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Les bibliothèques ont pour mission d’accueillir tout public « sans distinction d’âge, de race, de sexe, de religion, de nationalité, de langue ou de condition sociale. […] La bibliothèque publique doit répondre aux besoins de tous les groupes d’âge. Elle doit recourir, pour les collections qu’elle constitue et les services qu’elle assure, à tous les types de médias appropriés et à toutes les technologies modernes aussi bien qu’aux supports traditionnels » comme le rappelle le Manifeste de l’UNESCO sur la bibliothèque publique (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture [UNESCO], 1994). « Connaître, accueillir, inclure et intégrer les publics » est naturellement le fondement des missions portées par les bibliothécaires.

Dans la notion de public au sens large, les nouveau-nés et les plus jeunes enfants ont toute leur place au sein des bibliothèques. À cet égard, le ministère de la Culture (MC) (en France), à travers l’opération Premières pages (MC, 2020a), favorise la découverte du livre par le tout-petit et l’accueil au sein des bibliothèques notamment des publics éloignés du livre et de la lecture.

En bibliothèque, l’appellation « bébés lecteurs » définit un type d’animation destinée aux plus jeunes enfants, de quelques jours jusqu’à l’âge de trois ans environ[1]. Sur le principe de lectures individualisées, les bibliothécaires proposent des livres adaptés à cette tranche d’âge. La participation des familles fait partie intégrante du processus : les bébés et leurs familles sont considérés comme le public cible de cette animation si importante pour le processus de développement de l’enfant, du plaisir suscité et vécu en famille. La régularité de l’animation et le cadre agréable font également partie du succès de l’opération. Nous pouvons nous interroger sur l’histoire de l’animation et l’intérêt pour le tout-petit. Comment le « bébé lecteur » va s’approprier le livre ? Comment va-t-il accueillir et recevoir ce temps de partage autour des mots et/ou des couleurs de l’album ? Comment intégrer les parents lorsque ceux-ci sont éloignés de ces représentations culturelles ? Comment inclure les parents dans cette animation en tenant compte de la diversité culturelle ? Quels ouvrages permettront ce partage ? Autant de questions que nous pouvons nous poser concernant cette animation si particulière.

Accueillir les tout-petits

L’accueil du bébé lecteur : un point d’histoire

À l’origine de cette activité proposée par certaines bibliothèques, des psychiatres et psychanalystes : le professeur René Diatkine, le docteur Tony Lainé et le docteur Marie Bonnafé. En 1982, ils créent ACCES (Actions culturelles contre les exclusions et les ségrégations), « à la suite du colloque Apprentissage et pratique de la lecture à l’école qui s’est tenu en 1979 à Paris sous l’égide du Ministère de l’Éducation Nationale. » (ACCES, 2018b) Très vite, les fondateurs vont préciser l’objectif :

Il ne s’agit pas d’un apprentissage précoce. Faire découvrir le plaisir des histoires dans une ambiance détendue, c’est aborder dans de meilleures conditions l’acquisition de la langue écrite. S’adresser aux tout-petits et à leur entourage, c’est favoriser un développement harmonieux de la personnalité de l’enfant et une plus grande égalité des chances de réussite et d’insertion sociale.

Marie Bonnafé citée dans ACCES, 2018a[2]

Partant du constat que le tout-petit se nourrit de tout ce qui l’entoure, lui offrir les livres, c’est lui ouvrir un monde où la couleur, la musicalité des mots, le lien avec ses parents et le lecteur constitueront une émotion forte, source de plaisir et d’enrichissement pour l’enfant. Ainsi l’éveil, le plaisir de la lecture et les sonorités vont permettre à l’enfant de se constituer un imaginaire. Le livre va faire le lien entre les parents, le lecteur et l’enfant. Les bibliothécaires espèrent, par cette animation, favoriser la lecture à la maison et susciter l’envie des parents.

