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Introduction

Une rupture conjugale ne signifie pas uniquement la fin d’un couple : elle va de pair avec une transformation du réseau personnel. Quelles sont les relations qui résistent à une rupture conjugale et quelles sont celles qui, au contraire, se perdent en raison de cette rupture ? Comment se fait le partage entre ex-conjoints de ces relations auparavant communes ? Dans cet article découlant d’une analyse fine d’entretiens qualitatifs réalisés auprès de jeunes adultes, nous étudierons comment les individus reforment le cœur de leur réseau personnel autour des personnes qui leur ont apporté du soutien et de la reconnaissance au cours du processus de rupture conjugale, et examinerons les négociations éventuelles visant un juste partage, entre les ex-conjoints, de ces relations auparavant communes, ainsi que les sentiments – notamment, d’injustice – engendrés par ce partage. Cette transformation du réseau s’accompagne d’un récit sur le passage du « nous » au « je » et de sa validation par les proches. Enfin, le présent article invite à une réflexion sur la reconfiguration des frontières de l’intimité tout au long du parcours de vie ; en effet, une rupture s’accompagne souvent d’espoirs pour la formation d’un nouveau couple. À titre de préambule, nous montrerons 1) que le processus de rupture s’inscrit dans un contexte plus général caractérisé à la fois par une augmentation du nombre de séparations et par la pérennité d’un idéal conjugal, 2) que les individus élaborent des récits de vie pour donner du sens aux aléas de leur parcours de vie, et 3) que les transitions de vie, telles une mise en couple ou une rupture, influent sur les frontières du réseau personnel.

Se mettre en couple et se séparer : entre pérennité de l’idéal conjugal et transformation des formes familiales

Depuis les années 1960, nous assistons dans les sociétés occidentales à des processus de désinstitutionnalisation et de dé-standardisation des parcours de vie qui affectent tout particulièrement les trajectoires familiales et conjugales (Brückner et al., 2005 ; Kohli, 1989 ; 2007 ; Mayer, 2001). On constate une augmentation des ruptures dans tous les milieux sociaux et à tous les âges de la vie (Amato, 2010), avec un taux de divorce en Europe de 1,9 pour 1000 personnes en 2016 (Eurostat, 2018). Les conséquences des ruptures conjugales se font sentir à de multiples niveaux (Amato, 2010) : risque d’appauvrissement, détresse émotionnelle (Colman et al., 2012), problèmes psychologiques (Perrig-Chiello et al., 2015), difficultés liées au logement (Aeby et Heath, 2019 ; Beer et al., 2011) et, lorsqu’il y a des enfants, conflits liés à la garde et à la coparentalité (Bastaits et al., 2017). Souvent, ces conséquences touchent davantage les femmes qui se sont partiellement ou complètement retirées du marché de l’emploi pour s’occuper de leurs enfants (Hilton et al., 2009). Selon Théry (1993), on assiste à une véritable transformation sociale de l’alliance, et les sociétés occidentales contemporaines sont désormais caractérisées par le démariage.

La multiplication des séparations ne signifie toutefois pas la remise en question de l’idéal du couple comme le montre, par exemple, la mise en scène des mariages contemporains (Maillochon, 2016), où l’accent est mis sur l’amour, le choix et le développement personnel (Baxter et al., 2002). En effet, la vie conjugale continue de représenter un mode de vie désiré par la plupart des individus, tant pour ses bénéfices sur la vie privée que pour la reconnaissance sociale qu’elle apporte. Cependant, cette vie conjugale idéalisée, fondée sur le sentiment amoureux, se confronte à la réalité du quotidien et aux injonctions contradictoires qui pèsent sur les individus pour équilibrer épanouissement personnel et investissement dans le couple (de Singly, 1996 ; 2011 ; Kellerhals et al., 2004). C’est face à ces difficultés que les ruptures se sont multipliées, jusqu’à en devenir un événement relativement banal à l’échelle du collectif tout en restant un événement vécu comme une épreuve personnelle et douloureuse par les individus concernés. Une abondante littérature s’est penchée sur ce processus de rupture ; des concepts inédits y sont développés pour en rendre compte, comme ceux de désamour (Hippert, 2018), de désunion (Martin, 1994), de déconjugalisation (de Singly, 2011) ou d’uncoupling (Vaughan, 1986). Ce processus de rupture commencerait déjà, y découvre-t-on, avant la séparation, avec la naissance des premiers doutes, et se prolongerait bien au-delà de celle-ci. À cet égard, les personnes qui initient la séparation auraient une longueur d’avance sur leur conjoint(e), puisqu’elles auraient entamé ce processus bien plus tôt (Vaughan, 1986). Sortir d’un rôle qui est central pour l’identité nécessite un processus de désengagement progressif, jusqu’à assumer complètement le fait d’être devenu(e) un(e) « ex » (Fuchs Ebaugh, 1988). Sauf qu’en termes de vie conjugale, il ne s’agit pas d’un statut définitif ; bien au contraire, étant donné qu’il est courant que l’on se remette en couple après une rupture, comme en témoignent les nombreux remariages et recompositions familiales caractéristiques de notre époque (Martial, 2003 ; Martin, 1994 ; Sweeney, 2010).

« Créer du sens » par-delà les ruptures : un récit de vie pour soi et pour les autres

Le fait de percevoir sa vie comme un parcours suivant une direction éclairée, et découlant d’une agentivité – et non plus comme une succession d’événements difficilement contrôlables ou gouvernés par le destin –, est une dimension propre aux parcours de vie contemporains (Kohli, 2007 ; McAdams, 2005). La capacité de revisiter le passé pour mieux se projeter dans l’avenir permet de « créer du sens » et d’attribuer une certaine cohérence à un parcours de vie en apparence chaotique (Brockmeier, 2000). En effet, maints scripts culturels présentent le déroulement de la vie comme une progression linéaire vers l’avenir (Phoenix et al., 2008). Si vivre un certain nombre de relations de courte durée est relativement courant pour les cohortes les plus récentes (Ammar et al., 2014) et permet une expérimentation de formes diverses de la vie conjugale (Giraud, 2017 ; Tuval-Mashiach et al., 2015), la mise en couple, qu’elle soit ou non associée à un mariage et à la formation d’une famille, est désirée par de nombreux individus. Dès lors, malgré sa fréquence statistique, une rupture peut être vécue comme un échec, surtout lorsqu’elle se produit dans la période qui est habituellement consacrée à la formation d’une famille, car elle peut mettre les individus « en retard » dans leur transition vers la parentalité (Neugarten et al., 1965).

Dans ce contexte, la capacité d’élaborer un récit personnel prend une importance considérable et est associée à des effets développementaux positifs (Reese et al., 2011 ; Riessman, 1990). Dans une analyse de récits consacrés à l’expérience amoureuse, Pages (2008) montre comment les principes de réciprocité, de reconnaissance et de responsabilité sont au centre d’une définition tant pratique que morale de la façon d’aimer et d’être aimé. C’est lorsque ces principes sont remis en question que risque de s’amorcer le processus de rupture. Théry (1993) a ainsi mis au jour le fait qu’il existait deux modes narratifs : celui de la tragédie, plus féminin, réinterprétant en profondeur le passé pour présenter l’union comme ayant été inéluctablement vouée à l’échec, et celui du drame, plus masculin, présentant la séparation comme ayant été imprévisible et potentiellement réversible. Pour sa part, de Singly (2011) montre que le récit développé dépend du mode d’engagement dans la conjugalité et, en mettant l’accent sur l’expérience de femmes, il distingue trois modes : se séparer pour survivre, se séparer pour se développer et se séparer pour se retrouver. Enfin, pour les jeunes femmes au début de leur vie sentimentale, les premières ruptures engendrent souvent une désillusion quant à l’amour, mais elles sont aussi l’occasion d’un travail réflexif sur la façon d’entrer en relation, et permettent un rapport plus « réaliste » à l’amour (Giraud, 2017).

