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La raison d’être des collections de portraits d’écrivains, depuis « Les Grands écrivains français » (1887-1913) de Jean Jules Jusserand, semble être la diffusion et la vulgarisation d’oeuvres anciennes ou contemporaines dignes d’être retenues par les générations futures. Ces ouvrages comprennent souvent des extraits de l’oeuvre envisagée, distribués dans le volume selon une répartition variable. Cet ensemble de textes, objet de notre étude, constitue l’une des parties d’un ouvrage dans lequel une multiplicité de genres critiques[1] se rencontrent. Chaque volume de la collection « Poètes d’aujourd’hui », créée en 1944 par Pierre Seghers, comprend ainsi, de manière systématique : un essai critique et biographique, un « choix de textes », une biographie ou chronologie de la vie et des oeuvres, une bibliographie des oeuvres de l’auteur et des essais qui lui ont été consacrés jusque-là, un ensemble d’illustrations regroupées ou non dans un cahier iconographique. Et parfois : un cahier regroupant des jugements sur l’oeuvre (alors au sein de l’essai biographique et critique), un entretien ou échange de lettres entre l’auteur envisagé et le critique, une postface rédigée par un autre critique. À cette multiplicité des approches critiques correspond parfois une multiplicité d’auteurs/d’acteurs.

Cette combinaison de plusieurs genres critiques, qui est une constante des collections de monographies illustrées, prend, dans le cas de « Poètes d’aujourd’hui », l’aspect d’une juxtaposition plutôt que d’une fusion. Les genres critiques réunis dans l’ouvrage sont nettement séparés, et si la disposition de ces éléments constitutifs peut varier d’un volume à l’autre, ou d’une version de la maquette à une autre, les modifications restent marginales. La disposition de la table des matières est reproduite avec une remarquable constance, du moment où elle se fixe (années 1960) jusqu’aux derniers volumes publiés dans la collection, dans les années 2000. L’objectif de cette étude est d’analyser plus précisément la nature et le rôle du recueil de textes, parfois appelé « anthologie » dans les volumes de la collection de Pierre Seghers.

Parmi les genres critiques que combinent les collections de portraits d’écrivains, l’anthologie apparaît comme un élément central mais difficile à saisir. Représentative de la part canonique de chacune des oeuvres concernées, elle met en abyme le fonctionnement de la collection de monographies dans le cadre de laquelle elle est composée. Sa place au sein des volumes est capitale, comme l’indique le fait qu’elle soit en général mentionnée sur la couverture : de nombreux volumes portent le sous-titre « présentation et anthologie ». Cependant, contrairement à d’autres anthologies littéraire, elle est rarement commentée. Ainsi, la dimension créatrice de cette pratique — qu’envisagent notamment Emmanuel Fraisse et Didier Alexandre dans leurs travaux[2] — est, en l’espèce, passée sous silence. Faut-il d’ailleurs conserver, pour désigner ces recueils, le terme d’anthologie, qui, selon une lecture étymologique, constitue un arrangement de beaux textes ou de textes importants[3] ? Bien qu’il ne s’agisse pas d’ouvrages mais de sections d’ouvrages plus vastes, et bien qu’il s’agisse des textes d’un seul auteur, le terme semble bien convenir : d’une part, il figure sur un certain nombre des ouvrages de la collection[4], et, d’autre part, il s’agit bien de donner à lire l’essentiel de la littérature produite par un auteur pour l’offrir en recueil au public et favoriser la découverte d’une oeuvre trop foisonnante pour être envisagée d’un seul coup. André Figueras le rappelle dans le volume qu’il consacre à Jules Romains : « Il arrive donc à se dresser ce dilemme, que le grand public connaîtra l’oeuvre à travers l’anthologie, ou ne la connaîtra pas du tout[5]. »

