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Dans les pays − pratiquement tous anglophones et occidentaux − qui ont mené des travaux de recherche sur la situation des jeunes trans, il ressort unanimement que des difficultés importantes attendent ces jeunes; de fait, elles et ils présentent des taux de souffrance psychologique et sociale particulièrement élevés (Perez-Brumer et al., 2017; Connolly et al., 2016; Grossman, Park et Russell, 2016). Plus souvent que les jeunes cisgenres, elles et ils vivent des expériences de violences physiques, psychologiques et sexuelles, ainsi que des situations de discrimination et d’intimidation (Espelage, Merrin et Hatchel, 2018; Veale et al., 2017).

Le suicide chez les jeunes trans

Les études menées auprès des jeunes trans rapportent des taux particulièrement élevés de dépression, anxiété, symptômes post traumatiques, troubles alimentaires, pratiques automutilatoires, consommation de drogue et d’alcool, pensées suicidaires et tentatives de suicide (Holt, Skagerberg et Dunsford, 2016; Reisner et al., 2015). Ainsi, la suicidalité est en moyenne 2 à 5 fois plus élevée que chez les jeunes cisgenres. Au Royaume-Uni, des 677 jeunes trans et non binaires âgés de 16 à 25 ans qui ont répondu à l’étude de Rimes et al. (2019), 53,8 % ont déjà pratiqué une automutilation, 18,9 % ont déjà effectué une tentative de suicide et 52,6 % ont eu des idéations suicidaires dans la dernière année. En Californie, en comparaison avec plus de 630 000 jeunes cisgenres, les 7 653 jeunes trans interrogés et dont la moyenne d’âge est de 15 ans, sont trois fois plus à risque d’avoir des idéations suicidaires, cinq fois plus à risque d’avoir des symptômes dépressifs et deux fois plus à risque de vivre de la discrimination (Perez-Brumer et al., 2017). Dans une étude australienne menée auprès de 859 jeunes trans de 14 à 25 ans, 48, 1 % auraient fait, au cours de leur vie, au moins une tentative de suicide, et 79,7 % auraient présenté des comportements automutilatoires (Strauss et al., 2017). Pour sa part, la recherche Trans PULSE menée en Ontario indique que 77 % des 433 jeunes trans interrogé.e.s rapportent avoir considéré le suicide, dont 43 % qui ont passé à l’acte (Bauer et al., 2013). Une autre étude canadienne confirme ces chiffres et indique que, dans la dernière année, 65,2 % des 323 jeunes trans de 14 à 18 ans interrogé.e.s ont sérieusement considéré le suicide, comparativement à 13 % des jeunes cisgenres; 36,1 % ont effectué une tentative de suicide et 74,9 % de l’automutilation (Veale et al., 2017).

Les pistes actuelles de compréhension

La suicidalité chez les jeunes trans constitue une préoccupation sociale majeure. Différentes pistes explicatives sont discutées sous différents angles dans la littérature : (1) angle social avec l’intériorisation des stigmas et de la violence, (2) angle intrafamilial avec le soutien et la reconnaissance des personnes significatives, (3) angle identitaire et accès aux traitements avec la possibilité de vivre dans le genre authentique.

(1) Les discriminations, violences subies et manque de reconnaissance du droit à l’existence comme personne trans sont identifiés comme sources de détresse et suicidalité (Espelage, Merrin et Hatchel, 2018; Pullen Sansfaçon et al., 2018; Reisner et al., 2015). Les stéréotypes et la stigmatisation liée à l’identité trans peuvent mener à un sentiment de dévalorisation de soi par les interactions avec les autres et, subséquemment, à une honte de soi qui jouerait un rôle central dans les pensées suicidaires (Rivers et al., 2018). Un contexte de vie ayant moins d’expériences de transphobie est associé à une réduction de 66 % d’idéation suicidaire en plus d’un taux additionnel de 76 % de réduction de tentative de suicide (Bauer et al., 2013). À l’inverse, les sentiments de sécurité à l’école et ceux de connexion avec une personne adulte de la communauté sont des facteurs de protection contre la suicidalité et la dépression (Gower et al., 2018; Taliaferro, McMorris et Eisenberg, 2018).