De l’importance de « nourrir » l’enfant

Dans La littérature jeunesse a-t-elle bon goût ?, Brigitte Delange et Anne Reuf (2005, p. 55) nous rappellent, au sujet du tout-petit, que :

[s]i on ne lui présente pas d’aliment, il mourra non pas faute de savoir s’alimenter mais faute de nourriture. De la même façon, l’enfant dispose de la faculté d’apprendre à parler et de celle d’apprendre à lire. Si on ne lui soumet pas le plaisir de la parole et de l’histoire échangée, son épanouissement risque d’être freiné. Le récit écrit donne à l’enfant des mots de notre langage commun pour qu’il puisse s’exprimer, être compris et comprendre.

Il paraît donc très important de nourrir de mots les tout-petits, et ce, dès les premiers jours. Les parents le font instinctivement en parlant à l’enfant. L’haptonomie[3] prénatale permet de communiquer avec le bébé : voix et pressions des mains ont leur importance. Le livre pour le tout-petit va apporter une autre dimension symbolique. Il lui ouvre un monde, il nourrit son monde.

Cette nourriture (littéraire) va passer par la mise en bouche, comme tout son univers. Dès les premiers jours, le bébé découvre ainsi le sein maternel ou la tétine, puis des objets de toute sorte. La mise en bouche permet au plus jeune enfant de découvrir le monde.

Quelle réception chez le bébé lecteur

Un tout jeune enfant n’a pas le langage des mots mais possède déjà le langage corporel. Lorsqu’il est heureux, le bébé va babiller tout en agitant bras et jambes. Il peut sourire également. Comme l’écrivent Henri Touati et Katy Feinstein (2005, p. 69) :

La voix, le chant, la parole, le conte, tissent avec le bébé une histoire. Son horizon, ce sont les voix qui le traversent, les rythmes et les souffles qui l’animent. Il écoute. Il écoute les premières histoires, ce langage du récit si particulier qui s’organise et se dévide, qu’il fait se répéter jusqu’à l’apprivoiser, jusqu’à la liberté d’y construire son propre monde.

Le bébé est nourri de voix, d’images, de bons moments partagés. Il construit son monde peu à peu, découvre la douceur d’un chant et le plaisir des onomatopées même s’il ne comprend pas, de prime abord, ce qui lui est dit. Le rythme, la tessiture des voix, le plaisir des mots et des illustrations lui donnent du plaisir, moment d’échange riche et fort.

Construction du je

Un album particulier retient souvent leur attention : Beaucoup de beaux bébés de David Ellwand (1995), paru à l’École des loisirs, est, par exemple, un must choisi par les tout-petits. Des photographies d’enfants en noir et blanc sont représentées et, à la fin de l’album, une glace est placée pour que l’enfant se voie à son tour parmi les bébés. Le bébé spontanément recherche cet album dans lequel il se « reconnaît » dans tous les sens du terme. Il regarde avec attention ces bébés et souvent demande à revoir l’album, encore et encore. Cette attitude renvoie au stade du miroir défini par Lacan (1949) pour l’enfant de 6 à 18 mois :

Cet acte […] rebondit aussitôt chez l’enfant en une série de gestes où il éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble, soit à son propre corps et aux personnes, voire aux objets, qui se tiennent à ses côtés.

Lacan (1949) insiste sur la vision saisissante de l’enfant qui ne marche pas encore, voire ne se tient pas encore debout, et qui pourtant cherche son image :

L’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage qu’est le petit homme à ce stade infans, nous paraîtra dès lors manifester en une situation exemplaire la matrice symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet.

Lacan (1949) comprend l’importance de la réaction constituante du plus petit devant le miroir. L’album Beaucoup de beaux bébés (Ellwand, 1995), jouant de cet attrait nécessaire, fascine le bébé qui connaîtra cette jubilation décrite par le psychanalyste. Plus tard, les mots viendront donner un sens, un « je » à l’enfant.

