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La culture théâtrale anglaise[1], largement textocentrée[2], accorde une place prépondérante aux écritures dramatiques contemporaines et à leurs auteurs. Ces derniers y constituent des figures d’autorité, non au sens où ils régiraient le champ théâtral, mais au sens où ils y jouissent d’un crédit qui leur confère une influence notable sur les processus de création. Depuis le début du xxie siècle, un nouveau partage des rôles tend toutefois à s’opérer au sein de ces processus, à la faveur notamment d’un accroissement des pratiques collaboratives. Quand il ne s’absente[3] pas radicalement, le texte produit pour la scène ne l’est plus systématiquement par un écrivain professionnel. D’autres figures peuvent se substituer à l’auteur, ou, plus fréquemment dans le cas du théâtre anglais, se joindre à lui pour co (« avec ») laborare (« travailler »), à des degrés divers, à un projet désormais commun : le développement du texte, qu’il demeure dramatique ou non. La présence de l’auteur perd alors, sinon de son évidence, du moins de son unicité. Dans cet article, nous nous proposons d’interroger comment ces évolutions fonctionnelles influent sur le statut de l’auteur, plus précisément sur le système de reconnaissance et de valorisation dans lequel il s’inscrit[4], à l’intérieur du monde[5] du théâtre anglais. Nous nous appuierons pour ce faire sur une analyse des discours publics (entretiens, tribunes, conférences) ou rendus publics (rapports) où les auteurs font référence à leur statut. Cette matière discursive constitue en effet un témoin éloquent de la valeur accordée à l’auteur, par le volume qu’elle représente comme par les représentations qu’elle reflète, en même temps qu’elle participe à la construction de cette valeur, par l’image que l’auteur y projette de lui-même, voire la posture qu’il y affirme. Comme l’écrit Ruth Amossy, « l’écrivain doit, bon gré mal gré, sciemment ou involontairement, se situer dans le monde [du théâtre] — se positionner dans le champ [théâtral] — et […] son image d’auteur joue un rôle non négligeable dans la position qu’il occupe ou qu’il désire occuper[6] ». Nous verrons ainsi comment les discours des auteurs rendent compte de la manière dont l’auctorialité se trouve déstabilisée dans le théâtre anglais depuis une dizaine d’années, tout en contribuant, par les positionnements qu’ils affichent, à en refaçonner les contours.

« C’est encore l’auteur dramatique qui compte[7] » (David Edgar)

Alors que le constat d’une remise en question de la présence des textes dramatiques et de leurs auteurs sur la scène internationale est récurrent dans la critique théâtrale depuis la parution de Postdramatisches Theater de Hans-Thies Lehmann à la fin des années 1990[8], l’importance de leur rôle dans le champ théâtral britannique reste étonnamment marquée. Comme le note Chris Campbell, directeur littéraire du Royal Court Theatre, « au Royaume-Uni, l’écriture dramatique importe plus que dans tout autre pays que je connaisse[9] ». On justifie fréquemment, comme le fait d’ailleurs Campbell, la fidélité des Britanniques aux textes dramatiques et à leurs créateurs par le fait que Shakespeare, figure tutélaire de leur culture, soit un auteur. Cette influence historique, conjuguée à celle de directeurs de théâtre qui se sont fortement engagés dans la seconde moitié du xxe siècle en faveur des dramaturgies de leurs temps, à l’instar de George Devine[10], Peter Hall[11] ou Trevor Nunn[12], explique que les nouvelles écritures dramatiques, désignées sous l’appellation générique de new writing, occupent aujourd’hui une place privilégiée dans le monde du théâtre anglais. Selon Aleks Sierz, « partout on peut voir des pièces qui relèvent des nouvelles écritures, partout on peut rencontrer des auteurs contemporains[13] ». Le new writing a en effet bénéficié en Angleterre de l’augmentation des financements dédiés au théâtre au milieu des années 1990 puis dans les années 2000, ce qui a contribué à accroître sa présence au sein des programmations[14], ainsi que le nombre des lieux spécialisés dans sa promotion (pour la seule ville de Londres, outre le Royal Court Theatre, on peut citer le Hampstead Theatre, le Bush Theatre, le Soho Theatre et Theatre 503).