Interroger la nature et les fonctions de l’anthologie dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » des éditions Seghers, c’est en même temps interroger les objectifs — affirmés ou plus discrets — de la collection elle-même. La partie anthologique de ces ouvrages occupe en effet environ la moitié de chacun des volumes et constitue un élément définitoire de la collection elle-même, en tension avec la place, elle aussi cardinale, dévolue à l’essai critique intitulé « Présentation » qui la précède. Ces deux sections, relevant respectivement de l’espace canonique[6] et de l’espace d’étayage[7] de l’oeuvre, s’opposent et se complètent dans chacun des volumes. En raison de ce parallélisme, il convient également de s’interroger sur le caractère non réflexif de l’anthologie dans les volumes de la collection : alors que le genre biographique est régulièrement mis en question, et rejeté, dans l’essai critique, le genre anthologique n’est que très rarement discuté. Pourquoi ce silence ? Quel est le rôle explicitement donné à l’anthologie, quel est celui qu’elle joue implicitement ? S’il est évident que la publication d’un « choix de textes » par poète est au coeur du projet éditorial de la collection, on peut s’étonner du positionnement a-critique de l’éditeur et des auteurs dans cette section des ouvrages ; ceci s’éclaire lorsqu’on envisage la dimension anthologique de la collection elle-même.

L’anthologie au coeur des volumes

La composition des ouvrages et les déclarations d’intention des auteurs ou de l’éditeur témoignent d’un projet qui se pense plutôt comme relevant de l’édition que de la critique littéraire. Malgré l’importance de l’essai initial dans chaque volume, Seghers conçoit la collection comme un outil permettant de faire circuler les textes, et non comme une entreprise d’interprétation.

À première vue, la composition des ouvrages de la série « Poètes d’aujourd’hui » fait la part belle à une présentation et à un choix de textes. Très rares sont les volumes qui ne comportent pas d’anthologie[8], et l’exemple du numéro consacré à O. Milosz, publié une première fois en 1949 avec des extraits et une autre sans, en 1972, en raison d’un désaccord entre Seghers et l’éditeur initial qui détenait encore les droits, invite à penser qu’il peut s’agir d’un pis-aller tenant à un problème de négociations d’ordre commercial[9]. Une observation un peu plus fine révèle que la place faite à ce qui relève de l’espace canonique, c’est-à-dire de l’oeuvre elle-même, est légèrement supérieure à l’espace dévolu au commentaire : le premier occupe entre 40 % et 70 % de l’ouvrage, le second, de 20 % à 50 %. Cependant, c’est surtout l’articulation de ces deux parties, ou plutôt son absence, qui permet de comprendre la manière dont l’ensemble du dispositif est supposé fonctionner. En effet, la présentation et le choix de textes ou anthologie semblent pour ainsi dire indépendants : on trouve peu de renvois d’une partie à l’autre, elles sont parfois prises en charge par deux critiques différents, et l’éditeur garde la haute main sur cette dernière section. Ainsi, dans les débuts de la collection, la partie anthologique est parfois prise en charge par l’éditeur, avec l’aide de Henri Parisot (1908-1979). Dans le volume consacré à Cocteau, par exemple, la page de titre indique explicitement que ce sont Henri Parisot et Pierre Seghers qui se sont chargés du « choix de textes », quand Roger Lannes n’était auteur que de l’essai. On retrouve le même canevas dans le cas du volume consacré à Apollinaire, qui comporte le sous-titre suivant : « Une étude par André Billy, un choix de poèmes et une bibliographie établis par Henri Parisot ». Enfin, bien que la page de titre, cette fois, n’en rende pas compte, la correspondance préparatoire du volume dédié à Cadou montre que l’éditeur a choisi les poèmes à reproduire avec la veuve du poète sans même consulter l’auteur de l’essai, Michel Manoll, qui a conçu son texte sans connaître l’ensemble de la table des matières[10]. Au regard du processus de composition, on comprend qu’on n’a pas affaire à une anthologie introduite par son auteur mais à deux entreprises critiques différentes, réunies dans un même ouvrage, et que l’essai joue le rôle d’une invitation à la lecture plutôt que d’une interprétation ou d’un décryptage de l’oeuvre[11].