(2) Le manque de soutien familial est associé aux idéations suicidaires et tentatives de suicide, quel que soit le soutien social extérieur perçu (Taliaferro et al., 2019; Klein et Golub, 2016; Miller, Esposito-Smythers et Leichtweis, 2015). Les jeunes trans qui trouvent un soutien solide dans leur famille sont en aussi bonne santé mentale que les jeunes cisgenres et ne présentent des symptômes d’anxiété que de façon marginale (Owen-Smith et al., 2018; Durwood, McLaughlin et Olson, 2017; Olson et al. 2016). Ainsi le soutien social et familial serait en lien direct avec le sentiment de confiance en soi chez les jeunes trans (Johns et al., 2018; Katz-Wise et al., 2018; Pullen Sansfaçon et al., 2018).

(3) Le fait de pouvoir vivre dans le genre authentique, soit celui perçu par le ou la jeune comme étant le sien, est vécu comme une nécessité. Ceci passe par l’utilisation du prénom choisi, un « genrage » adéquat dans la vie quotidienne et l’accès aux traitements de confirmation de genre si désirés. Les jeunes dont le prénom choisi est utilisé dans un nombre plus élevé de contextes rapportent moins de comportements et pensées suicidaires (Russell et al., 2018). Les traitements de confirmation de genre sont indiqués lors de dysphorie de genre, qui est définie comme une détresse significative envers son corps et/ou son identité sociale de genre. Or, ces traitements ne sont ni accessibles partout, ni dans les mêmes conditions. Les idéations suicidaires et les épisodes d’automutilation diminuent une fois que les jeunes ont accès à un traitement d’affirmation de genre dans une clinique trans affirmative (Owen-Smith et al., 2018; Pullen Sansfaçon et al., 2018). L’étude de Bauer et al. (2013) montre d’ailleurs que le risque de tentative de suicide est le plus élevé au moment où les jeunes sont en attente de traitement.

Que vivent les jeunes dans des contextes où les traitements sont peu accessibles et où la question même des jeunes trans commence seulement à être posée socialement? Dans la recherche présentée ici, nous étudions l’expérience de jeunes trans et de leur famille vivant dans de telles circonstances et dont la parole n’a encore jamais été documentée.

Contexte de l’étude : les jeunes trans en Suisse francophone

En Suisse francophone, les jeunes trans et leurs familles ont commencé à être visibles et à faire des demandes de soins autour de 2015 (données non publiées de la Fondation Agnodice[1]). À ce jour et à notre connaissance, aucune étude n’a enquêté sur leurs expériences de vie et aucune information épidémiologique n’est disponible. Cependant, des services sociaux et de santé commencent à s’organiser. Au moment de la récolte des données pour notre recherche (2017-2018), les soins médicaux transaffirmatifs tels que les bloqueurs de puberté et l’hormonothérapie étaient difficilement accessibles pour les moins de 18 ans.

Afin de documenter cette situation émergente, un projet de recherche-action, en partenariat avec la Fondation Agnodice, a été développé. Le projet comprend une phase de collecte de données ainsi que des retours aux personnes concernées et une collaboration avec l’organisme tout au long du projet. Il a été réalisé de décembre 2017 à mai 2019. Pour la collecte des données, le protocole de recherche de la recherche Stories of Gender Affirming Care: Learning from Children, Youth and Their Families[2] a été adapté. Ce projet étudie les expériences des familles qui ont accès aux cliniques spécialisées pour hormonothérapie. La Suisse romande n’ayant pas, au moment de la recherche, ce type de cliniques, nous avons documenté l’expérience des familles à travers le réseau de la Fondation Agnodice. Un retour aux familles, ayant ou non participé à la recherche, a été fait en avril 2019 et a permis de valider nos résultats.