L’examen des critères de sélection privilégiés par ces lieux révèle qu’ils recherchent tous des textes caractérisés par une « voix » originale — « extraordinaire » dirait Theatre 503[15] — et indexent donc le talent dramaturgique sur la capacité à faire entendre une « voix auctoriale forte[16] ». Dans la mesure où l’on considère souvent le « style réaliste et naturaliste [comme une manifestation de] la britannicité du théâtre britannique[17] », dont une part significative favorise effectivement l’imitation de la réalité, et par conséquent l’effacement de l’auteur derrière ses personnages (du moins dans les dialogues), on peut s’étonner de ce que les instances de légitimation des nouvelles écritures anglaises présentent l’affirmation d’une voix auctoriale comme une qualité décisive. Cela tient en partie à l’usage ambigu qu’elles font de la notion de « voix », qu’elles appliquent tant au style de l’auteur qu’au discours de ce dernier sur le monde, mais aussi et surtout au primat qu’elles accordent à l’individualité. La voix auctoriale, quelles que soient les qualités qu’on attend d’elle, opère en effet comme une signature ; elle est la marque d’une singularité distinctive que le théâtre anglais continue de considérer, en conformité avec la conception moderne du statut de l’artiste créateur qui s’est imposée au xixe siècle[18], comme un fondement primordial de l’auctorialité.

Aussi la « fonction-auteur » se trouve-t-elle particulièrement corrélée à l’identité singulière de l’auteur dans le théâtre anglais. Selon Foucault, qui insiste sur sa variabilité historique, la fonction-auteur procède de la « [construction] d’un certain être de raison qu’on appelle l’auteur », qui permet de définir « le principe d’une certaine unité d’écriture » et d’« expliquer aussi bien la présence de certains événements dans une oeuvre que leurs transformations, leurs déformations, leurs modifications diverses[19] ». Elle conditionne en cela l’interprétation des oeuvres. Son incidence sur la réception est extrêmement marquée dans le théâtre anglais puisqu’elle y détermine souvent explicitement l’approche scénique. De fait, on a tendance en Angleterre à considérer la mise en scène comme la traduction scénique d’un texte, partant d’une « voix » auctoriale. L’auteur Simon Stephens estime ainsi que, « quand une pièce est montée dans le théâtre anglais, une culture théâtrale qui place l’auteur dramatique en son centre, le processus de répétition tend à donner corps à la conception originelle de l’auteur dénotée par le texte[20] ». Cela alimente un « désir d’auteur », au double sens où les metteurs en scène se montrent friands de textes d’auteurs vivants, mais aussi soucieux de comprendre et d’honorer les intentions de ces derniers, particulièrement quand ils assurent la première création scénique de leurs pièces. Le dramaturge se trouve ainsi investi d’une forte autorité en Angleterre. En ce qu’il est à l’origine de l’oeuvre dramatique, on lui prête le pouvoir démiurgique de l’éclairer. On ne se tourne pas alors seulement vers lui en amont du processus de création, pour qu’il autorise le passage du texte à la scène : on le sollicite pour qu’il l’accompagne et contribue ainsi — signe de la reconnaissance dont il jouit — à valoriser la production scénique à laquelle il donne lieu. Alors que sur la scène internationale les metteurs en scène se réclament fréquemment de leur liberté de créateurs pour modifier et couper les textes dramatiques, voire en user comme d’un matériau refaçonnable, y compris quand ils émanent d’auteurs vivants, le rapport dominant aux dramaturgies contemporaines et à leurs auteurs reste notoirement révérencieux en Angleterre[21]. La protection apportée aux auteurs par le copyright anglo-saxon est pourtant inférieure à celle garantie par d’autres systèmes juridiques nationaux, tels que le droit d’auteur français, qui confère une inaliénabilité aux droits moraux. Au Royaume-Uni, les auteurs peuvent en effet perdre le droit au respect de l’intégrité de leur oeuvre s’ils y renoncent contractuellement. Il est ainsi d’usage que les scénaristes britanniques abdiquent leurs droits moraux « irrévocablement et sans conditions[22] ». Que l’autorisation juridique de ces renonciations ou transferts n’ait que peu entamé les prérogatives des auteurs dramatiques anglais atteste de la préséance symbolique qui leur est accordée. Comme en témoigne Simon Stephens, qui pointe dans le même temps les avantages financiers qui en découlent, « [n]ous signons des contrats qui nous donnent un pouvoir de véto sur les metteurs en scène. Nous assistons aux auditions, travaillons avec les scénographes. On nous paie pour assister aux répétitions, et parfois aussi pour ne pas y assister. […] Cela nous donne du pouvoir[23] ». Les auteurs anglais jouissent donc d’une place de choix dans la hiérarchie théâtrale. Ils ne sont pas pour autant omnipotents, ne serait-ce que parce qu’ils demeurent tributaires des metteurs en scène à un double titre. Ceux-ci constituent tout d’abord, en Angleterre comme ailleurs, l’autorité primordiale en matière de création scénique, qui pour être fréquemment centrée sur l’auteur (« playwright-centered ») outre-Manche, n’en reste pas moins rarement dirigée par lui (« playwright-led »). Ils tendent en outre à monopoliser les directions de lieux et, partant, le pouvoir de décision en matière de production et de diffusion, dont les carrières des auteurs dépendent évidemment fortement[24]. Les dramaturges ne le disputent pas moins aux metteurs en scène en termes de notoriété. Connus du grand public pour un nombre non négligeable d’entre eux, ils contribuent à l’attractivité commerciale des productions et jouissent d’une importante présence médiatique, qui témoigne de la valorisation de leur parole dans la sphère publique. Or, il apparaît à l’examen que cette parole tend à prendre un tour revendicatif depuis le début du xxie siècle, nombre de dramaturges s’inquiétant d’une dégradation, possible ou avérée, de leur statut. Dans la citation de David Edgar qui prête son titre à cette partie, « C’est encore le dramaturge qui compte », l’adverbe « encore » (« still ») a en effet tout autant une valeur de continuation que de concession. Si le dramaturge demeure une figure essentielle dans le théâtre anglais, c’est, selon Edgar, en dépit d’une « tendance anti-écrivain[25] » (« anti-writer »), dont il estime qu’elle ne risque pas seulement de nuire aux conditions économiques dans lesquelles les auteurs exercent, mais à la légitimité qu’on leur accorde[26].