Ce récit du passage du « nous » au « je » inclut aussi les personnes à l’extérieur du couple. En effet, le self est construit dans des interactions sociales, ce qui signifie qu’il est intersubjectif ou « distribué », car il inclut non seulement la perspective qu’un individu a de lui-même mais également la perspective qu’il pense que les autres personnes ont de lui (Bruner, 1991 ; Burkitt, 2008). Par conséquent, faire reconnaître et valider son récit par ses proches est un processus central à son sens. Le couple repose sur une certaine fermeture des frontières, notamment en ce qui concerne son intimité, même si ce degré de fermeture ou d’ouverture varie en fonction des styles conjugaux (Kellerhals et al., 2004). Toutefois, lors d’une séparation, il est souvent nécessaire d’expliquer à ses proches pourquoi ce couple, qui semblait si parfait, n’est plus, surtout lorsqu’il y a un besoin de validation et de soutien tant matériel qu’émotionnel. Cette phase d’explication participe d’un processus de redéfinition qui passe par des confidences à une première personne proche – par exemple, on se confiera sur ses doutes – puis par une communication progressivement élargie vers d’autres personnes proches, jusqu’à ce que l’information d’abord confidentielle revêtisse un caractère public (Vaughan, 1986). Les réactions de l’entourage peuvent avoir une influence sur le rythme du processus (accélération ou retardement), voire sur son issue (renoncement à se séparer), et reconfigurer le réseau des relations en incitant l’individu concerné à rechercher d’autres confident(e)s plus « à l’écoute » ou plus impartiaux (Fuchs Ebaugh, 1988). Enfin, on notera des effets d’influence : le divorce peut en effet se propager entre ami(e)s car, par cette proximité, il devient socialement acceptable (McDermott et al., 2013).

(Dés-)imbrication du réseau : reconfiguration des frontières de l’intimité et concept de justice

Le réseau personnel d’un individu est composé des personnes qu’il considère subjectivement comme étant importantes dans sa vie (Widmer et al., 2013). Par ce travail de sélection basé sur des logiques d’inclusion et d’exclusion, les individus dessinent des frontières entre leurs proches et les autres. À l’intérieur d’un même réseau personnel, il peut y avoir des degrés d’intimité qui varient. Les liens familiaux et conjugaux occupent souvent une place centrale dans le réseau, malgré la présence variable de liens extra-familiaux, notamment l’amitié, qui est particulièrement importante pour les jeunes adultes (Allan, 2008 ; Bellotti, 2008 ; Bidart, 2008 ; Spencer et al., 2006). Les individus ont tendance à organiser leur vie autour du pivot que représente leur couple (Cronin, 2015). Budgeon (2006) fait ainsi état d’une hiérarchie de l’intimité, dans laquelle le couple vient en premier. Lorsqu’il s’agit d’établir leur réseau personnel, les individus ont tendance à citer leur conjoint(e) en première position (Widmer et al., 2013), ce qui indique que le rang de citation traduit le degré d’importance perçu (D’Andrade, 1995). Par conséquent, on peut considérer que les personnes citées en premier appartiennent au « premier cercle » d’intimité.

Tout au long de son parcours de vie, un individu développera un réseau personnel qui reflète son investissement dans différents contextes de sociabilité mais aussi le déroulement de sa trajectoire de vie familiale et conjugale. Les frontières d’un réseau personnel se modifieront en fonction des événements et transitions qui marqueront ce parcours de vie (Antonucci et al., 2010 ; Bidart et al., 2011 ; McDonald et al., 2010 ; Pahl et al., 2005), et la durée de chaque étape sera souvent garante de liens forts (Aeby et al., 2019 ; Granovetter, 1973). La mise en couple s’accompagnera fréquemment d’une mise en commun des réseaux des deux conjoints. Le résultat de cette imbrication (en anglais interlocking) produit du capital social, le « capital conjugal », qui donne accès à des ressources supplémentaires (Kalmijn, 2003). On constate que, déjà à l’adolescence, il est important pour les jeunes en couple de partager un même réseau amical, et que cela contribue à renforcer leur lien conjugal et leur sentiment d’union (Maillochon, 2001). La partie commune des réseaux des deux conjoints ne résiste souvent pas à la rupture, et cela se traduit par un processus inverse de dés-imbrication du réseau. Comme pour le reste des biens du couple, les individus doivent alors chercher un commun accord. C’est dans ces négociations que l’on retrouve le concept de justice qui est au cœur du fonctionnement des sociétés occidentales contemporaines (Sabbagh et al., 2016). La justice sociale, notamment, repose sur l’idée selon laquelle les ressources doivent être distribuées de façon à ce que chaque individu puisse recevoir « son dû ». Cependant, dès qu’il s’agit de définir ce « dû », différents principes entrent en compétition (Sandel, 2009). Dans le domaine des relations familiales et conjugales, le sentiment subjectif de justice est crucial et peut exister même en présence d’injustice objective flagrante, comme en ce qui concerne la répartition des tâches domestiques (Dette-Hagenmeyer et al., 2016). Par conséquent, une rupture bouleverse cet équilibre fragile, et différentes conceptions de ce qui est « juste » auront tendance à s’affronter. Par exemple, au moment du règlement juridique d’un divorce, les hommes feront le plus souvent prévaloir le modèle de l’équité, alors que les femmes défendront le modèle de l’égalité (Paechter, 2013). Le recours à la norme de justice prend donc aussi une dimension stratégique dans les relations entre individus (Kellerhals et al., 1988). La ressource à partager peut être de l’argent, mais aussi la garde des enfants ou, ici, des relations en commun.

Ces différents éléments exposés nous amènent à étudier les modalités de la reconfiguration du réseau personnel post-rupture et à nous demander comment les individus justifient cette reconfiguration à travers un récit de la séparation qui cherche à « créer du sens » en s’inscrivant dans le registre de la justice. Après une présentation des données et de l’approche méthodologique, nous déclineront les résultats en trois parties : une analyse des transformations du réseau personnel en comparant ses frontières avant et après la rupture ; une mise en perspective du récit de la rupture et du concept de justice dans le partage des relations ; et une réflexion sur la reconstruction du réseau a posteriori. En conclusion, nous reviendrons sur les apports d’un éclairage par les ruptures pour une réflexion sur les frontières de l’intimité.

Données et approche méthodologique

Description de l’échantillon

Cet article repose sur une étude plus large consacrée aux transformations du réseau personnel suite à des ruptures conjugales ; celle-ci comprend trois volets : une analyse de forums de discussion anglophones sur Internet (Aeby et van Hooff, 2019), une analyse de ce que nous avons appelé le « marché du divorce », constitué des professionnel(le)s qui proposent différents services pour mieux vivre cette séparation, et une analyse d’entretiens menés auprès de personnes concernées en Angleterre et en Suisse romande. Elle a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique et a aussi obtenu l’aval d’un comité éthique de l’Université de Manchester (UREC 1, 2016). Aux fins du présent article, nous avons sélectionné un sous-échantillon de dix-neuf entretiens réalisés auprès de jeunes adultes récemment séparés d’un(e) conjoint(e) avec qui ils(elles) cohabitaient. Nous avons appliqué le critère d’avoir partagé un même logement, car il signifiait selon nous un plus grand degré d’engagement dans la conjugalité. Pour les personnes de notre échantillon, il s’agissait d’une cohabitation (avec ou sans mariage) envisagée comme une étape dans un projet de couple ; cette rupture aura donc eu une influence considérable sur leur projet de vie.