Tenir compte du rythme de l’enfant : mouvement et écoute

Afin de mettre à l’aise les parents et de bien accueillir le jeune enfant en bibliothèque, il est important de rappeler qu’à ce jeune âge, l’enfant a besoin de bouger. Dès qu’il est en âge de circuler à quatre pattes, il écoute, car il reste toujours à portée de voix dans ses mouvements et s’étonne d’ailleurs si vous vous arrêtez de lire, mais il a besoin d’explorer. L’auteure Jeanne Ashbé, pionnière dans la littérature destinée au tout-petit, insiste, dans un entretien sur le site de l’École des loisirs (s. d.), sur la « mise en mouvement de la pensée » chez le plus jeune enfant : « Mouvement de balancier entre le réel et l’imaginaire et c’est ça qui va le porter sa vie durant vers la capacité à imaginer le monde, un monde meilleur dans lequel il va pouvoir prendre sa place. » Aussi faut-il rassurer les parents sur ce nécessaire mouvement de l’enfant. Le mouvement, même en bibliothèque, est nécessaire pour le tout-petit : bibliothécaires comme parents doivent en prendre pleinement conscience. Les parents et les bibliothécaires ne doivent donc pas se sentir en échec face à l’activité.

Nécessaire répétition

Jeanne Ashbé insiste également, dans cet entretien (École des loisirs, s. d.), sur la nécessité de répéter la lecture de l’album : « De lecture en lecture, c’est lui qui devient maître de la situation. Pour l’enfant, c’est un plaisir et c’est ça qu’il demande en demandant de lire encore et encore la même histoire, c’est retrouver le plaisir de dominer petit à petit la situation. » Effectivement un tout-petit apprend au quotidien. Chaque découverte (saveurs, couleurs, matières…) est une surprise. Dans ses livres, Jeanne Ashbé joue de cette attente et de cette connaissance (École des loisirs, s. d.). Par exemple, dans son album Lou et Mouf : Faut tout ranger paru en 2003, un petit garçon lance une balle. Le lecteur suit la trajectoire de la balle, sans savoir si le petit garçon va réussir à mettre celle-ci dans une malle. Un système de rabat permet de vivre la surprise en découvrant le résultat et de la rejouer aussitôt, encore et encore. Cette répétition émerveillera l’enfant tout en le rassurant : il connaît déjà la suite.

Les parents sont parfois décontenancés par cette demande de répétitions de l’album dix, quinze fois de suite. Il s’agit donc là d’un processus de reconnaissance, de construction de l’enfant. Il est important de rassurer les parents et de les inclure dans l’animation.

Inclure les parents

Intégration des parents dans l’animation : un temps privilégié

Les parents qui viennent pour la première fois à une animation « bébés lecteurs » peuvent éprouver une certaine réserve : quelles sont les règles de cette activité ? Mon enfant va-t-il aimer et s’adapter à ce moment ? La bibliothèque de Perpignan, qui a mis en place cette animation depuis 2003, a fait réaliser, par Henri Lacotte, un film sur le sujet (Lacotte, 2007). Il ressort, de ce court métrage, le bien-être des parents trouvant un temps d’échanges inattendus pendant cette activité. Dans un cadre agréable, souvent au milieu de coussins et de paniers de livres, les parents, d’abord timidement, se parlent, ne serait-ce que parce que le bébé du couple placé à côté d’eux a migré sur les genoux de la maman d’un autre bébé, parti, lui, en exploration. Ces échanges informels sont ressentis comme un plus dans l’activité par les parents présents.

