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Introduction : l’université dans une société apprenante

Comme la plupart des institutions sociales, l’université est exposée depuis des décennies aux multiples exigences d’adaptation aux évolutions liées à ce qu’on appelle l’économie et la société de la connaissance (Knowledge Society, Knowledge Economy), où la production, la valorisation et la diffusion des informations, des idées et des compétences prennent une importance sans cesse croissante[1]. Dans ce contexte, l’université est appelée à jouer un rôle central, en particulier dans la construction d’une nouvelle « société apprenante » (Learning Society), en réformant ses offres classiques de formations et en promouvant les politiques d’apprentissage tout au long de la vie (Lifelong Learning), censées pouvoir permettre aux individus, aux groupes et aux institutions de s’adapter continuellement aux innovations technoscientifiques et aux mutations rapides du marché de l’emploi[2].

Face à cette nouvelle donne et aux nombreuses réformes qu’elle génère, de nombreuses voix se sont élevées pour s’interroger et s’inquiéter de ce qu’il pourrait rester de l’Idée de l’université telle qu’elle nous aurait été léguée par les Lumières et la philosophie des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Ces interrogations incitent en effet plus d’un universitaire à rappeler le moment historique de réflexion philosophique intense sur l’université qui eut lieu en Allemagne, de Kant à Humboldt, jusqu’à la fondation de l’Université de Berlin, présentée parfois comme ayant consacré les idéaux de l’unité de la recherche et de l’enseignement et de la culture par la science (Bildung durch Wissenschaft)[3]. Si d’aucuns en appellent à une forme de retour à Humboldt et à son « humanisme libéral[4] », certains se demandent au contraire s’il ne faut pas aujourd’hui « oublier Berlin » et son esprit de système devant les nouveaux enjeux de l’université de masse[5]. D’autres encore soulignent avec dépit l’écart manifeste entre l’université de la Bildung et celle qui émerge du processus de Bologne en Europe, lequel mènerait notamment à une dissolution du lien essentiel entre recherche et enseignement et à une sorte de « dé-formation » (Unbildung), au détriment du projet moderne de la culture de soi par la science, bref : au « cauchemar de Humboldt[6] ».

Quelle que soit la validité de tels diagnostics sur l’université contemporaine, une étude attentive des réflexions et débats qui ont entouré la fondation de l’université de Berlin au début des années 1800 peut encore s’avérer d’un grand intérêt au moment où la philosophie contemporaine de l’université est confrontée à l’urgence de repenser son horizon conceptuel et normatif. Parmi les philosophes de premier plan qui furent activement impliqués dans ces discussions, Johann Gottlieb Fichte (1762-1814) se distingue particulièrement et est pour nous un témoin privilégié de la philosophie de l’université de cette époque, en ceci que, plus encore que les autres représentants de l’idéalisme allemand, sa réflexion sur l’université et son rôle culturel et politique fut constante, intense et centrale dans ses écrits et ses engagements. Son intérêt pour nous est même double, puisque ses réflexions sur l’institution universitaire s’accompagnent de ce qui peut nous apparaître comme une première élaboration d’un modèle de société de l’apprentissage — bien différent sans doute, historiquement, philosophiquement et politiquement de celui qui est promu aujourd’hui sous le nom de Learning Society. C’est donc malgré — ou précisément à cause de — la distance qui sépare Berlin de Bologne, ou plus généralement, l’idéal de la Bildung du paradigme de la Learning, qu’il peut s’avérer très instructif d’examiner de près la philosophie de l’université de Fichte, pour sa réflexion remarquable sur les conditions d’une véritable autonomie de l’institution universitaire, sur son organisation interne et sur sa mission sociopolitique, notamment en lien avec le projet d’une société apprenante entièrement finalisée et structurée par l’autoformation à la liberté.

1. Le rôle clef de l’université dans l’idéalisme allemand

S’il est difficile d’identifier le texte qui aurait à lui seul lancé le débat philosophique autour de l’université dans l’idéalisme allemand, on peut considérer que Kant en a posé les termes principaux dans le Conflit des facultés. Comme on le sait, l’un des enjeux essentiels de cet écrit de 1798 est de garantir l’indépendance de la faculté inférieure de philosophie vis-à-vis des autorités étatiques et religieuses, ainsi que, au sein de l’université, vis-à-vis des facultés supérieures de théologie, de droit et de médecine, qui se distinguent de la première en ce qu’elles répondent directement aux besoins de ces autorités[7]. Mais non contente de se voir garantir cette liberté négative, la faculté de philosophie doit aussi pouvoir veiller à contrôler la valeur scientifique des normes d’action particulières des facultés supérieures et entrer durablement en conflit avec elles en vue, d’abord, d’inverser le rapport de subordination qui lie la recherche de la vérité à l’utilité sociale (telle qu’elle est définie par les autorités politiques) et, ensuite, de contribuer à la formation de l’usage public de la raison[8]. Ce qui est en point de mire, c’est donc la fonction à la fois culturelle, formatrice et éducatrice de l’université, conformément aux différents sens du concept de Bildung, comme idéal d’autoformation individuelle et collective. Le problème kantien de l’autonomie de l’université se résume ainsi en trois questions : 1) comment garantir, négativement, la liberté académique contre la censure ou la surveillance politique et religieuse ? 2) comment l’organisation interne de l’université et des rapports entre disciplines peut-elle répondre, réflexivement, à la refondation critique du savoir ? 3) comment l’université peut-elle assumer, positivement, sa fonction éducatrice, réformatrice et formatrice pour l’espace public naissant ?