Menaces sur la singularité auctoriale

En 2003, une petite dizaine d’auteurs, parmi lesquels Richard Bean, Roy Williams, Moira Buffini et David Eldridge, décident de fonder un groupe autodésigné « the Monsterists », dans le but de promouvoir les nouvelles écritures en Grande-Bretagne. Ils ambitionnent en particulier de faire pression sur les théâtres pour qu’ils redonnent aux auteurs les moyens de créer des pièces de grande ampleur, en n’excluant plus de les programmer sur leurs plus larges plateaux et de mobiliser pour eux des distributions importantes[27] (c’est essentiellement en ce sens qu’ils s’affichent, par leur nom même, comme porteurs d’une revendication « monstrueuse »). Cette démarche collective, qu’on pourrait dire expansive en ce qu’elle vise explicitement à accroître la place des nouvelles écritures dans le théâtre britannique, vient nuancer le constat d’un privilège du new writing, puisqu’elle présente la position de ce dernier comme marginale par rapport à celle des pièces d’auteurs morts. La publicité dont bénéficient les Monsterists, ainsi que l’écoute qu’ils trouvent chez les directeurs de théâtre, dont certains se mettent à produire des textes contemporains dans leurs grandes salles, témoignent toutefois du crédit dont les auteurs jouissaient alors, tout en laissant présager une évolution favorable pour eux. Pourtant, quand en 2009 les auteurs David Eldridge et Duncan Macmillan initient un réseau informel de dramaturges baptisé « The Antilope Group », ils perçoivent « beaucoup de colère[28] » au sein de la profession, qui semble alors s’accorder sur le constat que « et les écrivains, et leurs pièces, ont perdu de leur valeur[29] ». Une enquête menée la même année par le British Theatre Consortium pour l’Arts Council of England[30] le confirme : « les auteurs dramatiques [avaient] le sentiment que leur voix [était] moins valorisée et qu’il leur [était] devenu plus difficile de faire carrière[31] ». Comment expliquer la généralisation de ce sentiment de déclassement, à une époque où les programmes consacrés aux nouvelles écritures continuaient pourtant de se multiplier dans les théâtres ? Parmi les facteurs identifiés par les auteurs comme susceptibles de marginaliser leur position, plusieurs sont, sans surprise, d’ordre économique. La prolifération des dispositifs de soutien, dont on note qu’ils tendent à se concentrer sur les premières pièces[32], a en effet induit une forte croissance du nombre d’oeuvres dramatiques disponibles sur le marché, mais aussi du nombre d’auteurs aspirant à vivre de leur art. Il en découle inévitablement une atomisation des ressources consacrées au new writing et une accentuation de la concurrence entre les auteurs. Nombre d’auteurs estiment ainsi que leurs textes peinent de plus en plus, non seulement à être montés sur de grands plateaux, mais à être montés tout court[33]. Les crises économiques et sociales que traverse le Royaume-Uni depuis 2009 et les politiques d’austérité qui les accompagnent ne contribuent évidemment guère à apaiser la situation. Si les coupes budgétaires qui affectent régulièrement la culture depuis 2009 ont moins impacté la part des nouvelles écritures dans les programmations théâtrales que les auteurs ne le redoutaient[34], elles n’en contraignent pas moins fortement l’économie du new writing, comme le démontre le rapport In Battalions de 2013, initié par le dramaturge Fin Kennedy[35]. Dans le cadre du présent article, ce n’est toutefois pas sur les inquiétudes auctoriales liées à la conjoncture économique que nous souhaitons insister, mais sur celles que nourrit le développement des pratiques collaboratives et sur ce qu’elles révèlent du potentiel déstabilisant de ces pratiques sur la figure de l’auteur, à l’intérieur des processus de création et au-delà.

