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Introduction

Depuis 2008, un cours obligatoire d’Éthique et culture religieuse (ECR) est en vigueur dans les écoles publiques et privées du Québec. Or, ce programme qui a pour finalités la reconnaissance de l’autre et la poursuite du bien commun ‒ et qui vise à développer la réflexion sur des questions éthiques, la compréhension du phénomène religieux et la pratique du dialogue ‒ est aujourd’hui remis en question.

En effet, le 10 janvier 2020, le ministre québécois de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, annonçait une réforme en profondeur du programme ECR. Il précise alors que l’éthique, la pratique du dialogue, le respect de soi et des autres et la lutte contre les stéréotypes, qui font déjà partie dudit programme, seront maintenus. Il ajoute par ailleurs que le programme sera « aboli » pour le remplacer par quelque chose de neuf, par un programme qui couvrirait éventuellement les huit thèmes suivants : 1- participation citoyenne et démocratie; 2- éducation juridique; 3- écocitoyenneté; 4- éducation à la sexualité; 5- développement de soi et des relations interpersonnelles; 6- éthique; 7- citoyenneté numérique; 8- culture des sociétés (à l’intérieur duquel figurerait la culture religieuse, ce qui lui accorderait beaucoup moins de place que dans le programme ECR instauré en 2008). Dans la même foulée, le ministère lance une consultation en ligne auprès des élèves du primaire et du secondaire, des enseignants et de l’ensemble des citoyens, portant sur « l’importance » de ces thèmes. Des forums fermés, animés par un responsable assigné à chacun des thèmes et regroupant des partenaires invités, sont également tenus.

Cette nouvelle a produit un effet de surprise, d’étonnement et d’inquiétudes chez les enseignants, les futurs enseignants, les formateurs et les chercheurs dans le domaine (AQECR, 2020; FNEEQ-CSN, 2020). Si des travaux de révision du programme ECR étaient attendus, la mise au rancart du programme et les thèmes proposés pour le remplacer étaient tout à fait inopinés. Qualifiée de fourre-tout (Lapointe, 2020; Lajoie, 2020), la proposition lancée à la consultation par le ministre ne s’appuie sur aucune évaluation, et ce, tant à propos du programme lui-même qu’à propos de son enseignement en classe et des apprentissages qu’en font les élèves, ou encore de la formation du personnel enseignant. De plus, tant les fondements que les visées ‒ si ce n’est de « régler les problèmes d’anxiété chez les jeunes », aux dires du ministre (Larin, 2020) ‒ sont absents de la proposition faite. Bref, nous ignorons les objectifs globalement poursuivis, de même que les raisons qui justifient vraiment l’idée de remplacer le programme ECR par un programme en huit thèmes, où l’éthique devient un thème et la culture religieuse un sous-thème. Cela est tout à fait inattendu d’autant plus qu’il y a un an, le même ministre louangeait le programme ECR pour l’avoir lui-même enseigné pendant plusieurs années au primaire. Ajoutons qu’à sa fondation en 2012, la Coalition avenir Québec (CAQ) ‒ soit le parti politique présentement au pouvoir ‒ promettait l’abolition du programme ECR. Par ailleurs, le ministre affirmait en février 2019 que si ce programme devait être révisé pour donner plus de place à l’athéisme, il ne devait toutefois pas être aboli :

« C’est une fausse bonne idée, l’abolition pure et simple du cours d’ECR pour amener de la laïcité » […]. Le ministre a soutenu que le programme d’ECR prépare l’élève au « vivre-ensemble » en l’outillant afin de « combattre les généralisations hâtives, les appels aux clans, les faux arguments ». « Dans un contexte de mondialisation et de migration massives, je pense que c’est important de connaître les grandes religions [car elles] influent sur la politique étrangère de certains pays, influent sur les façons de se vêtir de certains, sur ce que mangent certaines personnes, sur les valeurs », a-t-il expliqué. « Le cours d’ECR, ce n’est pas un cours de religion, c’est d’abord un cours d’éthique ».

