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Une gravure datant du xvie siècle (figure 1) a été insérée dans le documentaire intitulé Two-spirits de Lydia Nibley, réalisé en 2009. Cette représentation de la mise à mort d’Autochtones ordonnée en 1513 par l’Espagnol Núñez de Balboa est désormais entrée de plain-pied dans le champ des études transgenres. Celle-ci pose le problème de l’« invention » de la notion d’un troisième genre en Occident, en particulier pour ce qui concerne le contexte autochtone américain[1]. Des textes aux images, ce sont les idées de « sodomite », « travesti » ou « hermaphrodite » qui sont mobilisées pour le Nouveau Monde. Depuis Michel Foucault (1976-1984), les recherches ont permis de retracer l’archéologie de la catégorie moderne de « sexualité », et donc la mise en place d’une distinction physiologique des genres en Occident. Cependant, son étude à un niveau global ou, en d’autres mots, son inscription dans une histoire coloniale, n’a pas fait l’objet de recherches approfondies. La présente enquête à deux voix, menée par une historienne de l’art et un historien des religions[2], entend reconstituer l’histoire de la constitution de la catégorie de bisexualité dans les Amériques, à la croisée de ce que nous désignerions aujourd’hui culture, science et religion, à partir de l’analyse du massacre ordonné par Núñez de Balboa.

Le motif littéraire et iconographique de ce massacre compte parmi les images les plus connues de la Leyenda negra. Si nous connaissons les premières occurrences du motif littéraire et iconographique de l’exécution par Balboa des « hommes habillés en femme », force est de constater que, en dépit des excellentes recherches faites par les spécialistes, l’histoire de sa mise en image demeure encore peu étudiée[3]. Pour retracer cette histoire, nous utiliserons des mots et des images employés à l’époque. Il sera moins question de chercher des personnes ou des faits derrière les textes et les illustrations, que de déconstruire une figure de l’Autre (voir Mason, 1990).

Du réel à l’imaginaire, de la science à la fiction, les premiers contacts entre l’Europe et les Amériques donnèrent lieu à des traductions et à des analogies. Une histoire à voie unique, écrite par les colons, se fraya un chemin dans ce chaos. Des éléments qui résistaient à l’interprétation, comme les « hommes habillés en femme », irréductibles, inclassables, voire incompréhensibles, furent ainsi ramenés par les chroniqueurs et les graveurs à des images connues. Le concept d’« hermaphrodite » fut déplacé de l’antique vers l’exotique, pour permettre de nommer, sinon d’appréhender, une réalité nouvelle. Des motifs anciens furent ainsi repris pour assimiler le nouveau, l’insaisissable.

Le massacre ordonné par Núñez de Balboa

Une fameuse gravure d’illustration de la fin du xvie siècle montre huit hommes assistant à une mise à mort (figure 1)[4].

Figure 1

Valboa Indos nesandum sodomiae... (planche xxii), Théodore de Bry, Grands voyages, [iv. Benzoni], titre complet : Benzoni, Hieronymus (1594). Americae pars quarta, Francofurti, p. 193.

Fondation Martin Bodmer – Numérisation Bodmer Lab., Université de Genève

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Ils sont vêtus tandis que les victimes sont nues; les plumes et panaches qui ornent leur casque et chapeau, à la mode européenne, font contraste avec l’environnement exotique et le perroquet qui, dans le fond de l’image à droite, se tient juché sur le toit d’une cabane longue. Ils se tiennent tranquilles, leur tête délicatement inclinée vers le bas, leur arme négligemment posée sur l’épaule, leurs yeux mi-clos. Au centre, deux personnages discutent, l’un d’eux désignant la scène qui se déroule sous leurs yeux : ils commentent (et surveillent) la chose qu’ils ont ordonnée. Conformément aux conventions du théâtre de cruautés, ce qui se passe au premier plan appartient au régime du monstrueux : une tête arrachée de son corps, bouche béante, invite les spectatrices et spectateurs de la gravure à entrer dans la scène. Cinq chiens accomplissent le massacre : l’une des victimes, au centre, les bras écartés, tente encore de se débattre; une autre, à droite, allongée, est en train de céder sous les crocs des animaux-bourreaux. On comprend que l’une et l’autre seront bientôt déchiquetées et que leurs corps, à l’image de ceux qui jonchent le sol à côté d’elles, ne seront bientôt plus que des cadavres éventrés, dont seules les côtes saillantes seront reconnaissables.

