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Le livre Héritages, réceptions, écoles en sciences du langage : avant et après Saussure est conçu comme un hommage à Christian Puech – il est par ailleurs dirigé par trois de ces anciennes étudiantes – et, conséquemment, il se penche sur les thématiques auxquelles s’est intéressé ce chercheur. Afin de bien cerner le propos, il est donc nécessaire de dire quelques mots sur ce dernier. Christian Puech est un professeur de linguistique à l’Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3). Il est spécialiste de Ferdinand de Saussure, considéré à bien des égards comme le père de la linguistique moderne, de l’histoire de la linguistique et plus spécifiquement de l’histoire du structuralisme. L’ouvrage collectif est dirigé par Valentina Bisconti, professeure de linguistique à l’Université de Picardie Jules Verne et spécialiste d’histoire et d’épistémologie, Anamaria Curea, enseignante à l’Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca et spécialiste de l’histoire conceptuelle de l’école de Genève, et Rossana De Angelis, maître de conférences à l’Université Paris-Est Créteil et spécialiste des approches linguistiques et sémiologiques d’analyse de texte. En dialoguant avec les nombreux travaux de Puech, cet ouvrage a pour objectif de réaliser « un état des lieux de la linguistique, de ses rapports avec des disciplines telles que la grammaire, la sémiologie et la philosophie, et identifie la place qu’elle occupe actuellement dans les sciences humaines » (quatrième de couverture). À vrai dire, il s’agit en soi d’un objectif très ambitieux et bien peu d’ouvrages peuvent se vanter de l’avoir un jour atteint. L’ouvrage est constitué de 31 textes (souvent très courts) classés en 7 sections, lesquelles visent à rendre compte de la variété des intérêts de recherche de Puech en suivant une logique approximativement chronologique de l’évolution de la discipline.

Le livre s’ouvre avec la section « Geste épistémologique et geste historiographique » contenant deux courts chapitres. Le premier chapitre traite de la notion de vraisemblable comme l’un des fondements des processus cognitifs, donc étant nécessaire à toute connaissance du monde (Leoni, pp. 31-37), tandis que deuxième texte porte sur l’importance des programmes de recherche en linguistique (Raby et Fournier, pp. 39-48). En somme, ces chapitres s’intéressent à la manière dont sont construites les connaissances linguistiques, bien que la précision des objets voile quelque peu leur valeur théorique. Il s’agit d’une question d’importance lorsque l’on s’intéresse à l’histoire d’une discipline universitaire.

La deuxième section regarde les différentes « traditions grammaticales ». Les chapitres constituants cette section n’ont que peu de liens entre eux sinon que leurs auteurs traitent d’objets médiévaux ou classiques. Y sont présentés des analyses d’éléments ou de sources de la grammaire sanskrite (Aussant, pp. 51-58 ; Chavillard, pp. 59-68), arabe (Guillaume, pp. 69-76), française (Colombat, pp. 77-85) et germanique (Odoul, pp. 87-94). Globalement et à vrai dire, les études exposées dans cette section concernent des éléments très précis que le lecteur.trice non-initié.e à cette grande variété d’objets arrive difficilement à mettre en lien avec la thématique générale de l’ouvrage.

La troisième section s’intitule « Émergence et discours disciplinaires » ; elle présente divers textes portant sur des précurseurs de la linguistique moderne. Les auteurs discutent plus spécifiquement des chercheurs de la néogrammaire (Formigari, pp. 97-104 ; Samain, pp. 105-114) et de l’influence du mathématicien Graßmann sur la linguistique (Savatovsky, pp. 141-156). Les auteurs de cette section ont aussi pour mission d’introduire brièvement Saussure, principalement en s’appuyant sur sa relation à d’autres linguistes du XIXe siècle et début du XXe siècle (de Palo, pp. 115-126 ; Bisconti, pp. 127-139), dont il sera question dans les sections subséquentes de l’ouvrage. De cette manière, cette partie sert à mettre la table pour une discussion portant plus directement sur Saussure, en montrant le climat intellectuel ayant mené à l’émergence de la linguistique moderne au tournant du XXe siècle.

Cependant, il faut attendre la quatrième section – nommée « Saussure et saussurismes » – pour que l’influence de l’œuvre de Saussure sur la constitution de la linguistique moderne soit adressée directement. « Le Cours en quête d’auteur » de Jürgen Trabant (pp. 159-169), probablement le chapitre le plus intéressant de l’ouvrage, montre comment l’ouvrage posthume Cours de linguistique générale, ouvrage fondateur à la fois pour la linguistique et la sémiologie, n’est pas représentatif de la pensée réelle de Ferdinand de Saussure. Le travail des éditeurs, ayant publié l’œuvre en 1916 – Bally et Sechehaye des étudiants du linguiste –, a radicalement transformé le sens des enseignements de Saussure en lui faisait affirmer certaines choses que l’on sait aujourd’hui contraires à sa pensée. À partir de l’édition critique et commentée du Cours, publiée pour la première fois en 1967, De Mauro tente de retrouver le sens original de la pensée de Saussure. Partant de ce cas, Trabant montre la nécessité d’avoir un regard critique face aux idées reçues de l’histoire de la linguistique et du lien de Saussure avec le structuralisme. Les chapitres suivants portent un regard sur l’École de Genève (Curea, pp. 171-180 ; Courtine, pp. 201-209), à laquelle appartenaient les éditeurs du Cours et les premiers disciples de Saussure, à la réception de Saussure en philologie (Cruz, pp. 181-189), à son accueil dans en Espagne et en Allemagne (Haßler, pp. 191-199), et à l’influence du linguiste sur la langue française telle que visible dans Le Trésor de la langue française (Candel, pp. 211-222). En somme, cette section regroupe les textes portant sur des éléments précis directement rattachés à Saussure ou à son contexte.