Pour le recrutement des interviewé(e)s, nous avons adopté la méthode « boule de neige » (snowball sampling), tant en Suisse romande que dans le nord de l’Angleterre. Cette méthode a entraîné une surreprésentation des jeunes adultes issus des classes moyenne et moyenne supérieure, de même que d’une jeunesse urbaine. La Suisse et l’Angleterre sont des pays qui observent un régime d’État social de type libéral (Arts et al., 2002 ; Esping-Andersen, 1990). Ces deux pays ont un taux de divorce similaire à la moyenne européenne : la Suisse avec 2,0 pour mille personnes et le Royaume-Uni avec 1,8 pour mille (Eurostat, 2018). Les singularités de ces deux pays ne font pas l’objet d’une analyse dans le présent article, étant donné la taille de l’échantillon et l’accent mis sur les relations interpersonnelles (plutôt que sur les contraintes structurelles macrosociales).

L’échantillon se compose de cinq hommes et quatorze femmes. Au moment de l’entretien, ces personnes étaient âgées entre 23 et 37 ans (âge médian : 32), et possédaient un niveau d’éducation tertiaire. Nous avons opté pour cette fourchette d’âge assez large en raison de l’allongement de la période de transition vers l’âge adulte (Becquet et Bidart, 2013 ; Buchmann et al., 2011 ; Furlong et al., 2016 ; Antonucci et al., 2014). En effet, si l’on admet que la transition vers l’âge adulte débute autour de 18 ans, son point final est moins clair puisqu’il est fortement lié à une acquisition de rôles professionnels et familiaux qui se poursuit souvent jusque dans la trentaine (Arnett 2014 ; Wong 2018). Ainsi, cet échantillon a permis de mettre l’accent sur la période de formation conjugale et familiale de personnes qui, en raison de leur éducation tertiaire, avaient tendance à repousser la transition vers la parentalité.

Au moment des entretiens, huit participant(e)s étaient marié(e)s et un était fiancé. Il s’agissait de relations hétérosexuelles pour la majorité (seize) d’entre ces personnes. Trois avaient également des enfants avec leur conjoint(e). La durée de relation variait entre deux et dix ans, avec un cas spécial chez qui la relation avait duré dix-sept ans – ici, les conjoints s’étaient rencontrés très jeunes et avaient eu une longue période de fréquentation avant de s’engager. En excluant ce cas, nos calculs nous donnaient une durée de relation médiane de 4,5 ans et, en l’incluant, une médiane de 5 ans. Au moment de l’entretien, neuf personnes étaient à nouveau dans une relation de couple, mais seulement deux d’entre elles venaient de commencer une nouvelle cohabitation. Dix-sept participant(e)s avaient encore leurs deux parents en vie, et deux avaient un seul parent en vie. En outre, le présent article met l’accent sur la transformation du réseau personnel et du récit qui l’accompagne, mais il est évident que les conséquences d’une séparation sont aussi d’ordre matériel, notamment en ce qui concerne les solutions immédiates de logement (Aeby et Heath, 2019). Nous avons fait le choix de ne pas mettre l’accent sur ces conséquences matérielles, car, étant donné l’âge et le niveau d’éducation des participant(e)s, la séparation n’a pas eu d’incidence matérielle importante à moyen terme. Finalement, précisons encore que, pour garantir l’anonymat des participant(e)s, nous utilisons des pseudonymes et présentons leurs caractéristiques au niveau de l’échantillon, sans faire de portait individuel.

Le réseau personnel

Nous avons établi le réseau personnel des sujets de notre étude à l’aide d’un générateur de noms, inspiré de l’instrument développé pour la collecte de réseaux familiaux, lequel met l’accent sur les personnes importantes dans la vie d’un individu (Widmer et al., 2013). Cet outil permet d’obtenir une liste des personnes considérées importantes par l’individu et faisant partie du cercle de ses proches ou de son « entourage », pour reprendre le concept de Bonvalet et Lelièvre (2012). En réalisant cet exercice, les individus posent des frontières symboliques en incluant certaines personnes pour en exclure d’autres. Notre cadre de recherche comprenait deux étapes : en premier lieu, chaque individu se posait la question de savoir qui inclure dans son entourage ici et maintenant. Les participant(e)s disposaient pour ce faire d’une feuille de papier A3 au centre de laquelle ils(elles) se plaçaient eux(elles)-mêmes ; puis ils(elles) inscrivaient sur des Post-itmc les prénoms de leurs proches et les disposaient à leur convenance sur cette « carte réseau ». Il s’agissait donc d’une illustration du réseau actuel, « post-rupture ». En deuxième lieu, on invitait les participant(e)s à se remémorer la période avant la rupture et à modifier leur réseau pour refléter son état à l’époque. Ils(elles) pouvaient ainsi enlever et ajouter des prénoms, et les déplacer sur la feuille. La feuille illustrait alors les changements de frontières de l’entourage. Une fois l’exercice achevé, si certaines personnes évoquées lors de la discussion préalable n’apparaissaient pas dans le réseau « ante-rupture » (celui d’avant la séparation), l’enquêtrice revenait sur celles-ci pour s’enquérir du choix de leur non-inclusion. Le fait de reconstruire le réseau ante-rupture a posteriori peut engendrer certains effets liés à un désir d’accroître la cohérence. Par exemple, un ami qui est mentionné à l’heure actuelle n’est pas enlevé du réseau ante-rupture même s’il était en périphérie à l’époque. Ces effets ne sont pas traités comme des biais, mais comme faisant partie du processus de « création de sens ». C’est pourquoi nous utilisons l’ensemble de l’entretien pour faire ressortir les personnes importantes non mentionnées. La taille du réseau personnel actuel de nos participant(e)s varie de 8 à 50 personnes, avec une médiane de 14, alors que la taille de leur réseau ante-rupture varie de 7 à 46 personnes, avec une médiane de 16. Cette variation est surtout due aux données d’une participante, dont la taille du réseau était de 50 membres (46 avant la rupture) alors que celui des autres étaient d’un maximum de 23 membres (27 avant la rupture). Cela reflète une compréhension plus ou moins inclusive de la notion d’importance et, dès lors, nous n’utiliserons pas la taille comme indicateur, mais la variation entre réseau ante-rupture et réseau post-rupture. Nous mettrons aussi l’accent sur les quatre premières personnes mentionnées, sachant que le rang de citation est un indicateur du degré d’importance (D’Andrade, 1995) et que, par conséquent, ces personnes-là appartiennent au premier cercle d’intimité.