Les rares indications de Pierre Seghers conduisent même à penser que l’anthologie prime sur le commentaire dans la conception des ouvrages : « Un choix de poèmes, des premiers aux plus récents, une bibliographie, quelques illustrations devaient permettre, après l’introduction, de mieux saisir l’oeuvre elle-même[12]. » Il faut comprendre ici que ce que nous envisageons comme un essai critique vaut pour introduction à un ensemble d’outils critiques qui sont la raison d’être de la collection. Pour Seghers, ces ouvrages sont en premier lieu des rééditions ou des éditions de textes, conçues pour permettre une démocratisation de la poésie — il poursuivra ce projet par la suite à travers sa collaboration au Conseil de développement culturel — en rendant cette dernière matériellement accessible :

Je mis ce numéro 1 au point, afin qu’il rendît service au lecteur. Il fallait lui présenter le poète, l’entraîner à sa suite, le faire « entrer en poésie » […] Plus de vingt années passées en province m’avaient appris combien ceux qui aiment la poésie, loin de Paris, sont sevrés de contacts et d’informations : ni radio, ni T.V., ni bibliothèques ouvrant aux modernes leurs portes, et les libraires qui s’arrêtaient à Baudelaire et à Sartre en ce temps-là[13] !

La publication d’inédits, qui est une caractéristique de la collection, confirme également l’importance du recueil de textes dans le projet éditorial : il ne s’agit pas seulement de diffuser l’oeuvre en en proposant un résumé, mais d’en poursuivre l’édition, d’en montrer l’évolution la plus récente et de donner au lecteur le sentiment d’un regard privilégié sur l’ensemble. Même si la proportion d’inédits parmi les textes recueillis peut varier selon les ouvrages (1 à 18 pages, c’est-à-dire un volume représentant jusqu’à un cinquième du choix de textes), leur présence donne à ces anthologies un supplément d’âme qui est aussi un évident argument de vente. Entre le digest et la plaquette, la formule assure à la fois la transmission de textes déjà publiés et la mise en circulation de textes nouveaux, ce qui constitue une exception sur le marché de ces séries monographiques. Dans le volume que Claude Roy rédige à propos d’Aragon en 1945 figurent ainsi trois inédits datés de l’année même : « Amour d’Elsa », « Distiques pour une carmagnole de la honte » et « Chanson du siège de la Rochelle », aux côtés de 24 poèmes déjà publiés. La part des inédits est plus grande encore dans le volume consacré à Desnos par Pierre Berger en 1949 : on ne compte pas moins de 11 inédits sur un total de 46 extraits. L’ensemble se présente comme un livre hommage et dévoile des manuscrits assez anciens, probablement ceux que Seghers dit avoir reçus du poète juste avant son arrestation[14]. L’exemple d’Éluard, objet du premier volume de la collection en 1944, est plus intéressant encore, car les nouvelles éditions produisent des inédits : ainsi, l’édition de 1952, année de la mort du poète, réserve encore au lecteur un inédit du mois de mai de cette même année, intitulé « Simples images de demain ».

Qu’il s’agisse de donner à lire un digest pour faciliter l’entrée en poésie, de publier des inédits ou de sortir un poète de l’oubli en rééditant ses oeuvres — comme dans le cas de Georges Chennevière, que son commentateur veut « maintenir dans la mémoire des hommes[15] » —, la collection « Poètes d’aujourd’hui » se donne pour objectif premier de diffuser les oeuvres et non de les expliquer. En cela, la collection « Écrivains de toujours », pourtant créée sur le même modèle[16], s’en différencie nettement : il s’agit plutôt de la publication d’un propos critique illustré par des extraits. L’objet d’« Écrivains de toujours » consiste en effet à donner un « portrait » de l’écrivain et de l’oeuvre : les extraits de textes sont plus souvent disséminés au fil de l’essai, et assument ainsi un rôle démonstratif.

De l’absence de réflexivité à l’objectivité supposée

Dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », l’anthologie est pensée non comme démonstrative mais comme représentative de l’économie de l’oeuvre. Il est vrai que la sélection proposée tend à respecter l’équilibre de l’oeuvre dans son entier et, ainsi à disparaître en tant que geste critique.