Deux évolutions ont ainsi retenu notre attention qui, pour n’être pas unanimement dénoncées, n’en suscitent pas moins des critiques suffisamment récurrentes pour que nous puissions les considérer comme perturbatrices. Toutes deux attestent d’un déplacement de l’auctorialité, qui n’apparaît plus comme l’affaire du seul auteur, mais qui se construit de plus en plus souvent au contact de contributeurs divers. La première résulte paradoxalement des initiatives mises en place pour soutenir les auteurs. Elle tient en effet aux dispositifs d’accompagnement, ou plus précisément de « développement », dramaturgique, devenus monnaie courante dans les théâtres anglais en ce début de xxie siècle[36]. Des conseillers littéraires, fréquemment associés à des artistes sélectionnés pour l’occasion, y assistent les auteurs dramatiques dans l’élaboration de leurs pièces, par le truchement de programmes combinant réunions, lectures et workshops [ateliers]. Les récriminations auxquelles ces programmes donnent lieu demeurent relativement anonymes : elles sont plus souvent relayées par des témoins du monde du spectacle vivant que nominativement assumées, puisqu’elles présentent un risque économique pour les auteurs qui en sont à l’origine et qui pourraient se voir fermer la porte des théâtres concernés. Se trouvent généralement mis en cause l’interventionnisme trop grand de ceux qui mettent en oeuvre les programmes, mais aussi le bien-fondé de leurs conseils. Comme le résume Duncan Macmillan : « Beaucoup d’écrivains en avaient vraiment assez que des gens qui en savaient moins qu’eux sur leur métier leur expliquent comment le faire[37]. » Certains y voient une entrave, sinon à leur liberté de création, du moins à leur singularité auctoriale. Les nouveaux professionnels de l’accompagnement dramaturgique ne risquent-ils pas d’insister par principe sur la nécessité d’opérer des changements dans les pièces dont ils s’emparent, ne serait-ce que pour justifier leur fonction même[38] ? En répétant leurs conseils d’un auteur à l’autre, ne contribuent-ils pas à impersonnaliser les pièces, sinon à les formater ? Les auteurs craignent pour la qualité artistique de leurs oeuvres, mais aussi pour la considération qu’on leur porte au sein du monde théâtral. S’ils restent seuls signataires de leurs textes et si leur auctorialité demeure donc a priori inchangée du point de vue de la réception, la manière dont elle est perçue côté production évolue nécessairement. À partir du moment où diverses influences interviennent ouvertement dans la genèse de l’oeuvre, l’autorité de l’auteur s’émousse au sein du processus de création scénique, où ses intentions ne constituent plus une référence primordiale. La généralisation de la pratique collaborative du « développement » des pièces contribue ainsi à affaiblir l’image de démiurge inspiré attachée à l’auteur, dont la fonction perd alors de sa centralité structurante à l’intérieur du système théâtral anglais.