Méthode

Un protocole de recherche qualitatif s’inspirant de la théorie ancrée (Strauss et Corbin, 1990) et de la recherche participative, et respectant également le code d’éthique de l’Association professionnelle canadienne pour la santé transgenre (CPATH) pour la recherche auprès des personnes trans (Bauer et al., 2019), a été utilisé. Pour rejoindre une population encore peu nombreuse[3], nous avons procédé à échantillonnage de convenance via la Fondation Agnodice, qui organise un groupe de soutien de parents, ainsi qu’à un échantillonnage en boule de neige. Nous avons mené 20 entrevues d’environ une heure et demie. Les dyades familiales, jeune et parent, étaient rencontrées séparément, 10 parents et 10 jeunes, lors d’entrevues semi-directives abordant le développement de l’identité trans et le dévoilement public, le vécu quotidien dans la famille, les expériences à l’école, les relations avec les pairs, la santé mentale et physique, l’accès versus les obstacles d’accès aux soins liés à la transition de genre, les rapports avec le monde de la santé en général et les besoins actuels. Les parents cisgenres ont été interviewés par une femme cisgenre d’âge moyen, et les jeunes ont rencontré une jeune femme trans adulte. Cette façon de procéder visait à faciliter le développement du dialogue et de la confiance.

Les données retranscrites sous forme de verbatims ont fait l’objet d’une analyse inductive. Une lecture en profondeur des entrevues, et un codage « ligne par ligne » a constitué la première étape de l’analyse qui a permis de ressortir des thèmes importants, tant dans les entrevues avec les jeunes qu’avec leurs parents. Une fois les thèmes identifiés dans les deux groupes d’entrevues, les données ont été mises en dialogue afin de permettre la comparaison constante entre, d’une part, les discours des jeunes entre eux et, d’autre part, ceux de chaque famille. Ces outils d’analyse s’inspirent de la théorie ancrée (Strauss et Corbin, 1990). Le logiciel MAXQDA a été utilisé pour structurer les données.

Participants et participantes

Les parents, la plupart manifestant une forte motivation à participer à l’étude, souhaitaient faire entendre leur voix. Leur objectif était d’améliorer une situation perçue comme étant problématique, avec trop peu d’aide et de ressources. Les jeunes souhaitaient aider les autres jeunes trans et faire évoluer la situation.

Les familles interrogées proviennent de milieux socio-économiques moyens à moyens supérieurs. La composition des environnements familiaux est diversifiée : 4 jeunes vivent avec leurs deux parents, 1 vit avec sa mère et son beau-père, 1 avec son père, 3 avec leur mère et 1 avec d’autres membres de sa famille. Sur les 10 jeunes, 6 ont des frères et soeurs. L’origine culturelle des familles est aussi assez représentative de la Suisse, avec 5 familles suisses et les autres composées d’au moins une personne provenant de la migration. Deux familles se décrivent comme religieuses pratiquantes. L’âge des parents varie entre 29 et 53 ans, la majorité ayant entre 45 et 53. L’âge des jeunes trans et des enfants trans varie entre 8 et 21 ans, avec un âge médian de 15 ans. Le genre autoidentifié des jeunes est majoritairement masculin, avec 3 garçons, 2 hommes trans, 2 genderqueer/hommes trans et 3 filles/femmes.

