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Introduction

Arriver quelque part, c’est arriver chez une personne ou un groupe, et, d’un point de vue sociologique, un « lieu », c’est-à-dire un espace fabriqué par des liens sociaux qui attachent les individus à l’ensemble plus vaste qu’est le « territoire » (Remy, 2015). Le mouvement, autrement dit la possibilité d’accéder à un lieu et d’y intégrer un groupe, ou d’en partir et de quitter le groupe, découle des modalités d’appartenance au territoire. Ce sont donc nos liens aux autres qui produisent des territoires et nous attachent à des lieux. Se mouvoir, au sens de se projeter dans un ailleurs, puis s’y rendre et y séjourner, dépend des modalités d’attachement au territoire que l’on quitte, celui que l’on traverse et celui auquel on accède. Ce sont ces attaches qui font peser un poids variable sur notre agentivité – notre capacité d’agir – spatiale. Dans une enquête de terrain, les attentes sociales qui pèsent sur la personne qui la mène, exprimées dans les rôles que lui attribue ou reconnait en elle le groupe, de manière implicite ou explicite, « structure[nt] en grande partie l’accès au terrain et la connaissance du monde social disponible » (Altorki & Fawzi El-Solh, 1988, p. 5).

À l’occasion d’une recherche doctorale en sociologie, j’ai résidé durant 14 mois entre 2014 et 2016 dans une commune au sud-est de la Wilaya (collectivité territoriale) d’Alger, et partagé les expériences quotidiennes de 25 femmes résidant ou séjournant fréquemment (travail, famille) à l’est de la wilaya (du nord au sud). Ayant entre 20 et 50 ans, elles appartiennent à une variété de niveaux socioéconomiques (revenu, niveau de diplôme, chômage/emploi) ainsi que de situations familiales (présence ou absence de tuteur légal, état matrimonial, maternité) et résidentielles (type d’habitat, proximité d’une centralité périurbaine ou éloignement).

Sur le plan socioéconomique, sept se retrouvent dans la catégorie supérieure (diplôme universitaire, revenu supérieur, propriétaire d’un logement, d’une voiture), dix dans la catégorie moyenne (diplôme de l’enseignement supérieur, revenu moyen) et huit dans la catégorie inférieure (pas de diplôme ou d’études secondaires, pas de revenu ou revenu de niveau inférieur). Pour autant, leurs disparités socioéconomiques ne se traduisent pas nécessairement par un ancrage résidentiel plus ou moins proche de l’hypercentre, sinon en fonction des types d’habitats (lotissement individuel ou collectif, il/légal, in/formel) et la proximité d’une centralité périurbaine (volume d’équipements collectifs, accès aux réseaux de transport, proximité de zones marchandes, etc.). En effet, la périurbanisation a reconfiguré le territoire algérois de multiples manières, en permettant notamment à une frange de la population économiquement dotée (les classes moyennes et supérieures) d’accéder à des logements plus spacieux en périphérie (Safar Zitoun, 2009). De plus, on assiste depuis les années 2000 à l’essor des réseaux de transport (métro, tram, autoroutes) qui permettent la reconstruction de centralités en périphérie, à l’est-ouest et au sud de l’hypercentre.

Cette constellation de positions sociales m’a permis de constater la variété des configurations territoriales en périphérie d’Alger et d’enquêter sur les modalités et expériences d’appartenance des enquêtées à des groupes sociaux à travers des territoires (la maison, le quartier, le secteur, la ville d’Alger) pour comprendre leur « motilité » (Kaufmann & Jemelin, 2008), c’est-à-dire non seulement leur mobilité spatiale en acte, mais également en puissance, relative à des facteurs liés

aux accessibilités (les conditions auxquelles il est possible d’utiliser l’offre de mobilité au sens large), aux compétences (que nécessite l’usage de cette offre) et à l’appropriation (l’évaluation de l’offre par rapport à ses projets)

Kaufmann & Jemelin, 2008, p. 6

Leur parcours personnel et familial m’a également permis de mettre en relief les traits saillants des sociabilités urbaines (côtoiement urbain, brassage, altérité) et des constructions identitaires de la citadinité (en fonction de leur passé, présent et futur résidentiel) (Semmoud, 2009).

J’ai opté pour une méthode ethnographique qui consiste en une « observation prolongée, continue ou fractionnée, d’un milieu, de situations [et] d’activités » (Céfaï, 2010, p. 7), qu’elle soit participante ou flottante (Pétonnet, 1985), incluant des entretiens semi-dirigés et des récits de vie (menés en arabe dialectal algérien ou en français, en fonction de la langue privilégiée par chaque interlocutrice). Suivant leur mouvement à partir de l’espace domestique[1], l’analyse souligne que le potentiel et les modalités d’accès, de déplacement et d’appropriation des espaces extradomestiques sont fortement conditionnés par le danger potentiel projeté sur ces espaces par les groupes primaires (familiaux et communautaires) des femmes, en raison du côtoiement des hommes extérieurs au groupe familial. Autrement dit, mon étude des séjours « dehors » est avant tout enchâssée dans celle du « dedans », qui conditionne le mouvement, c’est-à-dire le type de lieux, de liens et de mobilités possibles (Capron, Cortès, & Guétat-Bernard, 2005).

Aussi, je m’intéresse d’abord aux conditions sociales des possibilités de mouvement, la mobilité spatiale se muant en un phénomène expliqué par le genre (rapports de pouvoir, normes familiales, religieuses), avant de se transformer en ressource explicative des reconfigurations du genre (sur les plans des hiérarchies, des rôles, des légitimités, des reconnaissances) grâce à la « motilité » qui permet d’analyser « la manière dont un individu ou un groupe fait sien le champ du possible en matière de mobilité et en fait usage pour développer des projets » (Kaufmann & Jemelin, 2008, p. 5) grâce aux compétences mobilisées pour créer des territoires.

