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À l’heure où les médias, les politiques, les organisations non gouvernementales, les citoyens, les spécialistes de l’âme et du corps de chaque pays prônent la compassion comme un remède à tous les maux, un surprenant constat apparaît. En Bulgarie, les sociologues ont longtemps délaissé le sujet. Ce constat s’avère déroutant quand on se rend compte que ce manque d’intérêt pour la compassion caractérise la sociologie bulgare avant et après les grands changements sociaux qui ont débuté en 1989. Et pourtant comme dans toute autre société, des manifestations et des actions compassionnelles ont toujours existé dans la société bulgare[1].

Pourquoi la compassion s’avère-t-elle la grande absente de la sociologie bulgare tout au long de son développement dans des contextes très différents depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ? Quelles sont les raisons de l’absence de cette thématique et de ce vide conceptuel dans la recherche sociologique en Bulgarie au cours des décennies, et ce, malgré les différences qui ont marqué les unes et les autres ? Comment expliquer cet impensé sociologique et que pourrait-il nous apprendre sur la sociologie bulgare elle-même ?

Ces questions relatives à la posture des sociologues bulgares à l’égard de la compassion sont vraisemblablement liées aux circonstances biographiques de mon parcours universitaire. Placées au centre de la réflexion qui suit, ces interrogations ne visent pas à singulariser une pratique scientifique par rapport à d’autres exercées dans des contextes semblables (ceux des pays d’Europe centrale et de l’Est ayant partagé la même histoire depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale) ou opposés (ceux des pays d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, entre autres). L’objectif est de proposer une explication plausible de l’absence de problématisation sociologique de la compassion à partir d’un cas particulier, lui-même envisagé à travers son évolution dans des conditions politiques, idéologiques, scientifiques fort différentes. En ce sens, la sociologie bulgare s’avère un terrain d’observation privilégié pour interroger un problème épistémologique plus important, celui de la négligence, de l’indifférence, de l’insensibilité thématique en sociologie en dépit de la présence empirique d’un phénomène ou d’un problème de société. Ce faisant, l’analyse pourrait contribuer à une réflexion plus large sur les impensés sociologiques. Quant à la compassion comme sentiment, valeur ou attitude produisant des actions de solidarité, d’aide et d’entraide, elle constitue un puissant révélateur de l’état des rapports sociaux où le vivre-ensemble passe par le faire-ensemble face aux souffrances du quotidien.

En partant de l’observation que le thème de la compassion est absent depuis longtemps de la sociologie bulgare, nous formulons l’hypothèse suivante : le manque de problématisation de la compassion dans le champ national de la recherche sociologique est révélateur du fond idéel que sous-tendent aussi bien la vision du monde dominante dans la société bulgare à un moment donné que la conceptualisation scientifique de la société elle-même. Les catégories par lesquelles le monde est perçu, vu, pensé et exprimé dans le langage ordinaire et scientifique traduisent les rapports de base desquels est construite une perception du monde. Présente ou absente, une catégorie de pensée éclaire la réalité qui la fait émerger, exister ou éclipser. Pour étayer ces propositions, l’analyse procède en quatre temps. Tout d’abord, à travers l’étymologie du mot « compassion » dans la langue bulgare sont évoquées les réalités à la fois individuelles et sociales que le mot couvre, ce qui permet de témoigner de l’état des rapports sociaux et des modalités d’action qui en découlent. Ensuite, la focale est mise sur les fondements idéologiques et les principes de structuration et de fonctionnement de la société dominée par l’État-parti communiste afin de démontrer que la non-reconnaissance sociale de la compassion dans la société totalitaire de type communiste est à l’origine de la non-problématisation sociologique de ce phénomène dans la Bulgarie communiste. En troisième lieu, à l’aide de deux enquêtes empiriques, un diagnostic de l’état du lien social en Bulgarie post-totalitaire est entrepris, ce qui permet de dégager le couple notionnel confiance-méfiance comme le principal outil conceptuel de description et d’interprétation de la société bulgare contemporaine. Cet outil conceptuel s’avère à la fois un moyen d’éclipser la notion de compassion et les pratiques qu’elle désigne et un questionnement des dimensions axiologiques de l’acte compassionnel. Cela conduit en effet à s’interroger sur les fondements épistémiques et épistémologiques du fait d’étudier un phénomène en usant de certains termes plutôt que d’autres. À la fin, les résultats obtenus à travers ces trois procédés d’analyse sont juxtaposés dans le but de réfléchir sur la posture épistémologique de la sociologie en Bulgarie et sur la nécessité d’une nouvelle sensibilité épistémique.

La compassion – une entrée étymologique

Le mot qui désigne la compassion en bulgare est systradanie (състрадание) qui, traduit littéralement à partir de ces composantes (sy et stradanie), signifie « co-souffrance » (съ-страдание), ou « souffrir avec l’autre ». Le synonyme le plus souvent utilisé est milosyrdie (милосърдие), ce qui veut dire « coeur tendre » ou « tendre de coeur ». La langue bulgare permet que les deux dimensions, individuelle et sociale, soient présentes dans le vocable même. Il s’agit bien d’un état d’esprit, mais d’un état d’esprit partagé. Celui ou celle qui éprouve de la compassion n’est pas seulement disposé.e et ouvert.e au malheur de l’autre, à la souffrance d’autrui ; bien plus, le mal est senti ensemble, on souffre ensemble. C’est un « sentir-ensemble », un « être-ensemble » dans le malheur, la détresse, le mal, avec quand même la distinction entre celui/celle qui subit la souffrance et celui/celle chez qui celle-ci est ressentie.