Dire l’envie de mourir

La thématique de la mort a été abordée avec tous les participants et participantes. Si les jeunes n’abordaient pas la question spontanément, il leur était directement demandé si elle ou il avait déjà eu des pensées suicidaires et commis des tentatives de suicide. Il en ressort qu’au moment de l’entrevue six jeunes sur dix se débattent depuis de longs mois, voire des années, avec des pensées suicidaires et un état dépressif important. Pour la plupart, l’intensité de ce mal-être a motivé une ou plusieurs hospitalisations dans des établissements de soins psychiatriques. Deux ont fait plus d’une tentative de suicide et cela, dès la puberté vers 12-13 ans. Les jeunes parlent toutefois plus souvent en termes « d’envie de mourir » que de suicide et tous rapportent avoir déjà eu envie de mourir. Les pratiques autodestructives qui sont associées par les jeunes à une gestion de leur douleur psychique sont encore plus fréquentes. Huit jeunes rapportent des automutilations et expliquent que ces pratiques autoagressives servent à se calmer, à bloquer l’idée encore plus envahissante de la mort.

Les jeunes racontent tous et toutes que l’envie de mourir est, dans les moments de crise et de désespoir, une manière de gérer la douleur. Ainsi le rapporte Ken, qui lutte depuis ses 15 ans contre une profonde dépression associée à une dysphorie corporelle :

Y’avait trop de douleur, c’était beaucoup trop de douleur pour moi, pour pouvoir vivre avec, ça devenait beaucoup beaucoup beaucoup trop, et j’arrivais plus à avancer chaque jour avec cette douleur au fond de moi. J’avais juste envie que ça arrête […] [Cette douleur] venait en partie, du fait, que je suis trans. Et que je me sentais pas du tout à l’aise avec mon corps. Je détestais mon corps, je me détestais.

Il y a des moments où je ne me sens pas bien du tout, j’ai juste envie par exemple de… de… de couper ma poitrine quoi, enfin des trucs assez violents.

Ken, 19 ans

La figure 1 résume les niveaux d’importance des principales problématiques de santé mentale, hospitalisations et absentéisme scolaire de l’échantillon.

Figure 1

Santé mentale, hospitalisations et absentéisme scolaire

Santé mentale, hospitalisations et absentéisme scolaire

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Lorsque l’on recoupe les informations provenant des jeunes avec celles de leurs parents, il semble évident que ces souffrances psychiques sont au coeur des vies de ces familles. Dans les propos des parents, la peur du suicide, l’inquiétude en lien avec la dépression, les pratiques autodestructives et le suicide prennent bien plus de place que la question du genre. D’ailleurs, dans certains cas, le dévoilement de soi comme personne trans est vécu comme un soulagement et une explication du mal-être plus que comme un problème en soi. Pour les parents, c’est enfin une compréhension qui suscite l’espoir d’une sortie du mal-être dans lequel ils ont vu leur enfant s’enfoncer au moment de la puberté.

Comprendre l’envie de mourir dans le parcours des ados trans

Le moment de la puberté est le plus souvent associé à l’apparition d’une dysphorie de genre ainsi que de très fréquents sentiments dépressifs et comportements autodestructeurs qui en sont les manifestations usuelles. La puberté est aussi, pour notre échantillon, un moment crucial dans le processus identitaire où le profond sentiment de la différence s’ancre dans une expérience corporelle du genre. Ainsi, comme l’explique Neto, au moment de la puberté, le mal-être s’installe. Il est accompagné d’un sentiment de compréhension de soi, mais aussi de profonds questionnements, doutes et même espoir que ce mal-être se dissipe. Puis, face à l’impossibilité de ne pas être trans et l’inévitabilité d’une acceptation de soi comme personne trans, les changements corporels sont envisagés. À mesure que le nouveau genre est investi et socialement exprimé, le mal-être avec le corps et son image sociale diminue. Le jeune se confirme alors progressivement dans la justesse de son parcours trans et comprend de manière expérientielle et phénoménologique qu’elle ou il est sur sa voie, car elle ou il éprouve moins de souffrance et moins d’envies de mourir. Elle ou il ressent que ça va mieux et que le seul choix possible est d’assumer sa transitude.

Je pense, c'est vraiment au moment de la puberté vraiment où... J'ai vraiment commencé à sentir ce mal-être, quoi. (…) Et j'ai compris en fait aussi qu'avec les formes qui commencent à venir, j'aurais pas le corps que moi je me projetais.