L’effet de décentrement est évidemment plus important encore quand les processus collaboratifs qui entrent dans la conception de la partition textuelle s’accentuent et deviennent publics. C’est le cas notamment avec les écritures de plateau (« devised theatre ») qui se réclament de « la création collective de l’art (non de la vision singulière de l’auteur dramatique)[39] ». Certaines renoncent totalement à associer des auteurs, ou effacent leur contribution en affichant une auctorialité collective, à l’instar de Forced Entertainment, dont les génériques n’attribuent plus la production des textes à Tim Etchells, l’écrivain du groupe, contrairement à ce qu’on observait dans les premiers spectacles, mais au collectif même[40]. La recrudescence des pratiques de ce type au début des années 2000 n’a pas été sans susciter l’émoi de certains auteurs. Comme le relate David Edgar : « Les dramaturges s’inquiétaient de plus en plus de ce que les compagnies expérimentales du type de celles au contact desquelles ils avaient développé leur art, n’utilisaient plus de dramaturges pour écrire leurs spectacles, mais les créaient elles-mêmes collectivement en partant de rien[41]. » À partir du moment où des équipes artistiques revendiquaient de créer la dramaturgie et les textes de leurs spectacles sans recourir à des auteurs, à partir du moment où le nombre de ces compagnies augmentait de manière significative, au point que la critique Lyn Gardner avait intitulé un article consacré à la programmation du festival fringe d’Edimbourg de 2005, « Les auteurs dramatiques ? Ils sont passés de mode cette année[42] ! », ne pouvait-on redouter que les auteurs ne devinssent des figures désuètes dans le paysage théâtral ? Une modification dans la déclaration de politique théâtrale (« Theatre policy ») de l’Arts Council of England (ACE), l’organisme de financement national des arts en Angleterre, contribua à attiser ce sentiment de menace. Alors qu’il présentait le new writing comme une priorité en 2000, il cessa en effet d’y faire explicitement référence en 2007, préférant afficher un soutien plus global aux oeuvres nouvelles (« new work »), de manière à inclure le cirque et les arts de la rue, mais aussi, comme les auteurs le perçurent aussitôt, les écritures de plateau et le théâtre gestuel (« physical theatre »). Cette inflexion dans l’orientation politique de l’ACE fut interprétée comme la marque d’une perte d’intérêt pour le new writing et fit craindre à certains que l’Angleterre ne cessât de s’affirmer comme une « culture de dramaturges[43] ».

Comme déjà avec les créations collectives en vogue dans les années 1970[44], on observe pourtant que nombre d’écritures de plateau continuent en Angleterre d’associer des auteurs et de les valoriser comme tels[45].

Que des compagnies ayant renoncé à fonder leurs créations sur des textes préalables n’excluent pas, et parfois même privilégient, de passer commande à des auteurs — parce qu’elles considèrent que leurs qualités d’écriture peuvent enrichir leurs productions théâtrales (qu’elles résultent ou non en la création de textes dramatiques), mais aussi à certains égards parce qu’elles les savent susceptibles d’attirer des financements et des publics[46] — est un gage de ce que les auteurs de théâtre « comptent encore » en Angleterre. L’instance auctoriale ne s’en trouve pas moins « totalement bouleversée[47] » dans les collaborations qui en découlent. Elle ne s’incarne plus en un individu unique, pas non plus en un collectif qui se serait substitué à lui ; elle est mise en partage entre plusieurs entités, impliquées au titre de compétences diverses (selon les configurations : auteurs, metteurs en scène, comédiens, musiciens, scénographes, vidéastes, etc.), mais participant toutes de l’auctorialité. Dans ce régime de co-auctorialité, l’auteur continue d’exercer une fonction spécifique, mais il n’en devient pas moins, à rebours de l’idéal de l’auteur originel et original qui prévalait jusqu’alors, un collaborateur parmi d’autres, avec lesquels il partage ses prérogatives symboliques : l’autorité et la reconnaissance. Comme l’analyse Sarah Sigal dans une thèse où elle se penche sur des créations associant respectivement Shared Experience, Frantic Assembly et Filter Theatre à divers auteurs[48], cette part fluctue en fonction des modalités de travail, qui peuvent être très variées, mais aussi de la notoriété des différents collaborateurs. On pourrait par exemple imaginer qu’un auteur inconnu se trouve en grande partie désinvesti de la fonction-auteur suite à sa collaboration avec une compagnie réputée : quand bien même il aurait rédigé le texte issu des explorations de la compagnie et en serait à ce titre officiellement l’auteur[49], ce sont en effet les traits thématiques et formels associés à la compagnie que le public chercherait dans l’oeuvre produite, c’est à elle et à ses productions antérieures qu’il rattacherait cette dernière. Il en va évidemment tout autrement dans le cas d’une pièce comme Pool (No Water) (2006), fruit d’une collaboration entre la célèbre compagnie de théâtre gestuel Frantic Assembly et le plus renommé encore Mark Ravenhill. Si la fonction-auteur était assurée conjointement par les co-auteurs à la création de la pièce, le texte de cette dernière, publié par Samuel French sans faire référence à Frantic Assembly sur la première de couverture, a donné lieu depuis à plusieurs productions en Angleterre et à l’étranger. L’expérience de l’auctorialité partagée a donc ici paradoxalement contribué à renforcer l’auctorialité individuelle de Ravenhill, qui tire seul profit du devenir scénique de l’oeuvre dramatique[50].