Les héritiers directs de Kant ont cherché à répondre à ces trois questions en maintenant la tension philosophique essentielle qui apparaît pour eux entre, d’une part, la revendication d’une indépendance institutionnelle de l’université et, d’autre part, la vocation politique du savant et la tentation pour le philosophe idéaliste de prendre en charge l’autorité politico-morale d’une éducation des citoyens. La génération postkantienne de l’idéalisme allemand trouvera dès la première décennie du dix-neuvième siècle l’occasion historique de mettre en pratique sa réflexion sur la dimension politique de l’université et de se confronter empiriquement à cette tension inhérente à la médiation éducative de la philosophie politique. Avec la fondation de la nouvelle université de Berlin, de 1807 à 1810, ce sont des figures philosophiques centrales, comme Fichte, Humboldt ou Schleiermacher, qui sont au premier plan des questions organisationnelles les plus pratiques et concrètes.

Le contexte dans lequel ils inscrivent leurs interventions est caractérisé par trois types d’enjeux. Dans la foulée des débâcles militaires de 1806, la Prusse a perdu le duché de Magdeburg et, avec lui, l’Université de Halle. D’un point de vue historico-politique, l’idée de fonder à Berlin un établissement d’enseignement supérieur, promue par le ministre Beyme[9], répond donc à une nécessité de régénération du peuple allemand par l’éducation et de riposte culturelle à l’envahisseur napoléonien[10]. Les débats sur l’organisation de cette nouvelle université impliquent ensuite un enjeu philosophico-systématique : pour les idéalistes, « l’université devrait institutionnaliser l’exigence systématique de la philosophie, réaliser le philosophique comme tel[11] » en établissant l’université comme système à la place du chaos régnant ; en ce sens, les positions de ces auteurs sur l’université se fondent sur leurs orientations systématiques et sur le rapport entre théorie et pratique, entre philosophie et vie. L’enjeu est enfin clairement polémique au sein du monde académique : avec ses Pensées de circonstances sur les universités de conception allemande, Schleiermacher répliquait virulemment au Plan déductif que Fichte rédigea à la demande de Beyme en 1807, lequel plan était déjà une sorte de réponse aux Leçons sur la méthode des études académiques écrites par Schelling en 1802 ; l’arbitrage institutionnel reviendra à Humboldt, entre avril 1809 (moment où il entend Fichte et Schleiermacher) et avril 1810 (quand il achève sa mission organisatrice) ; il choisira le modèle du second et rejettera le plan fichtéen pour l’organisation de l’Université de Berlin[12].

Alors que, historiquement, le modèle libéral de Humboldt a gagné la bataille académique, non seulement à Berlin, mais sans doute en Europe où son esprit se fait partiellement ressentir jusqu’à nos jours — dans les discours plus que dans les pratiques, et au prix d’ailleurs d’une forme de reconstruction mythique[13] —, le clivage qui l’opposait aux positions de Fichte a également durablement influencé la lecture autoritariste de celui-ci. L’école francophone d’interprétation initiée par Alexis Philonenko et continuée par Alain Renaut et Luc Ferry a cherché à mettre systématiquement en lumière les fondements philosophiques de l’autoritarisme chez Fichte. L’explication de cette tendance autoritariste serait à trouver dans le tournant spéculatif de la Wissenschaftlehre opéré dans les années 1800, ainsi que dans une révision de sa conception de l’histoire qui n’est plus pensée « comme l’expression des actes libres de l’homme, mais comme le déploiement d’une évolution fixée dans un plan universel[14] ». Cette philosophie de l’histoire jetterait les bases d’un autoritarisme philosophico-politique qui serait le résultat d’un « mélange explosif » dû à « l’adjonction, à une théorie du Weltplan (histoire nécessaire), d’un activisme qui doit la diriger (théorie pratique de l’histoire)[15] ». En Belgique, Pierre-Philippe Druet va même jusqu’à voir dans l’État fichtéen un « système de la dictature éducative, du philosophe-roi », « un État hyperstructuré dans lequel chaque domaine de la vie sociale est régi par une institution », par une « gigantesque bureaucratie » « élitiste, autoritaire et dirigiste »[16]. Ainsi, dans son Plan déductif, tout se passerait comme si Fichte retournait la liberté académique en son contraire, faisait de l’université un petit État totalitaire et substituait à l’autoritarisme gouvernemental en vigueur un dirigisme philosophique qui s’appuie sur une « dictature éducative » ou, selon les mots beaucoup plus nuancés de Claude Piché, une « aristocratie du savoir », qui permette au savant de cumuler « les fonctions d’éducation et l’exercice du pouvoir de contrainte »[17]. Cette ligne d’interprétation avait déjà été portée en Allemagne par Bernard Willms, dans son ouvrage Die totale Freiheit, où la fonction pédagogique du despote (Zwingherr), censée justifier la contrainte par un système d’éducation, est comprise comme une éducation par la force ou contrainte à l’éducation. « L’éducateur despote » (Zwangserzieher) qu’est le savant sur la conscience morale duquel toute la justice de l’État repose serait en cela au centre d’un système qui, au moyen de la théorie de l’éducation, mène en fait la théorie de la dictature à sa « dernière perfection[18] ».

Sans vouloir revenir ici sur les fondements spéculatifs présumés de cette lecture autoritariste, nous voulons restituer dans cet article une image beaucoup plus complète et complexe de la philosophie fichtéenne de l’université, en proposant une interprétation qui ne se limite pas au Plan déductif rédigé à Berlin en 1807 et qui a focalisé l’attention de beaucoup de commentateurs, mais qui inscrive ce plan dans une réflexion transversale et diachronique. S’il est sans doute incontestable que la « défaite de Fichte[19] », face au modèle libéral, est en partie due aux aspects dirigistes, monistes et trop radicaux de certaines de ses propositions aux yeux de Humboldt[20], on ne peut faire l’impasse sur la richesse et la complexité de sa philosophie de l’université, dont certains aspects s’avèrent d’une actualité surprenante, quant à l’urgence de repenser une institution qui ne soit pas une simple reproduction des savoirs disponibles et qui puisse réinventer son autonomie tout en assumant ses missions sociales.