Dans l’espace limité de cet article, mon intention est de partager les réflexions méthodologiques suscitées par cette enquête menée dans un milieu social familier (Campigotto, Dobbels, & Mescoli, 2017; Munthali, 2001; Ouattara, 2004). Posant mes valises dans les territoires de mon enfance à Alger, après dix-sept années d’absence, je procède à l’analyse de l’effet du temps sur mon appartenance au groupe dans un autre texte (Djelloul, sous presse), explicitant ce qui était en jeu, pour moi (en pensant et en écrivant sur l’Algérie depuis sa diaspora, son ailleurs), mais également pour mes proches, pour qui le fantôme de mon européanisation reflétait une part d’altérité menaçant la cohésion du groupe, les empêchant de m’accorder pleinement leur confiance[2].

Stimulée par l’effort quotidien d’explicitation de mes expériences dans mon carnet de terrain, la réflexivité m’a permis de retrouver le chemin de « chez moi », et d’y occuper la position, non pas seulement d’une « halfie » (Abu-Lughod, 1991) ou d’une « mixsider », c’est-à-dire une personne disposant d’un double bagage culturel, mais d’une « midsider », c’est-à-dire une personne trouble, car altérée (ni tout à fait une insider ni tout à fait une outsider). Incarnant une forme d’altérité, car ne disposant pas d’un « statut social prêt-à-l’emploi » (Abu Lughod, 1988, p. 144), ma présence inquiétait le groupe puisque j’étais susceptible de le trahir de l’intérieur. Située à sa frontière, cette position instable et inconfortable a fait varier mon rôle en fonction des situations.

Je souhaite à présent poursuivre la réflexivité en problématisant les enjeux et les difficultés méthodologiques que j’ai rencontrés spécifiquement en raison des rapports de genre (Connell, 2009) à partir de ma position dite de « jeune fille » (femme non mariée). Comme le soulignent Altorki et Fawzi El-Solh (1988), le genre influence fortement l’accès aux données, en fonction de la définition que donne la société étudiée à ses rôles. Mais, comme tout rapport social, son incidence reste relative à celle d’autres facteurs (langue, religion, ethnie, classe). Ainsi, bien que les attentes quant à mon rôle de genre (la « fille de bonne famille ») soient modulées par d’autres rapports de pouvoir (Bacchetta, 2015; Hendersen, 2009; Schwedler, 2006), lisibles dans ma position de midsider et transclasse (« immigrée »), mon objectif est ici de contextualiser mon point de vue situé (Harding, 1992; Wylie, 2003) en montrant comment ces attentes ont conditionné mon accès aux enquêtées, c’est-à-dire les manières de me relier aux personnes, pour in fine coproduire du savoir (Johnson, 2009; Ortbals & Rincker, 2009). Cet accès s’est réalisé par l’accroissement de ma vulnérabilité sur un terrain déjà sensible (Ayimpam & Bouju, 2015) sur les plans politique et sécuritaire[3], et dans la perspective d’un objet au coeur de la conflictualité politique et idéologique des récits nationaux des États postcoloniaux (Badran, 1995), à savoir le contrôle du corps des femmes, en raison de la conception de leur statut et de leur rôle dans la communauté et la société[4].

En effet, qu’elle soit invisibilisée, car cantonnée à l’espace domestique dans lequel elle est placée sous la tutelle des agnats, ou glorifiée, car mise sur un piédestal en tant que mère (du croyant ou de la nation), la femme constitue bel et bien un « mythscape » de la nation (Bell, 2003), tel un arbre qui cache la forêt des femmes. Or, en adoptant une perspective féministe, je cherche non seulement à rendre visible le genre comme rapport social (Brooks & Hesse-Biber, 2007; Reinharz, 1992), mais également à le considérer comme l’entrée à partir de laquelle aborder le « champ du pouvoir » – dans son acception foucaldienne – en problématisant les discours et pratiques hégémoniques (au croisement du genre, de la sexualité, de l’État et de la nation) (Kim-Puri, 2005) pour comprendre la complexité des processus d’assujettissement et de subjectivation, qui mettent en lumière les contraintes qui pèsent sur l’agentivité des acteurs et actrices, ainsi que leurs modalités de résistance.

Apprendre à abaisser les cloisons de l’espace domestique comme condition préalable à l’enquête

Lorsque j’atterris à Alger le mardi 4 février 2014, je suis âgée de 28 ans et ne vis plus en Algérie depuis 17 ans. Pour autant, je n’ai jamais cessé de considérer cette société comme la mienne. Persuadée de rentrer chez moi, je n’avais pas anticipé l’altération que des années d’absence avaient pu produire sur ma relation avec mes proches, restés là-bas. Bien que je leur rendais annuellement visite pour de courtes périodes, je n’avais pas développé une conscience sociale approfondie de la manière dont j’étais repositionnée au croisement de l’âge, du genre, de la classe sociale et de l’ethnicité.

Subalterne en tant que femme non mariée, l’absence de tuteur masculin à mes côtés aggrave ma vulnérabilité aux yeux de ma famille et du voisinage. Toutefois, mon statut d’« immigrée » influence cette perception de manière ambivalente : d’une part, vivant « dehors », potentiellement altérée par un ailleurs, je tends à être perçue comme manquant de pudeur; d’autre part, ayant atteint un niveau socioéconomique qui me place à présent en position de domination vis-à-vis de mes proches (ressources financières, éducation à l’étranger), je suis dotée d’un capital symbolique attractif, mobilisé par certains membres de ma famille lors de leurs transactions sociales (stratégies matrimoniales, démarches administratives, etc.).