Rares sont les textes explicitant l’intention des rédacteurs des ouvrages de la collection et, lorsqu’il en existe, ils sont souvent destinés à nier l’acte de sélection qui les fonde. Dans le volume consacré à Cocteau, le « choix de textes » est précédé par un commentaire de « L’Éditeur », Pierre Seghers, ajouté au commentaire critique de Roger Lannes. Ces quelques pages constituent un parcours de l’oeuvre de Cocteau destiné à mettre en évidence les ouvrages les plus « importants », ce qui naturalise les choix opérés et fait apparaître l’anthologie comme le résultat d’une sélection exempte de tout préjugé. L’autre texte important, pour la question qui nous intéresse, est une courte déclaration d’André Figueras sur l’anthologie qu’il propose pour l’oeuvre de Jules Romains. Au-delà des propos attendus sur la difficulté du choix — « Trancher dans le vif d’une oeuvre, y tailler une livre de chair » —, ce texte remotive l’anthologie dans un mélange complexe de refus et de reconnaissance de l’interprétation. D’abord, si la sélection opérée reflète une interprétation de l’oeuvre, ce n’est pas celle du critique, mais celle de l’auteur lui-même, à qui Figueras a soumis son projet. Par ailleurs, selon Figueras, l’anthologie est acceptable « à la condition que le choix soit probe, et qu’il s’efforce à bien mettre en évidence tous les aspects, toutes les vertus d’une oeuvre envisagée, à en présenter un raccourci fidèle, et gauchi par aucune espèce de calcul ou de préférence[17] ». Ceci exclut pour lui toute démonstration : « Ce besoin de synthèse, et les dimensions du présent livre, ont poussé à ne pas introduire de démonstration dans ce choix — en ce qui concerne, par exemple, la versification[18] ». Pourtant, le critique reconnaît malgré tout un « accent » porté sur « les aspects humain, lyrique et métaphysique de la poésie de Jules Romains[19] ». Ceci vaut pour de nombreux volumes, dans la mesure où la soumission de l’ouvrage à l’oeil du poète qu’il concerne est régulière dans la collection. Ainsi, dans l’anthologie du volume consacré à Césaire figure une lettre de ce dernier au critique qui s’est intéressé à son oeuvre[20], manière de valider l’analyse et le choix bibliographique effectués, manière également d’inscrire le critique parmi les destinataires de l’oeuvre de Césaire.

Alors que l’essai affiche souvent la subjectivité de son auteur, l’anthologie ne se présente pas comme une démarche interprétative mais comme une évidence. Respectant l’ordre chronologique des publications, elle s’organise selon un découpage à un, deux ou trois niveaux, dont les titres sont directement tirés de l’oeuvre. Dans la plupart des cas, la table des matières détaille les poèmes, désignés un par un par leur titre, et les présente au sein d’ensembles correspondant aux titres des recueils publiés par le poète. Pour certains volumes, comme ceux qui sont consacrés à René Char (1950) et à Jean Tortel (1984), ce lien entre la construction de l’anthologie et celle de l’oeuvre est souligné par un système de notes : chaque titre de recueil est rapporté à sa date de publication et à son éditeur, ce qui signale au lecteur la cohérence du choix de textes avec le projet poétique dont il est issu. Il arrive que, parmi ces poèmes, soient également présentés des textes en prose ou des extraits de la correspondance permettant de varier les approches de l’oeuvre, sans que l’organisation du volume, cependant, les distingue de manière systématique. On rencontre par exemple des groupements thématiques, comme dans la dernière partie de l’anthologie consacrée à l’oeuvre de Jean-Claude Renard : André Alter y regroupe des fragments qu’il intitule « Textes sur la poésie[21] ». Cependant, ces passages découpés dans des ensembles plus vastes, qui recomposent un art poétique commode pour la démonstration du critique, ne donnent pas lieu pour autant à une interprétation originale des oeuvres.