Bélair-Cirino, 2019

Précisons que, dans la même foulée, le premier ministre François Legault a pour sa part affirmé que le cours ECR devait être complètement revu. Or, en 2000, alors qu’il était ministre de l’Éducation, François Legault fut l’initiateur du cours ECR. En effet, avec la loi no 118[2] sur la place de la religion à l’école, il mettait fin au régime d’option entre l’enseignement religieux et l’enseignement moral à la fin du secondaire pour le remplacer par un cours obligatoire d’éthique et de culture religieuse. Mais cela n’était peut-être pour lui qu’une étape transitoire vers l’abolition pure et simple de la religion à l’école. D’ailleurs, il importe de souligner que c’est sous sa présente gouverne que le projet de loi no 21 sur la laïcité de l’État a été déposé et adopté en juin 2019. Cette loi interdit entre autres au personnel enseignant de porter des signes religieux à l’école. Avec la culture religieuse comme sous-thème de la culture des sociétés (un des huit thèmes de la proposition du ministre Roberge), nous assistons donc à la sortie quasi complète de la religion de l’école québécoise.

Nous l’avons souligné d’emblée dans l’ouvrage Éthique et culture religieuse à l’école (Bouchard, 2006), l’école doit selon nous contribuer au développement du sujet éthique et, pour cela, une compréhension des visions du monde et de l’être humain est en outre requise.

Convier tous les élèves à la compréhension de visions différentes du monde et de l’être humain qui se manifestent aujourd’hui ou se sont manifestées dans la culture, à la réflexion commune sur des leçons du passé, des modèles de vie, valeurs, règles, normes et principes, des questions éthiques ou des enjeux moraux et à l’intelligence des convictions dans une recherche de reconnaissance de soi-même comme tout autre, voilà ce qui est recherché dans la proposition mise de l’avant dans cet ouvrage sur l’éducation éthique et la culture religieuse à l’école. En cela, nous estimons qu’il n’y a pas d’un côté un sujet émotionnel et de l’autre un sujet rationnel, que l’élève n’est pas soit un croyant émotionnel, soit un acteur cognitif rationnel agnostique ou athée (Shiose et Zylberberg, 2000); il y a un sujet qui se pose. Tout sujet est porteur d’une vision du monde (pouvant s’inscrire ou non dans une perspective religieuse) à partir de laquelle il construit ses valeurs et ses modes de rapport à autrui et, en même temps, tout sujet s’inscrit dans un espace normatif auquel il se doit de répondre et de participer. (p. 3)

Il est donc souhaitable selon nous que, dans le nouveau programme, la compréhension de visions différentes du monde et de l’être humain, dont fait partie la culture religieuse, ne soit pas réduite au point de ne pas permettre ladite compréhension. Même si dans le présent texte nous ne le développons pas spécifiquement, nous pensons que la culture des sociétés devrait accorder une place importante aux savoirs sur le croire (religieux et séculier).

Prenant acte de la proposition en huit thèmes, nous nous sommes demandé si celle-ci pouvait trouver sa cohérence à l’intérieur d’un même programme. Ces thèmes disparates peuvent-ils s’articuler dans un même programme? Notre proposition est qu’en effet, si l’éthique est l’axe central du nouveau programme, il est possible de penser ensemble les différents thèmes proposés.

Dans ce qui suit, nous précisons pourquoi l’éthique devrait servir de matrice du nouveau programme et, avec elle, la quête éthique du vivre-ensemble à travers le dialogue. Dans un premier temps, nous verrons que l’éthique n’est pas un « thème », mais une compétence essentielle à développer dans les différentes sphères de la vie humaine.

Dans un second temps, nous proposons que l’éthique se déploie en sept composantes à l’intérieur desquelles les thèmes proposés par le ministre seraient insérés et traités sous cet angle. Nous le détaillons à l’aide du modèle d’analyse développé dans le cadre de la phase I de notre recherche intitulée « Pour des choix éclairés en matière d’éducation éthique et au vivre-ensemble » (Bouchard et al., 2013).

Dans un dernier temps, nous proposons le respect de la dignité humaine en tant que visée du programme et en montrons la spécificité à l’intérieur de chacune des composantes du modèle. Nous précisons en quoi le respect de la dignité humaine peut s’avérer une visée prometteuse, et ce, dans chacune des composantes éthiques du modèle. Notre objectif est de contribuer à la réflexion sur les orientations et la visée du programme qui sera élaboré par le ministère d’ici 2022. En fin de parcours, nous abordons le défi majeur que représente la formation du personnel enseignant dans la mise en oeuvre d’un programme aussi ambitieux.