À cette image correspond une histoire : en septembre 1513, une flotte dirigée par l’Espagnol Vasco Núñez de Balboa entre dans la mer des Caraïbes et arpente l’isthme de Panama. Débarqués sur la terre ferme, le conquistador et ses hommes pénètrent dans la province du cacique Quarequa, où ils accomplissent l’une des interventions les plus brutales de l’histoire des relations entre Europe et Amériques (Gruzinski, 2003, p. 55). Dans son De orbe novo, l’humaniste italien Pierre Martyr d’Anghiera raconte pour la première fois comment la troupe de Balboa avait cherché à noyer dans le sang les Autochtones infectés d’une « sexualité infâme » (nefanda infecta venere) (Martyr d’Anghiera, 1907, p. 225; Martyr d’Anghiera, 1516). Non seulement Quarequa était entouré d’hommes nus, mais son frère « était vêtu comme une femme, et autour de lui plusieurs courtisans vêtus de même partageaient, au dire des voisins, la même passion[5] » (Martyr d’Anghiera, 1907, trad. de P. Gaffarel, p. 225). Les premiers – Pierre Martyr d’Anghiera en dénombre six-cent – furent transpercés de flèches et les seconds, à savoir quarante « hommes habillés en femme » (foemineo amictu), furent « déchirés par les chiens ».

L’illustration du massacre ordonné par Balboa appartient à la vaste collection des Grands voyages, parue entre 1590 et 1634. Il s’agit d’une compilation, en plusieurs volumes, de différents textes illustrés et édités, du moins en partie, par Théodore de Bry, un protestant né à Lièges et émigré à Francfort[6]. Chacun des volumes reproduit le texte d’un auteur et se trouve richement illustré.

À la suite des volumes contenant les textes de Hans Staden et de Jean de Léry sur le Brésil, et celui de Christophe Colomb sur les Caraïbes, le quatrième tome revient à Girolamo Benzoni. Rentré d’un périple en Amérique centrale et dans les Caraïbes, Benzoni écrit une Historia del nuovo mondo parue pour la première fois en 1565, qui traite aussi bien de Christophe Colomb que de la traite négrière et de la conquête du Pérou.

La planche xxii de cet ouvrage de Benzoni porte le titre : Valboa Indos nefandum Sodomiae scelus committentes, canibus obijcit dilaniandos (« Balboa jeta aux chiens, pour en être dépecés, les Indiens coupables du crime indicible de Sodomie », figure 1).

Chez De Bry, le texte n’est pas tiré de Pierre Martyr d’Anghiera, mais de Francisco Lopez de Gomara qui, dans son Histoire générale des Indes (1552), raconte comment Vasco Núñez de Balboa fait brûler vifs les « sodomites » rencontrés au sud de l’Amérique centrale; les indigènes, ayant eu vent de cette affaire, lui amènent d’autres « sodomites » qui étaient des nobles, les gens du peuple ignorant, dit-il, cette pratique; les Espagnols les font dévorer par les chiens (Lopez de Gomara, 1605, p. 220). Un peu plus loin, le récit de Lopez de Gomara rapporte que Núñez de Balboa livra d’autres « sodomites » aux chiens et en fit torturer deux (p. 224-225). L’auteur affirme pour sa part que les hommes de toute cette région sont très adonnés à la « sodomie » et que certains sont habillés en femmes (p. 239). Contrairement à ce qui est mentionné dans le document de Pierre Martyr d’Anghiera, le mal est ici explicitement nommé, soit le crime de sodomie. Dans l’édition espagnole, les hommes habillés en femme, courtisans qui entourent le frère de Quarequa, sont désignés comme « hermaphrodites », alors que, dans la traduction française de 1605, on les appelle « bardaches ». Ce qui rend extraordinaires l’illustration et le texte de De Bry, c’est qu’on y trouve, pour la première fois dans la littérature de voyage sur les Amériques, le mot « hermaphrodite » associé à des images de mise à mort brutale[7].

La question de l’appellation des Autochtones tués par Balboa, de même que celle de leur représentation, pose problème. C’est pourquoi, avant de poursuivre l’étude du motif littéraire et iconographique du massacre effectué par Balboa, il convient de s’arrêter sur l’usage des mots « hermaphrodite » et « bardache ». Pour le premier, il s’agit d’un terme emprunté à la poésie latine, ce qui revient à dire la traduction, d’une culture vers une autre, d’un mot arraché à son contexte antique. Dans les dictionnaires de l’Ancien Régime, par exemple celui de Furetière (1690), « hermaphrodite » est synonyme d’« androgyne » et signifie « celuy qui a les deux sexes et les deux natures de masle et de femelle » (cité dans Ronzeaud, 1982)[8]. À cette époque, « les fables des Anciens » étaient connues de toute personne lettrée; elles faisaient partie de l’éducation et de la culture générale (Starobinski, 1989). Quand on disait « Hermaphrodite », on pensait naturellement à Ovide qui, au livre IV de ses Métamorphoses, rapporte l’aventure de ce fils d’Hermès (Mercure) et Aphrodite (Vénus). La nymphe Salmacis, prise pour lui d’un désir furieux, fit le voeu que leurs deux corps s’unissent, ce qui fut accordé[9]. De leur étreinte transformée en fusion résulta un être bisexué et tout à la fois ni d’un sexe ni de l’autre (utrumque ne utrum).