Pour une analyse plus fine du positionnement de chacun des ouvrages par rapport à l’oeuvre envisagée et par rapport à sa critique au moment de la publication du volume, il faudrait le regard de spécialistes de la réception de chacun des auteurs. À défaut d’une étude comparative et systématique, l’exemple du volume consacré par Luc Decaunes à l’oeuvre de Baudelaire, en 1952, permet de montrer que les choix opérés pour la constitution de l’anthologie sont conformes à la doxa de l’époque et ne se singularisent qu’à la marge. Notons que Decaunes est le gendre de Paul Éluard, qui aida Seghers à lancer la collection « Poètes d’aujourd’hui », et jouit d’un statut particulier[22] : il fait probablement partie des auteurs proches de l’éditeur et prompts à mettre en oeuvre sa vision de la collection. Dans le cas de son ouvrage consacré à Baudelaire, l’équilibre entre poèmes en vers et poèmes en prose est caractéristique du jugement critique de l’époque : au moment où il publie ce volume, Les fleurs du mal sont encore considérées comme l’oeuvre majeure de Baudelaire et éclipsent toujours Le spleen de Paris, dont l’innovation esthétique n’apparaît encore qu’à quelques critiques, comme George Blin. La redécouverte de ce second recueil n’intervient qu’à la fin des années 1950[23]. L’anthologie composée par Decaunes intègre également, de manière assez attendue, quelques extraits de la correspondance de Baudelaire : les lettres à sa mère, en particulier, ont été révélées par des publications partielles successives qui ont reçu un écho relativement important dans la presse généraliste, si bien que l’association de la correspondance à l’oeuvre, à cette époque, est inévitable dans ce cas précis. Ce recueil de textes ne se singularise au fond que par la décision d’intégrer à l’espace canonique de l’oeuvre des textes tirés de ce qu’on appelle encore les Journaux intimes de Baudelaire, dont la publication récente a dévoilé la nature fortement polémique, ou de sa critique d’art, dont le public n’a pas encore pu prendre toute la mesure[24]. Les choix de Luc Decaunes témoignent donc d’une connaissance très fine de l’oeuvre et d’une volonté de suivre assez rigoureusement les derniers développements de la critique spécialisée plutôt que de revendiquer une lecture personnelle de l’oeuvre. L’analyse de ce volume donne à penser que l’anthologie est d’abord destinée à constituer un échantillon représentatif de l’oeuvre.

Or, si le geste anthologique n’est pas assumé comme une démarche singulière dans le cadre de chacun des volumes, la question d’une vision de la littérature qui s’exprimerait par la sélection des oeuvres à transmettre prend tout son sens lorsqu’on l’examine à l’échelle de la collection entière.

La collection comme anthologie ?

Bien que les anthologies comprises dans les ouvrages de la collection « Poètes d’aujourd’hui » ressemblent davantage à des échantillonnages qu’à des « choix de textes », la collection elle-même, comme beaucoup d’autres aux éditions Seghers, présente des caractéristiques qui la rapprochent de la démarche anthologique. Elle est pensée comme une collection patrimoniale, destinée à sélectionner le meilleur de la littérature. Ainsi elle résout, à sa manière, la question de ce qu’il convient de transmettre, dans la littérature d’aujourd’hui, aux générations futures, tout en indiquant, par l’ordre dans lequel sont traités les poètes, une hiérarchisation reflétant le goût de l’éditeur.

Des points de vue esthétique et stylistique, d’abord, la collection donne à lire une histoire de la poésie au sens le plus large du terme. En dehors du fait que la prose non poétique apparaît dans de nombreux volumes[25], Seghers use de la collection pour revendiquer le statut poétique de la chanson. Ainsi, dès les débuts de « Poètes d’aujourd’hui », apparaissent des volumes regroupés dans un sous-ensemble, qui deviendra plus tard une collection à part entière, la série « Poésie et Chansons[26] ». On peut y lire des textes de Léo Ferré, Georges Brassens, Jacques Brel, Charles Aznavour, Félix Leclerc, Charles Trenet, Guy Béart ou Anne Sylvestre. Le découpage chronologique opéré par la collection révèle également la préférence de Seghers pour une conception étendue de la poésie « d’aujourd’hui », qui ne se limite pas aux contemporains mais remonte, avec le volume consacré à Sade, au-delà même du romantisme, relativisant ainsi à la fois la révolution surréaliste, la rupture mallarméenne et la modernité baudelairienne. Malgré le lancement de « Poètes d’hier et d’aujourd’hui », dont le premier volume, en 1958, est consacré à Ronsard, la collection « Poètes d’aujourd’hui » fait ainsi une large place à la poésie du xixe siècle, de Marceline Desbordes-Valmore à Lautréamont.