Et pis au début, ben j'ai cru que ça allait être comme ça. Au début, je me suis dit que j'allais me faire à ça [être une fille]. J'ai pas le choix, en fait. Je dois, je suis une fille, je suis née fille, je dois être comme ça et pis euh... Ben ouais, heureusement que j'ai réussi un peu à contrer cette idée. Parce que maintenant, je suis énormément mieux dans mon corps.

Neto, 17 ans

Ces moments de profond désespoir et de souffrance psychologique sont associés principalement à deux circonstances en rapport avec le parcours de vie typique des jeunes trans et en lien avec l’affirmation identitaire : (a) la phase avant de pouvoir se révéler à soi-même et (b) celle dans laquelle l’accès aux traitements et aux transitions sociales et/ou médicales est difficile et perçu comme dénié. La première phase se situe généralement à la puberté, début de l’adolescence, moment où quelques jeunes n’ont pas encore réussi à saisir, accepter leur identité ou y mettre des mots. À ce moment-là, la dysphorie est souvent très forte, mais encore non associée explicitement à une identité trans. Les jeunes souffrent d’une douleur incompréhensible et donc particulièrement anxiogène. Comme le dit le père de Ken, qui se bat contre une très importante dépression depuis des années : « S’il avait su plus tôt, il serait allé moins loin, dans... le trou si on veut. Moins enfoncé, et il aurait moins à remonter aussi derrière. »

La deuxième phase suit le moment où les jeunes ont enfin osé en parler et demandent de l’aide pour leur transition. À ce moment-là, si l’accès aux traitements est difficile ou impossible, la dysphorie de genre s’amplifie. Ainsi, lorsqu’on demande à Raphaël (21 ans) ce qui le maintenait en dépression, il répond simplement « parce qu’ils voulaient pas que je fasse l’opération ». Les jeunes perdent alors espoir et l’acte d’autoagression devient une manière d’extérioriser, de pleurer la souffrance et de l’apaiser.

Comment décrire la douleur mentale… J’étais juste tellement pas bien que je me demandais ce que je pouvais faire pour aller mieux, en fait. J’avais… j’avais des pensées noires, je voulais pas mourir, mais je me sentais tellement pas bien que je me roulais en boule et j’pleurais, j’pleurais, j’pleurais, pis j’avais tellement plus envie de faire ça que j’ai fait ça [tentative de suicide].

Kyo, 15 ans

Ces sentiments peuvent aussi s’amplifier en raison d’une « culpabilité », une « honte » d’être trans ou la peur de blesser son entourage. Nina (16 ans) pense qu’elle a « une dette de vie » reliée au fait d’être différente, ce qu’elle associe à l’envie de mourir.

C’est à la fois une envie d’arrêter de souffrir, à la fois une idée un peu comme si euh, comment dire… comme si j’avais une sorte de dette et que…, que le seul moyen de la payer c’était en souffrance. […] c’est des fois ce que je pense quand j’ai cette envie de mourir.

Dans le même sens, Alessia (15 ans) parle de faute, « parce que je croyais que c’était ma faute…, tout ce qui m’était arrivé [harcèlement, discorde parentale]. C’est ça, je croyais que c’était ma faute, alors je me punissais ».

Se révéler à soi, aux autres et obtenir du soutien

Le fait de se révéler à soi-même est rapporté comme le premier pas nécessaire pour sortir de la douleur psychique. Les jeunes associent ces moments à une importante diminution de leur mal-être et au début de l’atténuation des envies de mourir.

Le jour où vraiment, en fait, moi, le jour où je me suis fait mon coming out à moi-même, enfin où je me suis dit ok, t'es trans, vraiment, je me suis dit ça. Enfin, je sais maintenant que je suis comme ça, soit j'affronte, soit... Et je me disais j'ai juste pas la force, je pensais pas avoir la force d'assumer ça, de vivre ça, mais, au final je suis très content du chemin que j'ai fait enfin, juste d'avoir pris le taureau par les cornes, juste d'être arrivé où j'en suis.