Sans doute des expériences de ce type ont-elles eu pour effet d’assouplir la position défensive de certains auteurs. Comme en témoigne le dramaturge Steve Waters dans un article significativement intitulé « Mon secret honteux : j’aimais les écritures de plateau », l’hostilité qu’ont d’abord manifestée les auteurs dramatiques vis-à-vis des pratiques collaboratives s’atténue : « peut-être le conflit entre ces différentes traditions théâtrales est-il enfin révolu[51] ». On note en effet une porosité croissante entre ces traditions, dont nous proposons maintenant de voir comment elle participe à une redéfinition de la manière dont les auteurs conçoivent leur auctorialité.

L’affirmation d’une posture collaborative chez les auteurs

Écrire pour le théâtre, c’est inévitablement s’inscrire dans une « chaîne de coopération[52] » dense. La création théâtrale relevant d’un processus fondamentalement collectif, l’auteur dramatique est prédestiné à oeuvrer avec d’autres ; il ne peut s’accomplir en autarcie. En régime de singularité auctoriale, on tend toutefois à considérer la production du texte dramatique, première étape d’une activité théâtrale en « deux temps[53] », comme un acte de création isolé : l’auteur compose en solitaire, avant de s’engager, de manière plus ou moins active selon les cas, dans le processus pluriel du passage à la scène. Poser le développement d’une posture collaborative parmi les dramaturges anglais, c’est pointer une remise en question de cette conception du travail auctorial, et ce à partir d’un double constat. Celui d’abord d’une tendance au désenclavement de la phase d’écriture à l’initiative des auteurs dramatiques mêmes, qui sortent de plus en plus fréquemment et délibérément de leur « retraite » créative pour écrire en collaboration avec d’autres. Celui ensuite d’une compénétration des pratiques et des discours chez certains auteurs, qui trahit une « stratégie de positionnement » assumée, sans laquelle on ne pourrait parler de « posture[54] ».

De plus en plus d’auteurs intègrent des dispositifs collaboratifs, en « développant » leurs pièces en interaction avec les services littéraires des théâtres, ou plus fondamentalement encore, en s’associant à des projets d’écriture au plateau. Si on peut espérer qu’ils ne s’y engagent pas à leur corps défendant, on ne peut toutefois exclure la possibilité qu’ils le fassent par nécessité économique, et donc par défaut. Pour attester du développement d’une posture collaborative, c’est donc plutôt sur le cas d’initiatives portées par des auteurs que nous souhaitons nous arrêter.

L’exemple d’Alexander Zeldin est à cet égard emblématique. L’auteur-metteur en scène élabore systématiquement ses pièces au fil de processus pluriannuels, comprenant si possible des immersions (par exemple avec des hommes et des femmes de ménage pour Beyond Caring), et dans tous les cas des expérimentations développées collaborativement avec un groupe fidélisé d’acteurs, mais aussi parfois avec des personnes extérieures au monde du théâtre[55]. Ce qui rend la démarche de Zeldin assez radicale au sein du paysage théâtral anglais, ce n’est pas qu’il s’engage dans une écriture au plateau (« written through devising ») pour façonner des textes qu’il publie ensuite[56], c’est qu’il revendique de ne pouvoir écrire autrement et fonde ainsi son auctorialité sur un partage de l’activité créatrice, qu’il souhaite aussi horizontal que possible : « La hiérarchie est morte. […] Nous sommes dans une salle, nous construisons ensemble, il faut que ça se passe ainsi, sinon c’est une perte de temps[57]. »