Ainsi, mon cas de « jeune fille native », sur lequel pèsent les attentes d’une « fille de bonne famille », mais qui s’avère être « immigrée », a complexifié la pratique du terrain ethnographique en posant une double question d’accès : d’une part, il s’agissait d’être (reconnue) capable de quitter le groupe familial sans le menacer et, d’autre part, d’être jugée assez digne de confiance pour nouer des relations avec des femmes en dehors de mon cercle familial. Il m’a donc fallu apprendre à abaisser les cloisons des espaces domestiques en déjouant les tentatives de me maintenir dans le giron familial, et en amenant d’autres familles à m’ouvrir les portes de leur maison pour m’y faire une place d’invitée, en tant que membre de la famille (la fille de), voisine ou amie.

Processus de réindigénéisation et apprentissage de l’habitus de « fille de bonne famille »

Tout comme Abu Lughod lors de son enquête auprès de la tribu des Awlad Ali en Égypte, mes premières semaines sur le terrain furent marquées par un sentiment d’enclavement et d’enfermement : « J’étais restreinte quant à mes possibilités de lieux où aller, de personnes à rencontrer, de personnes qui pourraient me voir, et avec qui je pourrais parler »[5] [traduction libre] (1988, p. 150) car en tant que native, on peut éviter sa « visibilité personnelle »[6] [traduction libre] (1988, p. 13). Dès lors, mon lieu de résidence et celui de mes proches se muèrent en sites pour démarrer mon enquête, m’offrant d’emblée une place légitime en tant que « fille de » : je n’avais pas besoin d’y négocier mon entrée ni les conditions ou la durée de mon séjour.

Le fait d’avoir passé toute mon enfance en Algérie constituait un avantage indéniable, car je disposais d’un bagage de connaissances suffisant pour déchiffrer ou lire, de manière cognitive ou sensible, les normes en jeu dans le processus d’apprivoisement réciproque (au sein de ma famille et en dehors). Pourtant, dès mes premiers pas à cette place acquise par la naissance, j’étais en mesure de constater ma maladresse sociale, due à mon manque de « sens pratique » (Bourdieu, 1980) du monde domestique et à la perte de mémoire de mon groupe social primaire en raison de la faible densité des relations sociales qui m’y reliaient (Sabourin, 1997). En effet, c’est paradoxalement le jour où j’ai ressenti combien mes comportements me plaçaient en outsider, manquant de gout (quant à ma présentation genrée du fait de garder mes cheveux frisés et volumineux relâchés, au lieu de les discipliner en les tenant attachés ou en les défrisant), de décence (m’adressant à des hommes inconnus au lieu de privilégier des interlocutrices féminines, m’asseyant ou m’attardant près des hommes dans un lieu alors que je devrais rapidement transiter pour rejoindre le groupe des femmes) ou de pudeur (parlant à voix haute ou riant à gorge déployée dans des contextes de mixité, posant des questions jugées trop directes ou trop intrusives sur des sujets sensibles), que je pris conscience d’être à présent immergée dans le même univers de sens.

Rapidement, je compris donc l’intérêt que pouvait revêtir le fait de m’engager activement dans les relations familiales, rattrapant ainsi le temps perdu, pour développer des compétences, par l’apprentissage social de la féminité (Lacoste-Dujardin, 1985; Oussedik, 1996), et des alliances qui m’aideraient à « desserrer » l’emprise de ma famille. Cette fréquentation assidue de mon groupe familial durant les trois premiers mois de l’enquête permit d’enclencher un processus de « réindigénisation » (Djelloul, sous presse), c’est-à-dire de désubjectivation-resubjectivation qui me conduit à recouvrer une mémoire de l’expérience des miens (Bodson, 2000). Dans mon cas de midsider, l’aller-retour entre ma socialisation primaire en tant que « native » et celle secondaire en tant qu’« immigrée », a facilité le développement d’un habitus, déjà encorporé de « fille de bonne famille ».

L’éthos d’une fille de bonne famille consiste en un ensemble de manières d’être relatives à l’occupation d’une place subordonnée au sein du groupe familial, se traduisant dans mon cas notamment par la tutelle masculine et des ainés (ne pas résider ailleurs que dans les domiciles de ma famille élargie, même lors de mes voyages dans d’autres villes, ne pas refuser un ordre ou remettre en cause la parole d’un homme, d’un ainé ou d’une ainée), la mise au service du groupe familial (disponibilité totale en cas de visite impromptue, même si elle s’étale sur plusieurs jours, cérémonie ou célébration familiales) et la limitation de mes actes et paroles pour garder mes interlocuteurs et interlocutrices à distance, afin d’éviter que mon comportement n’éveille de soupçons quant à ma moralité, c’est-à-dire la possibilité d’une activité sexuelle (ne pas évoquer de sorties ou voyages effectués en dehors du cadre familial ni de fréquentations masculines). À cela s’ajoutaient des qualités importantes de diplomatie qui induisait le fait de moduler ma prise de parole en fonction des situations, de l’âge et du genre des personnes en présence, et de contenir ma curiosité en évitant de poser des questions risquant de les froisser par leur contenu ou leur formulation jugée trop directes.

