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Portons d’emblée notre attention sur l’originalité du titre de l’ouvrage : Sept leçons sur le cosmopolitisme. L’auteur, Joseph Yvon Thériault, ne prétend pas écrire un essai qui consisterait « à défendre un point de vue » (p. 23) ou à soutenir une thèse sur le cosmopolitisme, mais bien donner quelques leçons sur ce thème. Qu’est-ce à dire ? Reprenant la fameuse distinction wébérienne entre le savant et le politique – le premier produit des connaissances, tandis que le second prend des décisions inspirées par les valeurs –, il ne faut pas, selon le professeur de sociologie, faire la leçon ou faire la morale à qui que ce soit, mais bien donner sa leçon, c’est-à-dire « passer par le long chemin qui cherche la vérité, toujours inatteignable » (p. 29), sur la dimension proprement politique liée au cosmos. Bien qu’il fixe lui-même une limite à cette dichotomie chère à Weber, à savoir que le savant ne peut se soustraire « à toute intention politique » (p. 28), il n’en reste pas moins qu’il doit surtout chercher non pas à convaincre mais à démontrer. Intéressant.

L’auteur puise ici à même ses souvenirs : il se remémore cette notion développée par Raymond Aron dans son livre Dix-huit leçons sur la société industrielle (Folio, 1962) au sein duquel ce dernier reprenait les exposés magistraux tenus lors de ses séances et qu’il avait lus pendant ses études supérieures en France. Sept leçons constitue ainsi, en quelque sorte, le « testament académique » de l’intellectuel d’origine acadienne, car celui-ci se retirait récemment de l’enseignement universitaire, et vient clore dès lors plus de quarante ans de recherche et de travaux scientifiques entrepris par la publication de La Société civile ou la chimère insaisissable en 1985 (Québec/Amérique).

Suivant un trimestre universitaire à raison d’une leçon à toutes les deux semaines, les sept leçons de cet ouvrage visent « à comprendre comment le débat sur le cosmopolitisme est une dynamique qui cherche à façonner la forme politique de nos sociétés » (p. 24). Fidèle à ses premiers travaux universitaires qui exploraient la question de la démocratie à l’épreuve des sociétés contemporaines, le sociologue tente de saisir dans quelle mesure il est possible d’instituer une politique fondée sur le cosmopolitisme. Bref, le demos peut-il surgir du cosmos ?

Dans la première leçon, Thériault retrace le cheminement historique du cosmopolitisme. Celui-ci débute par la Grèce antique où la représentation de la cité universelle s’incarne d’abord au sein de la pensée cynique, chez Diogène, puis ensuite dans la pensée stoïcienne ; il se poursuit par le christianisme augustinien dans lequel la Cité de Dieu, la cité céleste, constitue l’image de l’universalité éternelle, tandis que la cité terrestre est temporelle et éphémère. Il s’inscrit par la suite au sein de l’humanisme civique à l’aube de la Renaissance qui voit dans l’idéal ancien – la cité humaine – le paradigme de l’universel. Il s’achève dans la modernité, la cité devenue monde se déploie dès lors de trois manières : la cosmopolitisation, en premier lieu, où il s’agit d’examiner les mutations de l’État-nation ; le cosmopolitisme culturel, en second lieu, qui consiste à souligner la multiplicité identitaire des individus et, enfin, le projet cosmopolitique qui emprunte deux voies : le cosmopolitique « différencialiste », d’une part (p. 64), au sein duquel la prolifération des droits du sujet est tributaire du développement du multiculturalisme, et le cosmopolitique néo-kantien, d’autre part, qui s’incarne dans le fantasme de la construction de la république universelle.

Pour l’auteur, ces deux dernières formes de cosmopolitisme sont problématiques dans la mesure où elles partagent un point commun : celui d’être impolitique, de nier le politique. La première forme parce qu’elle s’abreuve du discours multiculturel dont le sujet est réduit à un « citoyen du monde » désincarné, coupé de l’espace commun, et la deuxième parce qu’elle renoue avec le projet kantien d’une constitution républicaine fondée sur des normes juridiques, procédurales, universelles et donc trop formelles pour établir un lieu où s’exerce la vie démocratique.