Les parents découvrent aussi le plaisir de leurs enfants dans l’activité. Qu’ils soient ou non fâchés avec le système scolaire, qu’ils soient illettrés ou non, la joie, le bonheur de leur enfant les comble de plaisir et de fierté. L’enfant, d’abord timidement puis de plus en plus librement, va évoluer au milieu de ces livres. Sur le ventre, il tend sa main vers l’album qui l’interroge. À quatre pattes, il vient prendre le livre dans le panier à sa disposition et le tend à un adulte qu’il identifie comme lecteur même s’il ne s’agit pas d’un bibliothécaire. Lorsqu’il est en âge de se mouvoir seul, il évolue dans l’espace, repère un livre, le donne au lecteur et parfois s’assoit sur ses genoux : il découvre alors, confortablement, les illustrations en même temps que le bibliothécaire lisant le texte. La régularité de l’action est un plus pour fidéliser les parents et les rassurer. L’enfant vit ce moment précieux, attentif aussi aux comportements de ses parents. Quelle que soit la culture de chacun, le plaisir de l’enfant est communicatif et contribue à abolir les barrières.

Accompagner le(s) parent(s)

L’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), dans sa dernière enquête de 2018, donne les chiffres de 2,5 millions de personnes illettrées sur le territoire national français, soit 7 % de la population. Lorsque l’adulte est en difficulté avec l’écrit, aller vers l’animation « bébés lecteurs » n’est pas facile à plusieurs titres : il faut franchir la porte d’un établissement culturel rempli d’imprimés, entre autres supports ; il faut aller vers une médiation stressante pour l’adulte qui ne veut pas être mis en situation, donc en difficulté, devant son enfant et les adultes présents. Cette animation est souvent très éloignée de ce qu’il a pu connaître :

Si l’on reprend les témoignages des adultes en situation d’illettrisme, on se rend compte qu’enfants ils n’ont pas toujours eu la possibilité de prendre conscience du sens de l’acte de lire, d’écrire, parce qu’ils n’avaient pas fait l’expérience du plaisir de la communication, du partage verbal. Comme le souligne le professeur Diatkine : « … les adultes qui n’ont pas le loisir de lire n’ont pas tellement le temps de dialoguer pour rien avec leurs enfants. Les deux effets se cumulent : chez les uns, tout ce à quoi se réfèrent langue orale et langue écrite devient important et l’enfant a envie de se l’approprier. Chez les autres, le langage oral reste très proche du quotidien et l’écrit vide de sens, c’est-à-dire porteur d’angoisses. »

Veaute, Metais et Mast, 2005, p. 54

Un enfant qui n’est pas « nourri » dans son enfance de mots légers, de mots qui font rêver, de mots dont il ignore la signification avant d’aller la découvrir, un tel enfant aura du mal avec l’écrit, comme l’explique le professeur Diatkine (Veaute, Metais et Mast, 2005, p. 54).

Les craintes sont donc nombreuses. Les parents pourront avoir du mal à entrer à la bibliothèque[4], peur des livres, peur de ne pas connaître les codes de fonctionnement du lieu, peur de mal faire. Une fois à l’intérieur, face à l’activité « bébés lecteurs », l’adulte pourra se sentir angoissé, mal à l’aise avec cette activité lorsqu’il l’aborde pour la première fois : crainte de devoir lire, crainte que son enfant ne soit pas à l’aise, crainte d’être stigmatisé. La lecture en salle d’attente de PMI (Protection maternelle et infantile) peut être une façon de toucher tous les publics, d’habituer peu à peu aux livres, à la voix du lecteur, au plaisir des mots dans un lieu qui « n’écrase » pas, qui n’est pas symbolique de savoirs et d’institutions. Le bonheur de l’enfant est alors communicatif. Si le bibliothécaire prend garde de ne rien imposer au parent, de ne pas demander de lectures, alors, progressivement rassuré, le parent acceptera la circulation du livre qui se fera peu à peu, naturellement.

Quelle offre éditoriale pour cette médiation ?

Des éditeurs créatifs

L’offre éditoriale est au rendez-vous pour les tout-petits. Dans le souhait de nourrir l’enfant, des livres variés, de grande qualité pour la plupart, contribuent à faire de cette animation « bébés lecteurs » un temps fort pour le développement de l’enfant. Les voix des bibliothécaires, leur chant épousent les mots ciselés par les auteurs : « Le récit écrit donne à l’enfant des mots de notre langage commun pour qu’il puisse s’exprimer, être compris et comprendre. En s’appropriant les mots, l’enfant s’approprie les choses, les émotions qu’ils désignent, il s’approprie le monde », comme le soulignent Delange et Reuf (2005). La porte de l’imaginaire s’ouvre, et bientôt commencera la lecture, source d’autres rencontres, d’autres mondes à faire partager à son tour.