L’ordre dans lequel sont traités les poètes met en évidence la priorité donnée aux poètes de la Résistance et aux victimes de la guerre[27]. Comme le rappelle Seghers, le volume Éluard « fut publié, les Allemands encore là[28] ». D’une manière générale, la collection hérite des liens noués pendant l’Occupation et du travail accompli alors. Les premiers volumes auraient ainsi été « préparés et annoncés […] au plus noir de l’occupation[29] ». Il s’agit de ceux consacrés à Éluard, Aragon et Max Jacob, mais aussi à Apollinaire, Desnos et Federico Garcia Lorca. Cet héritage procède du réseau de Pierre Seghers, qui commence son activité d’éditeur pendant la guerre, à travers la revue PC 40. Seghers donne toute sa mesure à cette littérature résistante ou de guerre dans l’anthologie La Résistance et ses poètes (France 1940-1945)[30], publiée en 1974.

Il est cependant une originalité plus remarquable encore dans cette anthologie sous forme de collection : au-delà des choix esthétiques et politiques dont témoigne le catalogue, la collection se distingue par une conception universaliste de la poésie, qui fait fi du mythe du génie national et tient pour secondaire le problème de la traduction. En effet, cette collection-anthologie se distingue des entreprises similaires de la même époque par une ouverture bien plus importante à la poésie étrangère. Seghers ne se contente pas d’ouvrir le canon littéraire au-delà du national, bastion traditionnel de telles anthologies, en intégrant la poésie francophone, il prétend plus radicalement découpler la découverte de la poésie de la maîtrise de sa langue originale. Le catalogue comprend ainsi environ 40 % de poètes étrangers, francophones ou non.

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La table des matières des volumes de la collection « Poètes d’aujourd’hui » pourrait donner à penser que l’accès au texte littéraire se fait de préférence, aux yeux de Seghers, par le biais d’une critique certes vulgarisatrice mais néanmoins spécialisée : la critique des poètes par leurs pairs. Cependant, un examen plus approfondi du rapport qu’entretient le choix de textes présent dans la plupart des volumes avec l’essai critique et les autres sections révèle leur relative indépendance et, du même coup, le caractère profondément composite de ces ouvrages. Il apparaît même que Seghers s’est souvent directement impliqué dans le choix de textes, tandis que le critique rédigeait son essai avant même de connaître la composition de cette sélection. L’agencement de la partie anthologique des volumes n’est donc pas pensé comme un geste critique qui engage une lecture, mais comme un travail de sélection qui peut prétendre à la neutralité ou, tout au moins, atteindre un équilibre consensuel. Les ouvrages sont ainsi conçus à la fois comme des digests et des lectures critiques, comme s’ils pouvaient se prêter à plusieurs usages, de la découverte pleine et entière à l’approfondissement d’une connaissance déjà existante de l’oeuvre.

C’est là l’ambivalence de l’entreprise de Seghers, qui présente comme une collection patrimoniale universaliste cette série dans laquelle il a mis beaucoup de sa propre conception de la poésie, et qui a transformé son projet d’édition de vulgarisation initial en entreprise de révision du canon littéraire. Cette tension fait d’ailleurs l’originalité de la collection : le choix de textes n’y est pas réduit à une section illustrative, comme c’est le cas dans d’autres collections du même type, mais peut à lui seul justifier l’achat de l’ouvrage. Elle témoigne également de l’implication de l’éditeur dans la direction de cette collection phare : la conception des ouvrages répond à un plan précis rigoureusement respecté et ne laisse aux critiques qu’une place d’invités, le temps d’un regard singulier sur l’oeuvre qui ne doit pas empêcher le lecteur d’élaborer sa propre interprétation. Du choix des poètes à connaître à la préservation, par la maquette, d’une liberté de lecture, la collection « Poètes d’aujourd’hui » a été conçue comme un outil complet d’éducation à la poésie.