1. L’éthique comme pierre angulaire du nouveau programme et, avec elle, la quête éthique du vivre-ensemble

L’éthique n’est pas un « thème » mais la réflexion sur un thème (valeurs, normes, conduites, situations…). Ainsi, des thèmes comme la démocratie, le cadre juridique, l’environnement, la sexualité, la culture, la personne, etc., sont des objets de l’éthique. Globalement, les formes diverses et contradictoires du bien et du mal, du sens de la vie humaine, la difficulté des choix, la nécessité de justifier des décisions et l’aspiration à définir des principes universels et impartiaux (Canto-Sperber, 1996, p. VI) sont des objets de l’éthique et cet ensemble « inclut les débats relatifs à l’origine de l’éthique, à la compréhension de son contenu ainsi qu’aux différentes façons de vivre une vie morale » (Canto-Sperber, 1996, p. VI). L’éthique est un travail d’énonciation qui prend sa source et son élan dans l’incertitude et engage le questionnement, l’interrogation, la délibération, pour soi-même, avec les autres, sur le monde (Bourgeault, 2018; 2004; 2002).

Plus spécifiquement au sujet de la quête éthique du vivre-ensemble (qui engage à la fois l’éthique et le politique), l’éthique nécessite un travail d’énonciation dans le dialogue. Elle requiert en effet un espace de parole au sens où le vivre-ensemble est

« une donnée naturelle problématique (nous vivons ensemble mais nous sommes différents) qui, dans le contexte d’un État de droit, démocratique et une société diversifiée, nécessite de penser le lien social et requiert un espace de parole, car il s’agit d’un enjeu et d’un projet de société »[3]

Bouchard et al., 2019

Cela a déjà été évoqué en quelque sorte dans notre mémoire présenté en commission parlementaire sur le Projet de loi no 56 visant à lutter contre l’intimidation et la violence à l’école en 2012 (Bouchard et al., 2012). Les relations interpersonnelles positives, le civisme et le mieux vivre-ensemble gagnent en signification lorsqu’ils prennent forme dans une démarche d’apprentissage de type dialogique et qu’ils font appel à l’expérience même des élèves plutôt que par le recours à une stricte inculcation de comportements qui ne mène pas à « une appropriation réfléchie et raisonnée des principes et normes devant guider le vivre-ensemble » (p. I.10). Outre les règlements faisant intrinsèquement partie de la vie scolaire, un programme dédié à l’éthique et au vivre-ensemble est pour cela nécessaire.

À l’instar du Rapport Delors à l’UNESCO (1996), nous sommes d’avis que « la connaissance de soi, la découverte de l’autre, l’empathie, l’esprit critique, la confrontation par le dialogue et l’échange d’arguments ainsi que la coopération » (Bouchard et al., 2012, p. II.3) sont parmi les apprentissages essentiels que les élèves devraient faire à l’intérieur du programme à venir. Plus particulièrement, nous proposons un programme d’éducation éthique qui favorise le développement du sujet sur trois plans : la formation personnelle, l’éducation à l’autre et l’éducation à la société. Pour ce faire, notre suggestion est celle du déploiement de la compétence éthique du sujet à travers sept composantes, soit les composantes du modèle d’analyse que nous avons développé. Autrement dit, nous proposons de faire de ce modèle la compétence éthique centrale à développer dans un programme d’Éthique et vivre-ensemble et, avec elle, la compétence au dialogue.

2. Pour un choix éclairé en matière d’éducation éthique et au vivre-ensemble : un modèle en sept composantes

Comme le montre la figure 1, le modèle d’analyse que nous avons développé dans le but d’éclairer les choix en matière d’éducation éthique et au vivre-ensemble se présente en sept composantes éthiques.

La composante éthique simple Formation personnelle (FP) s’intéresse à la connaissance de soi. Dans cette composante, l’accent est mis sur l’unicité de l’être en émancipation. La composante éthique simple Éducation à l’autre (EA) s’intéresse à l’altérité, à l’acquisition de connaissances ou à la construction de savoirs à propos de l’autre ou des autres (différents de soi). La composante éthique simple Éducation à la société ou socialité (ES) s’intéresse à la connaissance de ce qui nous structure socialement, de ce qui est affirmé comme étant commun à l’ensemble d’une société. La composante éthique maillée Formation personnelle / Éducation à l’autre (FP/EA) porte l’attention sur l’éthicité du rapport à l’autre, de la relation interpersonnelle avec un autre ou plusieurs autres. La composante éthique maillée Formation personnelle / Éducation à la société ou socialité (FP/ES) met l’accent sur le sujet en tant que citoyen membre d’une société et en tant que citoyen dans son rapport à ce qui le structure socialement. La composante éthique maillée Éducation à l’autre / Éducation à la société (EA/ES) s’intéresse aux rapports entre des personnes ou des groupes particuliers et ce qui les structure socialement. Enfin, la composante éthique maillant les trois composantes éthiques FP/EA/ES se situe dans une interrelation entre soi, l’altérité et la société.