En France, il faut attendre les années 1980 pour voir les maisons d’édition s’adapter réellement aux tout-petits, comme l’explique Rolande Causse (2005, p. 58-59) : « Ces albums pour les bébés sont venus des pays nordiques, ils ont été publiés en France à partir de 1985. Mais aujourd’hui de nombreux éditeurs français éditent des collections pour les tout-petits. » Effectivement, il existe un véritable bond de la littérature jeunesse dans ces années-là. Les codes s’ouvrent, l’inventivité est au rendez-vous. D’une manière générale, de nombreuses maisons d’éditions émergent entre 1970 et 1980 comme Le Sourire qui mord, créée en 1976 par Christian Bruel (Bibliothèque nationale française, 2020). Peu à peu, l’album se réinvente en utilisant la photographie et en présentant des albums sans texte, notamment.

Aux éditions Gallimard, L’album d’Adèle de Claude Ponti (1986), album sans texte, publié en 1986, de la « taille » du bébé, crée un appel d’air vers plus d’ouverture et d’imaginaire pour les tout-petits. L’album propose à l’enfant des personnages inventés ou pris dans la réalité, comme les poussins qui deviendront en quelque sorte la « signature » de l’auteur.

La maison d’éditions Le Rouergue naît en 1986 (Le Rouergue, 2020). Elle comporte un département jeunesse créé en 1993 avec Olivier Douzou à sa tête et donnera longtemps l’exemple de cette création libre. Ses albums influenceront la création d’autres maisons d’éditions et, en tous cas, seront source d’inspiration pour beaucoup. Après une littérature plus pédagogique pour les petits comme avec la collection « Les albums du Père Castor », apparue en 1931 et, depuis 2017, reconnue patrimoine mondial de l’UNESCO (La France à l’UNESCO, Commission nationale Française pour l’UNESCO, 2018), la création s’exprime pleinement, offrant désormais aux bébés des livres de grande qualité. Ainsi, longtemps oubliés, les tout-petits se voient offrir des propositions adaptées à leur âge. Les éditeurs pensent à présent systématiquement à cette tranche d’âge si particulière, les 0-3 ans, créant des collections originales, de grande qualité, qui leur sont dévolues.

Des livres adaptés

L’éditeur Thierry Magnier (2020), pour sa collection « Tête de lard », livres au petit format cartonné, a pensé à la mise en bouche en mettant du film alimentaire sur les couvertures de ces livres facilement maniables par l’enfant (Éditions Thierry Magnier, s. d.). De plus, la page suivante du livre se lève, par un procédé mécanique, pour permettre à l’enfant de rabattre la page afin de voir apparaître la nouvelle. Le jeune enfant malhabile verra ainsi l’accès aux livres facilité par ce procédé.

La mise en bouche est une étape. La mise en voix par l’adulte en est une autre. Dès ses premières semaines de vie, le bébé sera sensible aux onomatopées. Les jeux de sonorités, par exemple « pirouette-cacahouète », le feront éclater de rire[5].

Que le livre soit cartonné ou en papier, très vite le bébé lecteur comprend, dès qu’il est en âge de le faire, comment tourner les pages correctement. Certes, le livre papier se déchire plus facilement, mais l’enfant, en situation régulière de lecture, rapidement n’abîmera plus le livre identifié comme source de plaisir. Les parents pourront se détendre en constatant que le livre n’est pas détérioré. Dans cette activité, il faut souvent davantage convaincre l’adulte plus que l’enfant du bien-fondé de ce moment ; l’inclusion des parents est fondamentale.