Dans les analyses qui suivent, nous allons donc commencer par exposer l’esprit qui préside à l’écrit de Fichte le plus conséquent sur l’université, le Plan de 1807, pour tâcher d’en expliquer le modèle dominant — celui d’une communauté organique isolée — à travers quelques-uns de ses traits et dispositifs les plus remarquables, avant de remettre en perspective ce modèle de l’université dans la pensée fichtéenne.

2. Le Plan de Fichte pour l’Université de Berlin : une communauté organique isolée

Après avoir fui les invasions napoléoniennes et trouvé refuge successivement à Königsberg et à Copenhague, Fichte se trouvait à Berlin à la fin de l’été 1807, au moment où les rumeurs se précisaient de la création d’une nouvelle université dans la capitale du royaume de Prusse. C’est alors qu’il reçut une lettre signée du cabinet du ministre Beyme l’invitant à établir un plan pour la création d’une institution berlinoise d’enseignement supérieur en lien avec l’Académie des sciences fondée par Leibniz. Sa mission, encore secrète mais déjà urgente, à la suite de la fermeture forcée de l’Université de Halle, était de concevoir d’un esprit « libre de toute contrainte » un plan pensé comme un « tout achevé »[21]. Fichte qui, étant donné le contexte politico-militaire défavorable, avait dû remiser le plan qu’il avait conçu un an plus tôt pour l’Université d’Erlangen[22], y vit une occasion unique pour reprendre ce « tout organique » qu’il avait déjà par devers lui et pour le développer dans toutes ses articulations conceptuelles[23].

Le philosophe se met alors sans tarder à l’ouvrage et envoie à Beyme dès la fin du mois de septembre une première partie de son plan, priant son lecteur de bien vouloir excuser par les impératifs d’urgence et de confidentialité sa forme de « brouillon » manuscrit[24]. Mais quoique le texte complet de Fichte, publié seulement après sa mort, ait pu garder un peu de ce caractère de notes de travail, il constitue certainement, parmi les nombreux écrits qu’il aura consacrés à l’université et à l’enseignement supérieur, le plus développé, le plus long et le plus complexe, y compris dans ses détails organisationnels. Structuré en trois grandes sections, il présente d’abord le concept général de la nouvelle université dont l’époque a besoin, pour déterminer ensuite les conditions sociohistoriques de la réalisation de ce concept et spécifier enfin les moyens par lesquels la nouvelle université pourrait « conquérir une influence sur l’univers scientifique ».

Dès les premières lignes, Fichte livre son interprétation du caractère d’urgence évoqué dans la lettre de mission. Certes, le contexte politico-militaire est tout à fait déterminant et bien présent en toile de fond — comme c’est explicitement le cas dans les Discours à la nation allemande, rédigés à la même époque — mais l’urgence vitale est avant tout fonctionnelle pour l’institution universitaire : alors qu’avant le développement de l’imprimerie l’université pouvait jouer une fonction de propagation orale des savoirs, la multiplication exponentielle des livres à l’époque moderne ferait d’elle une institution redondante et vouée à disparaître, si elle continuait à se borner à répéter oralement ce que chaque étudiant peut déjà par lui-même trouver imprimé[25]. Plutôt que de se réduire à une entreprise de répétition morte des contenus livresques, l’université qui veut prétendre au droit de continuer à exister doit elle-même « être et produire quelque chose », en exigeant sans cesse de ses professeurs comme de ses étudiants « une activité personnelle », l’exercice bien réglé de cette « libre activité de comprendre » qu’est l’entendement. Elle doit viser non pas d’abord la transmission et l’apprentissage de connaissances, « mais la formation de la faculté d’apprendre » (Bildung des Vermögens zum Lernen), par laquelle on ne risque pas d’oublier ce dont on sait comment on l’a appris, de sorte qu’en elle puisse naître des « artistes de l’apprentissage » (Künstler im Lernen). Bref, dans son concept, l’université doit redevenir une académie « au sens ancien du terme », c’est-à-dire une « école de l’art de l’usage scientifique de l’entendement[26] ».

Les accents platoniciens qu’on peut nettement apercevoir dans ces lignes sont explicitement confirmés et assumés quand Fichte définit sa nouvelle académie comme une « école socratique », fondée sur le passage de la forme du « discours continu » — sur le modèle du livre — à la « forme dialoguée » :

Non seulement le professeur, mais aussi l’élève, doit continuellement s’exprimer et communiquer ses pensées, de sorte que la relation pédagogique réciproque constitue un entretien ininterrompu dans lequel chaque parole du professeur soit une réponse à une question posée par l’étudiant à travers ce qu’il disait juste avant, et l’exposé d’une nouvelle question du professeur à l’étudiant, question à laquelle celui-ci répondrait en continuant de s’exprimer[27].

À travers ce dialogue continu, chaque individu est d’abord amené à exposer le savoir depuis le point de vue particulier et la manière, plus ou moins lente ou rapide, aiguë ou large, dont il le comprend, tous apprenant ainsi de chacun. Les deux pôles de la relation pédagogique se dévoilent alors réciproquement « jusqu’à la complète transparence », au point que professeurs et élèves en viennent finalement à se fondre en « une unité spirituelle » et en « un corps organique d’apprenants » (organischer Lehrlingskörper)[28].

Un tel dialogue entre enseignants et apprenants est si central dans le plan berlinois qu’il détermine non seulement les modalités d’épreuve et d’évaluation, mais organise aussi les relations entre universités et lycées[29], et se fait voir jusque dans la structure générale de l’écrit, telle qu’elle est résumée dans une table analytique que Fichte rédige à son propre usage, et selon laquelle l’économie des paragraphes serait répartie en passages consacrés respectivement à la « formation du sujet enseignant » (Entstehung des lehrenden Subjekts, § 14 à 29) et à la « construction du sujet apprenant » (Errichtung des lernenden Subjekts, § 29 à 38)[30]. Or le modèle dialogique fichtéen, loin d’évoquer une conversation pluraliste, est un dialogue dirigé et fondé sur une conception transcendantale du savoir, en vertu de laquelle chaque partie prenante au processus de la réflexivité se fond dans l’unité organique du savoir, dans le « nous » de l’auto-construction de la doctrine de la science. C’est ce qui fait dire à Emilio Brito que « le concept fichtéen de dialogue “socratique” rend impossible tout dialogue réel », un « dialogue véritable n’[étant] jamais une création tout à fait nouvelle[31] ». Mais pour Fichte, le dialogue entre enseignant et apprenant a bien pour unique but l’appropriation personnelle et la production originaire du savoir[32].