En effet, témoin fréquente de conversations entre ma mère et des membres de la famille, je me permettais d’interférer pour obtenir des précisions sur les histoires auxquelles on faisait référence, ou des explications sur les raisons qui sous-tendaient leurs jugements. Il m’arrivait alors d’empiéter sur des secrets de famille (infidélités conjugales, usage de la sorcellerie), ou d’orienter la conversation vers des questions épineuses, menant à des tensions (mariage interconfessionnel). Plus que gênant, le silence qu’occasionnaient mes questions pouvait s’avérer éprouvant lorsqu’une personne concernée par ce secret ou scandale était présente, car la réponse offenserait sans aucun doute sa réputation. Mes interlocuteurs et interlocutrices détournaient alors mes questions, répondaient de manière vague, en rappelant la norme, mais sans nommer personne, afin de ne pas heurter la relation familiale. C’est ainsi que je m’aperçus du riche champ de sous-texte contenu dans les conversations et appris à interpréter les sous-entendus – comme cette belle-mère qui invente une expression « la bru du mois de mai est difficile! » pour désapprouver, sans la nommer, le comportement de sa belle-fille – à identifier et à dissimuler les informations sensibles – comme le fait de ne pas divulguer la date d’un mariage transmise sous le sceau de la confidence à ma mère à d’autres membres de la famille, par peur de susciter l’envie et d’attirer le mauvais oeil.

Entre ce qui ne devait pas être dit (honte liée à un tabou), pas être répété (culpabilité liée à la trahison d’un secret), ni même sous-entendu (agressivité liée au soupçon porté à la réputation), et l’obligation faite de défendre ou de minimiser les critiques et attaques qui pourraient être formulées à l’égard du groupe familial (solidarité envers des personnes extérieures), j’ai appris à garder à l’esprit que la parole entrainait la parole et que toute réponse détaillée offrait des prises à travers lesquelles je – ou ma famille – pourrais prêter le flanc à la critique, nuisant à notre réputation.

Concernant l’hexis, le perfectionnement de mon habitus de « fille de bonne famille » s’est traduit par l’intériorisation de gouts spécifiques quant à la présentation « féminine » du Soi et le perfectionnement des compétences requises pour le travail domestique. Ce fut l’occasion d’observer et de chercher à comprendre les enjeux qui se logeaient derrière les attitudes de coopération et de solidarité entre femmes, mais également les situations de compétition et les manifestations de vulnérabilité physique et sociale. En effet, le groupe des femmes ne se reproduit pas socialement seulement par l’accomplissement des tâches ménagères, mais par un savoir-faire et un art de vivre domestiques, qui s’intériorise et s’incorpore, s’apprend et se pratique, et fait l’objet d’un jugement et d’une évaluation par les paires. Aussi, il ne s’agissait pas seulement d’apprendre les recettes des plats algériens, mais de perpétuer des gouts et des manières de faire (préparer et servir des plats, présenter la table, nettoyer, ranger, etc.).

Le temps passé au sein de ma famille m’a donc permis de réaliser à quel point j’avais pu être perçue, au début de mon séjour, comme une menace pour la « politique familiale » : inconsciente des rapports de pouvoir au sein du groupe pour en déceler les enjeux, mes manières d’être et d’agir semblaient imprédictibles et potentiellement compromettantes. C’est pourquoi la meilleure protection pour mes proches consistait à contrôler l’information à laquelle j’avais accès. Après plusieurs mois sur le terrain, jonchés de gaffes et de maladresses euristiques du point de vue de la recherche, mais risqués du point de vue de ma position familiale, j’appris à adopter une attitude convenable en fonction du statut de mes interlocuteurs et interlocutrices, qui pouvait aussi bien passer par le choix de garder le silence, des sujets de conversation que des informations à dissimuler.

Ce n’est qu’une fois consciente des attentes quant au rôle de genre que je pus me réapproprier une place de native qui préexistait à l’enquête, regagnant la mémoire et la confiance de mes proches en adoptant une apparence et un comportement décents et prévisibles, ce qui constitua une clé essentielle d’accès au terrain par l’élargissement de mon enquête en dehors de l’espace domestique de ma propre famille. Le processus de socialisation inhérent au terrain n’a donc pas consisté en l’acquisition de données extérieures, mais en un cheminement avec d’autres actrices sociales qui m’aida à comprendre les normes de genre, en me les appropriant, afin de prendre place parmi elles.

Inspirer la confiance et se méfier de l’influence

Après un certain temps, m’appuyant sur l’effet boule de neige, je demandais aux femmes de mon entourage familial et de voisinage de me mettre en contact avec des femmes de leurs réseaux (familial, amical, de voisinage ou professionnel) qui seraient susceptibles d’accepter de participer à mon enquête. Sans leur intermédiaire, il m’aurait été impossible d’inspirer assez de confiance pour être d’emblée accueillie au sein de leur groupe familial, ce qui était pourtant nécessaire pour comprendre le point de vue situé des actrices sociales dans un espace domestique. Mes premières enquêtées en savaient beaucoup sur moi, ce qui rendait difficile leur mise à distance par mon rôle de chercheuse. Cette relative facilité d’accès au terrain comportait donc son revers de la médaille : en raison de sa proximité avec ma vie personnelle, il m’intégrait d’emblée dans un cercle d’interconnaissances qui constituait un réservoir d’alliés (mariage, prêt financier, immobilier, visa, aide administrative, etc.), m’obligeant à jouer, avant tout, un rôle que je n’avais pas choisi, celui de « fille de ». Au fil du temps, j’appris à alterner avec celui de l’« immigrée » (naïve) pour me dégager de l’emprise que pouvaient comporter certaines situations.