Figure 1

Modèle d’analyse de l’éducation éthique de Bouchard et al.[4]

Modèle d’analyse de l’éducation éthique de Bouchard et al.4

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On constate que toutes ces composantes éthiques sont importantes à développer. Elles sont complémentaires et forment un tout articulé. De plus, nous le verrons, non seulement l’apprentissage du vivre-ensemble dans le dialogue est particulièrement présent dans ce modèle, mais les thèmes proposés par le ministre dans le cadre de la consultation sur le programme ECR pourraient tous y trouver une place dans l’éventualité où ils seraient réunis dans un même programme.

Dans ce qui suit, nous détaillons chacune des sept composantes pour le déploiement de la compétence éthique dans le programme que nous proposons, en y indiquant çà et là des possibilités d’insertion des thèmes proposés par le ministre, et ce, bien que l’information disponible à propos de ce qui peut être entendu sous chacun de ces thèmes demeure très sommaire (voir le tableau 1 en annexe).

2.1 La compétence éthique en sept composantes

  1. La composante éthique Formation personnelle (FP) met l’accent sur la formation sur le plan de l’identité personnelle, de son unicité (thème 5[5]), du développement de la conscience morale et de l’idéal moral de la personne. L’estime de soi (thème 5), la pensée critique, la créativité éthique, l’exercice du jugement, la construction de valeurs, la quête de sens, la recherche d’une vie bonne (thèmes 3 et 5) pour soi figurent parmi les apprentissages centraux de cette composante éthique. Entre autres, les thèmes sur l’autonomie, la liberté, l’identité, le respect de soi, ainsi que le choix libre et responsable (thème 4) se situent dans cette composante éthique. Notons que dans le développement de soi (thème 5), cette composante éthique comprend entre autres le développement du jugement et de la responsabilité personnelle – développement nécessaire à l’exercice de la participation citoyenne (thème 1), à la prise de décision éclairée sur le plan juridique (thème 2) et à l’exercice du jugement critique sur des thèmes tels que l’environnement (thème 3), les valeurs, normes et convictions (thèmes 6[6] et 8), le numérique (thème 7), etc.

  2. La composante éthique Éducation à l’autre (EA) s’intéresse à l’altérité, à l’acquisition de connaissances ou à la construction de savoirs à propos de l’autre et des autres (différents de soi), donc à l’identité des groupes et des personnes et à la vie qu’ils mènent pour eux-mêmes (thèmes 6, 4 et 8). On prête ici une attention particulière à l’autre dans sa particularité. Cette composante est l’éducation à la diversité, aux différences, à l’identité de groupe et de communauté, aux cultures (dont les cultures religieuses), aux ethnies, aux différentes manières de vivre une vie morale, ainsi qu’à l’expérience et à la liberté d’autrui. Tant les savoirs sur la culture des sociétés (thème 8) que les savoirs sur la diversité en matière de sexualité (thème 4), par exemple, pourraient ici être abordés.

  3. La composante éthique Éducation à la société ou socialité (ES) s’intéresse à la connaissance de ce qui nous structure socialement (thèmes 2, 6 et 7), de ce qui est affirmé comme étant commun à l’ensemble d’une société. Pensons, par exemple, aux valeurs communes (thèmes 5 et 6), à un bien commun, au civisme, aux normes juridiques (thème 2) et sociales, aux droits et aux chartes, aux institutions publiques. Ainsi, l’acquisition de savoirs sur les organismes et les structures de participation citoyenne et la démocratie (thème 1), ses institutions, ses règles, etc., de même que sur les cadres juridiques, les droits, les devoirs (thèmes 2 et 7), pourraient ici être abordés.

  4. La composante éthique Formation personnelle / Éducation à l’autre (FP/EA) fait porter l’attention sur l’éthicité du rapport à l’autre, de la relation interpersonnelle (thèmes 4, 5, 7 et 8) avec un autre et avec d’autres. Cette composante suppose une éducation à ce qui participe de notre interdépendance, les uns envers les autres : par exemple, se préoccuper des autres, s’en soucier, faire preuve d’empathie, montrer de l’estime pour l’autre. Le thème des attitudes respectueuses et responsables dans les relations amoureuses ou d’amitié (thèmes 4 et 5), du respect de l’altérité, quels que soient le sexe ou le genre, l’orientation sexuelle (thème 4), la culture (dont la culture religieuse), les convictions, les valeurs, les coutumes (thème 8), etc., pourrait ici être abordé.