Ce que ce paradigme dialogique exprime aussi plus fondamentalement, c’est une conception de la liberté de l’entendement comme libre formation de concepts et non comme liberté négative et individuelle. La liberté académique n’est pas réductible chez Fichte au libre arbitre ou à la liberté de penser dont disposerait naturellement tout individu et qu’il conviendrait seulement de préserver dans son intégrité, contre les immixtions des tiers ; elle est une autonomie beaucoup plus radicale. Pour Fichte, la liberté de l’individu, loin d’être d’emblée pleinement réalisée, doit être tout d’abord formée (gebildet), au besoin par des dispositifs pédagogiques dirigistes et par une clôture protectrice provisoire, nécessairement appelée à être dépassée, car l’université ne doit pas « constituer un monde à part, clos sur lui-même », si elle veut « intervenir dans le monde réel existant[33] ». La communication socratico-fichtéenne construit ainsi une communion d’esprits attentifs, animée par l’amour de l’art formateur, dont le foyer est le professeur de philosophie, maître dans l’art d’apprendre, et où tous les individus sont appelés à se fondre dans une commune existence organique et spirituelle[34].

Se dessine ici le modèle de l’université comme une communauté organique consacrée au savoir, comme une communion spirituelle protégée des soucis matériels et des effets de contamination instrumentale de la société civile bourgeoise. L’étudiant qui entre à l’université doit se laisser absorber tout entier dans son but formateur et accepter un « parfait isolement », en sortant de l’orbite familiale pour cesser d’être, dans l’enceinte académique, le prolongement des intérêts et préoccupations de son milieu d’extraction sociale. Car, pour le savant, le savoir n’est pas un moyen en vue d’un autre but, c’est le but lui-même[35]. C’est parce qu’il ressent très fortement le risque « d’embourgeoisement » de l’université — soit l’asservissement insidieux de l’académie aux forces du monde extérieur, lequel signerait la ruine de la science et de la formation de l’homme (Menschenbildung) — que Fichte cherche à protéger la communauté académique de toute instrumentalisation, politique, religieuse ou commerciale (y compris celle du marché du livre et de l’édition), et qu’il entend fonder une académie qui « éduque » en même temps qu’elle forme, plutôt que se réduire à une institution de reproduction culturelle des classes bourgeoises[36]. Si l’usage scientifique de l’entendement doit être un art réfléchi, c’est non seulement par opposition à une reproduction mécanique de contenus, mais aussi pour préserver l’institution universitaire d’être exposée au « hasard aveugle » et aux vicissitudes de la vie sociale, contre lesquels l’organisation traditionnelle de l’université ne la protège plus.

Analysant ce modèle de la communauté organique spirituelle et protégée des influences néfastes de la société, certains commentateurs ont pu relever les nombreux signes d’une imprégnation du plan fichtéen par le paradigme ecclésial : Fichte parle en effet de « séminaire de professeurs », distingue parmi les étudiants les « novices », les « réguliers » et les « associés », évoque l’utilité d’un certain « catéchisme philosophique » et semble même suggérer l’esprit des croisades pour caractériser « le combat de l’esprit contre l’ignorance[37] ». Toutes ces formules font dire à Alain Renaut que, si l’université pour Fichte n’est plus chose d’Église, n’étant effectivement plus soumise aux institutions religieuses ni à l’autorité de la théologie, c’est parce qu’elle est « elle-même Église »[38]. En découleraient les trois traits fondamentaux du plan de 1807 qui auraient été principalement responsables de son rejet par Humboldt : premièrement, l’auto-fermeture protectrice d’une université pensée comme une « totalité familiale » isolée des influences externes, deuxièmement, l’autoritarisme de son gouvernement interne, très hiérarchisé et réglementé par de nombreuses mesures de surveillance et de discipline, et troisièmement, le monisme uniformisant de sa conception de la science, au sein de chaque discipline scientifique (principalement au sein de la philosophie, qui ne devrait pas susciter une diversité de systèmes), dans les rapports entre disciplines (puisque pour Fichte toutes les disciplines doivent être saisies dans l’unité organique de l’encyclopédie philosophiquement fondée), ainsi qu’au niveau politique (chaque unité politique étant censée n’avoir qu’une seule université, si celle-ci doit atteindre son but formateur universel et annihiler tout esprit provincialiste[39]). Ces trois marques trouveraient ainsi leur expression la plus emblématique dans l’uniforme imposé aux étudiants réguliers et aux professeurs[40].

Sans chercher à minorer ou à euphémiser les effets potentiels de telles dispositions organisationnelles bel et bien présentes dans le plan que Fichte proposa au ministre Beyme à l’automne 1807, nous voulons maintenant en comprendre le sens philosophique et la portée, en la resituant dans la série de textes que Fichte consacre à l’université de 1794 à 1813 et en éclairant le modèle de la « communauté organique isolée » par les modèles complémentaires de l’université qui y sont successivement développés, sous l’influence positive ou négative de figures marquantes de la philosophie allemande de la Bildung, comme Schiller, Schelling ou Schleiermacher. Cette reconstruction diachronique devrait nous permettre de mieux comprendre l’imprégnation religieuse du plan berlinois, d’en relativiser quelque peu les traits protectionnistes, autoritaires et uniformisants, mais surtout de réinscrire l’université dans la dynamique d’apprentissage sociopolitique générale dont elle n’est qu’un moment particulier.