L’enjeu de la confiance était donc central pour accéder aux espaces de l’intimité de ces femmes, et je ne parvenais à l’établir qu’en offrant des gages, c’est-à-dire l’accès à ma propre intimité, pour neutraliser le pouvoir de nuisance que comportait le fait de les regarder, soit en raison d’une malveillance qui me conduirait à les mettre intentionnellement en danger (colporter des informations compromettantes quant à leur réputation et celle de leur famille, pratiques de sorcellerie), soit en raison de la nocivité d’une relation d’envie qui me conduirait à leur envoyer involontairement le « mauvais oeil » (Havelange, 1998; Lambert, 1995). Ce n’est qu’à postériori que je compris la puissance que revêtaient les invisibles pour certaines enquêtées, lorsque me faisant assez confiance, elles me confiaient les expériences vécues avec d’autres femmes, à l’instar de cette enquêtée célibataire de 25 ans, qui tentait de me mettre en garde contre la toxicité des relations amicales en raison des sentiments de jalousie et d’envie, en évoquant le cas d’une prétendue amie, qui l’avait ensorcelée par le biais de vêtements qu’elle lui avait empruntés. Elle avait remarqué qu’à force de la fréquenter (être sous son influence), elle avait commencé à développer des attitudes étranges, comme celle de vouloir quitter la maison dès la nuit tombée (contraire à l’habitus de fille de bonne famille).

Cette potentielle menace pouvait évidemment émaner de membres de la famille, l’emprise psychique portant le plus fréquemment sur l’homme en jeu (fils, fiancé, mari) dans les rapports entre belles-soeurs ou bru et belle-mère. D’autres fois, le mauvais oeil pouvait se loger en dehors de l’espace domestique, comme pour cette voisine à qui je rendais visite pour présenter mes condoléances à la suite du décès de sa fille, récemment diplômée en droit, d’une fulgurante maladie, et qui accusa les voisines d’être à l’origine de sa mort, en raison de leur envie de son statut social : « Quand elles la voyaient, elles disaient : “c’est bien, Fatima, elle étudie, elle est avocate…”, mais elles n’ajoutaient pas “Macha’ Allah ”[7]. Elles lui ont porté le mauvais oeil! » Elle loua le caractère pieux et vertueux de sa fille qui n’avait malheureusement pas suffi à l’autopréserver de l’envie et de la violence qu’elle avait pu générer de la part du voisinage.

À cette méfiance, liée au haut degré de compétition existant entre les femmes, s’ajoutait la crainte des familles que je ne constitue une mauvaise influence qui ferait dévier leurs filles de la « bonne voie ». Aussi, je m’efforçais d’inspirer la confiance de mes enquêtées (les rassurant quant à mes intentions d’alliée, voire de complice, et diminuant ainsi leurs inquiétudes que je trahisse leurs secrets) et celle de leur famille, en dissimulant tout élément de ma vie (ou de celle de mes proches) qui serait vu comme contrevenant à une bonne conduite morale afin d’apaiser leur crainte. Vis-à-vis de mes enquêtées, j’attendais que des circonstances appropriées (espace privé) se présentent pour me placer « hors-jeu » en dévoilant certains de mes secrets, afin de les aider à se délivrer de la culpabilité des leurs. En leur fournissant d’emblée des armes à l’encontre de ma propre réputation, je me plaçais en position de vulnérabilité afin de compenser le rapport de pouvoir qui existait entre nous par la situation d’enquête en général (dévoilement asymétrique d’informations sur la vie intime, utilisation des informations, etc.), et la spécificité d’une ethnographie qui démarre dans l’espace domestique. Toutefois, dévoiler mon intimité faisait également peser un risque d’ostracisme, imprévisible et incontrôlable, sur la réputation de ma propre famille vivant en Algérie. Aussi, j’avançais sur un terrain miné, d’autant plus que mon profil de « jeune fille immigrée » était suspect et que j’échappais de fait au contrôle et à la surveillance de mon groupe familial (Altorki & Fawzi El-Solh, 1988).

Face à cette situation, j’appris différentes manières de me couvrir en tant que femme non mariée, dont l’une consistait à être accompagnée par ma mère lors de mes premières visites. Ce fut par exemple le cas lorsque je me rendis, pour la première fois, chez une autre « jeune fille » dont la famille était particulièrement conservatrice. L’ayant rencontrée par l’intermédiaire d’une connaissance commune sur le campus de l’université qu’elle fréquentait, elle accepta de me revoir à la condition que l’entrevue se déroule chez elle, n’étant pas autorisée à quitter le domicile familial non accompagnée, en dehors des heures de cours. Résidant dans une zone d’habitat informel aux confins d’une commune à l’est d’Alger, je priai ma mère de m’accompagner lors de notre première entrevue, pour m’aider à trouver son domicile. En arrivant, je découvris qu’un véritable comité d’accueil m’attendait (sa mère, ses soeurs, une tante, des cousines et leurs enfants) et priai ma mère de me rejoindre pour le grand gouter qui nous était servi de manière cérémonielle.

La présence de ma mère à mes côtés (comme ce fut le cas pour Abu Lughod arrivant chez la tribu des Awlad Ali – voir Abu Lughod, 1988) m’aida à inspirer confiance au sein de ce groupe familial qui m’était inconnu, car elle donnait le gage que malgré mon statut d’« immigrée » et mon style vestimentaire « civilisé » (par opposition à « voilée »), je respectais les conventions familiales qui voulaient que je ne me présente pas chez des personnes étrangères détachée de tout lien familial. De plus, elle m’aida spécifiquement à prendre place au sein de ce groupe de femmes puisque la conversation eut principalement lieu entre elle et les femmes ainées de la famille de mon enquêtée, alimentant les échanges qui portaient sur les origines géographiques et ethniques de nos familles respectives, les circonstances de leur installation à Alger, etc., comme si le but était de trouver des liens à partir desquels établir une relation d’interconnaissance. Cette première visite permit donc de rassurer la famille de mon enquêtée et d’abaisser ainsi la seconde cloison qui me séparait de mon interlocutrice avec qui je pus, dès la seconde visite, passer la majorité du temps de ma visite en tête-à-tête, d’abord dans le salon (pour notre entretien), puis dans sa chambre (pour qu’elle me montre ses livres et ses cours). Ce n’est que plus tard que nous abordâmes des sujets plus intimes comme les rapports au sein de sa famille ou sa vision du mariage.