Neto, 17 ans

La possibilité d’avoir l’écoute et le soutien des personnes significatives est essentielle. Comme le dit Elio, parler aux personnes significatives a comme effet de se libérer d’un poids, d’accepter son parcours trans et de commencer à s’aimer.

Ça m’a libéré. Du coup, enfin, j’ai beaucoup beaucoup pleuré. Et j’ai beaucoup… j’me suis attaché à moi-même en même temps de le dire, quoi. Ça m’a fait réaliser que… que c’était vrai, que c’était là et que c’était pas juste quelque chose qui… qui… qui trottait dans ma tête, quoi.

Elio, 18 ans

Par ailleurs, le soutien parental est explicitement identifié par les jeunes comme un facteur fondamental de protection. Elles et ils expliquent comment les réactions des parents et de la famille ont un impact direct sur leur vécu. Les parents cheminent dans des phases variables d’acceptation et de soutien; or, les jeunes sont sensibles à ces variations et aux dissensions familiales qui peuvent en résulter. Comme le dit Kyo :

- Alors, ma maman, elle m’a soutenu tout de suite, elle a commencé par m’appeler par mon prénom de garçon, et cetera. Elle m’a tout de suite aidé et puis, voilà, après elle a arrêté parce que le psy disait qu’il fallait pas, puis, après, elle a recommencé, puis elle a arrêté parce que mon père voulait pas puis… (ton de découragement) Voilà, ça été très long.
- Puis ça, t’as vécu comment?
- Très dur! À chaque fois qu’elle arrêtait, je me sentais tout seul! Vraiment tout seul face au monde! Et puis, ça me décourageait totalement.

Kyo, 15 ans

Mais la protection n’est pas dirigée seulement des parents vers leurs enfants; les jeunes se sentent également responsables envers les personnes significatives de leur entourage. Lorsqu’ils reconnaissent l’importance de ces liens, ils rapportent retenir leurs envies de mourir pour ne pas les blesser.

J’avais envie, mais je l’ai pas fait parce que j’ai pensé un peu après à ce que je laissais derrière moi, j’avais pas envie de rendre les gens tristes en fait, ma famille, j’avais pas envie qu’ils soient tristes à cause de moi.

Richard, 14 ans

Finalement, l’estime de soi est rapportée comme facteur de protection. Ainsi Elio, qui a fait le cheminement d’affirmation de genre, qui s’accepte et se sent accepté, nous dit :

J’y ai songé, tout ça [au suicide]. Je sais que j’allais jamais le faire. Parce que j’avais quand même une estime de moi trop forte pour le faire.

Elio, 18 ans

Envie de mourir et parcours de combattant contre les structures de soin non adaptées

L’accès aux traitements de confirmation de genre est désiré par tout l’échantillon âgé de 12 ans et plus, mais cette accessibilité est perçue comme un processus trop long et compliqué. Les jeunes souhaitent des traitements hormonaux, les jeunes trans masculins souhaitent une chirurgie du torse et les filles trans souhaitent des chirurgies génitales. Mais dans le contexte suisse où les traitements médicaux de retard de puberté n’ont pas été une option pour la plupart de ces jeunes, où l’attente pour avoir accès à l’hormonothérapie après la puberté est longue et semée d’une démultiplication de tests, le découragement est très présent. Le manque d’accès aux soins de confirmation de genre et des mésadaptations du système médical apparaissent comme une explication plausible et raisonnable du désespoir des jeunes et de leur suicidalité.