L’« hermaphrodite » avait acquis une signification supplémentaire et fort répandue auprès des naturalistes du xvie siècle. En contexte médical, on entendait par ce terme un être anormalement doté de deux sexes[10]; les animés bisexués entraient dans la catégorie des monstres et prodiges, dont il exista de nombreuses représentations dès le xvie siècle.

En image, aussi bien l’Hermaphrodite d’Ovide (par exemple dans l’illustration d’Hermaphrodite et Salmacis de Jean Mathieu, Les Métamorphoses d’Ovide, Paris, Veuve Langelier, 1619) que les monstres des naturalistes (parmi plusieurs représentations de bisexués chez Ambroise Paré, voir Oeuvres, Paris, Gabriel Buon, 1579) pouvaient être représentés par une figure composée de deux corps joints en leur centre[11].

Dans une tradition qui se réclame de l’antique, le prodige était un signe de nature divinatoire : il servait à montrer quelque chose aux hommes (monstrer en moyen français, monstrare en latin) (Céard, 1977). Le monstre de l’Ancien Régime était une catégorie ouverte, ni positive ni négative en soi, et on parlait de « beaux monstres »[12]. L’hermaphrodite, comme monstre, pointait les limites d’une loi naturelle relevant du sexe, à une époque où le genre n’était pas encore l’objet de débats[13]. Or, dans un article, Rolker (2014) montre comment les concepts d’« hermaphroditisme » et « sodomie », bien distingués dans le droit canonique au Moyen Âge, ont évolué à partir du xvie jusqu’à devenir progressivement des formes répréhensibles de déviances sexuelles. À cette époque, aucun troisième genre n’était théorisé et la transgression des limites entre masculin et féminin en Occident était soit punie, soit risible. « Sodomite » était une accusation violente portée à l’encontre d’un ennemi politique ou religieux et désignait, comme toute atteinte portée « à l’honneur de la société virile », un crime passible de la peine capitale[14] (Tamagne, 2001). « Hermaphrodite », pour sa part, pouvait aussi s’inscrire dans un contexte polémique ou revêtir une coloration négative et signifier l’efféminé, le vicieux, voire même l’homosexuel ou le libertin.

En plus du mot emprunté à la littérature classique, les premiers voyageurs, missionnaires et soldats, cherchent aussi à retranscrire phonétiquement des termes venus d’ailleurs, mais leurs significations sont détournées. Par exemple, le mot français bardache (d’où est tiré l’anglais berdache) provient de l’italien berdascia, lui-même tiré, via l’arabe bardaj, du persan barah et renvoie à l’idée d’« homme entretenu » ou de « prostitué[15] » (Angelino et Shedd, 1955, p. 121).

Pierrette Désy a montré comment les tribus indigènes de l’Amérique du Nord usaient de termes spécifiques pour distinguer les « transvestis » en fonction de leurs spécificités; elle souligne comment nous nous trouvons parfois renvoyés à une « notion de passage d’un statut à un autre, après qu’une vision, des rêves, des révélations ou des signes eurent mis en évidence le caractère irrévocable d’une destinée beaucoup plus que d’une fatalité » (Désy, 1978, p. 7). Alors que les mots autochtones auraient traduit une idée de passage, leurs usages ou l’emploi d’homologues européens maintenaient l’acception antique de fusion de masculin et féminin (hermaphrodite, androgyne, homme-femme). Ainsi, dans la littérature des colons français, « bardache » (que les ethnologues, y compris anglophones, ont tendance à transcrire « berdache ») désignait « indifféremment l’homosexuel, le bisexuel, l’androgyne, le travesti, l’hermaphrodite ou l’eunuque » (Désy, 1978, p. 7-8).

Les « hermaphrodites » de Théodore de Bry

Le texte décrivant le massacre ordonné par Núñez de Balboa n’a pas tardé à trouver son pendant iconographique, comme nous l’avons vu chez De Bry (figure 1). Dans la légende accompagnant cette gravure, il n’est pas question d’« hermaphrodites » et l’image ne représente pas des hommes habillés en femme. Les hommes déchiquetés ne sont pas représentés comme des monstres, ils n’ont qu’une tête, un corps sans surprise et, bien qu’il soit couvert, on devine qu’ils n’ont qu’un sexe – masculin. Leur mise à mort pourrait faire penser à certains motifs de l’iconographie classique (gréco-romaine), où sexualité et massacre se conjoignent : ainsi les jeunes Thébains enlevés par la Sphinge, ou Actéon dévoré par ses propres chiens[16]. Les « hommes habillés en femmes » de De Bry sont eux aussi des proies pour des bêtes, dont on suggère qu’elles sont redoutables, sinon monstrueuses.

À y regarder de plus près, le dessin de leurs corps couchés au sol révèle des courbes élégantes; leurs membres, torses et jambes, légèrement allongés, de même que leurs cheveux mi-longs et ondulés, leur confèrent une beauté toute idéale (figure 1a). Ils sont représentés sous le registre de l’érotique, dans la veine de l’Hermaphrodite endormi du Musée du Louvre, réplique romaine d’un original grec du iie siècle avant notre ère, dont le matelas fut exécuté par le Bernin (avant 1620)[17].

