon différente, le critique entretenant, par rapport à l’oeuvre, une relation plus distante que celle de son auteur.

Une telle configuration suppose, au sein de l’espace d’étayage, une gradation fondée sur la proximité que les textes entretiennent avec l’espace canonique qu’il s’agit pour eux d’« étayer ». Selon la dynamique qui sous-tend l’espace d’étayage, l’espace canonique est donné à appréhender comme un objet davantage valorisé et, partant, désirable, pour le lecteur aussi bien que pour les médiateurs qui contribuent à son existence et à sa circulation. La nature de ces relations entre espaces discursifs incite dès lors les auteurs des textes relevant de l’espace d’étayage à manifester une proximité aussi marquée que possible avec l’espace canonique. Pour ce faire, ils adoptent des procédés ayant tous en commun de mobiliser, au sein de leur propre livre, des textes de la main de l’auteur, qui dans le domaine littéraire tend à constituer le facteur déterminant — la condition nécessaire — de l’appartenance à l’espace canonique.

Dans le cadre des ouvrages de ce type, la formule minimale est constituée par l’anthologie de textes figurant fréquemment à la suite de l’introduction. Elle apparaît comme une manière de mettre le lecteur en contact avec l’oeuvre, et par conséquent l’espace canonique, bien que dans un environnement distinct : un livre consacré à l’auteur, qui relève de l’espace d’étayage. Dans ce contexte générique complexe, l’entretien revêt une fonction intermédiaire : à moins qu’il ne soit issu de l’oeuvre en tant que telle, il s’inscrit par principe dans l’espace d’étayage. Cependant, l’auteur s’y exprimant en son nom, il relève à la fois de l’espace d’étayage dissocié (les questions de l’intervieweur) et de l’espace d’étayage associé (les réponses de l’interviewé). Le recours à l’entretien apparaît ainsi comme une formation de compromis permettant d’afficher une plus grande proximité de l’espace d’étayage avec l’espace canonique qu’il s’agit de faire valoir et, idéalement, de rendre présent.

Ce statut intermédiaire se remarque de façon particulièrement sensible dans la place qui est assignée aux entretiens au sein de ces volumes. Dans « Qui êtes-vous ? », ils sont presque tous systématiquement situés dans une zone médiane, entre les essais critiques et les textes de l’auteur, dont ils sont en outre toujours séparés par quelques pages d’iconographie qui accentuent cette partition. Lorsqu’aucun texte de la main de l’auteur n’est repris, l’entretien constitue par conséquent la dernière partie relativement développée de la table des matières[21] et n’est suivi que par des sections informatives, comme la bibliographie ou une notice biographique, qui apparaissent comme fondamentalement dés-auctorialisées[22]. Le principe général est analogue dans « Les contemporains », avec les ouvrages relatifs à Claude Simon, Nathalie Sarraute et Eugène Ionesco[23], à ceci près que cette collection ne présente pas de morceaux choisis ou d’inédits.

Dans la collection de La Manufacture, le positionnement des entretiens dans les tables des matières façonne ainsi un parcours progressif conduisant le lecteur d’une présentation de l’oeuvre et de son auteur à une part de cette oeuvre elle-même, sous forme de textes, souvent inédits[24]. Dans la mesure où plusieurs de ces livres commencent par la question « Qui êtes-vous ? », formulée à propos de l’auteur qu’ils présentent, et que certaines des sections réservées aux essais des auteurs de ces ouvrages reprennent cette interrogation en guise de titre, la structuration des agencements de textes qui composent ces livres apparaît comme une duplication, à l’échelle de l’ensemble de l’ouvrage, de l’amorce de dialogue initiée par cette forme-titre qui donne le ton : l’on passe en effet de la question à une réponse apportée, d’abord, par le critique, ensuite à travers un dialogue et, enfin, par l’auteur dans un de ses textes.

Dans le même temps, cette fonction assignée à l’entretien, à la croisée de deux espaces discursifs, ne va pas sans générer certaines interférences. En effet, la greffe qui s’opère en ces occasions ne va pas de soi. Plusieurs de ces entretiens se voient ainsi précédés de textes introductifs qui s’emploient à justifier le recours à ce type de textes, souvent tenus pour étrangers à l’espace de l’oeuvre. Ainsi en va-t-il dans l’ouvrage consacré à Michel Butor par La Manufacture. Dans l’avant-propos à une section reprenant plusieurs entretiens, les auteurs du livre, Skimao et Bernard Toulon-Nouailles, soulignent que le genre est, du point de vue de l’auteur (dont la parole sert ici de levier de légitimation à l’option retenue), littéraire à part entière : si Butor « exprime […] ses craintes en songeant parfois que les entretiens ne soient [sic] que la petite monnaie des livres », dans le même temps, il « nous rappelle que le dialogue est un genre littéraire très ancien et très important qui a disparu au xixe siècle et qui revient aujourd’hui[25] ».