Sans lui prêter plus d’importance qu’elle n’en a vraiment, cette entrée étymologique conduit pourtant à penser la distinction – si bien démontrée par Rousseau et ensuite reprise par Hannah Arendt dans sa réflexion sur la politique de la pitié[2] et par des auteurs contemporains qui s’y réfèrent[3] – entre les deux formes d’existence auxquelles le mot compassion renvoie, l’une celle de la souffrance subie où on est objet de souffrance, dans la mesure où le mal s’abat sur la personne, et l’autre celle de la souffrance partagée où on est porteur de sentiments de compassion en communion avec la personne souffrante, sans être personnellement frappé par le mal ou par ce qui provoque la souffrance. Sur le plan analytique, cette distinction semble avoir un double mérite. Premièrement, elle présente la compassion comme une forme de rapport social. La compassion implique l’idée de sociabilité avec toutes les déclinaisons possibles. Deuxièmement, elle peut être considérée à la fois comme condition et source de différentes modalités d’action, de réaction et d’agir dont les initiateurs sont situés des deux côtés dans les divers aspects du lien social, sans doute avec une plus grande probabilité d’agir de ceux qui partagent la souffrance mais sans exclure ceux qui la subissent[4].

Ces considérations liminaires permettent de postuler qu’envisagée sous l’angle de rapport social et d’actions qui peuvent en découler, la compassion peut servir à éclairer les formes de cohésion sociale et les modalités d’agir ensemble qui caractérisent une société donnée. Pris dans le sens inverse, ce raisonnement revient à ceci : le mode de fonctionnement d’une société, son mode d’intégration, ses formes spécifiques d’exclusion/d’inclusion sociale peuvent être lus à travers la présence ou l’absence non pas de formes de compassion (tant que l’homme existe, elles existeront toujours) mais de formes de reconnaissance sociale de compassion, c’est-à-dire des formes de valorisation, d’articulation et de rationalisation sociale de ce rapport humain. C’est une autre question de savoir quelles sont les modalités de cette reconnaissance, ce qui importe ici c’est de souligner que la reconnaissance sociale de la compassion sous-tend que les souffrances, les injustices, les disparités sociales sont connues et reconnues ainsi que la nécessité de réagir et d’agir d’une façon ou d’une autre[5].

Non-reconnaissance et absence de problématisation : la période communiste

Les raisons de l’absence de problématisation de la compassion dans la sociologie bulgare tout au long de son développement sous le régime communiste (1945-1989) résident dans l’absence de reconnaissance sociale de la compassion liée autant à la légitimation idéologique de la nouvelle société socialiste qu’à son mode de structuration et de fonctionnement. Mais comment se fait-il que la compassion soit totalement absente de la conception politique et idéologique de la nouvelle société socialiste et de sa mise en oeuvre ? D’autant plus que le projet communiste est né au sein de la culture occidentale moderne avec son rationalisme et ses vertus politiques et sociales, dont la compassion.

L’histoire européenne montre que le projet politique du communisme conçu comme abolition radicale de la société capitaliste commence à se réaliser dans un double décalage spatial et temporel, c’est-à-dire en dehors du lieu et du moment de son apparition[6]. Forgé au XIXe siècle en réponse aux contradictions du capitalisme classique en essor dans les pays occidentaux, le projet communiste débute sa réalisation dans la Russie impériale soumise à un retard économique et en ébullition politique, et ce, pendant la Première Guerre mondiale. Cela aura des répercussions sur le rapport entre l’idée initiale et sa mise en pratique. L’histoire de la société socialiste soviétique et est-européenne, depuis la Révolution d’Octobre jusqu’à son effondrement en 1989, peut être décrite comme un processus de re-formulation, de remise en état et de contournement du projet socialiste originel avec la participation de différents acteurs sociaux et à travers les médiations diverses.

Pour ce qui est de la compassion, il est judicieux d’examiner le type de cohésion sociale caractérisant la société socialiste vu dans une triple perspective, à savoir : 1) la vision idéologique ou le projet politique de la nouvelle société formulés par Marx et Engels dans Manifeste du Parti communiste (1848) et repris par tous les idéologues du nouvel ordre social dans l’histoire ultérieure du mouvement communiste ; 2) le dispositif mis en place pour garantir et soutenir l’idée de rapports sociaux égalitaires ; et 3) le type d’intégration sociale issu du mouvement conjoint des idées et des pratiques.

De par sa conception idéologique, la société communiste est une société libre, juste et égalitaire, car basée sur l’égalité de tous à l’égard de la propriété des moyens de production. Une fois devenue collective, voire commune, la propriété des moyens de production tarit la source de toute division sociale, de toute inégalité sociale, de toute forme d’exploitation et d’oppression, de tout assujettissement. Le projet communiste préfigure donc une société où les souffrances seront exclues par le principe même de structuration des rapports sociaux. La réalisation du projet demande : la lutte contre les propriétaires de moyens de production (les oppresseurs), la solidarité et l’aide des opprimés, la condamnation des traîtres et des ennemis. Sur le chemin qui mène « aux lendemains qui chantent », il n’y a pas lieu de se plaindre. Même si certaines inégalités persistent durant un temps, entre les villes et les villages, entre la propriété d’État et la propriété coopérative, entre le travail intellectuel et le travail manuel par exemple, même si certains retards se font sentir comme ceux en matière de production, de productivité, de conditions de travail et de niveau de vie par rapport au monde capitaliste, même si certains dysfonctionnements apparaissent dont l’élimination progressive des inégalités, le rattrapage et le rétablissement du bon fonctionnement, chose certaine, l’épanouissement de l’Homme est imminent et inévitable et vaut les sacrifices.