  5. La composante éthique Formation personnelle / Éducation à la société ou socialité (FP/ES) met l’accent sur le sujet en tant que citoyen, membre d’une société, sur le citoyen dans son rapport à ce qui façonne la structure sociale, par exemple la participation publique, la délibération démocratique, la responsabilité citoyenne. Dans cette composante, on trouve nécessairement la participation citoyenne et démocratique (thème 1), une éthique de la discussion dans l’exercice de la participation publique, politique et démocratique. Les enjeux de société (par exemple l’environnement, thème 3) et les valeurs et règles communes (thème 6) sont parmi les objets soumis à la discussion.

  6. La composante éthique Éducation à l’autre / Éducation à la société (EA/ES) s’intéresse aux rapports entre des personnes ou des groupes particuliers et la société qui les relie, par exemple les rapports entre un groupe de la société civile et une loi ou un droit. Sous l’angle de la valeur de la dignité humaine, il s’agit de la reconnaissance de la dignité comme la quête d’un statut différencié et d’estime sociale. Dans cette composante, la participation sociale (thème 1) est particulièrement présente.

  7. Enfin, la composante éthique maillant les trois composantes éthiques FP/EA/ES se situe dans une interrelation de soi, de l’altérité et de la société. Dans cette composante, le mieux-être et le mieux-vivre des personnes, des communautés et de la société sont intrinsèquement liés. Idéalement, dans un programme, cette composante requiert préalablement le développement des six autres composantes du modèle. Pour le dire avec Paul Ricoeur (1990), dans cette composante, la prise en compte simultanée de l’estime de soi (thème 5) et de la sollicitude pour autrui (thèmes 5 et 8) dans des institutions justes (thème 6), contribue au développement du « respect » de soi.

Dans le développement de la compétence éthique à l’intérieur d’un programme d’Éthique et vivre-ensemble, la pratique du dialogue est incontournable. C’est pourquoi nous recommandons aussi que la compétence au dialogue soit déployée dans ledit programme. Plus spécifiquement, en relation avec les composantes qui structurent le modèle précédemment présenté, nous recommandons la mise en oeuvre d’approches substantielles d’écoute, de compréhension, et d’interprétation de soi et d’autrui (par exemple la narration, l’attention pour autrui, la sollicitude, la bienveillance) ‒ en particulier, mais non exclusivement ‒ à l’intérieur des composantes FP/EA, EA/ES et FP/EA/ES. Ces composantes appellent à une éthique du dialogue dans la relation à autrui (Gendron, 2012; 2003). Nous recommandons également la mise en oeuvre d’approches procédurales et démocratiques (par exemple la discussion, l’argumentation, le débat, la conscientisation, la délibération avec les autres) ‒ en particulier, mais non exclusivement à l’intérieur des composantes FP/ES, EA/ES et FP/EA/ES (Bouchard et Daniel, 2018). Car ces composantes appellent à une éthique du dialogue entre citoyens égaux en droits et en dignité dans une société démocratique ‒ la formation au « bien penser » pour le dire avec Gagnon (2012) et Gagnon et Yergeau (2016).

3. Un programme d’Éthique et vivre-ensemble ayant pour visée le respect de la dignité humaine[7]

Un programme d’Éthique et vivre-ensemble appelle à une conception de l’éducation respectueuse de la personne, une conception de l’éducation qui refuse de la chosifier, de l’instrumentaliser, de l’endoctriner et qui, ce faisant, contribue à la sortir de son état de mineure, de sa minorité (Fischbach, 1999). En cela, la reconnaissance de la dignité de la personne nous semble représenter un contenu essentiel de l’expérience humaine, une valeur-phare pour naviguer dans un monde problématique.

Que peut-il en être de la reconnaissance de la dignité humaine comme principe d’action en éducation éthique et vivre-ensemble, c’est-à-dire comme point de repère et exigence?

L’éthique renvoie à l’idée que « quelque chose est dû à l’être humain du fait qu’il est humain » (Ricoeur, 1990). Toute personne humaine mérite donc un respect inconditionnel, quels que soient l’âge, le sexe, l’état de santé physique ou mentale, la religion, la condition sociale ou l’origine ethnique de l’individu en question. C’est une façon de garantir la dignité, la considération ou les égards que mérite quelqu’un (Spaemann, 2009). Ainsi, une éducation qui traite la personne comme une fin en soi fait oeuvre d’éthique.