Résultats

Transformations des frontières du réseau personnel

Dans un premier temps, nous décrirons brièvement la composition du réseau post-rupture de nos participant(e)s. Au total, trois cent quinze personnes importantes ont été citées et, parmi elles, nous retrouvons (voir le Tableau 1, première colonne) : deux cent cinq ami(e)s, trente-deux parents et trois conjoint(e)s des parents, vingt-quatre membres de la fratrie, onze grands-parents, cinq enfants, huit membres de la parenté, huit nouveaux conjoint(e)s, cinq ex-conjoint(e)s et quatorze autres liens extra-familiaux. Enfin, six participant(e)s mentionnent aussi des groupes, par exemple liés à des activités sportives ou aux voisins du quartier. En observant plus en détails les personnes mentionnées aux quatre premiers rangs du réseau post-rupture (voir le Tableau 1, deuxième colonne), nous obtenons soixante-seize personnes réparties entre trente-trois ami(e)s (dont quatre sont aussi des colocataires), vingt parents et la conjointe d’un père, douze membres de la fratrie, une grand-mère paternelle, quatre conjoint(e)s actuel(le)s, trois ex-conjoint(e)s, et un couple d’amis de la famille. Nous voyons là, dans le premier cercle d’intimité, l’importance de la famille nucléaire avec quatorze participant(e)s qui citent au moins un membre de leur famille (douze un parent, et neuf une sœur ou un (demi)frère). Les ami(e)s sont aussi souvent cité(e)s, et treize participant(e)s avaient au moins un(e) ami(e) dans leur premier cercle.

Tableau 1

Nombre de personnes citées au total et dans les quatre premiers rangs

Nombre de personnes citées au total et dans les quatre premiers rangs

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La rupture conjugale a généré des changements dans le réseau personnel pour l’ensemble des participant(e)s. Cependant, en termes de taille (voir le Tableau 2), il n’y a pas de tendance affirmée étant donné que sept participant(e)s ont vu leur réseau diminuer à la suite de leur rupture (ratio négatif) alors que, pour les dix autres, la taille du réseau soit a augmenté (ratio positif), soit est restée stable (ratio neutre).

Tableau 2

Tableau du ratio entre gains et pertes

Tableau du ratio entre gains et pertes

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Si l’on met l’ex-conjoint(e) de côté, quatorze participant(e)s ont mentionné des pertes (voir le Tableau 3). La moitié d’entre eux(elles) ont mentionné la belle-famille. Il est intéressant de souligner que ces sept participant(e)s étaient marié(e)s à leur ex-conjoint(e). Le cas de Paola fait exception car sa rupture, qui a été suivie par un déménagement dans un autre pays, s’est également traduite par une prise de distance avec son propre père et sa famille paternelle. Les autres relations qui ne se sont pas maintenues étaient des amitiés. Treize participant(e)s ont dit avoir perdu une ou plusieurs relations d’amitié. Pour les un(e)s, les pertes amicales ont été compensées par un nombre équivalent ou supérieur de nouvelles amitiés mais, pour les autres, les pertes restent plus importantes.

Tableau 3

Nombre de participant(e)s ayant rapporté des pertes et des gains par type de lien

Nombre de participant(e)s ayant rapporté des pertes et des gains par type de lien

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Du côté des gains, seize participant(e)s ont inclus de nouvelles relations dans leur cercle de proches, c’est-à-dire des relations qui ont été initiées ou activées après la rupture. Il s’agit surtout de relations amicales, avec ces seize participant(e)s qui ont mentionné de « nouvelles » amitiés. À côté de l’amitié, on trouve le(la) nouveau(elle) conjoint(e) pour cinq participant(e)s. Parmi les quatre autres participant(e)s qui étaient aussi à nouveau en couple au moment de l’entretien, trois l’étaient avec une personne déjà connue au moment de leur rupture et mentionnée dans leur réseau ante-rupture. Enfin, une personne en couple a décidé de ne pas mentionner son(sa) conjoint(e) comme étant une personne importante dans sa vie, à cause de la nouveauté de cette relation et de son caractère incertain. Si la plupart des participant(e)s ont rapporté des gains, trois d’entre eux(elles) n’ont toutefois rapporté que des pertes (voir le Tableau 2).

En résumé, ce premier résultat montre qu’il y a des pertes et des gains dans l’évolution de la composition du réseau personnel. Cependant, il ne faudrait pas en conclure trop vite qu’il s’agit d’un résultat à somme nulle, car les changements transparaissent aussi dans une réévaluation du degré d’investissement. Ainsi, parmi les relations déjà existantes, certaines sont devenues plus centrales alors que d’autres ont été reléguées à la périphérie. Le cas de Lucia est très évocateur : ses amies Tania et Clara font toutes les deux parties de son réseau ante- et post-rupture, mais leur importance s’est totalement inversée. Lucia s’est rapprochée de Tania, qui a pris un rôle à son égard qu’elle qualifie de « maternel » – où elle se souciait de son bien-être au quotidien –, alors que Clara a pris de la distance par rapport à Lucia et à son ex, très déçue par la rupture de ce couple qu’elle idéalisait énormément. Lucia rapporte la réaction de Clara à l’annonce de sa rupture : « Elle a commencé à pleurer immédiatement. Elle l’a pris très personnellement, elle a dit : “Vous étiez le couple parfait, j’allais être votre demoiselle d’honneur [à leur mariage].” » Ce sont donc les relations soutenantes qui se retrouvent au centre, alors que les personnes qui acceptent mal la rupture se mettent en retrait ou sont mises à l’écart.

Plusieurs participant(e)s ont évoqué des personnes qui étaient déjà dans leur vie et qui en sont soudain devenues de véritables piliers. Cependant, certaines de ces amitiés ont perdu leur intensité une fois la crise surmontée. Ainsi, Flavia s’est rapprochée d’une collègue, Katia, qui était déjà une amie de sortie. Elles ont passé beaucoup de temps ensemble dans les semaines qui ont suivi la rupture, mais ce rapprochement a fini par mettre fin à leur amitié lorsque Flavia, allant mieux, a cherché à rétablir leur relation initiale. Katia est donc mentionnée dans le réseau ante-rupture, mais pas dans le réseau post-rupture. Par ailleurs, les proches auront été fréquemment sollicités pour des aspects non seulement émotionnels, mais également matériels. Le fait d’avoir aidé (ou de ne l’avoir pas fait) lors de ces moments clés est directement lié à l’intégration dans le réseau post-rupture. Les personnes qui n’ont procuré ni soutien émotionnel ni soutien matériel perdent souvent leur place dans le réseau post-rupture, quelle qu’ait été leur importance dans le réseau ante-rupture. C’est là que se joue la distinction entre les relations ponctuelles, souvent liées à un contexte de sociabilité spécifique, et celles qui résistent aux crises sur la durée. L’aide pour le déménagement ou pour offrir des solutions temporaires de logement est souvent valorisée, car elle s’avère cruciale dans ce moment de vulnérabilité. Les parents sont régulièrement mentionnés comme des personnes ressources pour ce type d’aide. Si l’on revient à l’exemple de Lucia et à la détérioration de son amitié avec Clara, on notera encore que celle-ci avait refusé de lui sous-louer une chambre qu’elle avait à disposition, et que ce refus a profondément changé leur relation.

Finalement, malgré la rupture, cinq participant(e)s ont choisi d’inclure leur ex-conjoint(e) dans leur cercle de personnes importantes. C’est le cas des trois participant(e)s qui étaient dans des relations avec une personne du même sexe, et elles expliquent cette inclusion par le fait que la communauté homosexuelle demeure restreinte et qu’il est dès lors important de transformer la relation amoureuse en relation amicale pour protéger l’ensemble du réseau. Rachel a un enjeu similaire lié au fait que son ex-conjoint était un collègue. Le cas de Carlos est différent, car celui-ci s’est refait un cercle d’amis distinct. Cependant, des liens légaux continuent à le lier à son ex-conjointe, par un divorce non formalisé et la propriété conjointe d’une maison. Enfin, il est intéressant de noter qu’une personne n’avait pas mentionné son conjoint comme une personne importante lors de la période précédant la rupture. En effet, Paola a pris du temps à quitter son conjoint, et la dés-imbrication du réseau s’est amorcée bien avant la rupture. Elle a vécu différentes périodes de crise, mais au moment de la rupture, leur relation était distante et Paola menait déjà une vie séparée de celle de son ex-conjoint. Dans cette situation, le fait d’avoir des enfants a pesé pour différer la rupture.