La section suivante, intitulée « Sémiologies », présente divers penseurs liés de près ou de loin à la sémiologie ainsi que leurs positionnements face aux théories de Saussure. Ainsi, les auteur.trice.s discutent d’éléments précis de la pensée de Bühler (Friedrich, pp. 225-234), de Buyssens (De Angelis, pp. 235-244), de Jousse (Testenoire, pp. 245-254), de Merleau-Ponty (Bondi, pp. 255-264) et de Tran-Duc-Thao (D’Alonzo, pp. 265-272). Or, il est étonnant de remarquer que la majorité des chercheurs influents de la sémiologie européenne, comme Hjelmslev, Greimas, Barthes et Eco (pour n’en évoquer que certains) n’y sont pas discutés. De la même manière, la sémiotique états-unienne liée à la pensée de Peirce (qui représente la majorité de la sémiologie/sémiotique contemporaine) n’est pas évoquée, alors que la faire dialoguer avec une sémiologie saussurienne plus classique aurait été éclairant face aux enjeux historiques et contemporains des disciplines liés aux sciences du langage et à la communication.

La section « Structuralismes » vise, quant à elle, à faire un retour historique sur diverses thématiques qui ont traversé cette école de pensée. Les textes présentés traitent notamment de l’importance historique de l’analyse structurale de contes de fées et de mythes (Auroux, pp. 275-284) pour son développement. De plus, par l’analyse de la pensée de Firth[1], on y traite de l’évacuation de la « signification » au sein des études structurales (Léon, pp. 285-293), du localisme des langues dans la pensée de Hjelmslev (Fortis, pp. 295-303), des différences entre « méthodes structurales » et « structuralisme » à proprement parlé dans la réception du structuralisme en URSS (Velmezova, pp. 305-314) et, enfin, du rapport de la linguistique avec la philosophie à travers l’étude d’un dialogue entre Puech et Derrida (Joseph, pp. 315-323). Bien que certains des textes possèdent des qualités indéniables, le structuralisme comme courant intellectuel est un sujet trop vaste et complexe pour que l’éclectisme des chapitres puisse être éclairant pour un.e lecteur.trice peu informé.e.s sur son histoire.

« Objets singuliers et regards théoriques », dernière des sections, présente trois courts chapitres portant sur des thématiques théoriques qui permettent de faire un retour sur l’évolution de la linguistique comme discipline. Le premier de ceux-ci aborde la pensée d’Édouard Pichon[2] au sujet des dialectes français (Bergounioux, pp. 327-338). Le deuxième chapitre traite de l’influence du « problème de Whorf » sur la pensée de Benveniste (Laplantine, pp. 339-349) et le troisième discute du débat concernant l’arbitraire du signe en linguistique (Monneret, pp. 351-359). Les trois chapitres de cette section surprennent par leur inégalité tant au niveau de l’échelle de leur objet qu’au niveau de leur applicabilité à l’histoire des sciences du langage. Alors que le débat sur l’arbitraire du signe divise les chercheur.se.s en sciences du langage encore de nos jours, la pensée de Pichon concernant le Vermandois semble beaucoup moins essentiel à un « état des lieux » de ces disciplines.

Il semble nécessaire, en guise de conclusion, d’émettre un certain nombre de réserves concernant cet ouvrage. S’il est possible de soutenir que son objectif est globalement atteint – on le rappelle : réaliser « un état des lieux de la linguistique, de ses rapports avec des disciplines telles que la grammaire, la sémiologie et la philosophie, et identifier la place qu’elle occupe actuellement dans les sciences humaines » –, la plupart des chapitres portent sur des sujets trop pointus pour être réellement utiles à la plupart des lecteur.trice.s. En effet, la précision des objets à l’étude dans la majorité des chapitres (lesquelles témoignent néanmoins de l’érudition de leurs auteur.trice.s respectif.ve.s), la brièveté des textes, la variété des approches et le manque de travail d’édition afin de former un tout cohérent, tout cela a pour conséquence de voiler l’utilité de l’ouvrage. Malheureusement, il revient au lecteur.trice de réaliser un certain travail de mise en forme et de liaison entre les chapitres afin d’en cerner le propos général. En ce qui concerne l’utilité de l’ouvrage dans le champ de la communication, il présente bien peu de pistes et d’ouverture d’application à la recherche portant sur des thématiques contemporaines. À moins d’être un.e spécialiste d’une des thématiques abordées dans un ou plusieurs chapitres de ce livre et ainsi cerner plus facilement les études présentées, le.a lecteur.trice est fréquemment confronté à un apparent manque d’applicabilité.