3. Les modèles fichtéens de l’université dans une société de la Bildung (1794-1813)

a) L’université comme société parallèle d’influence

Les premières réflexions importantes de Fichte sur les questions académiques peuvent être trouvées dans les fameuses leçons sur La destination du savant, prononcées à l’Université d’Iéna en 1794, alors que Fichte venait d’y être nommé. Ces leçons, qui par leur retentissement immédiat lancèrent la carrière de Fichte comme professeur et comme orateur, attestent de l’attention précoce qu’il accordera sans cesse à de telles questions. Toutefois, ce n’est pas tant l’institution universitaire que la personne du savant et le problème de sa vocation qui constituent l’objet principal de ces leçons. Il faudra attendre la doctrine de l’éthique de 1798 pour que l’université en elle-même se voie accorder un développement systématique, aboutissant à une relation dialectique avec l’État et l’Église. Avec cette dialectique, Fichte reprend en partie un schéma proposé par Schiller dans les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, elles-mêmes très influencées par les leçons sur la Destination du savant.

Schiller y défend en effet l’idée que la formation de l’humanité ne peut se faire qu’en équilibrant les pulsions morales et naturelles de l’homme par la pulsion esthétique, concluant ses lettres par une théorie des trois États : juridique, esthétique et moral. L’État esthétique (ästhetischer Staat) n’est pas le simple marchepied qui fait passer de l’État politique des droits à l’État moral des devoirs. Il est l’unité harmonieuse des deux, en ce qu’il dépasse l’opposition entre la contrainte physique de la loi positive et la contrainte morale du devoir, par des relations humaines basées sur le libre-jeu de la beauté. À ce titre, seul l’État esthétique préserve l’intégrité de l’homme et réalise une société libre, « parce qu’il accomplit la volonté de tous par le moyen de la nature des individus[41] ». Aussi les ambitions émancipatrices de l’État esthétique semblent-elles à première vue limitées à un cercle d’initiés, à une République de lettrés, une société parallèle[42] composée d’individus au sens esthétique cultivé qui, en se protégeant des contraintes unilatérales du politique et de la morale, s’ennoblissent et réalisent l’unité politique ou « deviennent l’État » dans leur propre individualité[43].

Pour Fichte, la voie d’une telle esthétisation du politique ne peut être suivie pour répondre à la tâche d’une éducation du genre humain. L’idée d’une société parallèle préservée des contraintes politiques et éthico-religieuses va certes trouver un écho en lui ; mais alors que « l’État esthétique » de Schiller veille surtout à garantir l’intégrité de l’individu-artiste contre toute immixtion de l’État juridique et de l’État moral, Fichte va chercher à compléter cette stratégie culturelle défensive par une stratégie formatrice offensive ou positive, fondée sur l’influence et l’apprentissage réciproques, non seulement entre individus, mais entre les communautés politiques, éthiques et éducatives.

Dans le Système de l’éthique de 1798, la déduction de l’élément matériel de la loi morale rencontre le problème des limites de l’influence réciproque dans la communication de la conviction. Puisque la fin morale du moi — l’autonomie — ne peut être atteinte pour moi tant que les autres hors de moi exercent leur liberté de manière immorale, je dois tenter d’influencer les autres, sans contraindre leur liberté, « en vue d’acquérir des convictions pratiques communes, [ce qui] n’est possible que dans la mesure où tous partent de principes communs[44] ». « Il est [donc] contraire à la conscience de renverser l’État si je ne suis pas convaincu que la communauté veut ce renversement » ; je ne peux agir dans ce cas suivant ma seule conviction privée, mais d’après une conviction commune présumée, telle qu’exprimée dans la Constitution et les lois de cet État déterminé. Or cette conviction commune peut très bien être tout à fait contraire à ma conviction intime, et je me trouve alors dans une contradiction entre le devoir absolu d’agir selon ma conviction la plus parfaite et le devoir d’agir selon la volonté générale présumée de la communauté que je tente d’influencer.

On retrouve la même contradiction au sein de la communauté éthico-religieuse, que Fichte nomme l’Église. Dans la mesure où l’action réciproque de cette communauté est orientée vers la formation de convictions pratiques communes, elle requiert nécessairement de partir de quelque chose sur quoi tous s’accordent, soit le « symbole » de cette Église. Ce symbole représente le « suprasensible » d’une manière qui peut tout à fait être contraire à ma conviction intime. Pourtant je ne peux contester et heurter frontalement ce symbole commun, puisqu’il constitue la condition de mon action influente en vue de la formation de convictions communes ; comme je dois agir sur les membres de la communauté, c’est pour moi un devoir (et pas une simple maxime de prudence) de partir de ce sur quoi ils sont d’accord et non de ce qui est sujet à contestation[45].

Ainsi se présente donc la contradiction : je dois communiquer mes convictions privées, quelles qu’elles soient, pour les former de manière collective et autonome ; pourtant, dans mon action réciproque dans l’État et dans l’Église, je dois partir des convictions communes telles qu’elles sont déposées dans la Constitution et le symbole et non de ma conviction privée, même s’ils sont opposés. Comment satisfaire à ces deux exigences ? Le terme synthétique doit être cherché dans une société limitée et déterminée où l’on n’agit pas directement sur tous — comme dans l’Église et l’État — mais sur un nombre limité de personnes qui ont décidé de tout examiner librement sans être restreintes par les symboles et les convictions communes, mais en rejetant plutôt la croyance en l’autorité de ceux-ci, et qui se soumettent à la seule règle de l’argument le meilleur ou « de la loi du plus fort selon l’esprit[46] ». Cette société déterminée est le « public savant ». Le principe de sa constitution est « l’autonomie absolue dans l’ordre de la pensée ». Tout homme qui « s’élève jusqu’à la non-croyance absolue en l’autorité de la conviction de son époque » a le devoir de se joindre à ce public pour y communiquer sa conviction privée. Cette « république des savants est une démocratie absolue » sur laquelle ni l’État ni l’Église ne peut avoir de prise. Fichte reprend ici la distinction statutaire que Kant présente notamment dans Qu’est-ce que les Lumières ?[47] : si un même individu est à la fois fonctionnaire et savant, autant il lui est moralement interdit, en tant que fonctionnaire, d’appliquer directement ses convictions intimes qui seraient contraires au symbole commun, autant il est exigé de lui, en tant que savant, qu’il forme sa conviction et la communique dans les lieux propres au public savant, au premier rang desquels les universités, définies comme des « écoles de savants[48] ».