Suite à cette première analyse des transformations, nous avons identifié cinq types de réseau post-rupture (voir la Figure 1). En premier lieu, nous avons le réseau « Expansion amicale », avec des participant(e)s qui se sont investi(e)s dans leurs relations amicales et dont la taille du réseau a augmenté après la séparation. Chez Carlos, cela s’est aussi accompagné d’un accent sur sa famille d’origine en ce qui concerne les quatre premières personnes citées. Le réseau « Refuge parental » représente des participant(e)s qui ont cité leur famille d’origine dans leur premier cercle et qui ont vécu une diminution du nombre total de leurs liens. Nous avions ensuite des participant(e)s ayant déjà commencé à recentrer leur réseau autour de leur nouveau partenaire de vie, ce qui transparaît par sa place dans le premier cercle. Ce réseau « Nouvelle union» inclut peu ou pas de nouveaux liens amicaux. Le réseau « En négociation » correspond à un réseau où l’ex-conjoint(e) ou ses amis occupent une place de choix. Pour Lucia, Gabriela et Rachel, l’ex-conjoint(e) fait partie du réseau post-rupture. Quant à Sandrine, même si elle ne cite pas son ex-conjoint, elle reste très orientée sur le réseau ante-rupture étant donné qu’elle ne rapporte ni pertes ni gains. Enfin, trois participant(e)s ont vu la taille de leur réseau diminuer sans que cela implique une réorientation particulière. Nous avons nommé ce dernier type de réseau, le réseau « Recul amical ». L’analyse des discours accompagnant ces transformations nous permettra de mieux comprendre ces cinq types de réseau dans la troisième partie.

Figure 1

Graphique en secteurs : Types de réseau personnel post-rupture (n=19)

Graphique en secteurs : Types de réseau personnel post-rupture (n=19)

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Concept de justice dans le partage des relations

Dans une perspective biographique, les individus vont donner un sens aux événements marquants de leur vie pour continuer à avoir le sentiment que leur parcours de vie suit une direction éclairée. Parmi les dix-neuf participant(e)s à notre étude, huit ont déclaré que c’est leur ex-conjoint(e) qui avait été l’initiateur(trice) de leur séparation, et cinq ont dit avoir initié la séparation. Enfin, six participant(e)s définissaient leur séparation comme le fruit d’un commun accord. Cependant, au fil des entretiens, il est apparu qu’au moins deux d’entre eux(elles) avaient initié leur séparation, et qu’un(e) s’était fait quitter : la notion de « commun accord » servait alors visiblement à protéger l’ancien couple. Indépendamment du fait d’avoir quitté ou d’avoir été quitté(e), l’ensemble des participant(e)s ont réaffirmé, en cours d’entretien, leur envie de vivre à nouveau en couple, ce qui montre bien l’importance accordée à la conjugalité dans les sociétés occidentales contemporaines (Cronin, 2015 ; de Singly, 1996). Dès lors la rupture, qu’elle ait été choisie ou subie, est interprétée comme une étape permettant à l’individu de se trouver à nouveau libre de rencontrer un(e) futur(e) conjoint(e). Si le récit de la rupture peut sembler extrêmement personnel, il ne l’est pas tant lorsqu’on voit à quelle fréquence il est raconté (souvent plusieurs fois) : l’individu a ainsi besoin de faire valider son récit – et du même coup, les raisons de sa rupture – par les proches. Par ailleurs, et c’est là un aspect essentiel, il existe en parallèle deux récits qui se font concurrence : un pour chaque conjoint(e). La plupart des gens divulguent ainsi des bribes, voire des pans entiers, de leur histoire dans l’espoir de « créer du sens » pour eux-mêmes. Cela peut passer par le dénigrement de son ex-conjoint(e), par l’invocation d’une évolution personnelle, par l’accusation de circonstances atténuantes extérieures. Par exemple, Cindy, qui a quitté son conjoint, présente les irritations cutanées qui sont apparues à l’époque de sa rupture comme une preuve supplémentaire, physique et donc incontestable à ses yeux, de l’échec de cette relation. La reconfiguration des frontières du réseau se fait donc autour des relations qui valident le nouveau statut et qui souscrivent au récit de la rupture. Il s’agit donc d’un récit permettant d’expliquer le passage du « couple uni » à deux individus aux « différences irréconciliables ». Ce récit est étroitement lié aux processus de modification du réseau personnel. En analysant la reconfiguration des frontières, nous avons relevé la récurrence d’un concept de justice dans le partage des relations, et ce, de façon particulièrement saillante lorsqu’il s’agissait de relations d’amitié. Nous avons dégagé trois principes liés au concept de justice qui permettent d’expliquer l’état du réseau post-rupture : la propriété des relations, le partage à parts égales, et le degré de culpabilité.

Ce qui est à moi est à moi

Premièrement, nous avons évoqué en introduction le processus progressif d’imbrication l’un dans l’autre des réseaux des membres du couple à mesure que sont mises en commun leurs relations respectives (Kalmijn, 2003). On passe alors d’une perspective centrée sur l’individu « ses ami(e)s, mes ami(e)s » à une perspective centrée sur le couple « nos ami(e)s » en franchissant des paliers intermédiaires « ses ami(e)s sont mes ami(e)s, et vice versa ». Mais la rupture casse ce mythe, en mettant au jour le fait que des frontières avaient subsisté tout au long de la relation de couple. Nous avons identifié une première règle de dés-imbrication de la partie commune du réseau : elle repose sur cette notion de propriété qui implique que chaque ex-conjoint(e) « reprenne » ses ami(e)s et ses proches. Finalement, une bonne partie des ami(e)s « appartiennent » bien à l’un(e) ou l’autre conjoint(e), soit parce que la relation est antérieure au couple, soit parce qu’il s’agit d’une relation certes contemporaine au couple mais amenée au départ par l’un(e) ou l’autre des ex-conjoints. Dans ces cas-là, il semble juste de garder ce que l’on avait avant la mise en couple. Cette dynamique fait écho à l’idée de « biens propres », qui correspond à la fortune personnelle que chaque conjoint(e) possède avant le mariage et qui n’est habituellement pas partagée en cas de divorce. Il y a toutefois un certain nombre de relations, notamment liant le couple à d’autres couples, qui se situent dans une zone plus incertaine. Nous reviendrons sur ces relations plus controversées. Lorsque la propriété de la relation est bien établie (un meilleur ami, une amie d’enfance), une règle s’applique qui bannit le fait de rester lié à des amis proches de son ex-conjoint(e) alors que cette proximité était encouragée, voire imposée, durant la relation. On retrouve ici le principe de transitivité, qui régit les relations sociales et qui fait que les amis de nos amis ont tendance à devenir nos amis, mais dans sa forme inversée (Kumbasar et al., 1994). Certaines exceptions peuvent se produire. Par exemple, un participant est étonné et agacé que deux de ses amis voient encore son ex-conjointe, mais il explique le maintien de cette relation par le fait qu’ils soient devenus voisins.