De l’art, du plaisir

Il n’y a pas d’art pour l’enfant, il y a de l’Art. Il n’y a pas de graphisme pour enfants, il y a le graphisme. Il n’y pas de couleurs pour les enfants, il y a les couleurs. Il n’y a pas de littérature pour enfants, il y a de la littérature… En partant de ces quatre principes, on peut dire qu’un livre pour enfants est un bon livre quand il est un bon livre pour tout le monde.

François Ruy-Vidal cité dans Ben Soussan, 2005, p. 93

Partant de ce constat fondamental, le choix des livres pour les tout-petits est capital. Matière, qualité du papier, couleurs et mots entreront en ligne de compte dans ce choix.

La collection « Pirouette » chez Didier jeunesse (2020) reprend des comptines célèbres illustrées par des dessinateurs de renom et connaît également un grand succès auprès des bébés : Petit escargot illustré par Voltz (2005), Bateau sur l’eau de Martine Bourre (2016) ou Une poule sur un mur de Stefany Devaux (2016), par exemple. Nous sommes alors clairement dans le chant même si le texte peut être lu, accompagné par un jeu de doigts, souligné par les illustrations chatoyantes. Texte, voix et chant concordent à créer une résonnance chez l’adulte et l’enfant pour leur plus grand plaisir.

Quelle que soit leur culture, les parents comme les enfants sont sensibles à ces moments de partage, chacun trouvant sa place dans l’animation. La créativité des albums contemporains, véritables oeuvres d’art pour beaucoup, contribuent au plaisir de l’enfant et de sa famille.

Albums sans texte : place à l’imaginaire

Les albums sans texte sont désormais nombreux. Ils peuvent surprendre les parents ou le bibliothécaire :

Dans un album contemporain digne de cette appellation, sous quelque latitude que ce soit, deux langages se confrontent : ceux du texte et de l’image. Le texte a cessé de l’emporter sur l’image, qui longtemps fut considérée comme sa servante dans une culture fondée sur le verbe : In principio erat Verbum… L’image était juste tolérée pour aider à la compréhension du texte.

Defourny, 2008, p.10

Au XXIe siècle, les illustrateurs offrent un festival d’inventivité. L’illustration seule peut conduire à cheminer dans le rêve, à penser, s’identifier. L’artiste Sara, par exemple, travaille avec la technique du papier déchiré. Elle coupe, juxtapose et invente des mondes, sans un seul mot. L’imaginaire de l’enfant et du tout-petit s’empare de ces albums.

Le bibliothécaire accompagne les parents dans la découverte de ce type d’album, en tournant les pages, sans ajout, en montrant l’illustration :

Mais ce silence n’est pas vide. Ce silence, riche de l’interprétation de l’adulte, accompagne l’enfant dans sa lecture. […] Les livres d’images qui proposent un récit, sans mots imprimés, nous font penser. Ils permettent des interrogations sur la lecture, sur la naissance des mots, sur la création littéraire et artistique…

Rateau, 2001, p. 63

L’album sans texte est signifiant. L’enfant bâtit un monde à partir de ce qu’il voit.

La photographe américaine Tana Hoban (1917-2006) fut la pionnière en la matière (Kaléidoscope, s. d.) : travail à partir de photographies ou jeux d’ombres, comme pour Blanc sur noir ou Noir sur blanc parus aux éditions Kaléidoscope en 1993, sans texte comme pour la plupart de ses albums. Le tout jeune enfant reconnaît des objets de son univers familier par jeu d’ombres. Dans ces ouvrages, constitués de photographies, l’artiste joue des contraires ou des associations. De nombreux autres albums, comme ceux de Jill Hartley, par exemple Des rayures, des flèches chez Didier jeunesse (Hartley, 2009), présentent un travail photographique par cette artiste, mais également jouent sur les couleurs et les formes.

