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Le Parti acadien a existé en Acadie du Nouveau-Brunswick de 1972 à 1982. On pourrait parler ici d’un curieux paradoxe. Pendant cette décennie, le Parti ne réussit à faire élire aucun député. À l’élection de 1978, son meilleur score électoral, il ne récoltera pas plus de 10 % des votes dans les circonscriptions électorales acadiennes où il présenta des candidats. Mais bien qu’il ne soit jamais devenu un parti ou un mouvement populaires, il reste un phare dans l’analyse politique de la communauté acadienne. Une sorte d’âge d’or politique de l’acadianité. La plupart des travaux portant sur l’Acadie politique s’y réfèrent, des travaux universitaires lui sont consacrés.

Le Parti acadien avait déjà été l’objet d’un petit livre en 1992, issu du mémoire de maîtrise de Roger Ouellette : Le Parti acadien. De la fondation à disparition. 1972-1982[5], un premier ouvrage, un peu scolaire, trop collé à l’événement. L’historien Michael Poplyansky dans Le Parti acadien et la quête d’un paradis perdu, reprend ici l’analyse, cette fois issue d’une thèse de doctorat[6]. Le pari est ici mieux tenu. On sent le travail de fouille de l’historien et la distance permet une meilleure synthèse. Poplyansky veut inscrire sa lecture, à l’instar, dit-il, des jeunes historiens de l’Acadie contemporaine, dans une lecture moins autoréférentielle de l’Acadie, on pense notamment au livre de Joël Belliveau, Le mouvement 68 et la réinvention de l’Acadie[7]. Comme ce dernier, il désire étudier l’expérience acadienne à la lumière des « courants mondiaux qui balaient tous les continents » de l’époque (p. 11).

Le néonationalisme acadien, dont fait partie l’expérience du Parti acadien, s’inscrit ainsi dans la mouvance d’un nationalisme des régions périphériques de l’Occident. Il y aurait dans ce nationalisme à la fois un désir de rattrapage modernisateur et un exutoire d’une « jeunesse » que l’on dira déjà « désillusionnée ». Le Parti acadien est parent du Small is beautiful de E. F. Shumacker (1974) ou encore de la culture des « back to the landers » des années 1970. Une sorte de contre-culture qui, au lieu de faire un saut vers le futur, propose un certain retour à la terre (p. 55). Il est parent aussi avec le Parti québécois et plus généralement en phase avec le néonationalisme québécois. Sa gestation « nationaliste » était même « annexionniste » avec le Québec, quoique les dirigeants du Parti québécois (en premier lieu René Lévesque) comme les milieux nationalistes québécois de l’époque, se sont rapidement dissociés de ces sécessionnistes à la frontière qui auraient pu donner des idées aux minorités québécoises (p. 36 et ss.)

L’élargissement du contexte de lecture, c’est-à-dire le rejet d’une lecture essentiellement autoréférentielle, ne se fait toutefois pas, dans l’analyse de Poplyansky, au détriment d’un oubli de la singularité du contexte, comme le sont parfois de telles analyses. Au contraire, cela lui permet, dans l’ensemble, de bien camper certaines contradictions des idéologues du Parti, celle par exemple entre tradition et modernité. Les néo-nationalistes se veulent modernisateurs, mais ils ne font pas une réelle critique du nationalisme traditionnel, ils semblent plutôt vouloir « retrouver la société idéalisée de leur ancêtre » (p. 23). Ils s’inscrivent dans ce que nous avons déjà nommé une « tradition vivante » ou encore des « nostalgies créatrices[8] ». On aurait d’ailleurs pu souhaiter que Poplyansky approfondisse ici le contexte historique acadien (autoréférentiel), en insistant davantage sur la continuité de l’idéologie du Parti acadien avec la tradition coopérative acadienne et l’action sociale catholique des années 1930 et 1940.

Pour Poplyansky, il n’y aurait d’ailleurs pas, à l’encontre d’une interprétation souvent admise, de réelle rupture entre un Parti acadien de gauche, socialiste, voire marxiste-léniniste (on pense notamment ici aux militants marxistes qui ont rompu avec le parti en 1977) et un parti nationaliste. Le Parti fut toujours le lieu d’un nationalisme et d’un socialisme autogestionnaire. L’élargissement du contexte d’interprétation ne l’empêche pas de bien voir comment le Parti acadien, au-delà des influences plus globalisantes, est né d’une hybridation au tournant des années 1970 entre des nationalistes fortement influencés par le nationalisme québécois et la lutte contre le sous-développement économique des régions du nord du Nouveau-Brunswick où son implantation fut toujours plus vive (on dira à une certaine distance du Sud-Est et de Moncton).