La foi inébranlable dans un monde meilleur, car construit et géré par la classe porteuse du nouveau mode de rapports sociaux sans antagonismes et oppressions, mobilise les énergies individuelles et collectives dans la marche inéluctable vers un avenir radieux pour l’humanité et chasse les faiblesses de la volonté face aux obstacles et aux aléas de l’action. Ces derniers sont temporaires et surmontables, d’où la justification et la valorisation des efforts, sans plainte ni lamentation. Cet esprit marqué par un optimisme imbattable et un activisme triomphant associe l’idéologie communiste à la tradition de pensée qui, depuis Nietzsche jusqu’à Adorno et Horkheimer en passant par Brecht, rejette, selon Daniel Innerarity, la compassion comme obstacle à l’action transformatrice et émancipatrice de l’Homme dans la mesure où elle cultiverait la passivité et la résignation face au destin, et bloquerait la volonté de vaincre le mal, de lutter contre les injustices, bref, de combattre les causes qui la font naître[7]. Autrement dit, l’objectif ultime de créer une société qui, en transcendant les limites des précédentes, s’avère la plus juste, la plus vraie, la plus désirable aguerrirait les esprits et évacuerait ce qui pourrait les dérouter.

À cela s’ajoutent les visées purement éducatives de l’idéologie communiste par le biais desquelles la compassion se trouve également soustraite à son univers moral. Un survol de l’évolution du projet politique du communisme depuis sa formulation par Marx et Engels jusqu’à son échec en passant par les formes adoptées à différentes périodes, telles la « démocratie populaire », la « société socialiste développée », la « perestroïka », permet de voir que, pendant toutes ces années, les valeurs civiques mises à l’honneur, et par conséquent transmises, cultivées et valorisées par le système d’éducation et de promotion sociale, sont le dévouement, la fidélité à l’idéal communiste et au mouvement international prolétaire, au Parti et à la Patrie, la solidarité avec les peuples opprimés (en tout cas, les défavorisés dans chaque pays étaient invisibles et inaudibles, ne serait-ce que pour ne pas affecter l’image d’une société solidaire et égalitaire), le patriotisme, l’internationalisme, etc.

Ces valeurs incitent à un comportement individuel orienté vers un Autre impersonnel (le Parti, la Patrie, la classe ouvrière, le mouvement international), guidé par les impératifs de ce dernier et évalué à l’aune de leur accomplissement. L’« Autre » en tant qu’être humain, singulier et pareil (au sens de son appartenance à l’espèce humaine), ayant ses malheurs et ses problèmes individuels, n’entre pas dans l’éducation communiste. Préoccupée par l’avenir radieux de l’humanité où se réalisera l’émancipation réelle de l’Homme grâce à l’instauration du nouvel ordre social bâti sur la propriété publique, l’idéologie communiste s’élève au-dessus de l’être singulier. Si jamais elle s’y intéresse, ce n’est que dans l’appartenance de celui-ci aux classes sociales en lutte pour ou contre l’accomplissement du projet communiste. C’est ainsi que les inégalités et les injustices sont ramenées à une seule dimension, à savoir leur conditionnement et profil social ; elles sont traitées par conséquent comme inexistantes dans la nouvelle société, car les bases économiques et politiques de leur apparition seront abolies. Dans une vision du monde où les angoisses et les misères ne sont pas considérées à partir des êtres individuels qui les subissent, mais à travers le prisme des rapports de classe, la compassion reste inconcevable et impensable. Car, comme le rappelle Luc Boltanski, la caractéristique principale de la compassion selon Hannah Arendt est qu’elle « s’adresse au singulier, à des êtres souffrants singuliers, sans chercher à développer des “capacités de généralisation”[8] ».

Ici, on voit apparaître la différence fondamentale entre le projet politique du socialisme d’inspiration marxiste et les catéchismes républicains du XVIIIe siècle. D’un côté, l’absence de la compassion dans la projection idéelle de la nouvelle société et dans la plateforme politique de sa mise en place logiquement issue de l’analyse des régularités économiques de la société capitaliste ; de l’autre côté, l’idée de la compassion constituant, comme le montre très bien Claudine Haroche, le socle de la civilité républicaine, le fondement essentiel de l’éducation morale et citoyenne, une des sources de la légitimité de la Révolution française du fait même de cette sensibilité à l’égalité des conditions, à la fraternité et à la solidarité qu’elle exprime et inspire[9]. La question qui se pose inéluctablement est de savoir pourquoi les mêmes exigences d’égalité, de justice, de solidarité peuvent conduire à des types différents de disposition à l’autre, et plus encore à des formes opposées de reconnaissance sociale de la compassion. Dans le projet républicain d’éducation morale et politique, ces exigences dessinent l’horizon à atteindre dans le vivre-ensemble tout en s’appuyant, comme le souligne Haroche, « sur les règles du droit naturel ; ou encore sur une certaine conception de la nature humaine, dans les écrits de Rousseau ou de Smith[10] ». Ces exigences s’imposent comme un idéal qui guide, oriente, fonde, motive le comportement et l’attitude envers l’Autre sans constituer une réalité observable. En tant qu’idéal, elles peuvent éclairer ou mettre en évidence les inégalités et susciter des actions pour les surmonter. Par contre, la finalité de la société communiste renvoie à une réalité qui n’existe pas mais qui prétend être téléologiquement valable, donc réalisable. Les principes qui la fondent supplantent la réalité, s’y substituent comme quelque chose de prescrit, préconçu, préétabli à l’aune duquel tout doit être fait, accompli, jugé et validé. L’étant et le devant-être confondus, il ne reste qu’à mettre en place un dispositif pour soutenir cette confusion, c’est-à-dire pour assurer que la nouvelle société, en voie de construction, demeure toujours une image qui se veut conforme au modèle projeté, et ce, indépendamment des écarts constatés.