La figure 2 montre les formes de reconnaissance de la dignité humaine pouvant être associées aux composantes éthiques du modèle d’analyse. Nous allons maintenant parcourir brièvement ces formes de reconnaissance afin de montrer non seulement la pertinence et la cohérence de notre proposition, mais l’humanité à construire vers laquelle nous pensons qu’un programme d’Éthique et vivre-ensemble devrait tendre. Comme nous le verrons, le respect de la dignité humaine appelle au respect de la liberté, et de l’égale dignité, comme cela est inscrit dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne[8].

Figure 2

La reconnaissance de la dignité humaine à l’intérieur du modèle d’analyse de l’éducation éthique

La reconnaissance de la dignité humaine à l’intérieur du modèle d’analyse de l’éducation éthique

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La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante simple Éducation à la société (ES). Dans cette composante ES, la reconnaissance de la dignité humaine est instituée par le droit qui en assure le respect (Pech, 2016). Norme prohibitive socialement convenue, elle établit l’universalité et le caractère inaliénable du droit à la dignité attestés par les droits de l’homme. L’enseignement de ces droits dans le cadre d’un programme d’Éthique et vivre-ensemble, favorise la reconnaissance de la grandeur de la personne humaine et « le sentiment positif d’une égalité abstraite entre des agents moraux rationnels et autonomes » (Pech, 2016, p. 6-7). Mais la dignité humaine n’est pas seulement liée à l’étayage de codes collectifs, elle est aussi attachée à la personne individuelle que l’on associe à la composante Formation personnelle (FP).

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante simple Formation personnelle (FP). Dans cette composante FP, la reconnaissance de la dignité humaine s’inscrit dans la sphère du soi, de l’horizon d’émancipation à l’égard d’un collectif menaçant (Pech, 2016), de liberté, d’agent moral autonome, que lui confère ladite reconnaissance. Ici, « ma dignité ne réside pas dans les rôles sociaux que j’occupe, mais dans ma capacité à choisir moi-même mes rôles et mes identités » (Sandel cité dans Pech, 2016, p. 7). La reconnaissance de la dignité humaine dans la FP participe donc de la quête de soi, de la relation à soi, de la reconnaissance de sa propre dignité. Dignité et estime de soi sont donc étroitement liées. Pour emprunter à Ricoeur, l’estime de soi, c’est « la dignité attachée à la qualité morale de la personne humaine » (1995, p. 199). Dans la composante éthique FP, la reconnaissance de la dignité humaine comme norme d’action appellerait l’être immédiat à sortir de lui-même pour se constituer en tant que personne distincte de toutes les autres et digne de respect. Ainsi, la dignité de la personne individuelle implique l’existence d’autrui. Dit autrement, la dignité humaine ne peut trouver son « inscription exclusive dans la sphère du soi » (Pech, 2016, p. 28). Elle n’est possible que si elle est aussi reconnue dans l’existence d’autrui. Cette existence d’autrui, on la retrouve dans la composante éthique Éducation à l’autre (EA) du modèle d’analyse.

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante simple Éducation à l’autre (EA). Dans cette composante éthique, la reconnaissance de la dignité humaine passe par la prise de conscience de l’autre comme différent de soi, « qu’autrui c’est l’autre, c’est-à-dire le moi qui n’est pas moi, que je ne suis pas ». Cognitivement, « je ne prends conscience de moi que par la prise de conscience de l’autre » (Seymour, 2008, p. 55).

Cependant, si reconnaître cognitivement la dignité et la liberté d’autrui est requis pour se reconnaître à soi-même cette même dignité et cette même liberté, ce n’est que dans la reconnaissance affective qu’elle peut trouver son effectuation. C’est une chose de dire que je dois penser l’autre dans sa différence pour être capable de me penser dans ma propre différence. C’en est une autre d’admettre que l’autre est responsable de ma propre identité sur le plan pratique (Seymour, 2008, p. 55). Cette reconnaissance affective, on la trouve dans la composante maillée FP/EA.

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante maillée FP/EA. Dans cette composante éthique, la reconnaissance de la dignité humaine s’inscrit dans les relations horizontales interindividuelles de reconnaissance réciproque entre individus différents (Seymour, 2008), à la sincérité d’une reconnaissance entre deux sujets singuliers (Pech, 2016). Cette reconnaissance par autrui, affirme De Koninck (2014) est le plus puissant des réconforts. Dans l’amour, l’amitié ou la sollicitude, les sujets se reconnaissent les uns les autres dans la nature unique de leurs besoins (Abid, 2012). Cette reconnaissance mutuelle de l’altérité de l’autre permet le passage du sentiment de soi vers la conscience et le dépassement de soi, « c’est-à-dire le surpassement de ses inclinations naturelles et de l’égoïsme » (Seymour, 2008, p. 66).