Dans un autre registre, les éditions indépendantes MeMo, outre la grande créativité de leurs ouvrages, offrent des livres dotés d’un papier épais de qualité : Au lit de Louise-Marie Cumont (2009), qui fait à l’origine des livres en tissus, ou La surprise de Janik Coat (2010) sont par exemple de vraies merveilles à partager en famille. L’enfant invente son histoire à partir de l’album sans texte. Ces ouvrages laissent la part belle à la constitution d’un imaginaire.

Précurseur en la matière, depuis 1990, le département du Val-de-Marne a été l’un des premiers à donner un livre à la naissance des bébés (Premières pages, 2019). En 2006, le Conseil Général a, par exemple, offert le livre sans texte de Claire Dé, Ouvre les yeux. L’album, paru aux éditions Panama puis réédité aux éditions des Grandes Personnes, fût conçu par Claire Dé « comme une promenade photographique dans une nature belle et coquine à la lisière du réel et de l’imaginaire. » (Dé, 2018) Cette création, avec l’aide du Val-de-Marne, a pu ou aurait pu déstabiliser les parents : sans texte, construit avec des associations de couleurs… Le bébé y trouve son intérêt, sa curiosité est mise en appétit. Les ateliers « bébés lecteurs » peuvent permettre d’accompagner les parents vers ce type d’ouvrage.

Depuis, l’opération Premières pages, avec l’aide du ministère de la Culture et de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), donne la possibilité d’offrir à la naissance des enfants un livre (MC, 2020). L’ouvrage, commandé à un artiste, pénètre ainsi dans les foyers des parents qui viennent le chercher dans des lieux relais comme les bibliothèques. Cette première approche du livre apporte, outre la découverte d’une bibliothèque pour certains, la prise de conscience du fait qu’il est possible de lire à un bébé, même âgé de quelques semaines.

Albums numériques ?

En revanche, qu’en sera-t-il avec les albums numériques ? Est-ce que cette tranche d’âge sera concernée et comment les éditeurs définiront-ils leurs livres ? Enfin, comment un bébé, sensible au toucher et au goût, réagira face à une tablette[6] ? Le bébé sera-t-il tenté de la prendre dans sa bouche ? Quelles propositions pourront lui être faites ?

De plus en plus, des neuroscientifiques s’élèvent contre les écrans pour les moins de six ans. Ainsi Michel Desmurget, docteur en neurosciences et directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médical (Inserm), explique dans son essai La Fabrique du crétin digital, les dangers des écrans pour nos enfants (Desmurget, 2019) la dangerosité des écrans pour les jeunes enfants en terme de concentration, de mémorisation et de comportements agressifs, notamment. Plus l’enfant est jeune, plus son cerveau sera sensible aux stimuli :

De zéro à six ans c’est une période de développement sans précédent. Le temps compte. Cette période de grande plasticité du cerveau est le moment où les choses se mettent en place. Mais quand cette période s’achève, si l’enfant n’a pas reçu suffisamment de nourriture auparavant, il devient très compliqué pour lui d’acquérir la concentration par exemple.

Aussi, il n’y a aucun effet positif avéré des écrans avant six ans. Et si un enfant n’a pas eu accès aux nouvelles technologies, il n’aura pas de déficit sur l’utilisation de l’informatique ou autres à long terme. L’OMS préconise de ne pas donner du tout d’écran avant un an.

Desmurget, 2019

D’autres, médecins, psychologues, psychiatres et autres experts, dans un rapport de l’Académie des sciences, insistent sur l’accompagnement des enfants face aux écrans :

En conclusion, d’un point de vue psychologique, l’exposition passive aux écrans est dangereuse et déconseillée. En revanche, les tablettes tactiles (plus exactement, visuelles et tactiles) peuvent contribuer dans un contexte relationnel, avec l’aide des parents, grands-parents, ou enfants plus âgés de la famille, à l’éveil précoce des bébés au monde des écrans. C’est le format le plus proche de leur intelligence. On inventera certainement à ces tablettes numériques de multiples usages pédagogiques, cognitifs et ludiques pour les bébés, ce qui facilitera ensuite leur emploi à l’école.

