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Sur le sujet du travail, que peuvent nous enseigner les philosophes de l’antiquité gréco-romaine ou les adeptes de la philosophie hégélienne? Daniel Mercure et Jan Spurk, qui pilotent neuf professeurs des deux côtés de l’Atlantique, viennent nous rappeler que nous ne pouvons pas avancer sur cette question sans connaître les fondamentaux théoriques de la sociologie. Dans un premier temps, les directeurs de cette publication se dissocient des nouvelles écoles de recherche qui prétendent nous présenter l’Économique dans un processus d’effacement historique ou de manipulation économétrique. Ils tentent, ensuite, de montrer que certaines identités sociales du travail doivent être identifiées (hiérarchie, valeur, intérêts, solidarité, mode de vie, motifs, transaction). Selon eux, ces identités ne sont pas choisies, forcées ou parachutées, mais elles se nourrissent d’un continuum de formes oligarchiques dans les sociétés occidentales, de l’aristocratie foncière jusqu’aux nouveaux héritiers de l’économie néo-classique.

En consultant la table des matières, on s’attend à ce que les arguments des auteurs soient de nature philosophique, économique ou politique. Cependant, ces derniers les ont mobilisés afin de montrer comment l’évolution sémantique du travail ne peut pas être interprétée en dichotomie des contextes institutionnel, culturel et social qui les ont vu naître. En mettant l’accent sur les grands virages idéologiques survenus dans les sociétés occidentales, Mercure et Spurk nous proposent une nouvelle analyse interprétative des principaux cadres de référence sur le monde du travail. À travers une renégociation théorique du passé, ils tentent de mettre en relief les principales réflexions, conceptions et théories afin de brosser un portrait global du travail comme action et comme idée. Transversalement, les auteurs proposent une modélisation superposée de l’Histoire selon quatre phases (antiquité, ères préindustrielles, ères industrielle et post-industrielle) et à travers six locomotives de la modernisation dans le monde. De la Grèce aux États-Unis, en passant par l’Italie, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, les auteurs s’attardent aux travaux des grands érudits occidentaux. D’Hésiode et Xénophon jusqu’aux Webb et Commons, nous retrouvons plusieurs écrits occidentaux qui ont laissé des traces indélébiles.

Plus spécifiquement, ce livre est divisé en onze chapitres. Outre la rédaction de l’introduction, les deux éditeurs ont écrit deux chapitres. Grâce à l’aspect chronologique de l’ouvrage, nous pouvons d’abord noter leur intérêt pour une partie intéressante de l’évolution de la pensée économique, soit l’école classique. Dans le cinquième chapitre, Mercure met en parallèle les débats entre les physiocrates et ceux de l’école écossaise sur les fondamentaux de l’économie de marché. À partir d’une analyse des deux principaux ouvrages d’Adam Smith (1759 ; 1776), il nous propose ensuite une nouvelle interprétation de l’Économie politique, du marché, de l’intérêt individuel, du rôle de l’État et des divisions technique et sociale du travail. En mettant l’accent sur le concept du travail dans la théorie de l’économie politique, Mercure sort du dicton classique du « laissez-faire » pour valoriser le rôle de l’État et mettre l’accent sur le travail comme source de « richesse des nations ». Dans le sixième chapitre, Spurk passe en revue les grands axes de la théorie de l’exploitation capitalistique. Ainsi, nous passons d’un raisonnement en termes de marchandisation du travail, particulièrement chez Ricardo et Smith, au travail salarié en tant que rapport social qui dépasse sa valeur abstraite ou la partie variable du capital. En outre, Spurk nous rappelle non seulement les contradictions de l’économie de marché et les limites de l’économie politique, mais également les dérives dans les interprétations de certains marxistes des thèses des fondateurs de ce courant de pensée. Dans l’ensemble, ce chapitre est une occasion de mieux saisir la dualité entre certains concepts-clés (ex., force de travail et plus-value, liberté et bien public, autoréalisation et exploitation).

Dans les quatre premiers chapitres, Migeotte, Salamito, Willaime et Am Busch ont bien choisi leurs points de départ. Dépassant la définition d’un concept-clé par sa construction théorique ou sa réalité empirique, chaque auteur développe plutôt sa propre « construction sociale ». Les auteurs parlent d’abord de métiers, professions, occupations et du statut social ou, pour résumer, d’une distinction entre « l’effort manuel » et « l’effort intellectuel » pour déduire l’acte ou l’oeuvre qui correspond à une activité productive et à l’épanouissement. Cette définition revêt une plus grande dimension théorique dans le chapitre quatre où Am Busch l’associe à deux concepts hégéliens, soit l’action intentionnelle et l’économie capitaliste. Dans l’ensemble, ces chapitres constituent une occasion de mieux connaitre l’origine de plusieurs autres concepts-clés (ex., homo economicus, hiérarchie sociale, éthique du travail, valeur du travail, corporation).