Lorsqu’il s’agit de la belle-famille, la rupture est encore plus marquée et ce sont les liens du sang qui reprennent leur préséance. Cependant, des cas font exception à la règle, comme le montrent Finch et Mason (1990). Ainsi, Jasmine a continué à prendre des nouvelles de son ex-belle-mère, et le départ de son ex-conjoint à l’étranger a renforcé cette pratique. Jasmine ressent une certaine forme de devoir vis-à-vis de cette femme vieillissante qui vit seule. Dans le cas de couples ayant eu des enfants, il est plus fréquent de rester en contact avec la belle-famille, mais de réduire les interactions au minimum et à ce qui touche les enfants. Dans une étude sur les familles recomposées, quatorze pour cent des répondantes citaient leur ex-belle-mère comme un membre significatif de leur réseau familial, alors que les ex-beaux-pères n’étaient que rarement cités (Aeby et al., 2014 ; Widmer et al., 2012), ce qui montre bien la difficulté de garder des liens forts avec l’ex-belle-famille, et l’importance des femmes comme gardiennes des liens intergénérationnels. Cette rupture d’avec la belle-famille peut être perçue comme un véritable rejet, surtout quand des relations de qualité s’étaient établies dans la durée. James, que sa fiancée a quitté abruptement, a ainsi très mal vécu le fait que ses ex-beaux-parents ont pris fait et cause pour leur fille sans se préoccuper de ses sentiments à lui. Pour souligner les bonnes relations avec la belle-famille, on fait référence au sentiment d’avoir été adopté(e), d’être considéré(e) comme un fils ou une fille à part entière. Malheureusement, ces adoptions symboliques résistent difficilement aux ruptures conjugales. La dureté de ces règles implicites de partage, qui deviennent apparentes à la lumière de la rupture, donne lieu à des regrets, mais à un certain fatalisme, aussi. Plusieurs participant(e)s ont écrit des messages à certains membres de leur ex-belle-famille pour prendre congé, ou ont reçu des messages de leur part. Ces témoignages sont reçus avec beaucoup d’émotion, de tristesse, voire avec une certaine gêne pour celles et ceux qui ont initié la rupture. Flavia a reçu des messages de son ex-belle-famille qui l’ont beaucoup touchée et a ensuite demandé à sa propre famille, qui était restée silencieuse, d’en faire autant pour son ex-conjoint, ne voulant pas lui donner l’impression qu’il n’avait pas été apprécié. De telles pratiques n’ont pas cours auprès des ami(e)s, car la rupture semble moins évidente et des contacts avec les ami(e)s de l’ex-conjoint(e) pourraient être mal perçus et engendrer des malentendus sur les attentes respectives.

Moitié-moitié

Deuxièmement, il y a la part du réseau qui est clairement en commun et qui est composée d’ami(e)s que les deux ex-conjoint(e)s peuvent revendiquer. Il s’agit souvent d’amitiés qui ont été nouées durant la relation de couple ou que les ex-conjoint(e)s voyaient souvent en couple. Pour ces ami(e)s-là, survient l’idée de se les répartir de façon équitable. Pour reprendre notre comparaison avec un règlement de divorce, les acquêts, qui sont les biens que le couple a acquis pendant le mariage, sont partagés lors d’un divorce. Il est considéré inapproprié d’essayer de garder tous les ami(e)s du couple pour soi, tout comme le fait de renoncer à ces relations est considéré comme extrêmement altruiste. Ces deux cas de figure sont assez rares, dans les faits. Parfois, des circonstances pratiques fonctionnent comme un catalyseur. La proximité géographique facilite le maintien des relations et peut ainsi contribuer à la redistribution du réseau. Lorsque Jasmine a résidé dans la maison conjugale après la rupture, c’est elle qui a continué de voir les voisins avec lesquels son conjoint et elle s’étaient liés. Rachel et Dan, qui partageaient avec leurs conjoints un réseau commun important s’étant rencontrés par le biais du travail, ont vécu des expériences contrastées. Rachel, instigatrice de sa rupture, a tout fait pour que la partie commune de leur réseau amical liée à leurs relations professionnelles se maintienne. Son récit de la rupture mettait l’accent sur le fait que son ex-conjoint était un individu « extrêmement gentil », mais qu’elle avait besoin « d’autre chose ». De fait, cela lui paraissait « juste » qu’ils puissent tous les deux garder leurs ami(e)s respectif(ve)s. Au contraire, pour Dan, la rupture s’est accompagnée de la perte de cette partie commune au profit de son ex. Il perçoit cela comme une grande injustice, accentuée par le fait que c’est son ex-conjointe qui a choisi la rupture.

Coupables et victimes

Ces différents éléments permettent d’aborder la notion de culpabilité qui a émergé au fil des entretiens. En effet, la juste part des amitiés en commun n’est pas une part égale à 50/50, mais est reliée au degré perçu de culpabilité. La notion de culpabilité renvoie à la notion de faute, qui était au cœur du droit du divorce à ses débuts. En Suisse, c’est en 2000 que le consentement mutuel ou le divorce à l’amiable a permis (sauf cas grave) de dépasser la notion de faute qui implique un coupable et une victime, alors qu’en Angleterre, le droit du divorce n’a pas encore été réformé à cet égard, malgré de nombreuses critiques. Dans les faits, même lorsque légalement la notion de faute a été supprimée, elle reste présente dans les esprits et on la retrouve dans le partage du réseau personnel. Comme les liaisons extraconjugales sont le premier motif de désapprobation sociale, les personnes qui ont été infidèles à leur conjoint(e) ont tendance à renoncer aux ami(e)s commun(e)s, craignant l’opinion publique. C’est le cas d’Anthony et d’Eugenio, dont les conjointes se sont retirées du réseau. Dans le cas d’Anthony, ce retrait a été renforcé par l’appartenance à une communauté religieuse qui valorise les liens « sacrés » du mariage. Il est intéressant de souligner la perception très négative de l’infidélité malgré le fait que ce soit une pratique répandue (van Hooff, 2017), comme l’a aussi montré le scandale du site de rencontres extraconjugales Ashley Madison, en 2015. Enfin, les personnes dont les conjoint(e)s ont eu des relations extraconjugales peuvent ressentir une certaine honte et se retirer aussi du réseau commun. Meghan a ainsi eu une réaction de rejet complet vis-à-vis d’ami(e)s commun(e)s qui avaient « protégé » son ex-conjoint.

Moins polarisant que l’infidélité, le fait d’être l’instigateur ou l’instigatrice de la rupture s’accompagne également d’un sentiment de culpabilité chez les participant(e)s concernés, et d’une certaine attente de générosité dans le partage des amitiés. Ainsi Carlos, qui prend l’initiative de la rupture et qui se sent inquiet pour son ex-conjointe, plus introvertie que lui, décide de lui « laisser » leurs relations communes qu’ils ont nouées depuis leur arrivée dans cette ville, conscient de la facilité qu’il aura à se recréer lui-même un nouveau réseau. Le cas de James est encore différent étant donné qu’il s’était complètement intégré dans le réseau de son ex-conjointe, rencontrée alors qu’il venait d’emménager dans une nouvelle ville. Les circonstances de la rupture, abrupte, unilatérale, à quelques semaines à peine du mariage, suivie d’une remise en couple presque immédiate de son ex-conjointe, auraient pu changer la donne. En effet, certains amis de cette dernière se sont montrés très critiques vis-à-vis de celle-ci et ont témoigné à James de la sympathie. Cependant, James n’a pas souhaité garder ces liens : « Malheureusement, je n’avais aucun intérêt à maintenir une amitié [avec ses ami(e)s] parce que je voulais mettre autant de distance que possible entre elle et moi. » Plus tard, il insiste à nouveau sur son besoin de frontières : « Je méprise vraiment cette personne [son ex] et j’étais prêt à rompre toutes sortes d’amitiés juste pour être sûr de ne jamais la recroiser. » Les personnes qui ont été quittées par leur ex-conjoint(e) s’attendent à davantage de soutien, et c’est effectivement souvent ce qu’elles reçoivent, en tout cas dans un premier temps. Mais, en fonction des circonstances de la fin de la relation (sentiment d’humiliation) ou du contrecoup de la rupture (besoin de temps pour digérer), ces personnes peuvent aussi se mettre en retrait.