C’est l’État-parti communiste qui se charge de supporter cette image et le mode de structuration de la société socialiste peut être réduit à l’omniprésence et à l’omnipotence du pouvoir politique porté par un seul parti qui fonctionne en symbiose avec les structures étatiques. L’État-parti communiste ainsi construit couvre toutes les sphères de la vie en société et traverse tous les niveaux. Au nom du respect des intérêts collectifs et pour défendre les acquis et les valeurs de la révolution prolétaire, l’État-parti communiste occupe tout l’espace de vivre-en-société et s’approprie toutes les fonctions de gestion des formes de vivre-ensemble. Cela conduit à deux principes majeurs de l’organisation communiste des rapports sociaux, à savoir la dépendance organisée de tous les citoyens en matière d’éducation, de carrière, de bien-être à l’égard de l’État et le contrôle politico-étatique de tous les aspects de la vie des individus[11].

Cette structure pourrait-elle réserver une place à la compassion ? D’aucune manière : tous les individus, tous les groupes sociaux se trouvant dans la même situation de subordination par rapport à l’État-parti communiste détenteur de toutes les ressources tant matérielles que symboliques de vivre-ensemble. Si cynique qu’il soit, il s’avère que d’une certaine façon tous étaient égaux face au sujet politique possédant seul le droit de définir et de sanctionner, c’est-à-dire de rendre socialement valable, valide et légitime l’existence aussi bien des groupes sociaux que de leurs besoins et des façons de les satisfaire. Bref, c’est l’État-parti qui tient lieu d’instance qui décide du bien-être de tous, qui soigne et vient au secours.

L’institutionnalisation du mode de structuration de la société dominée par l’État-parti communiste aboutit à une intégration sociale étant à la fois imposée et quasi totale. Si l’exclusion sociale à laquelle la société socialiste de type totalitaire condamnait les « échappés au système », tels les traîtres, les infidèles, les émigrés à l’Ouest, était totale, l’inclusion qu’elle réservait au reste de la population était quant à elle tout aussi totale : tous les individus étaient rattachés à des collectifs de travail et à des hiérarchies d’occupation professionnelle. Bien casés et toujours repérables, ils disposaient d’un emploi stable, d’une rémunération régulière, de primes, d’un logement octroyé par la mairie ou l’entreprise, des services socio-médicaux, des prestations diverses, bref ils bénéficiaient d’un avenir plus ou moins assuré, prévisible, défini d’avance par toute la structure institutionnelle de la société. Il y avait une diversité de moyens et de ressources d’existence, et par conséquent de promotion sociale, attribués, distribués, redistribués par les instances de la société gouvernée par l’État-parti communiste. Et il ne pouvait en être autrement dans une société où le sujet politique monopoliste s’assignait pour tâche primordiale d’éveiller aux intérêts collectifs sur-valorisés au point de négliger et de condamner même les intérêts individuels.

Mais si le sens politique de la compassion consiste à expliciter chaque forme de souffrance et à la faire connaître à tous afin de rendre la communauté des citoyens sensible aux différentes figures d’inégalité et d’injustice, il est évident que la reconnaissance sociale de la compassion dans la société socialiste de type totalitaire n’est ni possible ni pensable. Ce n’est pas tant parce que, à travers sa définition, cette société se veut, se déclare, se pense comme un « paradis sur terre », que parce qu’elle constitue une pré-condition de l’attitude d’indifférence à l’égard des vicissitudes de l’existence et du lot d’incertitudes et d’angoisses qu’elle recèle. Mais la raison est beaucoup plus fondamentale : elle participe des principes de structuration de la société. La compassion suppose un espace public ouvert à tous où l’état de souffrance peut s’exprimer, se manifester, se nommer dans ses propres termes par ceux qui subissent une injustice, une inégalité, une iniquité, une maltraitance et par ceux qui y répondent en apportant du réconfort et de l’aide. C’est exactement cet espace qui fait le plus défaut dans la société dominée par l’État-parti communiste. Ayant à sa disposition tout l’appareil politico-administratif, l’État s’accapare l’espace vital de la Cité et se constitue comme ce centre de référence par rapport auquel sont légitimés, validés, évalués tous les problèmes sociaux ainsi que tous les écarts possibles. Il faut bien le souligner. Ce qui caractérise la société totalitaire ce n’est pas l’absence d’espace public de manifestation et d’expression de la souffrance et de réponse à cette souffrance, c’est l’impossibilité structurelle de l’existence d’un tel espace étant donné l’organisation pyramidale, mono-centrique et tentaculaire de tous les rapports sociaux et l’absorption idéologique de tous les problèmes de vivre ensemble.

Est-ce un hasard alors que dans la société bulgare sous le régime communiste, les sociologues n’ont jamais vu, déterré et exposé des problèmes ou des situations associés à la compassion.