La palme à cet égard revient sans conteste au livre consacré à Alain Robbe-Grillet par Jean-Jacques Brochier : il comprend un entretien, réalisé en 1967, et un second, daté de 1985 et spécialement réalisé pour le livre. Leur insertion au sein du volume paraît soulever des interrogations, et se trouve longuement expliquée :

Une question préalable me semble légitime, et lui a semblé indispensable. La formule même de l’entretien. La médiatisation de tout événement, y compris les événements littéraires […], a entraîné une multiplication de ces entretiens […]. Comme chacun, Robbe-Grillet s’est soumis à cette pratique […], mais non sans une réticence certaine. Aussi doit-on tenir compte de cette déclaration, qu’il m’a faite l’autre jour, dans ces termes : « On vit dans une civilisation du bavardage. On tend un micro aux écrivains, ils doivent parler. Parfois les questionneurs sont au courant, ont lu les livres. L’entretien peut alors être humain. Mais le plus souvent on a affaire à des enquêteurs qui n’ont rien lu, et qui s’imaginent que l’auteur n’a encore rien dit. […] »
Je n’ai guère, par vanité peut-être, pris cette diatribe pour moi, d’autant qu’il me semblait que Robbe-Grillet avait raison. L’entretien […] où l’auteur doit « expliquer », me semble vain, même si le système de communication aujourd’hui le rend malheureusement inévitable. […]
Il en va autrement de l’entretien où l’auteur s’explique — ce qui ne vaut, bien sûr, que pour ceux qui ont quelque chose à dire —, où le dialogue lui permet de faire comprendre, sous une autre forme, ce que son entreprise d’écrivain met en oeuvre, et en jeu.
Aussi n’ai-je pas de scrupule à publier, l’un à côté de l’autre ces deux entretiens faits à près de vingt ans d’intervalle […]. Après tout, la conversation, l’entretien sont aussi des genres littéraires[26].

La dénégation de « scrupule » à laquelle se livre Brochier expose dans le détail les réticences susceptibles de se poser devant l’insertion d’entretiens au sein de ces livres, dès lors qu’il s’agit de les montrer aussi proches que possible de l’espace canonique. De ce point de vue, le recours à ces entretiens paraît plus opérant encore lorsqu’ils mettent en dialogue l’auteur du livre et l’écrivain auquel le livre est consacré. De tels entretiens confèrent un degré de présence plus conséquent à la personne de l’écrivain, qui est à la source de l’oeuvre présentée. Dans ce contexte éditorial, pour un auteur, accorder un entretien au critique qui lui consacre un ouvrage ne va pas sans une forme d’adoubement. Mais ce geste suppose, dans le même temps, qu’une négociation s’opère, de façon à lisser les aspérités de l’opération, c’est-à-dire à neutraliser les interférences potentielles entre espaces discursifs que la mobilisation de ce genre peut provoquer.

Poétique de la familiarité et littérarisation du discours critique

L’effet de présence et la proximité qu’elle induit avec l’espace canonique que permet la formule de l’entretien en passent par des scénographies mettant souvent l’accent sur une connivence prononcée entre l’écrivain et son critique. Ainsi Jean Carrière déclare-t-il, dans le texte liminaire à son entretien avec Jean Giono : « Lorsque ces entretiens ont été réalisés, je connaissais Giono depuis un peu plus de dix ans[27]. » D’entrée de jeu, la conversation se place sous le signe de ses antécédents et invite le lecteur à supposer que le texte qu’il lit n’est jamais qu’un moment saisi dans un dialogue au long cours. De même, Arnaud Rykner débute-t-il son entretien avec Nathalie Sarraute par une affirmation dessinant les contours d’une relation interpersonnelle préalable à l’entretien : « Vous m’avez souvent dit que l’écriture était pour vous une souffrance[28] ».