Chez De Bry, cette beauté et cet érotisme (peut-être inspirés de l’hermaphrodite antique) deviennent encore plus étranges, voire inquiétants. Dans le coin inférieur gauche, les dogues dévorent le visage de deux personnages; l’homme et la bête semblent s’étreindre (figure 1b).

Figures 1a et 1b (détails)

Figures 1a et 1b (détails) (suite)

Valboa Indos nesandum sodomiae... (planche xxii), Théodore de Bry, Grands voyages, [iv. Benzoni], titre complet : Benzoni, Hieronymus (1594). Americae pars quarta, Francofurti, p. 193.

Fondation Martin Bodmer – Numérisation Bodmer Lab., Université de Genève

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Le massacre, selon De Bry, joue avec les codes de la danse macabre, mettant des animaux à la place des démons ou des morts. Le texte de Jean de Léry narrant son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil est, pour sa part, illustré d’une vue de la côte américaine peuplée d’hommes nus et de démons, de plantes exotiques et de bêtes étranges. Il s’agit de l’une des premières gravures représentant les Tupinamba de la Baie de Rio (figure 2).

Figure 2

Léry, Jean de (1580). Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, Genève, p. 235.

Bibliothèque de Genève, cote BGE fb 794w

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Certains démons chicanent les « sauvages » représentés, tandis que d’autres semblent prendre un malin plaisir en leur compagnie, comme celui que l’on voit couché auprès d’un homme sous le palmier au centre de la scène (figure 2a). Dans la gravure de De Bry, avec ces allusions visuelles à des amours inter-espèces entre hommes et chiens, la mort s’inscrit aussi bien dans le registre du beau, que de l’érotique et du démoniaque.

Figure 2a (détail)

Léry, Jean de (1580). Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, Genève, p. 235.

Bibliothèque de Genève, cote BGE fb 794w

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À l’intérieur des Grands voyages de Théodore de Bry, la scène du massacre ordonné par Balboa fait écho à deux autres scènes. On y trouve d’autres « hermaphrodites », mais dans une situation opposée : ils sont innocents, n’ont été accusés d’aucun crime, et les graveurs les représentent occupés à quelques tâches quotidiennes. La première de ces deux planches se trouve dans le deuxième volume. Elle illustre le récit de le Moyne de Morgues qui participa au second voyage de René de Goulaine de Laudonnière en 1564 en Floride, où il eut l’occasion d’observer des Timucua et réalisa sur place des dessins qui servirent de modèles à De Bry pour les illustrations du volume paru en 1591 (Lestringant, 2017, p. 180-181).

Dans cette illustration, les « hermaphrodites » n’ont rien de sulfureux ni de démoniaque (figure 3). Laudonnière, dans la version originale de son récit, les distingue des « sodomites » et, sans les condamner, décrit leurs fonctions sociales : ils transportaient des vivres et participaient aux missions diplomatiques (Poirier, 1996, p. 85). Plus loin dans le texte de Laudonnière, il est fait usage du genre féminin pour qualifier l’un de ces hermaphrodites : « Puis ayans un peu cheminé, nous rencontrasmes une Indienne du haut corsage, et hermaphrodite, laquelle nous vint au devant avec un grand vaisseau, plein de claire eau de fontaine […] » (Laudonnière, 1945, p. 82, passage commenté par Poirier, 1996, p. 85). De même, dans l’illustration, ils sont dotés des attributs caractéristiques de la « femme sauvage » : la semi-nudité, le pagne et les cheveux longs. Pour ce qui concerne la chevelure, elle recouvrait le plus souvent le corps des femmes (ce qui n’est pas le cas des hermaphrodites) en référence à la tradition iconographique des pénitentes hirsutes, telles Marie l’Égyptienne et Marie Madeleine. La chevelure dans la représentation de la femme était un symbole de sauvagerie et d’érotisme féminin (voir Petrella, 2019).

Figure 3

Hermaphroditorum officia (planche xvii), Théodore de Bry, Grands voyages [ii. Le Moyne de Morgues], titre complet : Le Moyne, Iacobo (1591). Brevis narratio eorum quae in Florida Americae…, Francoforti Ad Moenum, Typis Ioanis Wecheli, p. 67.

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Les attributs du féminin non civilisé (cheveux longs et semi-nudité) ont été combinés, par les graveurs, à un corps masculin et viril (torse musclé et mâchoires carrées). À l’encontre de la légende qui indiquerait une particularité anatomique (« Il y a là nombre d’hermaphrodites qui participent des deux natures… »), l’image ne présente aucune monstruosité ni de double appareil génital. Tout se joue autour du vêtement. Durant l’Ancien Régime, l’observation des attributs vestimentaires jouait un rôle crucial dans la littérature de voyage en vertu de l’analogie sémantique entre les mots habit (habitus en latin) et coutume (habitus) (Defert, 1987). Au moment de la construction de l’image de l’homme-femme par De Bry, l’hybridité des hermaphrodites américains passait donc par le vêtement et non par le corps : la biologie n’était pas encore un facteur discriminant.