C’est pourquoi Thériault tente, dans sa deuxième leçon, de remédier à cette double impasse politique en dégageant les conditions de possibilité nécessaires à l’émergence d’une politie. Celle-ci doit nécessairement s’articuler, aux yeux du sociologue, au sein de la nation, car « l’agir politique a besoin d’un corps politique pour exercer sa liberté, pour être efficace » (p. 88). Autrement dit, la démocratie doit s’inscrire dans une réalité politique vivante afin de mettre en oeuvre ses potentialités, virtualités par lesquelles les citoyens sont en mesure d’exercer la liberté politique, la capacité d’interagir avec leurs semblables pour constituer un monde commun. C’est la chair politique qui donne sens à l’exercice de la démocratie. La nation est donc le creuset dans lequel l’universel – les droits de l’homme – et le particulier – la culture – peuvent s’articuler l’un à l’autre. En d’autres termes, la nation, c’est « la nécessité d’un espace politique pour réaliser l’universel » (p. 180). Or, nous l’avons vu, les projets modernes de la cité monde visent en revanche à « désenclaver » la démocratie, à la vider de sa substance pour la faire se perdre dans les méandres d’un universalisme indifférencié ou encore d’une mosaïque culturelle comme « étrange multiplicité » (p. 115).

Négation de l’institution du politique qui s’est affirmée, dans le monde moderne, par le truchement de l’essor de l’État-nation, le cosmopolitisme culturel est derechef examiné par le professeur de sociologie politique qui, dans sa troisième leçon, insiste sur l’impasse où il aboutit, soit la « créolisation du monde » (p. 102). Inutile de dire ici que cette fin rencontre peu la faveur de Thériault. Celui-ci dénonce également, dans la quatrième leçon, le déficit politique consubstantiel aux mouvements altermondialistes, les tenants de ce qu’il appelle la « démocratie radicale » (p. 125). Ces mouvements de « contre-démocratie », défendant un nombre considérable de causes, sont incapables de proposer une politique ; ils demeurent des mouvements sociaux, certes contestataires mais néanmoins souffrant « d’impolitie ». L’auteur déplore chez ces deniers l’omission d’un des enseignements précieux tirés de la pensée de Claude Lefort : le politique, ce « lieu vide », est le carrefour du « conflit et de l’institution » (p. 140), de l’antagonisme et de l’unité. Visiblement, ces mouvements font l’impasse sur le second élément de la formule.

L’intellectuel examine par la suite, dans sa cinquième leçon, l’expérience européenne. L’Europe politique est-elle advenue ? Son constat est clair : elle s’est perdue, d’une part dans les lubies d’une gouvernance bureaucratique et technocratique et dans son incapacité à créer, d’autre part dans une vie politique autonome – chaque État européen conserve jalousement sa prérogative de l’exercice de la démocratie. Pour combler ce déficit de légitimité politique, l’auteur en appelle (et il n’est pas le seul, pensons ici à Marcel Gauchet, à Pierre Manent ou encore à feu Étienne Tassin) à la genèse d’une « Europe des nations » (p. 179), c’est-à-dire qu’il faudrait « créer une véritable confédération qui recentrerait la nation au coeur de la politique européenne » (p. 169). Quel est l’avenir d’une telle proposition ? Nul ne sait. Nous savons, en revanche, qu’un tel voeu a une longue tradition et que nous n’en sommes encore qu’à ses premiers balbutiements. Mais peut-être qu’au fond cette Europe politique demeure une « chimère insaisissable… ».

Le sociologue quitte ensuite le théâtre européen pour examiner plus en détail la société politique américaine (leçon VI) et l’expérience politique canadienne (leçon VII). À ses yeux, seuls les États-Unis sont parvenus à créer un véritable cosmopolitisme, car ils ont évité les deux écueils de la cité monde – le cosmopolitisme culturel et la cosmopolitisation du monde. Ils ont plutôt opté pour développer une « cosmopolitique nationale » (p. 198) au sens où ils ont réussi à conjuguer l’aspiration universaliste de la modernité avec la spécificité culturelle et historique de l’Amérique. Mais l’auteur nous prévient, ce cosmopolitisme états-unien est unique. C’est l’exception américaine ; elle ne peut être reproduite ailleurs. C’est dire que chaque État doit trouver son mode opératoire, ses modalités effectives afin de concilier son projet national avec les normes de la rationalité procédurale. À ce sujet, le Canada, selon les dires de Thériault, et cela constitue sa dernière et ultime leçon, a lamentablement échoué parce qu’il se complaît dans l’affirmation selon laquelle qu’il est devenu un État post-moderne ou encore « cosmopolite » (p. 223), refusant de se penser comme un État multinational (p. 215), condition à l’exercice de la vie démocratique.

De la cité antique jusqu’au projet cosmopolitique moderne de la cité mondiale, que reste-t-il, en somme, du politique ? Sommes-nous condamnés à chanter ses vertus d’autrefois ou à nous lamenter sur son sempiternel dépérissement, un agir politique invariablement voué à la déliquescence ? L’espoir est cependant permis car s’il est vrai que c’est le propre de la démocratie moderne que de sécréter sa propre dépolitisation, son effacement ; elle parvient toujours, toutefois, à produire constamment de nouveaux projets politiques. Encore faut-il, pour cela, ne pas se laisser abuser par les « sirènes du cosmopolitisme » (p. 229).