C’est au fil des visites que mon mouvement évolua au sein des espaces domestiques des enquêtées, passant du statut d’« invitée », lorsque j’étais reçue dans le salon, à celui d’une « familière », quand je circulais et séjournais dans la cuisine (dans le cas des femmes mariées), et même dans les chambres à coucher (dans le cas des femmes célibataires), lieux d’intimité où mes interviewées et moi-même pouvions nous dérober à la surveillance et à l’écoute des autres membres de leurs familles, et converser plus aisément, loin des regards et des oreilles alertes des autres membres de leurs familles. Elles se laissaient alors aller à des confidences, me confiant les « dessous des cartes » familiales, ou me montrant les contenus de leurs échanges avec des connaissances, amis et amies ou amoureux, sur leurs téléphones ou ordinateurs portables. Par ces pratiques, cette expérience de terrain m’a donc appris à prendre place parmi les femmes et à abaisser les cloisons qui m’empêcheraient d’accéder aux territoires de leurs intimités.

L’implication comme outil de coproduction du savoir : occuper une place aux côtés des femmes

Une fois les obstacles de l’accès à mes enquêtées dépassées, il me fallait encore créer des conditions favorables à l’observation et à la production d’un discours sur leurs pratiques. Or la sensibilité de l’objet de l’enquête a exigé que je comprenne comment l’incorporation d’une vulnérabilité modelait non seulement le rapport des enquêtées aux autres au travers de leurs corps, mais aussi à elles-mêmes. Pour cela, le partage de l’expérience de subordination, en tant que femme, et des contraintes qui en découlent sur le mouvement s’est avéré crucial.

Ethnographie de l’accompagnement, du « dedans » vers les « dehors »

Au cours de mes séjours dans les espaces domestiques des femmes de mon entourage (famille, voisinage), je proposais systématiquement mon aide pour les tâches ménagères et m’occupais des enfants. Ainsi, j’ai passé beaucoup de temps à prendre soin de bébés, à jouer avec des enfants ou à faire la cuisine, en contrepartie du temps qu’elles m’accordaient et de mon intégration au groupe des femmes. Mais, lorsque je rencontrais des femmes de leur entourage pour la première fois, j’établissais une autre stratégie d’enquête : celle d’amorcer notre relation par une situation classique d’enquête, c’est-à-dire par la mise en place d’un entretien semi-directif, qui me semblait le cadre le plus approprié pour expliciter mon parcours, l’objet de mon travail et mes intentions. Les entretiens se déroulaient à leur domicile et je commençais par leur demander de me dessiner une carte mentale de leurs routines spatiales quotidiennes.

Cherchant à comprendre les enjeux qui amènent les familles à limiter l’accès des femmes aux « dehors » (Dris, 2007), je devais créer des conditions qui dégageaient les femmes de la culpabilité pour leur permettre de s’exprimer. Ainsi, l’explicitation même de mon objet de recherche s’est avérée délicate, car j’utilisais d’abord le terme kherja (qui peut être traduit comme sortie), pensant signifier de manière neutre l’idée d’accès au dehors. Mais les réactions me firent comprendre que ce terme revêtait une connotation négative lorsqu’il concernait une femme, évoquant, en creux, un non-dit (une femme ne sort pas, son père, son frère ou son mari la fait sortir) et soulevant un tabou (une femme qui sort est une « fille des rues », à la recherche d’une aventure sexuelle) suggérant un manque d’honneur. C’est pourquoi j’ai rusé en préférant annoncer que je travaillais sur la mobilité et employé le terme arabe classique tanaqqoul (transport, déplacement) qui lui confère une connotation technique plus neutre. En contournant ce sujet sensible, je laissais la possibilité aux enquêtées de ne pas se sentir gênées, stigmatisées ou mises en danger si elles me livraient leurs récits.

Ce thème me permettait de comprendre comment (circonstances, moyens et tactiques) elles quittaient l’espace domestique, se déplaçaient une fois dehors et atteignaient les lieux où elles souhaitaient séjourner. Une deuxième partie de l’entretien était consacrée à évaluer leur capital social (famille, voisinage, professionnel, amical, etc.) et le besoin de mobiliser ces réseaux en fonction des situations.

Le fait d’accéder aux maisons de mes enquêtées me permettait également de découvrir le degré de transmission et d’application des normes de genre dans leur famille, notamment celle de la setra, c’est-à-dire l’injonction de se couvrir (par le port du voile) et d’être protégée (par le mariage) vis-à-vis de l’exposition à un régime de visibilité qui sexualise le corps catégorisé comme féminin, et le rend donc vulnérable à l’intérieur et à l’extérieur du groupe familial (Bouatta, 2015; Guessous, 1996). Le fait de les accompagner lors de leurs activités à l’extérieur (sur leurs lieux de formation, de travail, de consommation et de loisirs) me permettait ensuite d’identifier, in situ, les seuils et d’observer les manifestations du passage entre villes visibles et invisibles ou espaces de primarité et de secondarité (Remy, 2015). Étant donné que j’avais accès à une voiture, certaines interlocutrices étaient particulièrement heureuses de pouvoir profiter de mes ressources et compétences pour s’éloigner de leur quartier et en faire profiter leurs amies. Pour celles qui disposaient également d’une voiture, cette ressource s’avérait nécessaire pour les rencontrer dans des lieux autrement difficiles d’accès, de manière sécurisée, à des heures où des « filles de bonnes familles » ne devraient pas quitter l’espace domestique. La méthode ethnographique m’a donc permis de percevoir le havresac invisible que voilaient les discours de mes interlocutrices, pour déceler les formes spatiales à l’oeuvre lors des séjours (il)légitimes à l’extérieur.