C’est l’amalgame entre ces deux pôles (tradition et modernité) qui ne fut pas toujours clair. Même dans ses années les plus « gauchistes », le Parti ne prit jamais position sur l’avortement par exemple, et n’adhéra jamais à une proposition d’étatisation complète de l’économie. Une sorte de parti autogestionnaire pour un peuple qui n’eut jamais d’État. Il est vrai qu’après 1978, le Parti sera plus directement nationaliste, « le national primera sur le social » (p. 98). On proposera alors clairement une province acadienne. Le Parti acadien restera néanmoins attaché à la défense de l’univers marginalisé des petits producteurs acadiens.

Les causes de l’échec du Parti acadien sont peu expliquées. Poplyansky l’associe à la forte « capacité de l’État canadien à coopter les mouvements contestataires et, plus précisément, le début de l’étiolement du néo-nationalisme, non seulement en Acadie, mais ailleurs dans l’ancien Canada-français » (p. 161). C’est le néolibéralisme triomphant des années 1980 qui aurait finalement empêché la concrétisation de la « quête du paradis perdu ». Certes, Poplyansky souligne l’irréalisme des jeunes nationalistes acadiens qui n’auraient jamais assumé la présence de l’Autre sur le territoire revendiqué ; la région acadienne n’a pas l’homogénéité linguistique comme le laissait entendre le discours du Parti acadien (p. 123). Il souligne aussi l’étrange flirt des leaders du Parti aux élections de 1982 avec le gouvernement conservateur du Nouveau-Brunswick. Les partis politiques ne savent pas mourir dans la dignité. Mais, finalement, en accord avec sa thèse principale selon laquelle c’est dans la conjoncture mondiale que l’on trouve la compréhension de la naissance de la formation politique, c’est aussi là qu’est expliqué son échec. Le Parti acadien a raté son envol en raison du vent néolibéral qui a soufflé sur l’Occident à la fin du siècle dernier.

Peut-être en raison de cette explication exogène, le jugement sur l’échec du Parti acadien apparaît trop sévère. « Par rapport à d’autres mouvements qui font partie de la vague nationale des “années 68”, le néo-nationalisme acadien s’éteint sans laisser d’héritage vivant » (p. 18). Ou encore, « tandis qu’ailleurs dans le monde le nationalisme saura ressurgir, celui en Acadie est définitivement maté » (p. 21). Tout semble dit comme si la vocation d’un mouvement social (car le Parti acadien fut plus un mouvement qu’un véritable parti politique) était de réaliser son utopie. Tout semble dit comme si le « nationalisme » acadien s’était éteint en même temps que l’échec de la tentative de création d’un bras politique.

Une autre lecture aurait été possible, plus endogène[9]. En même temps que le Parti acadien s’éteint, au tournant des années 1980, la Convention d’orientation nationale acadienne de 1979 (la CONA) élargit la question politique acadienne à un public plus large. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick sent qu’il doit agir et adopte, en juillet 1981, la loi 88 qui définit la dualité linguistique et qui sera insérée par la suite dans la Charte canadienne des droits et libertés (1993). En 1982, le rapport Poirier-Bastarache avait défini certaines modalités de la dualité linguistique que l’on retrouve aujourd’hui en action, tant dans la dualité en éducation, en santé que dans certains aspects culturels. À la suite de l’effervescence des années 1970, l’identité acadienne, bien que moins politique, s’est affirmée, le milieu culturel a eu un nouveau printemps. Poplyansky connaît ces faits. Mais, pour lui, la loi 88 donne le coup de grâce au Parti acadien. Plus globalement, dit-il, « il semblerait effectivement que la majorité anglophone a pu facilement désamorcer le PA en offrant aux francophones de la province le contrôle d’institutions “infra-étatiques” » (p. 149-150).

L’Acadie n’a pas réalisé son utopie politique des années 1970, mais la décennie l’a transformée. Ainsi va l’histoire.

Il reste néanmoins que Michael Poplyansky signe ici une fine analyse qui dépasse l’histoire du Parti acadien pour nous conduire à une meilleure compréhension de la problématique « tradition/modernité » au sein des mouvements politico-culturels contemporains.