L’autre illustration se trouve à nouveau dans le volume de le Moyne de Morgues. L’hermaphrodite y est représenté selon les mêmes codes : sur la gauche, on voit deux hommes aux cheveux mi-longs vêtus d’un pagne (figure 4). L’un d’entre eux porte un panier avec des bêtes de proie qui ont, pour certaines d’entre elles, été dépecées (figure 4a).

Figure 4

Ferinae, piscium & reliquae... (planche xxiii), Théodore de Bry, Grands voyages [ii. Le Moyne de Morgues], titre complet : Le Moyne, Iacobo (1591). Brevis narratio eorum quae in Florida Americae…, Francoforti Ad Moenum, Typis Ioanis Wecheli, p. 79.

Fondation Martin Bodmer – Numérisation Bodmer Lab., Université de Genève

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Figure 4a (détail)

Ferinae, piscium & reliquae... (planche xxiii), Théodore de Bry, Grands voyages [ii. Le Moyne de Morgues], titre complet : Le Moyne, Iacobo (1591). Brevis narratio eorum quae in Florida Americae…, Francoforti Ad Moenum, Typis Ioanis Wecheli, p. 79.

Fondation Martin Bodmer – Numérisation Bodmer Lab., Université de Genève

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Il ne s’agit cependant pas de chair humaine comme dans les « banquets cannibales », très répandus dans la littérature représentant les sauvages anthropophages en pleine action, par exemple dans les Singularitez de la France antarctique d’André Thevet (figure 5).

Figure 5

Thevet, André (1558). Singularitez de la France antarctique, Anvers, C. Plantin, p. 77.

Bibliothèque de Genève, cote BGE ca 705x 1

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Dans les Grands voyages de Théodore de Bry, les scènes de massacres d’Autochtones, comme celui ordonné par Balboa, font écho aux nombreuses représentations de banquets : tandis que les « sodomites » sont dévorés par des animaux (les dogues), les cannibales, tombés au rang de bêtes, consomment de la chair humaine (figure 6) (Lestringant, 1994).

Figure 6

Banquet cannibale, Théodore de Bry [iii. Staden-Léry], titre complet : (1592). America tertia pars, Francofurti, p. 159.

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À propos du massacre ordonné par Balboa, Pierre Martyr d’Anghiera écrit que les malheureux, effrayés par le feu des arquebuses, pensèrent que les Espagnols étaient armés de foudre et de tonnerre; ils ne résistèrent pas longtemps aux traits des arbalètes. Ils se retournèrent, prirent la fuite et :

De même que les bouchers coupent en morceaux la chair des boeufs et des moutons pour la mettre en vente sur les étaux, ainsi les Espagnols tranchaient d’un seul coup à celui-ci le train de derrière, à celui-là la cuisse, à tel autre l’épaule. Ils les traitaient comme des animaux privés de raison[18].

Martyr d’Anghiera, 1907, trad. de P. Gaffarel, p. 225

Pour en revenir à l’illustration, la légende n’accuse pas les hermaphrodites de sodomie ou d’un quelconque crime. L’usage du mot « hermaphrodite » ne semble pas avoir de charge négative. Au contraire, l’appellation dans le texte et la représentation dans l’image d’un troisième genre apparaissent comme une défense face à l’accusation de sodomie (Rolker, 2014, p. 217). La légende de l’illustration indique que :

Comme chaque année à une époque donnée, ils amassent toutes sortes de gibiers, des poissons et même des crocodiles : ils les placent ensuite dans des paniers, et en chargent les épaules des hermaphrodites dont j’ai parlé plus haut, qui ont les cheveux assez longs et crépus, pour les transporter dans le grenier déjà mentionné : mais ils ne touchent pas à ces vivres, sauf en cas d’extrême nécessité : et alors, pour éviter toute occasion de dispute, chacun montre à l’autre ce qu’il veut, tant ils vivent en parfaite concorde. Au roi, toutefois, il est permis d’en emporter autant qu’il veut.

Passage transcrit dans Lestringant, 2017, p. 180-181

Dans le Nouveau Monde, l’« hermaphrodite » correspond à une fonction sociale au sein d’un monde « en parfaite concorde » (Lestringant, 2017, p. 181). Une analogie peut être relevée avec la représentation antique et humaniste des origines. Il faut rappeler qu’« hermaphrodite » et « androgyne » sont considérés, au xvie siècle, comme proches et analogues sur certains points. L’« androgyne » est associé au fameux discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon décrivant une humanité originelle, à la fois mâle et femelle. En le rapprochant du mythe de l’oeuf primordial tout en le commentant à l’aide de versets bibliques – Genèse 1, 27 –, les humanistes italiens du Quattrocento, tels Marsile Ficin ou Léon l’Hébreu, défendirent l’idée d’androgynie primordiale et la considérèrent même comme une porte d’accès vers l’amour divin (voir Chastel, 1954). L’androgynisme mythique localise ainsi l’indistinction des sexes aux débuts de l’humanité. Dans la première gravure jamais réalisée sur les Amériques, les habitants du Nouveau Monde sont des êtres nus, dotés de cheveux longs (figure 7). Déjà au xvie siècle, et bien avant Jean-Jacques Rousseau, certains auteurs (et graveurs) pensaient que les « sauvages » du Nouveau Monde étaient restés à l’état de nature et incarnaient les origines de l’humanité.