Si les auteurs anglais privilégient dans l’ensemble des démarches d’écriture moins systématiquement partagées, un certain nombre d’entre eux n’en manifestent pas moins une disposition collaborative, qui transparaît jusque dans les projets où ils continuent de s’affirmer en tant qu’auteurs individuels (« sole authors »). C’est le cas de Tim Crouch, qui déclare pourtant être avant tout enthousiasmé par « les pièces qui naissent sous la plume d’un auteur » (« authored by an author ») — non sans reconnaître, de manière significative pour notre enquête, que ce point de vue « n’est plus très à la mode aujourd’hui[58] ». Tim Crouch écrit essentiellement seul, chez lui, mais n’en ressent pas moins la nécessité d’éprouver les textes qu’il élabore auprès de ses collaborateurs de longue date, Andy Smith and Karl James, avec lesquels il a codirigé plusieurs de ses textes : « Quand j’arrive à un certain stade de développement, je partage avec eux ce que j’ai en tête, puis un peu plus tard, nous essayons de trouver deux jours, parfois même une semaine, pour nous retrouver dans une même pièce et réfléchir ensemble à ce que je cherche à faire[59]. » Non sans lien avec son ambition d’écrire avec les spectateurs, sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, Tim Crouch apprécie de tester ses projets d’écriture auprès de collaborateurs de confiance, au cours de séances de travail dédiées. Ces dernières ne sont pas sans rappeler certains des processus d’accompagnement dramaturgique déclinés dans les théâtres anglais, à l’exception notable que Tim Crouch y garde la main sur le choix des collaborateurs et sur les modalités de la collaboration. Si des considérations stratégiques peuvent d’ailleurs entrer dans l’appropriation des pratiques collaboratives par les auteurs (montrer qu’on est bien accompagné permet parfois d’éviter un accompagnement non souhaité…), la tendance procède aussi chez eux d’une volonté de décloisonnement de l’activité créatrice, dont témoigne par exemple Mark Ravenhill :

En tant que dramaturge, j’ai appris que collaborer était une bonne chose. Certaines pièces surgissent dans votre tête, et vous vous enfermez chez vous jusqu’à ce qu’elles soient prêtes, puis vous vous mettez en quête d’un metteur en scène ou d’un théâtre qui leur soient adaptés. Mais ça concerne un nombre limité de pièces — et il y a un risque, quand on écrit seulement de cette façon, de se couper du monde, de demeurer extérieur à l’expérience des autres. Travailler avec des collaborateurs, ça provoque, ça interroge nos façons de travailler, ça fait entrer de l’air frais[60].

Or, à mesure que leur écriture s’ouvre à des apports extérieurs qui l’empêchent de se suffire à elle-même et l’incitent à se décentrer, le rapport des auteurs dramatiques à leurs pièces semble évoluer. Ils apparaissent moins soucieux de préciser le sens de ces dernières, et évoquent en revanche plus volontiers la diversité des évolutions et actualisations auxquelles elles peuvent prêter, au point parfois de déléguer à d’autres la responsabilité de les interpréter. Cela se manifeste par deux types de discours. On note tout d’abord chez certains auteurs une propension nouvelle à afficher leur confiance et leur tolérance à l’égard des inventions de mise en scène. Ainsi, pour Dennis Kelly, quand un metteur en scène s’empare d’un texte, « le résultat n’est jamais ce que vous aviez imaginé. Mais ce que vous espérez, c’est qu’il sera meilleur[61] ». Aux antipodes de la position qu’affichait l’auteur Gregory Motton en 1999 — « Je ne supporte pas cette idée du metteur en scène tout-puissant qui se sert du texte pour faire son petit objet. […] Le metteur en scène doit donner à voir ce que l’écrivain a écrit pour le public[62] » —, plusieurs auteurs, à commencer par ceux qui collaborent régulièrement avec des metteurs en scène européens[63], revendiquent même un appétit pour la réinvention, sinon le détournement — le « bidouillage[64] », dirait l’auteur écossais David Greig — de leurs pièces. Simon Stephens, dont David Barnett souligne qu’il « a cherché avec le temps à travailler plus collaborativement, rejetant le rôle du poète inviolable[65] », évoque ainsi le tournant créatif qu’a constitué pour lui la prise de conscience que ses pièces, non seulement pouvaient, mais devaient se remodeler lors de leur passage à la scène (et qu’elles gagnaient donc à éviter la clôture) : « […] j’ai réalisé que la pratique théâtrale n’avait pas simplement vocation à porter l’imagination du dramaturge à la scène, c’était un processus multi-auctorial de collaboration, conflit, intervention et exploration. Ça m’a conduit à repenser ma façon d’écrire[66]. »