Par ailleurs, puisque ces relations n’adviennent pas par obligation extérieure, et encore moins sous l’effet de la contrainte, la médiation institutionnelle est aussi requise, médiation que l’on trouve dans les composantes maillées à l’Éducation à la société (ES), en l’occurrence les trois composantes maillées : Formation personnelle / Éducation à l’autre (FP/ES), Éducation à l’autre / Éducation à la société (EA/ES) et Formation personnelle / Éducation à l’autre / Éducation à la société (FP/EA/ES).

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante maillée FP/ES. Dans la composante simple ES, la reconnaissance juridique de la dignité humaine protège non seulement la personne contre quiconque voudrait la traiter comme une chose, mais elle la protège aussi d’elle-même : « je ne dois pas tolérer d’être traité ou de me traiter moi-même comme une chose » (Pech, 2016, p. 16). Mais jusqu’où doit aller l’art de régler la relation à soi et les relations entre les individus? Cette question relève moins du droit comme texte que de la justice comme délibération (Pech, 2016, p. 20); elle relève de la composante éthique FP/ES.

Ici, la reconnaissance de la dignité désigne le respect mutuel portant à la fois sur la singularité et sur l’égalité de toutes les personnes qui apportent des arguments à un débat (Honneth, 1996). Horizon d’une quête délibérative, la compréhension qui se dégage de ce qu’est la dignité humaine est donc évolutive et protéiforme. Pour ce faire, chacun est appelé à se mettre réflexivement à la place de l’autre et à accorder un traitement statutaire égal aux personnes dans l’espace politique de délibération (Seymour, 2008). Le principe de respect égal affirme « une règle garantissant les conditions sociales de respect égal. […] Le respect compris comme traitement identique se manifeste dans le principe affirmant l’égalité des chances » (Seymour, 2008, p. 102).

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante EA/ES. La sphère sociale et politique de la reconnaissance se joue non seulement dans la reconnaissance individuelle et collective (FP/ES), mais également dans la reconnaissance des particularités assurant la reconnaissance d’un statut différencié pour les personnes et les groupes dans l’espace politique, soit dans la composante maillée Éducation à l’autre / Éducation à la société (EA/ES). Ici, l’accent est mis sur la solidarité, la coopération et l’estime sociales. Il s’agit de la seule composante maillée où la Formation personnelle (FP) n’est pas présente, et cela rejoint l’idée d’une reconnaissance qui nécessite de « s’abstraire de soi » (Seymour, 2008, p. 70) pour reconnaître un mode de vie étranger (groupes culturels, ethniques et religieux qui luttent pour un statut différencié ou pour sortir d’un état de dominés ou de minoritaires dans l’espace politique).

Cette reconnaissance donne lieu à des politiques de traitements différenciés, de discrimination positive (Taylor, 1994), au demeurant provisoires. Il s’agit d’une forme d’éthique de la reconnaissance sociale où, par exemple, l’interaction entre le champ de la religion et celui de la sphère publique repose sur l’idée d’une « préoccupation commune de réfléchir à la normativité du vivre-ensemble » (Jobin, 2004, p. 5).

La reconnaissance de la dignité humaine dans la composante maillée FP/EA/ES. Dans cette dernière composante FP/EA/ES, la reconnaissance de la dignité humaine se situe dans la relation normative à soi-même et, en même temps, avec toutes les autres personnes. Elle a tout à la fois pour horizon la liberté, la sollicitude, l’amitié, l’hospitalité et la justice. Ici, la reconnaissance de la dignité humaine, comme le dit Pech, qualifie l’être humain en tant que tributaire d’une relation normative avec lui-même et, simultanément, avec l’ensemble des autres hommes. Cette reconnaissance ouvre les portes de la patrie humaine aux plus étrangers, aux plus démunis. Mais c’est encore elle qui interdit de s’en exclure ou de se défigurer soi-même (Pech, 2016, p. 3). En résumé, les trois aspects de la dignité humaine (libérateur, prohibitif et relationnel) sont ici intrinsèquement liés : la dignité humaine est « aux confins de l’éthique et du droit, du soi et de l’altérité » (Pech, 2016, p. 25).

Au terme de ce parcours, nous pouvons constater que la notion de dignité humaine vient enrichir le projet d’un programme d’éducation éthique et au vivre-ensemble en sept composantes éthiques avec la reconnaissance de la dignité dans le droit (ES), de sa propre dignité (FP) et de la dignité d’autrui (EA), de la reconnaissance réciproque de la dignité dans les relations de proximité (FP/EA), comme quête délibérative entre citoyens égaux (FP/ES), comme quête d’un statut différencié et d’estime sociale (EA/ES) et, enfin, comme injonction de reconnaissance de la dignité de la patrie humaine (FP/EA/ES).