La compassion entre sensibilité civique et insensibilité sociologique : la Bulgarie postcommuniste

Qu’advient-il de la compassion dans la recherche sociologique en Bulgarie lorsque l’État totalitaire s’écroule, les disparités sociales apparaissent, l’appauvrissement se généralise, la politique regagne les valeurs démocratiques, la société civile et l’espace public se restaurent ? Sans répondre directement à cette question rappelons qu’au cours des trente ans de transformation économique et politique inouïe[12], il y a de plus en plus de signes tangibles de démocratisation de la société bulgare dont l’apparition d’espaces publics ouverts au débat et à l’expression des opinions, la présence des comportements compassionnels et l’intérêt pour la compassion. À part l’espace Internet où la question de la compassion est traitée dans des perspectives religieuse, psychologique, thérapeutique, éducative, commerciale, etc.[13], les pratiques publiques de compassion deviennent de plus en plus visibles par le biais de l’organisation et de la diffusion médiatique des campagnes caritatives[14].

Vue, reconnue, éprouvée par les Bulgares contemporains, la compassion reste pourtant hors du champ de vision et d’intérêt sociologique. Où réside alors le problème ? La société bulgare contemporaine est-elle devenue vraiment compassionnelle, tandis que la sociologie bulgare souffre de défauts conceptuels ne lui permettant pas de saisir l’émergence de formes de compassion ? Ou au contraire, dans le nouvel ordre néolibéral, la sociabilité évolue-t-elle de façon à ce que les dispositions à l’égard de l’Autre empêchent le déploiement de comportements compassionnels ou sont dominées par des éléments identifiables dans d’autres termes que ceux de la compassion ?

La description des attitudes et des micro-réalités de souci-pour-l’Autre identifiées par deux enquêtes empiriques permet de scruter la question qui nous préoccupe, à savoir pourquoi en présence de pratiques compassionnelles, la conceptualisation de la compassion demeure absente dans la sociologie bulgare. Il s’agit de la recherche européenne des valeurs (European Values Study), et plus précisément de sa quatrième édition réalisée dans 44 pays en 2008-2009[15], et de la recherche franco-bulgare « Pratiques de citoyenneté ordinaire et dynamique participative régionale[16] ». Bien que les deux recherches aient pour objet des questions beaucoup plus vastes (dans le cas des valeurs) ou mieux ciblées (comme l’activité citoyenne), elles traitent des réalités sociales indirectement liées au phénomène de la compassion. En prenant appui sur ces recherches, l’idée est de mettre en évidence les profils de sociabilité qui caractérisent la société bulgare contemporaine et les façons dont ils sont conceptualisés.

Plusieurs auteurs bulgares qui interprètent les résultats de la recherche européenne des valeurs soulignent l’augmentation de la méfiance au cours des dernières décennies[17]. La généralisation de cette disposition à l’égard des autres s’exprime à travers les attitudes suivantes quantitativement mesurées[18] :

Les Bulgares pensent qu’on doit faire très attention aux autres et pas nécessairement avoir confiance en eux. La proportion est de 82 % pour la première option contre 18 % pour la deuxième.

Les Bulgares ne croient pas à l’honnêteté des autres – sur une échelle de 1 à 10, la valeur moyenne est au-dessous de 5 (4,61) et un quart de ceux-ci sont persuadés que la plupart des gens auraient pu les tromper.

Les enquêtés défendent fortement le principe que « les gens doivent s’occuper de leurs propres affaires sans trop se préoccuper du comportement des autres ». Ceux qui sont contre ce principe d’auto-isolement social sont deux fois moins que ceux qui l’acceptent.

Les Bulgares sont persuadés que « dans la plupart des cas, les gens prennent soin avant tout d’eux-mêmes » (81,7 %) ; faible est le pourcentage de ceux qui pensent que « dans la plupart des cas, les gens sont enclins à aider les autres » (environ 16 %).

Parmi les valeurs que les parents estiment importantes à cultiver chez les enfants, l’altruisme est une valeur de second ordre[19] ; pour deux tiers des répondants elle n’a pratiquement pas d’importance.

Ces données permettent de constater que dans la société bulgare, la distance sociale se transforme en indifférence sociale, et le haut coefficient de contingence (le coefficient de Spirmann est de 0,83, ce qui est très rare dans les sciences sociales) suggérerait une vision du monde où l’on « regarde l’Autre inconnu à travers le prisme de la méfiance générale[20] ». L’analyse des sociologues bulgares est sans complaisance : « La société bulgare contemporaine est traversée par une méfiance interpersonnelle qui déchire le tissu social et ainsi les fondements de son intégrité et son identité[21]. »

Tant que nous ne voyons pas les autres comme humainement importants pour nous, notre rapport à eux n’est pas fondé sur des valeurs proprement humaines, il s’agit d’un rapport instrumental. Dans un tel univers humain, il est plus que normal que le moral devienne un régulateur social en marge[22].

En s’intéressant à la distribution statistique (quasi égale) des réponses à trois assertions d’ordre moral, le même auteur voit dans les données une manifestation du désengagement moral des Bulgares. À l’assertion « il y a des règles absolument claires de ce qui est bien et de ce qui est mal », 32,2 % des Bulgares répondent que « ces règles sont valables toujours pour tout le monde indépendamment des circonstances », 31,6 % pensent que « parfois, dans certaines conditions, il est justifiable, excusable de contourner ces règles » et 36,2 % sont complètement d’accord que « ce qui est bien et ce qui est mal dépend entièrement des circonstances ». Cette attitude à l’égard des valeurs morales se confirme par une opinion laxiste concernant les normes publiques de comportement. Le plus haut degré d’intolérance et d’inacceptation est enregistré par rapport à l’atteinte de la propriété privée (89,8 %) et à l’usage des drogues douces (83,9 %), tandis que la violation des normes publiques (dont : éviter de payer les impôts, utiliser le transport public sans titre de transport, percevoir des allocations publiques sans y avoir droit, etc.) ne reçoit pas le même degré de rejet.