Dans ces différentes stratégies de partage, il est intéressant de constater que le fait de chercher à avoir des amis qui maintiennent des liens avec les deux conjoints n’est pas fréquent chez les couples hétérosexuels. Rachel et son souci de continuer à partager le même réseau amical fait figure d’exception. Les autres s’accommodent tant bien que mal du partage, mais ne semblent pas remettre en question son inéluctabilité et sa nécessité. Le fait que pour les ami(e)s, rester « neutre » (ne pas prendre parti) est une posture difficile à gérer, a été mis en avant dans une analyse d’échanges sur des forums de discussion anglophones dans Internet (Aeby et van Hooff, 2019). Le besoin d’affirmer les nouvelles frontières du réseau personnel se traduit également, dans les réseaux sociaux en ligne, par le fait de rompre la connexion non seulement avec l’ex-conjoint(e), mais aussi avec ses proches pour éviter d’avoir des nouvelles indirectes de l’ex-conjoint(e). Ce stress supplémentaire lié à la gestion des réseaux sociaux a été mentionné par la majorité de nos participant(e)s.

Reconstruction du réseau a posteriori

Dans une perspective biographique, comme nous l’avons expliqué précédemment, les individus vont donner un sens aux changements qui se produisent dans leur réseau personnel suite à leur rupture conjugale. À ce titre, il est intéressant de revenir sur les personnes qui sont mentionnées lors du récit de la rupture, mais qui ne sont pas mentionnées dans le réseau « ante-rupture ». Eugenio est un bon exemple de ce processus (voir le Tableau 4). Il a un réseau post-rupture composé de onze personnes citées dans l’ordre suivant : deux amis qui sont aussi les parrains de ses enfants, trois amies, son père et sa mère, deux autres amies, son fils et sa fille. Son réseau ante-rupture n’incluait que deux amies sur les cinq citées, et son ex-conjointe. Au cours de l’entretien, l’importance de ces ex-beaux-parents, de son ex-beau-frère et des marraines de ses enfants transparaît très clairement mais, au moment de réaliser la carte réseau, leur importance aura été sous-évaluée. Dans son récit, Eugenio déplore l’attitude des deux marraines de ses enfants, qu’il espérait voir agir comme médiatrices d’une potentielle réconciliation, montrant bien ainsi l’importance qu’elles avaient dans sa vie de couple et sa vie familiale. Cependant, Eugenio ne les inclut pas dans son réseau ante-rupture, minimisant le rôle qu’elles jouaient dans sa vie et, par conséquent, minimisant la perte de ces liens. Il procède de même avec son ex-belle-famille, contestant a posteriori la qualité de leurs relations de l’époque.

Tableau 4

Changements dans le réseau d’Eugenio

Changements dans le réseau d’Eugenio

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Ce décalage montre bien la pertinence de cette méthode rétrospective pour mettre au jour les processus de reconstruction du passé à l’aune de la nouvelle situation. Les propos de Meghan le montrent bien également, lorsqu’elle explique la non-inclusion des ami(e)s de son ex-conjoint avec qui elle passait la plupart de son temps : « Quand je regarde en arrière, ils étaient… je suppose, je ressens qu’ils n’étaient pas importants parce qu’ils ne sont plus importants pour moi. ».

Soulignons qu’indépendamment du partage objectif, du nombre de relations maintenues, tou(te)s les participant(e)s ont exprimé de la déception par rapport à l’incidence de la rupture sur leur réseau personnel. Ainsi, même Sandrine, qui a réussi à maintenir des liens avec les conjointes des meilleurs amis de son ex-conjoint, regrette de ne pas avoir reçu de nouvelles directes de ces derniers. Les difficultés associées au fait d’avoir dû vivre non seulement la perte d’un(e) conjoint(e), mais également des changements inattendus dans le réseau personnel, suscite une nouvelle perspective sur les frontières de l’intimité conjugale. La plupart des participant(e)s qui s’étaient lancé(e)s corps et âme dans cette première cohabitation ont davantage peur de la fusion, et souhaitent à l’avenir des frontières plus souples. Meghan explique : « Je me suis dit que dans toute relation dans le futur, je m’assurerai d’avoir mes propres amis. J’aurai encore des amis communs. Mais je ne mettrai pas cette relation [de couple] devant toutes mes autres amitiés. […] Je ne mettrai pas cette relation avant ma famille. […] Quand j’étais avec mon ex […] je le priorisais tout le temps. »

Ces différentes considérations permettent de revenir aux cinq types de réseau identifiés en première partie de cet article et de les affiner. Ainsi, parmi les participant(e)s qui ont un réseau « Expansion amicale », nous constatons que les pertes ont souvent été sous-évaluées car les relations antérieures à la séparation n’ont pas été jugées importantes a posteriori. Cette attitude est particulièrement marquée chez James, Carlos et Eugenio, qui ne citent aucune perte amicale, ainsi que chez Diana, qui n’en cite qu’une. Quatre participant(e)s ont un réseau « Refuge parental », malgré une tendance marquée à se recentrer sur les liens de sang et à revaloriser la famille d’origine présente chez l’ensemble des participant(e)s. En effet, pour quinze participant(e)s, la famille d’origine occupe une place privilégiée dans le premier cercle d’intimité. Cela peut être mis en lien avec cette période de vie de jeune adulte caractérisée par l’absence d’enfants ou la présence de jeunes enfants, et par le fait d’avoir des parents encore en bonne santé. Le réseau « Nouvelle union » ne correspond qu’à quatre participant(e)s malgré le fait que près de la moitié de notre échantillon était à nouveau en couple. On peut imaginer qu’avec le temps, davantage de participant(e)s développeront un réseau « Nouvelle union » par le biais du processus d’imbrication des réseaux. Cependant, la plupart des participant(e)s ont évoqué leur confiance ébranlée et leur désir de garder des relations personnelles (non partagées). Le réseau « En négociation » pourrait être considéré comme une étape intermédiaire après une rupture encore récente. Mais, nous l’avons vu, ce réseau correspond aussi à des situations qui rendent plus difficile la dés-imbrication des réseaux : une communauté LGBTQ pour Lucia et Gabriela, et un milieu professionnel commun pour Rachel et son ex. Cependant, malgré cette impression d’inertie, Lucia explique que tout a changé : « J’ai dû renégocier ma relation avec chacun de mes amis individuellement. Je ne pouvais plus me reposer ou dépendre du fait qu’elle [l’ex] était plus ouverte que moi et que je pouvais être juste son appendice, en quelque sorte. » Enfin, le réseau « Recul amical » correspond à une conséquence assez claire du partage, associée à un manque de temps des personnes concernées pour réinvestir de nouvelles relations. Finalement, pour revenir à la distinction entre personnes initiatrices de la rupture, personnes quittées et personnes mettant en avant l’accord commun, il conviendra de souligner que ces trois catégories se retrouvent dans les cinq types de réseau personnel.