À l’intérieur des cinq derniers chapitres, Lallement, Tiryakian, Müller, Didry et Gislain mettent l’accent sur des problèmes spécifiques des sociétés industrielles. Du fédéralisme proudhonien au capitalisme raisonnable de Commons, en passant par les démocraties sociale (de Durkheim) et industrielle (des Webb), ils repensent le travail à travers une analyse dialectique de plusieurs concepts-clés (ex. égalité et justice, anomie et solidarité, vocation et devoir, organisations verticale et horizontale des relations industrielles). Dans les deux derniers chapitres, nous retrouvons une analyse plus explicite de relations du travail avec les Webb et Commons. Ces derniers sont moins attirés par l’utopie révolutionnaire : ils insistent plutôt sur l’État de droit et sur les institutions démocratiques. Les Webb proposent une théorie économique du syndicalisme qui ne se limite pas au milieu de travail, mais prend également en compte les dimensions politique et juridique. Dans le dernier chapitre, celui sur Commons, trois constats sont soulignés par Gislain. Explicitement, avec la théorie de l’action, nous pouvons comprendre les fondamentaux de l’institutionnalisme nord-américain. Un « capitalisme raisonnable » est un État social-démocrate qui tient pour acquis, non seulement la sécurisation de la « futurité » des travailleurs, mais également un équilibre entre les « droits prolétariens » et les « droits propriétariens ». Implicitement, il s’agit d’une occasion pour repenser le métier de chercheur. Outre l’enseignement, Commons avait une implication active dans le monde du travail. Enfin, nous pouvons mieux comprendre comment le néolibéralisme et la nouvelle division internationale du travail arborent une nouvelle dimension des relations du travail, avec une économie de services tirée par les chaînes mondiales de valeur.

Rétrospectivement, ce livre est pertinent et cohérent à plusieurs niveaux. Premièrement, par le choix des auteurs et par leurs analyses, Mercure et Spurk ont réussi leur pari : réactualiser la lecture des classiques. De leurs côtés, les neuf auteurs choisis, grâce à leurs réflexions mutuelles, ont également participé à relever ce défi de taille. En effet, ce grand effort d’écriture interprétative contribue à stimuler la réflexion du lecteur sur l’évolution des théories de la représentativité sociale du travail. À travers des arguments académiques, solides, clairs, concis et chargés de sens, chaque auteur a cherché à nous convaincre de la pertinence des thèmes abordés et des théories soutenues. De plus, la solide bibliographie qui accompagne chaque chapitre vient compléter leur démarche. Deuxièmement, la fluidité avec laquelle les chapitres sont organisés aide le lecteur à établir des liens entre ceux-ci. Chaque chapitre n’est pas un résumé ou une simple analyse théorique. Chaque auteur a plutôt souhaité développer les champs conceptuels de leurs lecteurs. D’un chapitre à l’autre, nous découvrons que les auteurs ont réussi les différentes articulations souhaitées. Troisièmement, l’articulation de tous les thèmes abordés démontre bien le profond processus de réflexion entrepris. Même si la plupart de ces thèmes ont déjà été largement analysés dans la littérature antérieure, rarement le fut-elle par des auteurs qui maitrisent autant l’histoire de la pensée économique. En effet, cohérent, solide et profond sont autant d’adjectifs qui peuvent être attribués à l’enchainement logique des idées et aux analyses dialectiques proposées par les auteurs.

Néanmoins, l’organisation des chapitres et les relations entre les thèmes sont en décalage avec le titre de cet ouvrage. Si nous devions choisir un titre, celui qui nous vient en premier à l’esprit serait : « Réflexions sur les grandes théories du travail en Occident ». Plus spécifiquement, nous hésitons à décrire ce livre comme portant sur l’ensemble des théories classiques du travail. Il nous semble plutôt que cet ouvrage s’attarde surtout à certains angles morts des théories classiques du travail. Les auteurs s’interrogent sur ces angles à travers des cadres conceptuels qui peuvent, néanmoins, contribuer à stimuler de nouvelles analyses dans des champs de recherche spécifiques en sciences sociales, notamment en sociologie et en relations industrielles.

Dans l’ensemble, ce livre ne s’adresse pas seulement à un public professionnel, mais également aux jeunes chercheurs qui cherchent à comprendre les sources de certains concepts-clés. Bien qu’un lecteur néophyte puisse s’y perdre, un jeune chercheur en quête de connaissance sur les grandes théories classiques y trouvera son compte. Les exemples réels et les métaphores nous emmènent dans un voyage à travers le temps, de la Méditerranée jusqu’à l’Amérique du Nord. Le maillage entre philosophie, économie et politique est adéquatement présenté et vulgarisé. En somme, il s’est agi d’examiner avec un oeil neuf ces classiques de l’Histoire occidentale afin qu’ils puissent continuer à nourrir notre réflexion sur la grande question du travail. Somme toute, ce livre constitue un apport comparativement à bien d’autres ouvrages se contentant de prendre le train en marche puisqu’ils limitent leurs analyses aux théories modernes et post-modernes du travail.