Le laisser-aller dans l’ordre social établi se conjugue à deux autres attitudes, d’une part, environ 20 % des répondants sont en désaccord avec la proposition selon laquelle « si quelqu’un dispose de l’information qui pourrait aider à rétablir la justice, il devrait l’offrir aux pouvoirs publics », tandis que plus de la moitié des gens (54,9 %) considèrent que le maintien de l’ordre dans l’État est la tâche primordiale des professionnels de la politique pour les dix ans à venir. Les Bulgares continuent à envisager l’ordre public comme quelque chose d’extérieur à soi, comme une responsabilité qui incombe aux autres et en premier lieu à l’État, et non comme le résultat de l’auto-organisation des gens qui seraient responsables de leur vie ensemble[23]. D’autre part, on constate qu’en ce qui concerne la participation à des initiatives civiles, deux tendances stables se dégagent : 1) le taux de participation reste le même durant la première décennie du XXIe siècle et il est nettement plus faible (dix fois plus faible) par rapport au niveau de participation à des formes d’action civique dans les autres pays européens ; 2) le pourcentage des gens qui ne prennent part à aucune forme d’initiative civile est assez élevé (plus de 86 %), tandis que ceux qui participent à plus d’une organisation civile représentent à peine 6 % de la population étudiée.

Le verdict de Georgy Dimitrov est décapant. Le plus grand problème de société en Bulgarie se situe dans

le manque épatant de sociabilité, d’engagement partagé envers notre existence en tant que société. […] les Bulgares vivent dans un auto-isolement particulièrement grand, […] ils sont plus des habitants du monde que des participants à la vie-en-société[24].

Dans ce tableau où l’on observe de faibles rapports d’association, d’union, d’action ensemble, il est évident qu’il n’y a pas de place pour la compassion. À la limite, s’il y en a, cela sera plutôt ou surtout dans la sphère familiale ou le cercle des plus proches. Cependant, ce bilan critique de l’état de sociabilité de la société bulgare est atténué par des pratiques de solidarité spontanées observées tant dans l’espace virtuel des nouveaux réseaux sociaux (comme Facebook et Twitter) que dans l’espace réel d’habitation des gens. Ces pratiques sont celles de « citoyenneté ordinaire » et elles naissent dans le quotidien des gens et y restent. Elles prennent le sens d’un pouvoir d’agir collectif au regard d’un être-ensemble hors de l’action politique instituée et sans instances interposées. Elles jettent un nouvel éclairage sur les attitudes à l’égard des autres comme une condition préalable à toute action compassionnelle.

L’objectif de l’enquête franco-bulgare sur la citoyenneté ordinaire menée en 2009 était d’identifier les expériences humaines qui émergent, se construisent et se développent autour d’un bien commun inégalement et injustement réparti, exproprié ou étouffé, ou d’un problème vital refoulé ou non reconnu par les autorités publiques. Les résultats du volet bulgare de l’étude comparative[25] donnent à réfléchir indirectement sur la compassion et les formes de sa reconnaissance ou de sa méconnaissance, tant quotidiennement que scientifiquement. Parmi les participants à des initiatives civiles, il y a des gens qui ne sont pas personnellement concernés par le problème d’injustice ou les difficultés au sujet desquels les énergies individuelles se mobilisent. Sans subir les effets ou les conséquences d’une situation difficile, ils contribuent à les surmonter ou à les résoudre. On est donc face à une attitude compassionnelle dont les manifestations et la prise de conscience laissent transparaître des pratiques sociales « nouvelles » créées par les individus à travers la mise en commun des ressources, des connaissances, des compétences au profit de quelqu’un ou d’un groupe en situation de détresse.

De façon générale, la compassion est présente dans toute initiative citoyenne ordinaire comme ressort à l’action, peu importe si elle est verbalement articulée et explicitement nommée. L’attitude compassionnelle est largement mise de l’avant par les usagers d’un site Internet qui présentent leurs comportements en termes d’aide, de solidarité, d’indignation devant une injustice (par exemple « si on réussit à aider une mère, un enfant, un orphelinat, c’est déjà quelque chose de bien »). Ici, c’est le sens des valeurs morales partagées qui est engagé et cette posture éthique met l’accent sur l’Autre, inconnu mais souffrant, éloigné mais devenu proche à travers la prise en compte de ses problèmes. L’individu se reconnaît non pas comme agent égocentré mais comme faisant partie d’une communauté. De ce fait, l’action citoyenne qui suppose une reconnaissance peut éclairer la question de la compassion. Par exemple, l’activité de deux associations s’occupant des problèmes des handicapés, enfants et adultes, montre bien que la lutte pour les droits, le respect, le bien-être d’un groupe particulier ne peut s’engager sans sensibilité à la situation de discrimination et de rejet dans laquelle l’Autre vit. La compassion peut devenir moteur d’action chez les souffrants eux-mêmes, à l’intérieur du groupe. L’étude de deux communautés en détresse, urbaine et rurale, a révélé que la capacité de s’auto-organiser est en jeu dans ces cas-là. Mais ce qui est important, c’est que l’initiative vient du milieu même, certes de ceux qui, du fait de leur position sociale, de leur statut professionnel ou de leur compétence organisationnelle, réalisent l’importance de la catastrophe sociale et mobilisent leurs concitoyens au nom du bien-être collectif (pour le meilleur de tout un chacun et de tous). Les mobilisateurs font partie de la communauté en détresse et partagent avec les autres les conséquences d’un développement défavorable de longue date.