Figure 7

Lettera di Amerigo Vespucci (1505-1506), fac-similé de 1885, Paris, Bibliothèque nationale de France, cote BnF ROTSHCHILD1952 pdt.

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L’entrée en religion

Chez De Bry, il y a contradiction entre l’illustration du massacre ordonné par Balboa, où les Autochtones sont désignés comme des « sodomites », et les deux autres illustrations où ils apparaissent en « hermaphrodites ». Alors que la première ne semble pas avoir été copiée, les deux autres en revanche ont fait autorité et des graveurs en reprirent le motif jusqu’au xviiie siècle[19]. Parmi ceux-là, les hommes-femmes de De Bry furent commentés une nouvelle fois dans un livre, publié à Paris en 1724, qui allait changer pour toujours son acception dans la littérature de voyage[20]. Dans ses Moeurs des sauvages amériquains comparées aux Moeurs des premiers temps, le père jésuite Joseph-François Lafitau renvoie explicitement à Lopez de Gomara et à l’illustration du massacre des hommes-femmes :

La vûe de ces hommes déguisez en femmes surprit les Européans qui aborderent les premiers en Amerique. […] cette imagination alluma si fort le zele de Vasco Nugnes de Valvoa Capitaine Espagnol qui découvrit le premier la Mer du Sud, qu’il en fit périr un grand nombre, en lâchant sur eux ces dogues furieux, dont ceux de sa Nation se sont servis pour détruire une grande partie des Indiens.

Lafitau, 1724, vol. 1, p. 53-54

Il décrit des « hommes habillés en femmes » que les colons et missionnaires de son temps rencontraient « chez les Illinois, chez les Sioux, à la Louisiane, à la Floride et dans le Yucatan »[21]. En plus de son immense érudition, Lafitau avait eu une expérience de terrain et passé six ans à Sault Saint-Louis (Kahnawake, Québec, Canada), sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, dans une mission où se trouvaient des Iroquois (il se targuait même d’en avoir appris la langue).

Lafitau prend le contre-pied de De Bry. Sa description apparait comme un plaidoyer justifiant la pratique scandaleuse, puisqu’il fait entrer l’hermaphrodite de De Bry en religion. Le jésuite s’efforce de faire comprendre que si les Européens ne supportent pas les « hommes déguisez en femmes » (Lafitau, 1724, p. 53) de l’Amérique, s’ils regardent de travers ces transgenres, comme certains interprètes antiques furent scandalisés par les galles de Rome (les eunuques consacrés à Cybèle[22]), c’est qu’ils n’ont pas fait l’effort de se dégager de leur propre point de vue pour essayer de comprendre celui des autres, procédant à ce que nous appellerions une plongée de l’etic vers l’emic (voir Ginzburg, 2013). Ils se contentent de réagir en fonction de leur propre code culturel, sans voir que les Autochtones ont des motivations qui leur échappent. Les Espagnols, en Floride, se contentèrent d’être violents envers ceux qu’ils appelaient hermaphrodites, écrit le Père Lafitau, visiblement offusqué. Aux antipodes de toute observation participante, ils obéirent à une pulsion émotionnelle : ils livrèrent les bardaches aux griffes et aux dents de leurs chiens de guerre (les fameux dogues de Núñez de Balboa). Lafitau condamne l’exécution des « hommes déguisez en femmes », car la fureur des Espagnols était due à une fausse interprétation (ce qu’ils imaginaient le « plus désavantageux », selon le missionnaire jésuite). Était-ce le constat d’un hermaphroditisme physiologique (d’une monstruosité naturelle) ou au contraire celui d’un comportement homosexuel (d’un habitus, au sens évoqué ci-dessus)? Force est de constater que le souci d’une telle distinction ne les intéresse pas. Ils veulent anéantir les hommes habillés en femme à la manière dont on efface une souillure. Or, il est évident que si les Espagnols agirent ainsi, c’est parce qu’ils ignoraient, selon Lafitau, les véritables causes de la condition de ces êtres. La connaissance des causes transposerait le phénomène impur, inacceptable, dans le domaine du pur, et même du louable.

Lafitau ne choisit donc pas de nier ni de minimiser l’existence et l’impact d’un tel « vice » chez les « Amériquains », comme le firent de nombreux missionnaires soucieux de prendre la défense des populations indigènes (voir Olivier, 1990). Il choisit délibérément d’en reconnaître l’existence, et d’en justifier même la pratique.