En l’occurrence, la datation de l’échange — présenté comme « recueilli en avril 1990 », alors que le livre est paru en 1991 — donne à penser qu’il a été réalisé spécialement pour l’ouvrage, à l’instar de celui signé quelques années auparavant par Simone Benmussa, dans lequel le même type de procédés — « Tu m’as toujours dit[29] » ; « Tu m’as souvent dit que[30] » ; « Tu me feras toujours rire[31] ! » — marque une véritable intimité entre la critique et l’auteure de L’ère du soupçon. De telles mentions manifestent non seulement une connaissance de première main de l’écrivain et de son oeuvre, mais aussi une familiarité certaine. Dans le cas des échanges entre Sarraute et Benmussa, elle est consolidée par un tutoiement réciproque, auquel se soumettent également Lucien Dällenbach et Claude Simon dans l’entretien qui figure dans l’ouvrage que le premier consacre au second dans la collection « Les contemporains » :

Lucien Dällenbach : Puisque ce livre gravite autour de la question du commencement, j’aimerais t’interroger sur les ouvertures de tes textes et la façon dont tu entres en matière. […] [U]n incipit est toujours un saut de l’aphasie dans la parole. […] Éprouves-tu ce saut comme un péril[32] ?

En dépit de cette familiarité entre les interlocuteurs, ces entretiens sont loin de se focaliser sur la personne de l’écrivain. Au contraire, à une époque où le soupçon pesant sur la relation oeuvre-auteur est devenu un élément central de la doxa critique dominante dans le contexte académique français, tout particulièrement dans une collection dirigée par une figure marquante des avant-gardes des années 1970 (Denis Roche), ces dialogues se soustraient volontiers à ce type de regard, pour se concentrer sur l’oeuvre, et plus précisément, en l’espèce, sur les coulisses de sa genèse. De façon emblématique en effet, l’entretien entre Dällenbach et Simon précède directement une section reproduisant le fac-similé de pages de brouillon du romancier[33].

Compte tenu de la nature des relations interpersonnelles que façonnent leurs scènes d’énonciation, de tels entretiens contribuent à asseoir la légitimité du discours critique (et du critique) : la familiarité va souvent de pair avec la connaissance, dont elle apparaît comme un truchement privilégié. En outre, elles confèrent une valeur ajoutée à l’ouvrage en invitant le lecteur à découvrir la face cachée de l’espace canonique, et donc à pénétrer au sein de celui-ci en compagnie du critique. Le domaine de l’oeuvre demeure ainsi le pôle régissant la dynamique des espaces discursifs, ainsi qu’en témoigne l’avertissement que Jean Carrière adresse au lecteur à propos de l’entretien figurant dans le Julien Gracq qu’il signe pour la collection « Qui êtes-vous ? » :

Certains lecteurs de Julien Gracq pourraient éprouver une certaine frustration après la lecture de ces entretiens : la façon de travailler propre à un écrivain aussi secret est un objet de curiosité légitime, comme certains aspects de sa vie privée. Julien Gracq et moi-même avons décidé d’un commun accord d’écarter toute question de nature à tomber dans ce genre de piège : à une époque où chacun dit tout sur tout, il est rafraîchissant de rencontrer un grand esprit soucieux de ne laisser entrevoir que la partie visible de l’iceberg. Du reste, j’ai toujours pensé […] qu’une oeuvre de fiction et de réflexion donnait un portrait beaucoup plus juste, beaucoup plus révélateur que des aveux au premier degré — journal, correspondance, etc. Plus que jamais, l’oeuvre est là pour fournir la véritable identité de l’artiste qui […] nous permet de songer en toute liberté sa vie secrète mieux que ne le permettrait cet oeil collé au trou de serrure dont le xxe siècle a fait l’un de ses vices préférés[34].

L’entretien est ainsi présenté comme ayant été réalisé — « d’un commun accord » — en phase avec la posture de distance avec certaines formes du jeu littéraire façonnée par celui qui, en 1951, avait décliné le Prix Goncourt. Dans cette note liminaire, Carrière négocie la place de son dialogue avec un écrivain réputé réticent aux manifestations médiatiques en situant la vérité du portrait du côté de l’oeuvre plutôt que de la « vie privée », mais en y associant tout de même l’entretien, annoncé comme décevant pour ceux qui en attendraient de l’anecdotique. Ce faisant, le critique ne situe certes pas le dialogue qu’il présente au sein de l’espace canonique, mais il euphémise à tout le moins la différence de nature entre l’espace canonique et l’espace d’étayage sur laquelle se fonde son propos, en revendiquant une conformité du dialogue avec les principes — ou l’« esprit » — qui guident la conception gracquienne de la littérature.