Comment interpréter les réalités empiriques contradictoires qui ressortent des deux recherches évoquées ? Quoiqu’elles abordent la réalité sociale à partir d’approches et d’échelles d’observation différentes, les deux enquêtes font ressortir une même posture chez les Bulgares, à savoir le manque de confiance ou l’attitude de méfiance à l’égard aussi bien des institutions que des autres. Depuis Simmel, nous savons que :

sans la confiance que les gens ont les uns envers les autres, la société même se désintégrerait, car le développement de relations ne repose pas sur la certitude de ce qu’est l’autre  ; très peu de relations de confiance existeraient ou seraient préservées si la seule base de celle-ci étaient la dimension rationnelle ou l’observation personnelle de l’autre[26].

Au début du XXe siècle, le sociologue allemand voit dans la confiance la pré-condition absolument indispensable à tout rapport social, à chaque interaction sociale. Sans s’attarder sur l’importance de la confiance pour l’action commune que Simmel évoque, ni sur la littérature produite sur le thème de la confiance au cours des deux dernières décennies, nous voulons attirer l’attention sur le rapport possible entre confiance et compassion. En tant que forme de rapport social, la compassion ne peut susciter d’action si la confiance est absente. Le manque de confiance peut se manifester au regard des personnes souffrantes, des instances intermédiaires qui rendent la souffrance publique, aux instances chargées de l’aide. Les formes de solidarité observées dans le cas de la citoyenneté ordinaire(tel que défini plus haut dans ce texte) en Bulgarie[27] viennent confirmer l’idée que l’acte compassionnel n’est possible que là où la confiance existe.

Dans la société bulgare d’aujourd’hui, la confiance constitue une condition essentielle de la compassion dans ce qu’Alain Caillé appelle « socialité primaire[28] », c’est-à-dire dans les relations quotidiennes que les gens nouent sans l’intermédiaire d’une quelconque instance de pouvoir. Bien plus, c’est cette communauté créée sur la base de la confiance en réponse à un problème commun ou à un souci partagé qui s’avère le dernier rempart contre des promesses non tenues, des institutions mal en point, des comportements de sauve-qui-peut et de chacun-pour-soi dans les conditions de mise en place d’une économie de marché sans règles ni scrupules. Cela conduit à une autre hypothèse qui sera confirmée ou invalidée lors du développement ultérieur de la société bulgare : les pratiques citoyennes au quotidien qui se multiplient à travers le pays pourraient constituer un contrepoint ou un antidote aussi bien à un passé récent où le faire-ensemble était forcé, imposé, contrôlé qu’à un présent marqué par le désabusement et la méfiance à l’égard des institutions publiques et de la politique professionnelle que celles-ci soient publiques, privées ou non gouvernementales. Par contre, la « socialité secondaire », toujours dans les termes de Caillé[29], celle qui englobe les relations basées sur la rationalité fonctionnelle et objectivées dans des structures impersonnelles, est gravement atteinte par la méfiance et l’indifférence sociale généralisée.

Mais même au registre des rapports impersonnels, les campagnes caritatives font appel à la générosité, à la disposition, à l’entraide, aux sentiments de solidarité et de compassion des gens, bref aux vertus humaines de base que George Orwell appelle common decency. En ce sens, la compassion touche le for intérieur des êtres humains, elle s’adresse à des personnes libres, moralement et socialement responsables, en comptant sur leur sens des valeurs morales partagées. En un mot, la compassion fait vibrer la fibre invisible du rapport à l’autre qu’est la confiance.

En guise de conclusion

Entre le verdict sans complaisance des attitudes d’insociabilité des Bulgares, de désengagement civil et d’irresponsabilité au regard de la vie-en-commun, d’une part, et les tentatives de saisir les micro-réalités de souci-pour-l’Autre, d’autre part, la sociologie bulgare reste encore muette sur la compassion. L’absence de désignation, d’articulation, de réflexion des problèmes sociaux sous l’angle de la compassion est révélatrice au moins de deux malaises de la sociologie bulgare qui marquent autant son évolution historique que son rapport épistémique à la réalité sociale et sa sensibilité analytique.

Historiquement, la pratique sociologique en Bulgarie s’est développée durant quatre décennies (1945-1989) dans le cadre axiologique fourni par la vision communiste du monde. Cette dernière instituée en idéologie d’État par l’appareil politico-administratif de l’État-parti communiste constitue à la fois le fond idéel de tout raisonnement qu’il soit politique, scientifique ou ordinaire et le critère à partir duquel le raisonnement est jugé. En conformité avec une perception du monde en termes de classes et de lutte des classes, l’idéologie marxiste prône la solidarité entre et avec les opprimés, la fidélité à leur cause, le dévouement aux grands projets collectifs. La compassion qui, de par sa nature, n’est possible que sous les visages individualisés du souffrant et du compatissant, est incompatible avec les objectifs et les destinataires du projet de la nouvelle société socialiste dont la physionomie sociale est celle des classes et des groupes, bref des entités impersonnelles.