Remarques conclusives : des frontières en mouvement tout au long du parcours de vie

Une rupture conjugale s’accompagne de changements et d’une reconfiguration des frontières du réseau personnel et, plus largement, de l’intimité. Ces changements surprennent les individus qui auront concentré leur processus sur la perte de leur conjoint(e) et qui auront ainsi découvert au même moment les règles de partage du réseau. Tout comme lors d’un règlement de divorce (Paechter, 2013), le concept de justice est très présent et distingue les relations dont la « propriété » est claire des relations qui devraient être partagées à parts égales (à moins qu’un(e) des ex-conjoint(e)s soit considéré(e) comme davantage responsable de la séparation). C’est là que la capacité à élaborer un récit de rupture est signifiante, et ce, d’autant plus dans un contexte de mise en concurrence de deux récits. Le récit comme moyen de dépasser la rupture est mentionné dans diverses études (de Singly, 2011 ; Giraud, 2017 ; Riessman, 1990 ; Théry, 1993 ; Vaughan, 1986). Toutefois, comme nous avons pu le voir, si les individus sont acteurs des modifications du réseau, les logiques orchestrant ces modifications les dépassent aussi en bonne partie, et ils composeront bon gré mal gré avec la part qui leur est échue. Il en ressort un sentiment général de déception quant au soutien reçu, même si les modifications ne se sont pas traduites par une diminution de la taille du réseau.

La rupture crée également des occasions soit de réactiver d’anciennes relations amicales, soit d’en entamer de nouvelles (Kalmijn, 2003 ; Terhell et al., 2007). Les amitiés temporairement désinvesties peuvent être réactivées à tout moment du parcours de vie : on les appelle « amitiés fossiles » (Spencer et al., 2006). Celles-ci peuvent procurer un sentiment de réconciliation avec l’ancien soi, lorsqu’il a été perçu comme négligé durant la relation de couple. Les nouvelles relations, quant à elles, ont l’avantage de remettre le compteur à zéro, avec des personnes qui ne connaissent pas l’ex-conjoint(e) et qui ne vont pas pouvoir exprimer de jugement positif ou négatif sur l’union révolue. Dans les deux cas, nouer ou renouer une amitié implique d’aller « vers l’autre », et cela n’est pas toujours facile en période de vulnérabilité. Au-delà de la question de renoncer à des amitiés existantes ou d’en instaurer de nouvelles, on assiste également à une réévaluation du degré d’investissement amical. Enfin, indépendamment de la fidélité dans les amitiés passées et de l’aide inattendue de relations plus récentes, les personnes qui se séparent font l’expérience d’une certaine solitude et se sentent souvent incomprises et insuffisamment soutenues, car la longueur du processus post-rupture est souvent sous-estimée par leurs proches, même par celles et ceux qui l’ont déjà vécu dans le passé. À cela s’ajoute qu’instigateur(trice)s et personnes quittées ne sont pas à égalité, car le processus commence bien avant la rupture pour les premiers (Fuchs Ebaugh 1988 ; Vaughan, 1986). Chez une personne instigatrice, la rupture arrive comme une réponse à des interrogations mûrement réfléchies, alors que chez la personne quittée, elle peut être une surprise totale, malgré des signes avant-coureurs (qui ont souvent été occultés). Être quitté(e) ou avoir quitté ne semble toutefois pas déterminer le type de réseau personnel qui se développera après la séparation.

Pour ces jeunes adultes qui s’étaient lancés corps et âme dans un projet de vie à deux, une nouvelle perspective sur la vie de couple émerge. L’ensemble des participant(e)s confient leur envie de se remettre en couple et, pour ceux et celles qui le sont déjà de nouveau, d’inscrire cette relation dans la durée. Nous voyons ici que le désir de se conformer à un script culturel centré sur la mise en couple et de donner une direction normative au parcours de vie reste très présent (Phoenix et al., 2008). Cependant, ces jeunes adules insistent sur le fait qu’ils ne feront plus confiance aveuglément et éviteront d’être « trop fusionnels ». Ils(elles) auront expérimenté, à leur dépend, les principes de partage de la partie commune de leur réseau de couple et auront vu que leurs amitiés n’étaient pas toujours aussi solides qu’ils l’avaient cru. En effet, les attentes envers les ami(e)s sont très élevées au moment d’une rupture et, par conséquent, souvent déçues (Rebughini, 2011). Cela renvoie aussi au fait que, derrière la catégorie « fourre-tout » de l’amitié, se cachent des degrés d’investissement très divers (Spencer et al., 2006) : des degrés que la rupture aura permis de mettre au jour.

Après la rupture, la majorité de notre échantillon a en outre perdu contact avec l’ex-belle-famille. Dans des sociétés caractérisées par le démariage (Théry, 1993), ce résultat n’est pas surprenant, mais fait néanmoins s’interroger les personnes qui avaient beaucoup investi dans leur relation avec l’ex-belle-famille. Nous avons vu la déception ressentie à cet égard par plusieurs des participant(e)s. En miroir, ce sont les liens avec la famille d’origine qui ont été revalorisés dans plusieurs des cas, et de nombreux récits révèlent un fort soutien tant émotionnel que matériel de la part de la famille d’origine. En effet, si la mise en couple occasionne une prise de distance des enfants par rapport à leurs parents, les événements marquants de la vie peuvent inverser cette tendance, et de nombreuses études montrent la permanence de la relation parent-enfant à l’âge adulte (Bonvalet et al., 2007 ; Heath et al., 2013). On constate donc à la fois un processus de fermeture des frontières autour des personnes qui ont su être soutenantes et apporter, de ce fait, de la reconnaissance, et à la fois un processus d’ouverture pour aller au-delà de la relation conjugale. L’analyse des ruptures et des changements relationnels qu’elles entraînent permet de mieux comprendre comment les individus négocient leurs liens tout au long de leur trajectoire conjugale et familiale. Également, nous avons constaté l’importance du réseau personnel non seulement pour l’apport de soutien, mais aussi pour la validation du récit de rupture visant à donner du sens au nouveau statut. Le manque de validation, à l’opposé, peut causer une insécurité ontologique, comme cela a été montré dans d’autres études (Smart et al., 2012). Le fait qu’un ami déclare à un autre que celui-ci a fait une erreur en se séparant peut avoir des répercussions psychologiques très négatives, et cette relation amicale peut en devenir dérangeante. Cela contribue à expliquer le fait que certaines amitiés ne survivent pas à une rupture conjugale.

Cet article porte sur des personnes relativement jeunes ayant acquis une éducation de haut niveau, et qui vivaient une de leurs premières expériences de cohabitation fondée sur un véritable projet de vie en couple. Il serait intéressant d’étendre cette réflexion à des personnes de milieux sociaux et de degrés d’éducation différents, et à des personnes plus avancées dans leur parcours de vie, car la période de transition vers la vie adulte est caractérisée par des changements dans d’autres domaines de vie également, hormis le couple (Bidart, 2008). Elle n’en demeure pas moins, selon nous, une période cruciale à étudier car c’est à ce moment-là que les jeunes adultes apprennent à coordonner projets individuels et engagement dans une vie de couple (Giraud, 2017 ; Tuval-Mashiach et al., 2016). La reconfiguration des frontières du réseau à la suite d’une rupture dénote d’un nouveau rapport au couple, à l’intimité, et à la sociabilité qui accompagneront l’individu concerné tout au long des prochaines étapes de sa trajectoire conjugale et familiale.