Synthèse et conclusion

Si l’éthique, la pratique du dialogue, le respect de soi et des autres, la lutte contre les stéréotypes et la participation citoyenne figurent bel et bien au coeur de cette refonte, nous proposons un programme d’Éthique et vivre-ensemble ayant l’éthique pour axe central, le respect de la dignité humaine pour visée et le dialogue pour principal vecteur de liant social. Cela implique un repositionnement des thèmes proposés par le ministre, soit des contenus relatifs à la connaissance de soi (entre autres, les thèmes 4 et 5), d’autrui (entre autres, les thèmes 4, 5 et 8) et de ce qui nous structure socialement (entre autres, les thèmes 1, 2, 3 et 7).

En résumé, l’éthique devrait être le centre gravitationnel du nouveau programme, la pierre angulaire autour de laquelle devraient s’articuler des apprentissages sur différents thèmes se rapportant au soi, à l’altérité et à la socialité (par exemple ceux de l’actuel programme Éthique et culture religieuse et/ou ceux soumis à la consultation). Développer et exercer sa compétence éthique (affectivité et pensée) et pratiquer le dialogue (par des approches substantielles et procédurales) sont pour nous les deux compétences à déployer dans le nouveau programme. Favoriser « chez les élèves l’émergence des aptitudes fondamentales à la recherche et au dialogue, à la critique et à la créativité, à l’autonomie et à l’engagement, aptitudes qui leur permettent de se situer et de se définir eux-mêmes au coeur de la présente mutation sociale », représente une tâche éducative essentielle (Conseil supérieur de l’éducation, 1990, p. 10).

Enfin, il nous semble également que la visée éthique de ce programme devrait être celle de la reconnaissance mutuelle de la dignité de la patrie humaine qui, comme nous l’avons précisé, implique la reconnaissance de sa propre dignité et de celle d’autrui dans les relations, la délibération entre citoyens, l’estime sociale et le droit. Aussi, l’intérêt pour le développement de l’estime de soi et de la sollicitude pour autrui dans une société juste (Ricoeur, 1990), ou du « respect de soi et des autres dans une citoyenneté active » (thème fédérateur du nouveau programme annoncé par le ministre Jean-François Roberge), témoigne manifestement d’une visée essentiellement éthique à assigner au nouveau programme.

Par ailleurs, dans l’élaboration du programme à venir, le ministère doit garder à l’esprit ce qu’il implique sur le plan de la formation du personnel enseignant et sur le plan du temps d’enseignement à l’horaire des élèves.

Il est incontournable d’évaluer le temps requis et disponible pour former adéquatement les enseignants et les futurs enseignants du primaire et du secondaire à l’enseignement du nouveau programme. Sans une formation adéquate du personnel enseignant, on ne peut qu’échouer à cette tâche éducative pourtant essentielle. L’histoire récente nous l’a démontré avec les programmes d’Enseignement moral non confessionnel et le programme d’ECR : sans formation suffisante, non seulement un programme peut difficilement être adéquatement enseigné, mais le temps d’enseignement est peu ou pas respecté dans les écoles. « L’enquête menée par l’Association québécoise en éthique et culture religieuse (AQECR) montre qu’en 2013-2014, “47 % des écoles secondaires n’accorde [sic] pas les 250 heures d’enseignement prévues en ÉCR. […] Sur le territoire de la CSDM[9], 15 écoles secondaires sur 23 (65 %) n’accordent pas les 250 heures d’enseignementˮ (AQECR, 2015, p. 4) » (Bouchard, 2016, p. 294). Selon les échos que nous avons du milieu, cette situation ne s’est pas améliorée depuis, et cela mérite la plus grande attention pour le succès du programme.

Même si, comme bien d’autres, nous aurions préféré que le ministère évalue d’abord la situation de l’enseignement et de l’apprentissage avec le programme ECR pour éclairer sa décision, et même si la proposition en huit thèmes soumise à la consultation semble disparate, sans fondement ni visée cohérente, nous pensons que si le nouveau programme est bien articulé autour de l’éthique, qu’il favorise la pratique du dialogue, qu’il a pour visée le respect de la dignité humaine et que la formation des enseignants et le temps d’enseignement auprès des élèves sont adéquats, ce changement peut être prometteur.