De plus, quand les jeunes vont mal, font des tentatives de suicide ou vivent des épisodes de grave dépression avec risque suicidaires, elles ou ils se retrouvent alors dans des institutions psychiatriques. Or, c’est précisément dans ces lieux que des expériences de maltraitance ont été les plus souvent rapportées. Rappelons que la moitié des jeunes de notre échantillon s’est retrouvée en milieu hospitalier au moins une fois pour dépression et conduites autodestructrices comme l’automutilation, les troubles alimentaires, les menaces ou tentatives de suicide. L’expérience lors des hospitalisations en institutions psychiatriques est très négative. Il y a consensus entre les récits des jeunes et des parents qui rapportent : des expériences répétées de mégenrage volontaire dans les soins et les milieux de vie, le déni de l’identité trans et des besoins spécifiques qui y sont reliés, une méconnaissance et incompréhension des problématiques trans, le refus de parler de la transgenralité dans les suivis psychothérapeutiques ou la croyance du personnel soignant que l’identité de genre est une conséquence des difficultés psychiques (et non l’inverse, selon les recherches récentes). Ces situations ont augmenté les pensées suicidaires et, dans certains cas, les parents ont dû intervenir et menacer de retirer leurs enfants. L’expérience de Ken est représentative des propos recueillis :

Pendant un mois et demi environ, j’ai dû me battre, chaque fois que je voyais la psychiatre, chaque jour, pour pouvoir parler de ça, parce qu’ils ne voulaient pas que j’en parle. À chaque fois que je m’énervais et je leur disais vous voyez pas que ça va m’aider? Pourquoi, pourquoi vous arrêtez alors qu’avant ils m’écoutaient et ils faisaient en sorte que... Chaque fois je leur disais mais ça va m’aider, ça va m’aider, ça va m’aider. Et puis finalement, ils pensaient que je faisais un caprice, puis chaque fois que je m’énervais, ils me disaient « Calmez-vous, madame ». Et puis moi je pétais encore plus un câble! C’était horrible, j’en avais marre! C’était un moment où j’avais encore plus d’idées suicidaires qu’avant. Ça m’a fait replonger, en fait, ce qu’ils ont fait. J’avais envie, j’avais envie de, de... Le truc, c’est que j’en avais tellement marre de la réalité, et de ce que… Je voulais m’arracher les yeux, je voulais me les percer et tout, je voulais à nouveau me tuer. C’était horrible, c’était horrible!

Ken, 19 ans

Les parents corroborent les propos des jeunes et s’inquiètent. Ils observent que ces attitudes ont des effets négatifs sur la santé de leurs enfants, alors qu’ils attendaient des hospitalisations en psychiatrie une amélioration de la santé mentale de leurs jeunes. Les parents soulèvent le manque de formation du personnel soignant et les potentiels dangers, en conséquence, pour le bien-être de leur enfant.

La colère, il… il la retourne contre lui. Parce que y’a eu… deux, enfin, un séjour où il était justement en psychiatrie, il y avait une des infirmières qui… persistait et pis, vraiment pour moi c’était de la malveillance parce qu’elle lui disait bonjour, Mademoiselle. Alors qu’elle aurait très bien pu dire bonjour tout court. Et euh… en fait, bah voilà, il y a plusieurs fois où il a mis des coups de poing dans les murs… Enfin, il l’a pas dit sur le moment […] ça l’affectait beaucoup beaucoup… et puis à un moment donné, j’ai dit j’le ramène [à la maison] parce qu’il est en dépression, mais si c’est pour que ça s’aggrave, parce qu’au final… voilà, vous l’appelez mademoiselle ou j’sais pas quoi, moi, j’signe une décharge et puis il sort… j’vais dire, ç’a pas de sens, quoi.

Père de Richard, 14 ans

L'attitude du personnel soignant, notamment dans le domaine de la psychiatrie, est identifiée par les participants et participantes comme une des sources principales de désespoir et un facteur nuisant à l’accès aux soins. La persistance, dans ce domaine, de théories pathologisantes sur la transidentité et le maintien de pratiques maltraitantes sont pointés du doigt par les familles. Les jeunes se sentent parfois obligés de raconter des récits qui ne leur correspondent pas pour pouvoir obtenir de la considération, en tant que personnes trans, et avoir accès aux traitements.