Bach, Houdé, Léna et Tisseron, 2013, p. 35

En bibliothèques, des animations autour des tablettes existent pour les parents et les 2-3 ans. En effet, des applications sont proposées pour ce public. Le contenu du livre évolue selon l’âge, de 2 à 5 ou de 6 à 12 ans chez certains fournisseurs. La taille des caractères est modifiable. Le jeune enfant peut ainsi découvrir, par exemple, des propositions d’imagiers comme pour Le Petit Prince ou une découverte des contes comme l’histoire de Cendrillon. En fonction de son âge, il choisit un certain nombre d’options pour découvrir l’histoire.

Des sites spécialisés, comme celui de La Souris grise (2020), propose un choix d’applications avec une offre pour les plus de 18 mois.

À la Médiathèque départementale de l’Hérault, dans Pierresvives, par exemple, se tient un atelier parents-enfants pour faire découvrir l’utilisation des tablettes et les applications : Des applis pour les petits (Département Hérault : Pierresvives, s. d.). Le numérique semble alors favoriser l’inclusion, puisque l’atelier permet de faire découvrir l’outil, et de guider les parents et les enfants dans cette forme de médiation singulière.

Cependant, le papier, son odeur, la qualité de l’illustration ne vont-ils pas faire défaut ? N’est-ce pas la porte ouverte à une uniformisation des illustrations et des procédés de surprises ou, au contraire, cela va-t-il apporter une ouverture sans précédent ? Les artistes peuvent et pourront pleinement s’exprimer avec ce nouvel outil, nouvelle feuille vierge de la création.

Au même titre qu’un livre, un choix qualitatif est ou sera fait, n’en doutons pas, par les bibliothécaires pour offrir au jeune public le meilleur en termes de livres numériques.

Conclusion

L’animation « bébés lecteurs » permet d’attirer un public large et favorise la mixité sociale en bibliothèque. Connaître le public des tout-petits et l’offre éditoriale adaptée est fondamental. Un livre choisi, la voix du bibliothécaire et la chaleur de la présence des parents concourent à l’attractivité de l’animation, vraie ressource pour l’enfant et ses parents. Plongé dans des livres sélectionnés avec soin, colorés, au papier épais ou cartonnés, illustrés magnifiquement pour la plupart ou constitués de photographies, le bébé ressent du plaisir et le transmet à ses proches.

En observant les bébés lecteurs devenus grands, nous ne pouvons que remarquer leur grande aisance à l’intérieur de la bibliothèque dans laquelle ils sont venus plus petits. Les parents ont également pu constater que cela aidait l’intégration de leur enfant à l’école. L’appropriation du lieu culturel, dès le plus jeune âge, favorise cet épanouissement.

Les bibliothèques sont le lieu de la diversité culturelle. L’animation « bébés lecteurs » permet d’ouvrir des mondes : (re)découverte par les parents du lieu culturel, de la créativité des albums et du plaisir de leurs enfants. Que les parents soient en difficulté avec l’écrit ou pas, ils sont réunis, au-delà des frontières culturelles, autour d’un moment unique pendant lequel l’imaginaire se libère.

Comme le tout-petit s’est nourri de mots, le jeune enfant a pu construire son monde et développer son imagination. Il y a un point qui peut être reconnu par le plus grand nombre, comme le rappelle Dominique Rateau (2005) : « La lecture est une nourriture. » Ainsi, « [p]lus on lit, plus on est avide de découvrir de nouvelles nourritures, d’ouvrir nos champs de connaissance et de réflexion, d’aiguiser notre regard. » (Rateau, 2005) L’appétit de lecture se renforce avec la lecture. Il est probable que l’enfant nourri de mots réclamera des lectures. La bibliothèque, « caverne d’Ali Baba », lui permettra d’élargir son choix, et il lira à son tour, ouvrant son horizon, devenu familier d’une institution qu’il aura faite sienne.