En effet, anticipant le manque de soutien, voire l’inversion de la culpabilité dont elles font l’expérience au sein de leur famille, la plupart des enquêtées n’évoquent pas les expériences négatives qu’elles peuvent vivre dans les espaces extradomestiques de peur d’être accusées d’en être les instigatrices (« elle l’a amené à elle-même »; « elle le mérite »; « elle lui a ouvert l’oeil ») et de voir leur mobilité (encore plus) restreinte. C’est ce qui explique l’apparent paradoxe entre l’extrême vigilance dont elles font preuve de manière préventive (ne pas marcher seule, ne pas croiser le regard, éviter les transports en commun s’il n’y a pas de place assise, etc.) et la tendance à minimiser la dimension sexuelle des violences masculines dans les espaces extérieurs en les considérant comme « normales », c’est-à-dire relevant de leur lot quotidien. Or, en précisant et en répétant mes questions, je finissais toujours par recueillir une liste d’expériences de harcèlement dans la rue, dans les transports, au marché, etc. Mais, ayant appris à ériger des cloisons entre elles et leurs agresseurs, en mettant des écouteurs, en floutant l’image, en se dotant d’une carapace sensorielle, ces comportements ne semblaient pas les atteindre. Seules les agressions considérées comme graves, en raison de l’utilisation d’une arme par exemple, refaisaient spontanément surface à leur mémoire.

Mais, avant d’arriver à l’agression (tentatives de contact physique sur différentes parties de leurs corps), les femmes font l’expérience d’un harcèlement visuel et auditif, qui constitue une intrusion dans leur « sphère privée » (Monqid, 2014). Lorsqu’elles se déplacent à pied, elles sont la cible de regards insistants, qui les déshabillent (« je sens le poids des yeux et des regards sur moi dès que j’arrive quelque part »; « ils te dévorent du regard »), et sont destinataires de sons (sifflements, mimes de baisers) ou de remarques chuchotées ou exprimées à voix haute, variant de la flatterie (« que Dieu te bénisse »), à l’insulte (« moustachue »), de la blague (« tu as mis ton doigt dans une prise? Je te paie le coiffeur ») à la menace (« je vais te trouer »; « je vais te niquer »).

Ces intrusions sont ressenties comme des freins qui pèsent sur leur liberté de mouvement ou la capacité de s’approprier un lieu. Gênées, mal à l’aise, elles tentent de s’extraire du champ de visibilité et d’audition en prenant moins de place, et à défaut d’y parvenir, extraient ces hommes de leur propre champ de perception. Alors que toute réaction (soutenir ou fusiller la personne du regard pour tenter de la dissuader de prolonger son intrusion, ou lui répondre) se solderait par l’effet inverse, la stratégie de déréalisation du comportement de l’autre est la seule à même de produire le résultat souhaité, à savoir celui de maintenir une distance sociale avec une personne qui impose une interaction par son intrusion dans l’« espace privé ».

C’est donc grâce à l’observation du mouvement effectif vers et dans les espaces du « dehors » que j’ai complété le matériau récolté lors des entretiens à propos de la mobilité spatiale, en comparant les discours aux pratiques et en mettant en perspective leurs comportements in situ, c’est-à-dire leur perception de leur vulnérabilité en fonction des territoires, les effets de seuil entre différents espaces et la manière dont cela impactait leurs manières de s’approprier les lieux (du quartier, du centre-ville, des lieux de loisir, etc.). Comme le montre Kusenbach (2003), l’ethnographie de l’accompagnement (go-along ethnography) est particulièrement adéquate pour étudier la perception de l’environnement, les pratiques spatiales, les biographies, l’architecture sociale et les sphères sociales en apportant « une plus grande sensibilité phénoménologique à l’ethnographie »[8] [traduction libre] (p. 478). Cette expérience m’a pleinement impliquée dans la situation observée, mettant à l’épreuve ma propre capacité à me mouvoir en dépit et au travers d’une telle hostilité masculine.

S’impliquer : partager l’expérience pour la comprendre

Par le partage des coordonnées de l’expérience (Sabourin, 1997) que constituent le temps, l’espace et le langage, et par le fait d’adopter souvent des comportements jugés inappropriés, l’interaction informelle qui se jouait entre mes enquêtées et moi se révélait infiniment euristique. Tout d’abord, parce qu’en m’expliquant les dangers que j’encourais en raison de mes propres comportements (envie de marcher du côté le moins occupé de la plage, de fumer une cigarette au seuil de la rue), mes compagnes me remettaient à « ma place » de femme évoluant dans des territoires hostiles et m’exhortaient à prendre conscience des risques que j’encourais directement, et de ceux que je leur attirais indirectement.

C’est ainsi qu’au volant d’une voiture accompagnée par une enquêtée et ses deux amies (célibataires, entre 23 et 25 ans, sans emploi et résidant au sud-est de la wilaya d’Alger), au milieu d’une après-midi ensoleillée, je décidai de m’imposer face à des voitures (conduites par des hommes) qui prenaient ma place alors qu’elles arrivaient de routes secondaires. Cette attitude déclencha une crise de panique et mes compagnes m’ordonnèrent de les laisser passer. Une fois le danger dépassé et les esprits calmés, mon enquêtée m’expliqua :

Tu ne sais pas de quoi ils sont capables ici s’ils décident de s’en prendre à toi… je ne te dis pas ça pour moi, mais c’est pour toi que j’ai peur. De toute façon, ils sont plus forts que toi : ils pourraient prendre ton numéro de plaque et s’ils te revoient, ils te feront ta fête. Ou ils peuvent filer ton numéro de plaque à quelqu’un d’autre et lui demander de s’occuper de toi […] éclater tes pneus par exemple, te poser un guet-apens… ou simplement te suivre un moment et te tomber dessus dès que tu arrives à un endroit isolé. Ne crois jamais que tu es à l’abri dans une voiture. Tu restes une femme, laisse-le passer et tais-toi. Je préfère être saine et sauve plutôt que de me comporter comme un homme [au sens de s’imposer].