Pour Lafitau, qui prétend donner le point de vue (que nous dirions emic) des Autochtones, les hommes-femmes ne transgressent aucune loi de nature. Ils deviennent des renonçants : « Ils ne se marient jamais, ils assistent à tous les exercices où la religion semble avoir part, et cette profession de vie extraordinaire les fait passer pour des gens d’un ordre supérieur… »; plus loin, dans un passage du chapitre sur la religion, Lafitau les situe dans une catégorie franchement monacale :

Les Iroquois avoient aussi leurs Vierges parmi les hommes. Il se peut faire, que dans les temps anciens quelques-uns aïent vêcu en Communauté, comme les Esseniens parmi les Juifs, et peut-être le plus grand nombre des Prophètes, les Plystes chez les Daces, les Ctistes chez les peuples de Thrace, les Bonzes, les Talapoins et les Pénitens des Indes. Je croirois néanmoins plus vraisemblable, qu’ils se retiroient dans la solitude à quelque distance de leurs Villages, où ils vivoient separément, comme des Hermites, n’ayant qu’un domestique, qui leur portoit les choses nécessaires.

Lafitau, 1724, vol. 1, p. 175

Cette « espèce de métamorphose », Lafitau insiste sur ce point (vol. 1, p. 53), suscite une émotion négative non seulement chez les Européens, mais chez les « Sauvages » eux-mêmes; il s’agit alors d’une réprobation adressée à l’homme déguisé en femme considéré comme un déviant, un marginal à la fois sacralisé et objet de mépris : « Quoique l’esprit de Religion qui leur fait embrasser cet état les fasse regarder comme des hommes extraordinaires, ils sont néanmoins réellement tombés, parmi les Sauvages même, dans ce mépris où étaient anciennement les Prêtres de Vénus Ouranie et de Cybèle… ». La répulsion que le même hermaphrodite inspire aux Européens est d’un autre ordre. Elle n’est pas suscitée par la face obscure d’une figure sacrale. Les Européens semblent incapables, selon Lafitau, de reconnaître ce qui, pour le jésuite, est pourtant une évidence : la profonde religiosité des Autochtones, qui se manifeste précisément dans cette coutume qui les choque si violemment.

Une fois constaté ce déséquilibre entre la vision indigène ambivalente et la vision européenne univoquement hostile, il reste à analyser la position de Lafitau lui-même. La question demeure en effet de comprendre comment Lafitau, finalement, en vient à reconnaître la nature religieuse des hommes-femmes. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’il essaie de faire croire, une observation d’ordre ethnographique qui lui sert d’argument. Lafitau ne peut pas s’autoriser d’une observation de terrain, car il n’a probablement rencontré aucun d’entre eux. Ce qu’il commente, et ce à quoi il réagit, c’est un homme-femme recomposé à l’aide de son érudition. Il se contente alors d’affirmer la vocation religieuse de ce personnage ambivalent, sans en donner de preuve directe. Le détour par la comparaison est présenté comme ce qui l’autorise à reconnaître le caractère religieux du phénomène : les bardaches auraient un comportement conforme à celui des galles de Cybèle mentionnés ci-dessus. Mais ce que la comparaison met à jour, finalement, c’est une « figure » (un « type ») enfouie au plus profond de l’inconscient européen chrétien[23]. À la réflexion, en effet, on se dit que l’attitude ambigüe des sauvages envers les hommes-femmes aura suffi pour que Lafitau soupçonne leur statut religieux; et surtout que cette coloration religieuse du phénomène lui est apparue comme évidente grâce au fait que lui aussi est un religieux, vêtu d’une robe (pour désigner « un jésuite », on disait « une robe noire »), dont le sacerdoce est potentiellement réductible, par l’exercice comparatiste, au cahier des charges des Plystes, des Ctistes, des Bonzes, des Talapoins ou des Pénitent des Indes.

L’« hermaphrodite », aux yeux du jésuite qui n’hésite pas à pratiquer une histoire des religions dans la longue durée, surgit comme le représentant « catholique » d’une marginalité à la fois misérable et prestigieuse. L’air de famille n’est pas révélé à la suite du constat d’une origine commune, mais à la suite d’une analyse compliquée, impliquant résistance émotionnelle et débat interprétatif, réactions et contre-réactions, dans la surprise d’une rencontre avec un Autre recomposé, et soudainement reconnu comme très proche.

Lafitau, fort de la tradition qui le précède, antique et ethnographique, représente un jalon nouveau dans la compréhension et l’appréhension occidentale des hermaphrodites en Amérique du Nord, après Théodore de Bry. Ceci transparait dans son texte, mais pas dans ses illustrations. Elles ne sont pas, comme dans les Grands voyages, des tableaux miniatures, des scènes complexes construites à partir de la tradition iconographique occidentale, volontairement artificielles et, en ce sens, esthétiques. Chez Lafitau, l’illustration est au service du texte et ne se justifie que dans la mesure où elle apporte autant de preuves supplémentaires à un discours très érudit.