- C’est quoi qui est le plus dur et c’est quoi qui va mieux?
- Se battre contre les médecins pour avoir, pour prouver qu’on est trans… […]
- Ok, donc tu me dis que… au fond, t’es obligé de faire semblant de ressembler à un stéréotype masculin pour que ça marche?
- Voilà, c’est ça! Je pense que la plupart des FTM te le diront mais, on a tous eu des poupées et on a aimé jouer avec. Mais ça n’empêche qu’on est des garçons quand même.
- Est-ce que vous vous sentez obligé de mentir?
- Oui. Pour être sûr que, qu’il y ait pas de questionnement du médecin qui dise « Ah donc si vous aviez ça… Ça veut dire que vous l’êtes pas, donc que vous aurez pas le traitement, et cetera ».

Kyo, 15 ans

Comprendre l’envie de mourir en contexte d’oppression développementale

L’expérience des premières familles suisses ayant des jeunes qui font leur dévoilement public comme personnes trans et qui demandent des traitements pour la dysphorie de genre semble difficile. Ces jeunes et leurs familles font face à de nombreuses sources d’oppression. Les jeunes, dans une phase développementale de construction de soi, réagissent à cette situation par une profonde détresse psychique, le désespoir et, souvent, l’envie de mourir. Cette envie de mourir est perçue comme une solution à la charge insurmontable qui est la leur : se penser comme une personne trans, oser le dire, affronter les autres, se battre contre les médecins pour obtenir un peu d’écoute, se battre encore pour être correctement genré ou genrée, ne pas avoir accès à temps aux traitements qui sont accessibles ailleurs.

Nos données corroborent les travaux sur le développement des identités trans, sur la place qu’occupe la puberté comme moment d’intense souffrance, sur l’importance du soutien et de la reconnaissance et sur la nécessité de l’accès aux soins (Turban et Ehrensaft, 2018; Pullen Sansfaçon et al., 2018). De manière générale, et non spécifiquement pour les jeunes trans, le développement de l’identité, comme le proposent Kunnen et Bosma (2006), est un processus relationnel et donc aussi dynamique. Si l’on applique cette idée au vécu spécifique des jeunes trans, il apparait que leur développement identitaire se construit dans des situations d’oppressions continuelles qui les nient à plusieurs niveaux. Ces oppressions, de la non reconnaissance et invisibilité (Namaste, 2000) au mégenrage en passant par les discriminations directes et les obstacles dans l’accès aux soins, pavent les parcours des jeunes trans qui vivent, comme en Suisse, dans un environnement qui les a niés dans leur possibilité d’existence et où l’accès aux soins à temps, c’est-à-dire à la puberté stade de Tanner 2 (Turban et Ehrensaft, 2018), est encore un enjeu. Elles se cumulent dans une construction dynamique et profondément relationnelle, car le manque de reconnaissance dans le regard des autres est ce que les jeunes vivent lorsqu’ils sont mégenrés, sans accès aux bloqueurs de puberté, ils risquent de continuer à l’être.

À l’opposé, c’est dans la qualité des relations que les jeunes trouvent un chemin pour ne plus avoir envie de mourir. L’attachement est fondamental, un lien des autres avec soi qui est expérimenté dans le soutien familial, de soi avec les autres et, finalement, de soi avec soi qui s’exprime dans un sentiment positif et d’estime de soi. Comprendre l’envie de mourir chez les jeunes trans nous semble donc nécessiter de penser les jeunes dans les possibilités qui leur sont offertes de construire des liens forts et de pouvoir actualiser leur identité de genre dans le réel, soit par l’acceptation de leur identité par l’entourage et l’accès aux traitements de confirmation de genre lorsqu’ils sont désirés (Medico et Pullen Sansfaçon, 2017).