L’université est donc pensée ici sous le modèle de la société parallèle, dont Schiller avait donné une version esthétique. Mais loin de se limiter à une stratégie défensive de protection de son indépendance, l’université de Fichte est appelée à influencer positivement son environnement social et à transformer, par un effet formateur indirect, l’État et l’Église. Le public savant constitue ainsi non seulement une communauté limitée de communication illimitée, une société parallèle protégée des contraintes des institutions politiques et religieuses, mais elle fonctionne en même temps comme une méta-communauté d’apprentissage social, agissant médiatement sur l’État et l’Église en travaillant à perfectionner la Constitution et le symbole religieux. L’université est ici fondée dans sa fonction morale : agir moralement dans des conditions sociales restrictives de formation des convictions pratiques communes, c’est viser à transformer ces conditions dans le sens de ses convictions, tout en s’abstenant, d’une part, de contester frontalement les symboles partagés qui constituent le fonds commun indispensable à une action réciproque en vue de cette formation collective, et en soumettant, d’autre part, la validité de ses convictions privées au test de vérité d’une communication illimitée au sein du public savant, dont l’université est « l’école » ou le lieu d’auto-formation.

b) L’université comme séminaire matriciel

Fichte va s’employer alors à préciser et renforcer les modalités d’intervention sociale du savant dans les textes ultérieurs consacrés à cette question, comme dans les leçons Sur l’essence du savant prononcées à Erlangen en 1805. Ce qui frappe à la lecture de ce texte, par rapport ceux de la période d’Iéna, c’est son imprégnation religieuse très forte et pleinement assumée. Certes les leçons de 1794 avaient déjà caractérisé le savant comme un « prêtre de la vérité[49] », mais le ton y était plutôt celui de l’engagement pratico-moral : « Agir ! Agir ! », s’exclamait le jeune professeur, « c’est pour ça que nous sommes là ». C’est précisément ce pathos activiste qui sera vertement attaqué par Schelling dans ses Leçons sur la méthode des études académiques de 1802 : « Agir, agir ! raille ce dernier, tel est le cri qui résonne de tous côtés, mais la voix la plus forte est celle de ceux chez qui le savoir n’avance guère[50]. » Pour Schelling l’insistance de Fichte pour l’action vient de son incapacité à saisir l’unité entre savoir et agir et, plus fondamentalement, à s’élever au point de vue de l’absolu divin.

C’est notamment pour réagir à cette saillie et s’opposer frontalement à la conception exaltée de la religion de ce divinisateur de la nature qu’est devenu Schelling à ses yeux, que Fichte, encore très marqué par la querelle de l’athéisme, investit résolument la rhétorique et la conceptualité religieuses pour définir l’essence du savant en 1805. Si le savant y est désigné comme « prêtre de la science[51] », ce n’est plus une simple métaphore parmi d’autres, c’est l’expression rigoureuse d’une vie consacrée à ce que Fichte appelle « l’idée divine du monde », soit le fondement spirituel du monde phénoménal — selon un sens plus platonicien que kantien de l’idée. Incarnation personnelle de l’idée divine, le savant réalise sa destination en lui sacrifiant son individualité : « sa vie entière est accompagnée de la conscience inébranlable qu’elle ne fait qu’un avec la vie divine, que l’oeuvre de Dieu s’accomplit en lui et dans lui, et que sa volonté sera faite[52] ». Que ta volonté soit faite : toute la devise du savant tient en cette prière. L’action du savant n’est plus alors que l’instrument de la vie divine en lui — et c’est dans cette religiosité que réside le sens supérieur de l’action morale.

Mais la manière d’agir et d’intervenir de ces missionnaires du savoir n’est pas exclusivement confinée au domaine académique. Fichte élargit ici notablement son concept de savant et en distingue deux espèces fondamentales : ceux qui produisent et conservent la connaissance de l’idée divine et ceux qui guident l’humanité et interviennent dans le monde. La première espèce regroupe les scientifiques au sens strict, écrivains et enseignants. Ce sont eux qui, à l’université, forment la deuxième espèce, soit les gouvernants, les législateurs, les ingénieurs et tous ceux qui interviennent directement dans le monde pour y réaliser les idées constitutives de leur domaine d’action respectif. Or ces derniers aussi sont qualifiés de « savants », savants « pragmatiques », certes, mais pas moins savants pour autant. Ces savants pragmatiques sont appelés en général les « régents ». Les régents sont « ceux qui, se posant comme principe libre, fondamental et ultime, dirigent et ordonnent les relations des hommes — en partie entre eux, c’est-à-dire dans l’état juridique, en partie dans leur relation avec la nature inerte, c’est-à-dire dans la domination de la raison sur ce qui est dénué de raison[53] ».