Un tel principe d’identification se trouve mis en oeuvre de façon plus approfondie encore dans les entretiens entre Nathalie Sarraute et Simone Benmussa. Le texte de la quatrième de couverture de ces « conversations » s’ouvre sur la question qui tient lieu d’emblème à la collection — « “Qui êtes-vous, Nathalie Sarraute” ? » —, avant de la présenter comme centrale au sein de l’oeuvre : « Cette question fondamentale […] est le thème qui court de livre en livre et, précisément dans celui à venir de Nathalie Sarraute ». Manière de faire de cet ouvrage un opus de plus au sein des oeuvres de l’auteure, selon une caractérisation que précise le texte liminaire de Benmussa. Comme pour ce qui concerne Gracq, l’anecdotique et l’appellation même d’« entretien », à laquelle est préférée celle, posée comme plus littéraire, de « conversation », sont mis à distance au profit d’une « familiarité » nettement affichée :

Des conversations, rien de plus, ou des « entretiens », si on veut, mais au sens où s’entretiennent en chacun de nous, quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, des questions sur l’écriture, la littérature, le théâtre, notre relation aux autres […]. On n’y trouvera pas d’explications, ni de détails biographiques —  un peu de tout cela sans doute — mais surtout un rapprochement, une familiarité […][35].

À en croire Sarraute elle-même, à la différence d’interlocuteurs qui la connaissent mal, et s’adressent à travers elle à un « personnage social » en lequel elle ne se reconnaît nullement, sa conversation avec Benmussa serait plus intime :

Je ne sais pas comment ils me voient. Je ne le connais pas, ce personnage, quand ils en voient un. Quand je suis avec quelqu’un comme toi, en ce moment, ce n’est pas la même chose, tu ne t’adresses jamais au personnage social. C’est comme avec mes amis ou comme avec mes enfants. Les rapports sont tout à fait différents. J’ai l’impression qu’ils ne s’adressent pas à un personnage […], ils s’adressent à quelque chose, comme moi avec eux, d’incommensurable[36].

Cette familiarité — déclinée ici sur les modes conjoints de l’amitié et du domaine familial — donne à appréhender ces conversations comme en accord parfait avec la nature même de l’oeuvre sarrautienne. Ainsi ce livre, qui se présente lui-même pour la plus grande part comme un dialogue, évoque-t-il à de multiples reprises le caractère éminemment dialogué des romans de Sarraute. « Ce que Nathalie Sarraute écrit, c’est de la parole », écrit Benmussa, qui précise : « [C]’est-à-dire la combinaison d’un mot et de son intonation, une intonation faite de souffle, de modulations, de rythmes, donc de charges émotives, d’intentions infimes […]. C’est bien quelqu’un qui est visé[37] », et non un « personnage social ». La scénographie qui sous-tend le livre trouve là son centre de gravité en s’inscrivant à nouveau au sein de l’espace canonique des oeuvres de Sarraute tel que l’ouvrage les caractérise.

La démarche adoptée dans le cadre du volume de la collection « Qui êtes-vous ? » consacré à Michel Butor est du même ordre, à cette différence près que son ressort n’est pas l’identité entre le caractère dialogué de l’oeuvre et celui des entretiens, mais bien plutôt l’investissement particulier du genre de l’entretien par un écrivain qui a fréquemment « conçu » les siens « comme de véritables livres, retravaillés », au point de « contribu[er] au renouvellement du genre et même à sa renaissance[38] ». Institués en genre littéraire à part entière, en vertu du point de vue de l’écrivain, ces entretiens sont ainsi donnés à lire comme appartenant d’autant mieux à l’oeuvre de Butor qu’ils méritent d’être commentés. Certes, ils le sont sur le mode mineur d’une sorte de préface à une section du livre, mais durant pas moins de seize pages tout de même, et selon un dispositif citationnel qui s’accorde avec la manière de Butor, tout en tendant à confondre les énonciateurs : « Dans le texte qui suit, des propos de Michel Butor se retrouvent inclus dans l’ensemble général de l’étude sans guillemets, afin de restituer dans la matière même le travail de citation que pratique si volontiers l’auteur[39]. » Pareille adoption du « travail de citation que pratique si volontiers l’auteur » ne revient-il pas à identifier le critique et l’écrivain à travers un marqueur de citation (les guillemets) qui, précisément, a pour finalité de les distinguer, et dont l’absence se trouve affichée ?

Cette pénétration dans l’espace de l’oeuvre est parfois moins formelle, et repose sur l’extension du domaine de la fiction littéraire à celui de l’environnement dans le cadre duquel se déroule l’entretien. Ainsi Jean Carrière, en exposant le caractère personnel de ses relations avec Giono, présente-il leurs conversations comme se déroulant dans une espace qu’il identifie à celui de certain roman parmi les plus connus de son interlocuteur :

Pendant les enregistrements de ces entretiens, nous nous trouvions dans une bibliothèque fraîche et obscure. Par les volets entrebâillés, quelques toits gris de Manosque apparaissaient, rongés de soleil. C’était début juillet, l’été de craie du Hussard aiguisait ses cigales. Et j’écoutais cette voix magique dresser […] ce « portrait de l’artiste par lui-même » auquel l’oeuvre tout entière aura toujours été fidèle[40].