Partageant à de nombreuses reprises des expériences d’hostilité ou d’agression, je recueillais ensuite des souvenirs traumatiques qui remontaient à leur mémoire. Elles me livraient les traces que ces expériences avaient laissées en elles, explicitaient les manifestations sensibles de leur hantise, me décrivaient la manière dont elles se prémunissaient du danger, les précautions qu’elles prenaient, etc. C’est ainsi qu’un soir à Alger-Centre, après avoir enfin réussi à quitter notre place de stationnement parce qu’un véhicule nous bloquait le passage, une de mes enquêtées (étudiante, 24 ans) m’expliqua qu’elle a peur dès qu’elle quitte son quartier, car elle ne connait ni les rues ni les chemins par lesquels s’échapper. Elle me livra ensuite des confidences sur d’autres scènes qui la hantent, lors desquelles elle s’est sentie directement en danger ou a été témoin de tentatives d’agressions qui l’ont choquée, car elles actualisent une menace planant en permanence sur elle lorsqu’elle quitte l’espace domestique. Non mariée, elle est terrorisée à l’idée qu’un homme lui vole sa virginité en la violant.

Ces révélations émotionnelles à chaud, et lors des rencontres suivantes, permettaient de confronter nos différentes manières de percevoir et de vivre ces situations. Mes interlocutrices me considéraient souvent comme « inconsciente », « folle » et « coupable » de vouloir me défendre, et m’expliquaient qu’elles s’inquiétaient que je prête le flanc ainsi à une attaque, qui pourrait s’étendre à l’ensemble du groupe. J’en venais alors à les interroger sur les raisons de leurs réactions (panique, fuite, autoculpabilisation) qui me révélaient comment le régime de sexualisation, qui stigmatise leurs corps (intériorisation d’une « peur sexuée ») (Lieber, 2008), les assigne également à un devoir de culpabilité et d’expiation (ontologique) qui étouffe leurs mots et les empêche de réagir et de se défendre.

C’est donc la solidarité qui nous liait quant aux contraintes et aux risques qui pesaient sur notre mobilité spatiale en tant que femmes qui fournissait un climat propice à ces récits, dont le cadre était le plus souvent le lieu où nous avions trouvé refuge (voiture, restaurant). Je rejoins donc pleinement Bizeul (2007) et Lamarche (2015) qui expliquent combien l’implication aux côtés des enquêtés (le partage de leur expérience sociale) crée une proximité et un engagement mutuel qui établissent un lien de confiance propice à l’intercompréhension.

Aussi, l’implication aux côtés des enquêtées induite par cette observation participante m’a également permis de porter attention au langage corporel dans le processus d’appropriation de l’espace (Malmström, 2012) (par la posture globale – se tenir serrée ou relâchée –, l’ampleur des gestes, le volume de la voix, etc.), me conduisant à appréhender l’agentivité comme une manière de vivre et d’incorporer les normes de genre, sans la limiter à la résistance (Cervulle & Testenoire, 2012; Mahmood, 2009). Autrement dit, le fait de partager ces expériences m’a permis de replacer l’agentivité dans son contexte en resituant la capacité d’action dans les formes de son contexte socioculturel, en fonction des processus sociaux, économiques, religieux et politiques, pour mieux déceler le « Soi secret », c’est-à-dire « la singularité de l’expérience vécue, pas seulement comme une forme d’interaction sociale, mais liée à des structures sociales et à des discours, ce qui implique des négociations de tensions, de conflits et d’incertitudes »[9] [traduction libre] (Malmström, 2012, p. 32).

Conclusion

Collectant des discours donnant à voir les représentations et les normes et observant des pratiques, dissimulées ou matérialisées sans être exprimées, je me suis ancrée dans ma propre expérience de la réalité sociale pour mettre en lien l’expérimentation des lieux, des ambiances et leurs qualités urbaines avec les mots et les catégories pour les dire et les représenter. Cette méthode m’a permis de percevoir le havresac invisible que voilaient les discours de mes interlocutrices.

L’épistémologie féministe (Brooks & Hesse-Biber, 2007; Reinharz, 1992) qui m’a invitée à assumer le caractère situé de la production du savoir m’a conduite à concevoir l’expérience du terrain non pas comme une enquête sur les autres, mais avec des actrices sociales qui partagent la même vulnérabilité par rapport à la violence en raison des rapports de genre. En effet, en enquêtant sur les contraintes, les ressources et les stratégies de mobilité des femmes, je n’en étais pas moins une femme également surveillée, contrainte et encadrée par son groupe familial, de voisinage et, plus généralement, par la société.

Grâce à mes enquêtées, j’ai appris à me mouvoir sous couverture pour enquêter, c’est-à-dire en prenant conscience des gages de bonne moralité que je devais fournir en raison du régime de visibilité qui me sexualisait. Cet apprentissage a été le fruit d’une implication quotidienne dans l’espace domestique et extradomestique qui m’a aidé à comprendre les barrières qui entravaient ma « rencontre » avec d’autres femmes, à développer des dispositions et à mettre en place des stratégies pour inspirer la confiance nécessaire à l’établissement de la relation d’enquête. Cette méthode m’a également, et surtout, permis d’ancrer un apport théorique de manière située et encorporée (Csordas, 1990), partageant l’expérience de la subordination et de la vulnérabilité physique et sociale de mes enquêtées, pour rendre plus intelligibles les formes d’agentivité et de résistance, spatiale et sociale, à l’oeuvre dans leurs parcours.