Que ces régents — qui regroupent, on le perçoit, un très grand nombre de professions possibles — soient aussi qualifiés de savants est ici de première importance pour la mission sociopolitique de l’université chez Fichte. D’abord, parce qu’ils sont directement formés par le groupe des savants au sens strict ou au sens théorique du terme, et issus de ce groupe. Ensuite, parce qu’eux aussi ont une fonction essentiellement formatrice, eux aussi sont porteurs de la culture savante (gelehrte Bildung), et eux aussi sont censés être partie intégrante du public savant. La culture savante universitaire est bien posée comme le lieu d’impulsion première de la formation de la société et plus largement de la formation de l’humanité. L’université ne suit plus seulement le modèle prudent d’une société parallèle d’influence ; elle est le séminaire dont sortent ces « prêtres de la vérité » et qui constitue la véritable matrice spirituelle et pédagogique de la société tout entière, laquelle se forme continument, par leur action, à l’idée divine. Ce principe d’une religiosité nouvelle et créatrice, comme ressort fondamental de l’activité du savant, ne sera jamais démenti par Fichte. Dans un discours de 1811, il ira d’ailleurs jusqu’à consacrer l’université comme « la plus importante des institutions et ce que le genre humain possède de plus saint », qui garantit la « formation continue » (Fortbildung) de l’entendement et constitue la « manifestation visible de l’immortalité de notre espèce[54] ».

c) L’université comme vecteur d’un cosmopolitisme académique

Or cette action missionnaire, si elle est décisive pour la formation de la nation et les réformes des institutions de l’État, a vocation à en dépasser largement les limites. Dans son plan de 1806 pour l’organisation de l’Université d’Erlangen — qui préfigure par bien des points celui de Berlin, un an plus tard — Fichte esquisse le rôle de l’université comme vecteur d’un cosmopolitisme académique européen. Loin de préconiser l’isolement des institutions d’éducation supérieures les unes par rapport aux autres, il promeut l’émulation (Wetteifer) et même une certaine compétition (Wettkampf) entre les universités au sein de toute l’Europe littéraire (ganze litterarische Europa)[55]. On retrouve à ce niveau l’idée de « loi du plus fort selon l’esprit » ou de « démocratie au sens absolu », qui caractérise l’échange académique. Il convient alors de lever les interdictions faites aux citoyens de fréquenter des universités étrangères, pour rendre possible une « concurrence tout à fait libre » (völlig freie Konkurrenz), non seulement entre institutions de langue allemande, afin de lutter contre l’unilatéralité de l’esprit provincial et d’ouvrir la voie à un « État académique en Allemagne », mais même entre États européens, où les échanges d’étudiants et de professeurs doivent être encouragés[56]. C’est ainsi qu’on pourra construire ce qu’il appellera plus tard une « grande alliance européenne des savants » (großer europäischer Gelehrten-Bund), une alliance certes fermée (geschlossener Bund) et préservée des interférences sociales et politiques, mais qui vise l’ennoblissement de l’humanité par la diffusion de la science en Europe[57].

Cette idée d’échanges pédagogiques et scientifiques entre universités allemandes et européennes sera d’ailleurs reprise dans le plan berlinois[58], alors qu’on en souligne le plus souvent le caractère fermé et isolationniste. Le schème du cosmopolitisme est en effet discrètement mobilisé à la fin du plan : les universités doivent certes d’abord être des « républiques isolées » de leur environnement social, mais elles sont appelées à former une « union des républiques » (Verein von Republiken)[59], anticipant l’union politique des États. Ce cosmopolitisme académique est plus explicite encore dans le texte d’Erlangen, où Fichte assure que le caractère national allemand, loin d’être affaibli par une telle ouverture, se trouvera d’autant plus renforcé par la naissance d’un « nouveau caractère européen », à condition qu’on puisse cultiver un patriotisme non pas « spartiate » et fermé sur lui-même, mais « attique » ou athénien, c’est-à-dire capable de réunir le sens national allemand avec le sens cosmopolitique[60] — car, comme Fichte le dit encore dans un autre texte de la même période, le véritable patriotisme est cosmopolitique, et inversement[61].

d) L’université comme avant-garde créatrice

Après avoir échoué à imposer ses plans de 1806 et 1807 à Erlangen puis à Berlin, Fichte n’abandonne pas sa réflexion originale sur l’université — d’autant moins qu’il sera bientôt appelé à jouer les premiers rôles à la nouvelle Université de Berlin, d’abord comme doyen de la Faculté de philosophie, puis comme recteur. C’est dans ce cadre qu’il reprend, pour un troisième cycle, sa série de conférences sur la Destination du savant, en 1811. Sans renier les fondements de sa philosophie de l’université ni les développements qu’elle a pris en une quinzaine d’années, Fichte semble y tenir compte des objections qui ont pu lui être faites, notamment par Schleiermacher, de régenter à l’excès l’organisation interne de l’université et la discipline des étudiants, là où, pour ce dernier « la moindre trace de contrainte, la plus légère pression d’une autorité extérieure est préjudiciable[62] ». Reprenant tout une série d’éléments du plan berlinois — la définition de l’université comme « école d’art » ou la distinction entre deux grandes classes de savants (enseignants et fonctionnaires)[63] — le doyen Fichte se montre pourtant plus souple quand il s’agit d’indiquer comment préserver l’étudiant des influences néfastes du monde extérieur, comment réguler ses comportements ou comment induire la religiosité de sa forme de vie : « L’université ne peut, ni ne doit, isoler l’élève du contact avec la corruption du monde, ainsi que le doit l’école inférieure[64]. » L’étudiant doit « devenir son propre éducateur », et c’est « par lui-même » qu’il aura à s’isoler de cette corruption, se préparant ainsi à agir dans le monde « tel qu’il est ». Il lui revient aussi de choisir la formation scientifique qui lui conviendra le mieux, l’institution ne pouvant la connaître mieux que lui-même. Et s’il cultive son entendement par l’idée supérieure de la science, non seulement il repoussera de lui-même la débauche et le désordre, si tentants pour les étudiants vulgaires, mais il développera spontanément les dispositions éthiques et religieuses requises pour sa vocation et, puisqu’aucun éducateur ne peut plus vivre à sa place, il pourra enfin « jouir de la vie » au sens véritable, non pas en s’abandonnant à ses dimensions les plus basses et illusoires, mais en s’adonnant à ce qu’elle a de plus haut et vrai, de plus intime et de plus vigoureux[65]. C’est parce que l’étudiant est entièrement possédé par « la science et la culture de l’esprit » que naîtront en lui la formation de l’homme intérieur et toutes les autres vertus que les lois sont incapables de générer — puisque la contrainte, comme la tromperie, n’a qu’une sphère très étroite d’application[66].