Le second type de discours a trait à la réception des pièces. Certains auteurs anglais manifestent en effet explicitement leur souci de se délester de tout contrôle sur le sens de leurs textes pour favoriser l’investissement interprétatif des spectateurs. Tout se passe alors comme si les idées originellement associées à la poétique de l’« oeuvre ouverte[67] », dont on sait qu’elle a conduit à repenser le rapport du lecteur à l’oeuvre en présentant l’ambiguïté de cette dernière comme un atout, étaient devenues inhérentes à leurs projets d’écriture, auxquels elle conférait une « auctorialité ouverte », disposée à se remettre en jeu dans la rencontre avec les spectateurs. Non sans affinité avec Howard Barker, qui insistait déjà en 1989 sur la nécessité de développer « de nouvelles relations avec le public, qui soient elles-mêmes essentiellement non autoritaires[68] », Tim Crouch parle ainsi d’« auctorialiser le public » (« authorising the audience »), ce qui revient en quelque sorte à user de son pouvoir d’auteur pour mieux le partager avec lui. Très critique de la manière « dont on laisse la scène accaparer le pouvoir[69] », il conçoit la relation théâtrale comme un transfert de pouvoir :

Je veux faire tout ce que je peux pour faire prendre conscience au public de son autorité à l’intérieur de la relation théâtrale. L’autorité est un mot-clef pour moi. [Ma pièce] L’Auteur[70] porte ce titre pour de nombreuses raisons, mais entre autres parce qu’elle pose la question de savoir qui a l’autorité. Le personnage de Tim Crouch dans la pièce est un monstre[71].

Notre investigation des discours des auteurs dramatiques anglais s’achève ainsi sur l’évocation d’une pièce où l’auteur réel Tim Crouch se met en scène sous les traits d’un auteur fictif qu’il juge « monstrueux » et dont il dramatise le suicide. Si cette référence métathéâtrale permet de mettre en lumière l’importance que revêtent les enjeux auctoriaux dans le théâtre anglais en ce début de xxie siècle, elle ne vise nullement à annoncer, ni a fortiori à signaler, la mort de l’auteur. Un tel pronostic serait, pour reprendre les mots de David Edgar, « grandement exagéré[72] ». Ce n’est pas tant en effet la fonction de l’auteur, que la définition qu’on en a longtemps donnée, qui s’étiole depuis quelques années au sein du monde du théâtre anglais. Contrairement à la conception qui prévalait encore à la fin du siècle dernier, cette fonction n’est plus considérée comme individuelle, originelle et cohésive par essence : trop d’exemples ont mis en évidence le fait qu’elle ne dépendait plus nécessairement d’un créateur singulier, ne constituait plus forcément la source de la production théâtrale et déterminait de moins en moins systématiquement le sens de cette dernière. À mesure que les pratiques collaboratives se développaient dans le théâtre anglais, une pluralisation et un décentrement de l’auctorialité se sont en effet opérés.

Les auteurs dramatiques se sont alors inquiétés de ce que la valeur accordée à leur contribution artistique, mais aussi leur capacité à peser dans les rapports de pouvoir qui régissent leur environnement professionnel, se trouvaient mises à mal. De fait, dans un système théâtral qui ne leur assigne plus un rôle prédéfini, il leur faut constamment renégocier la part qu’ils prennent dans les créations, ce qui fragilise inévitablement leur position. Comme nous l’avons vu, des voix s’élèvent pourtant parmi les auteurs anglais pour rendre hommage à l’apport des dynamiques collaboratives. En célébrant les possibilités créatives inhérentes à l’assouplissement des contours de la fonction auctoriale, voire à l’érosion de son autorité, elles témoignent de l’affirmation d’une posture d’auteur dont l’identification importe d’autant plus qu’elle n’a pas seulement vocation à s’exprimer à travers des discours « aux alentours de l’oeuvre[73] », mais également au sein de cette dernière. La posture collaborative s’accompagne en effet d’une préférence esthétique pour l’indétermination et l’ouverture, dont on peut supposer qu’elles contribueront à terme à remodeler le visage des nouvelles écritures anglaises.