Si les principes et les valeurs de l’idéologie marxiste n’avaient constitué que l’aspect normatif de l’étude sociologique comme « une entreprise raisonnée et méthodique d’analyse et d’interprétation[30] », la sociologie bulgare sous le régime communiste aurait pu saisir les facettes multiples de la réalité sociale dont la solidarité dans les rapports quotidiens aux autres. Cela ne s’est pas produit parce que le modèle théorique dominant de la sociologie bulgare à cette période (le marxisme-léninisme) fusionne avec l’idéologie qui en découle (le communisme) et la doctrine politique que l’idéologie justifie (la construction de la nouvelle société socialiste sous la direction du Parti communiste). Étudier la société à partir du modèle conceptuel du marxisme-léninisme et en fonction de son orientation prospective devient à la fois une exigence méthodologique, une règle de connaissance, un critère d’efficacité sociale de la connaissance.

Il ne s’agit pas de ce que Jean-Philippe Warren appelle le « dualisme scientifique » de la sociologie québécoise de la première moitié du XXe siècle et qui prend la forme d’un va-et-vient entre jugement de fait et jugement de valeur où le souci d’établir l’objectivité des faits est toujours placé dans un horizon de sens[31]. Il s’agit, au contraire, dans la sociologie bulgare, d’un impératif épistémologique qui côtoiera immanquablement l’axiologie sociale du communisme au point que cette dernière prend le pas sur l’épistémologique dans l’investigation sociologique de la société socialiste. Autrement dit, dans la mesure où l’idéologie marxiste-léniniste étatisée ne valorise pas la compassion comme vertu civique et morale, l’étude sociologique qui se réclame du marxisme situe ses objets d’analyse dans le champ délimité par les principes et les valeurs marxistes-léninistes. L’absence de thématisation de la compassion dans la sociologie bulgare rend visible un des malaises qui accompagne son développement tout au long du régime communiste. Institué à la fois en doctrine officielle du sujet au pouvoir, en cadre théorique et en référence axiologique pour toute activité visant la compréhension de la société, le marxisme-léninisme impose son modèle déontologique auquel la sociologie bulgare identifie son programme professionnel. Il s’ensuit qu’elle ne met à l’épreuve empirique la pertinence de ses choix, théoriques, méthodologiques, thématiques, etc., que dans le cadre mono-paradigmatique du marxisme-léninisme.

Le fait que la compassion continue à ne pas attirer l’attention des sociologues bulgares dans un contexte scientifiquement et politiquement pluraliste renvoie le problème d’absence à un autre niveau, celui de la posture épistémologique de la sociologie bulgare, de sa manière de percevoir et de concevoir le social. La carence conceptuelle au regard de la compassion, bien avant le vide dans la recherche sociologique sur le phénomène, éclaire trois autres défaillances, liées et influençables, dans l’approche du social que pratique la majorité des sociologues bulgares. Premièrement, la sociologie bulgare n’a presque jamais intégré la common decency dans les a priori de sa conceptualisation des phénomènes sociaux à étudier. Il s’agit de ce « minimum de valeurs partagées et de solidarité collective effectivement pratiquée » par des gens ordinaires qui constitue, selon Jean-Claude Michéa, « la condition de toute société véritablement humaine[32] ». L’idée de la décence commune est restée en dehors du regard sociologique porté, avant et après 1989, soit sur les modalités de l’interdépendance sociétale soit sur les micro-réalités des groupes particuliers où les objets de construction sociologique sont rationalisés de façon à en exclure les rapports moraux comme l’arrière-plan humain de la vie-en-société. Deuxièmement, la morale mise en parenthèses, l’approche du social se déploie sans tenir compte d’émotions et de sentiments. Du simple fait que la compassion naît et s’exprime avant tout comme un sentiment, son absence du langage conceptuel de la sociologie bulgare vient confirmer le peu d’importance accordée à la dimension émotionnelle des rapports sociaux dans la pratique sociologique en Bulgarie. Troisièmement, en tant que lien social entre êtres singuliers, la compassion rend visible la « transformation structurelle majeure » en cours depuis quelques décennies et que Danilo Martuccelli nomme la « montée des singularités[33] ». Partant du diagnostic de la société contemporaine comme une « société singulariste », Martuccelli propose une analyse susceptible de saisir la « singularité des êtres, des choses et des situations[34] ». Le manque de prise en considération sociologique de la compassion témoigne en fait de la faible sensibilité à l’égard des processus de singularisation dans la société bulgare contemporaine, et plus encore d’une forte insensibilité à la nécessité de singulariser nos regards sociologiques.

La triple défaillance dans l’approche sociologique qui se dégage autour du phénomène de la compassion n’est pas propre à la sociologie bulgare. La critique que Jean-Claude Michéa[35] fait du libéralisme comme fondement idéel de la modernité montre bien que l’absence de l’idée de la morale (ou de la décence) commune dans toute forme de rationalisation de la société, soit-elle politique, idéologique, scientifique, de gauche ou de droite, provient ou résulte du projet moderne lui-même. Depuis le XVIIe siècle, ce dernier s’érige au nom des droits et des libertés de l’individu qui ne fera société avec les autres que grâce aux structures impersonnelles du Marché et du Droit. Nombreux sont les auteurs qui identifient la difficulté de la sociologie d’inclure les sentiments et les émotions dans son champ d’intérêt et d’élaborer des outils analytiques appropriés. Quant à l’étude de la société singulariste, Danilo Martuccelli conjugue acquis de connaissance et imagination sociologique pour répondre à la faiblesse de l’appareil analytique dans la sociologie contemporaine[36]. Ces défauts de perception et d’analyse du social observables dans la pratique sociologique à travers le monde ne rendent pas moins urgents et nécessaires les efforts des sociologues bulgares à les surmonter dans chacun de leur terrain de recherche.