La mission formatrice de l’université n’en est pas pour autant minorée. Si l’homme a pour destination non seulement d’être cultivé mais aussi de cultiver les autres, il revient à la communauté des savants de continuellement s’éduquer et d’éduquer le peuple, soit par la culture intérieure de l’entendement, soit par la culture extérieure des affaires humaines[67]. Fichte y insiste : c’est en tant que communauté, non en tant qu’individus, que les savants pourront constituer le « trait d’union » entre le monde sensible et le monde suprasensible, entre l’époque actuelle et les générations futures, entre culture populaire et culture savante. C’est ici le modèle de l’avant-garde formatrice qui est mis en avant pour penser la fonction de l’université, une avant-garde véritablement créatrice dans son activité de formation, puisqu’elle est tout entière animée par la vision spirituelle de la vie divine qui agit en elle, qui la mène à l’action et qui la place à la tête d’une « création continuée du monde[68] ».

C’est cette mission d’avant-garde créatrice qui se trouve finalement consacrée dans la philosophie de l’histoire des leçons sur la Doctrine de l’État de 1813, où la communauté des savants émerge de la dialectique entre l’État et l’Église, pour subvertir la loi de l’obéissance aveugle à l’autorité au profit de la seule loi de l’entendement. La communauté des savants ou le corps enseignant travaille ainsi en sous-main à substituer à la différence traditionnelle entre propriétaires et non-propriétaires, la différence entre savants et non-savants ou entre enseignants et apprenants[69], avant de mener cette différence éducative elle-même à la dissolution[70], par la réalisation pleine et entière de l’art de la formation de l’homme. Ainsi, si la contrainte s’institue d’abord comme une condition provisoire de l’éducation, l’art éducatif, loin de reposer sur l’autorité et la contrainte, a bien pour effet d’annihiler aussi bien l’une que l’autre, et seul l’art éducatif élargi aux dimensions d’une société de l’apprentissage collectif de la liberté peut supprimer la contrainte par la compréhension[71]. Bref, non seulement l’université n’a pas pour vocation ni pour condition de se soumettre à l’appareil étatique, mais la communauté des savants, dont l’université est l’école, se pose comme le vecteur le plus efficace de l’autosuppression progressive de la contrainte politique au profit d’une société autorégulée par ses rapports d’apprentissage et par son travail d’autoformation.

Conclusion

Les quatre modèles de l’université que nous venons de reconstruire au fil des écrits de Fichte — présentant successivement l’institution universitaire comme société parallèle d’influence, séminaire matriciel, vecteur d’un cosmopolitisme académique et avant-garde créatrice — nous ont ainsi permis de compléter et de complexifier le modèle plus connu de la communauté organique isolée, plutôt dominant dans le plan de 1807, mais aussi de mieux comprendre le sens de la religiosité qui le caractérise, de relativiser ses aspects isolationnistes et de nuancer ses traits passablement dirigistes — sans les nier pour autant. Plus encore, c’est le concept d’autoritarisme, définissant si fréquemment la philosophie fichtéenne de l’université, qui apparaît à cette lumière comme inadéquat, puisque pour Fichte, l’autorité est un mode de gouvernement qui « suppose la foi aveugle », alors que par l’éducation, la claire compréhension de chacun vient supplanter cette foi, de sorte que, « hormis celle de la conscience morale de chacun, toute autorité sur la volonté humaine doit disparaître[72] ».

Mais surtout, ces différents modèles nous permettent de penser la fonction formatrice de l’université en l’inscrivant dans le contexte plus large d’une société de l’apprentissage de la liberté. Ne s’en tenant ni à une description empirique de la situation factuelle de l’institution universitaire, ni à la présentation théorique de l’idéal de ce qu’elle devrait être, Fichte expose à travers eux les différents moments de la genèse transcendantale d’une société apprenante impulsée par l’auto-formation de l’institution universitaire à l’idée de la Bildung, c’est-à-dire par l’auto-construction d’un « public apprenant » (ein lernendes Publikum)[73]. L’alternance de moments d’ouverture et de fermeture sur le reste de la société et sur les institutions politiques et religieuses indique les deux pôles de la réflexivité par laquelle la communauté des savants cherche à se garantir d’une part une autonomie académique qui la protège des contraintes externes faisant du savoir un simple instrument aveugle à sa propre finalité, tout en préparant d’autre part son influence transformatrice, qui réalise la destination du savant comme véhicule de la force originairement formatrice du libre savoir.

Il est certes aisé de relever les nombreux éléments historiques et sociopolitiques qui marquent le changement diamétral de contexte qui intervient entre l’université du début du dix-neuvième, et celle que nous connaissons aujourd’hui, quant à la massification, la globalisation ou la marchandisation progressive des études supérieures, pour ne citer que les aspects les plus évidents. De même, on pointera rapidement les indices d’un écart conceptuel et normatif entre, d’une part, le projet d’une société de la Bildung, où l’apprentissage est téléologiquement orienté vers une culture de la liberté, l’autoformation individuelle et collective et l’éducation morale de l’humanité, et, d’autre part, le paradigme de la Learning Society, porteur certes d’une utopie promettant l’émancipation individuelle par la formation tout au long de la vie, mais fondamentalement motivé, en même temps, par les impératifs d’employabilité et d’adaptation constante aux mutations sociales et économiques. Mais si l’institution universitaire n’a plus tant, aujourd’hui, à préserver son autonomie et ses missions contre la surveillance de l’État et de l’Église que contre les diverses colonisations du marché, la question et la préoccupation de Fichte restent tout à fait actuelles : comment l’université doit-elle se transformer, s’organiser et se développer si elle ne veut pas devenir obsolète — que ce soit en se fondant dans son environnement ou en lui devenant complètement étranger —, et continuer à donner du sens à l’idée de sa tâche propre, celle de « libérer l’esprit humain et de le former dans toutes les directions et par tous les moyens qui pourraient [lui] être connus[74] ».