L’« hermaphrodite » apparait une seule fois dans les planches gravées anonymes des Moeurs (figure 8). Dans la scène du Conseil général des Floridiens, le chef, assis aux côtés des « Anciens », des « Notables et des devins », écoute la harangue d’un homme représenté de dos. À sa gauche, les femmes préparent la boisson dite « cassine » (figure 8a).

Figure 8

Conseil des Floridiens, dans Lafitau, Joseph François (1724). Moeurs des sauvages amériquains, Paris, C.-M. Saugrain et Ch.-E. Hochereau.

Bibliothèque de Genève, cote fa 917 2

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Figure 8a (détail)

Conseil des Floridiens, dans Lafitau, Joseph François (1724). Moeurs des sauvages amériquains, Paris, C.-M. Saugrain et Ch.-E. Hochereau.

Bibliothèque de Genève, cote fa 917 2

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Face à elles, la légende de l’illustration décrit « un de ces hommes habillés en femme, que j’ai dit être semblable aux Prêtres de Cybèle ou de Vénus Uranie, et que les Européens ont nommé Hermaphrodites réellement ». Comme chez De Bry, qui lui sert de modèle sur ce point, Lafitau utilise une forme tirée de celle de la femme sauvage, avec son pagne et ses cheveux longs, dans laquelle il ne demeure aucune trace de perversion ni de subversion. L’image n’est pas ambigüe. Il est à noter que Lafitau procède de la même manière avec les représentations visuelles de la femme sauvage, dont le sexe (et parfois les seins) ont été soigneusement couverts par les graveurs. Le jésuite Lafitau a cherché à arracher l’image de la femme et de l’hermaphrodite à leur charge subversive, érotique, voire perverse.

Comme dans son discours écrit, Lafitau procède à une recomposition abstraite, et avant tout textuelle, de la figure du sauvage. Il ne fait jamais mention de cape et de robe qu’auraient pu porter les bispirituels, telles qu’on les trouve par exemple aujourd’hui au Musée du Quai Branly (Cape, peau de cerf peinte, xviiie siècle, Numéro d’inventaire 71.1934.33.1 D et Cape, peau d’élan ou de bison peinte, xviiie siècle, Numéro d’inventaire 71.1934.33.3 D). À l’image de son frontispice, l’Histoire se fait dans un cabinet, entouré de livres et d’objets, et son inspiration est d’ordre divin (et catholique) (figure 9).

Figure 9

Frontispice, Jean-Baptiste Scotin (« sculp. »), dans Lafitau, Joseph François (1724). Moeurs des sauvages amériquains, t. 1.

Bibliothèque de Genève, cote BGE fa 917 1

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***

En 2016, un colloque a été organisé à l’Université de Genève autour de Joseph-François Lafitau et de ses « sauvages américains »[24]. En parallèle à l’évènement académique, un projet a été monté avec trois artistes de l’Atelier genevois de gravure contemporaine : Yann Marussich, Emmanuel Mottu et Pablo Osorio Avezsa. L’idée était de créer un dialogue entre historiens et artistes pour dégager des regards différents sur ces gravures chargées d’émotion. Avec la complicité du conservateur de la Bibliothèque de Genève, Thierry Dubois, les artistes ont pu observer l’exemplaire original de Lafitau conservé en réserve, ont discuté avec les curatrices, Mélanie Lozat et Sara Petrella, et après une année de réflexions, rencontres et échanges, ont proposé une exposition à trois voix à l’Espace Cheminée Nord à l’Usine Kugler (Extinction, Tonal, Agokwa, 2-18 décembre 2016). Le soir du vernissage, Marussich a fait une performance intitulée Agokwa. En ouverture, un texte a été distribué au public présent dans la salle avec le passage de Lafitau sur le massacre des Autochtones par Núñez de Balboa. En écho à l’illustration de De Bry, une bande son avec des aboiements de chiens ouvrait la performance. L’artiste est entré en scène, nu (figure 10).

Figure 10

Agokwa, performance de Yann Marussich, Espace Cheminée Nord, Usine Kugler, 1er décembre 2016.

Photo : Sarah Maitrot

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Comme dans les illustrations anciennes des hermaphrodites, ce sein de femme, unique et simplement collé sur son torse, avait quelque chose de monstrueux. Toutefois, les finitions du bricolage étaient visibles et le caractère artificiel (voire symbolique) du sein, palpable. L’artiste, immobile, avait les pieds et les jambes moulés dans du béton. Après un long moment d’immobilité, une lente chorégraphie a commencé, entre gestes larges et sang répandu. La performance s’est terminée avec la destruction, au marteau, du béton durci. Pendant les semaines suivantes, le public a pu contempler ces moules déstructurés, qui gardaient l’empreinte du corps qu’ils avaient emprisonné, mais dont les formes demeuraient méconnaissables. Seule restait tangible la violence du choc, en creux – comme un écho, pour ceux et celles qui la connaitraient, à l’histoire, en textes et en images, du massacre ordonné par Balboa.