Mobilisant l’univers fictionnel de l’écrivain pour le rabattre sur celui, factuel et tangible, de l’entretien, Carrière en vient à littérariser en sous-main l’entretien, genre foncièrement étranger au domaine des genres littéraires. En d’autres termes, en jouant de l’entretien et de ce que son caractère dialogué revêt en termes d’interactions entre espaces discursifs, il capte une part de l’espace canonique pour le verser au compte de son ouvrage, qui relève de l’espace associé. Davantage, il semble même tendre à une forme d’effacement à travers l’expression figée de « portrait de l’artiste par-lui-même », topos critique qui a dû une part de sa fortune à son exploitation comme matrice de titre durant les premières années d’existence de la collection « Écrivains de toujours ». Tout se passe à cet égard comme si l’entretien devait ici manifester sa « fidélité » à l’espace de l’oeuvre et s’y trouver en dernière instance inscrit en vertu de l’effacement de l’interlocution — il n’y a plus dialogue, mais monologue — ou de son inscription au sein de l’espace canonique[41].

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« Portrait de l’artiste par lui-même »… Du point de vue de la tentation autoportraitiste qui sous-tend l’usage de l’entretien au sein de ces volumes, certains dispositifs tournant en dérision les attendus génériques de l’entretien apparaissent peut-être comme la version la plus accusée de certains des enjeux à l’oeuvre dans le recours à ce genre dialogué. Lorsque Seghers semble envisager de se livrer à un auto-entretien, son projet revient en effet à endosser, à la fois, la perspective du portrait et de l’autoportrait, selon une formule bel et bien adoptée par Frédéric Dard dans le volume inaugural de « Qui suis-je ? ». Cette inclination à la fiction — le caractère fictif de ces entretiens porte sur la tenue même de la rencontre qu’ils supposent — trouve une forme accomplie dans l’ouvrage consacré à l’auteure étasunienne Carlon McCullers par Jacques Tournier. En effet, ce dernier n’hésite pas à insérer dans le volume des « Dialogues imaginaires » avec l’auteure, décédée depuis plusieurs années :

Carson McCullers était morte depuis dix ans, quand je suis allé la voir à Nayack. J’espérais visiter la maison, mais elle était louée. […] C’était en fin d’après-midi. J’ai fait le tour de la pelouse. […] En m’approchant d’une fenêtre, j’ai cru deviner, derrière les rideaux, l’ombre d’un fauteuil roulant […]. Je me suis alors imaginé qu’elle était restée là, à m’attendre […]. Je me suis penché. Je lui ai posé une question à travers la vitre. J’ai cru qu’une voix répondait, que c’était la sienne, telle qu’un disque, enregistré en 1960, m’avait permis de la connaître — une voix de jeune fille du Sud, sourde, grave et légère à la fois, toujours au bord du visage et des lèvres. Cette voix me parvenait si distinctement que j’entendais tout […]. [P]endant que le soir venait, en me souvenant de tout ce que je sais d’elle, je l’ai obligée à parler longtemps[42].

Difficile de ne pas voir dans ce récit, qui a vocation à manifester au lecteur la nature fictionnelle du dialogue dont il va prendre connaissance, une sorte d’allégorie du désir de l’auteur de ces livres d’entrer en contact avec les écrivains qu’ils présentent ou, pour le formuler selon une autre perspective, de la dynamique discursive qui incite ces ouvrages à faire pencher la balance, autant que faire se peut, du côté de l’espace canonique. Cette disparité des espaces discursifs se marque ici dans la scénographie dont l’auteure défunte fait l’objet, davantage encore que dans la séparation spatiale des protagonistes de cette scène imaginée. La vitre qui sépare le critique et intervieweur apparaît comme un analogon de l’espace de médiation avec l’écrivain : elle est à la fois ce qui l’en sépare et ce qui permet de s’imaginer sa présence, et d’en bénéficier, quitte à inventer de toutes pièces ce dialogue, dont la littérarité revient cette fois non plus à son discours d’accompagnement, mais bien plutôt à sa nature de fiction.

Ainsi la critique passe-t-elle de l’autre côté du miroir, celui dévolu à l’espace canonique…