Corps de l’article

En 1992, s’entretenant avec Martine Cadieu sur France Culture sur le thème de « composer-écrire en miroir », André Boucourechliev confiait : « Je suis compositeur, j’écris en tant que compositeur, j’écris aussi en tant qu’écrivain… Je tiens beaucoup à cette allégeance à l’écriture ; je la soigne, je la cultive, je la travaille. C’est une sorte de composition, l’écriture, pour moi ». Comme nombre de compositeurs de sa génération, le musicien n’a cessé d’interroger le geste créateur dans un constant aller-retour entre l’écriture de et sur la musique. Cette exploration a pris la forme d’articles et d’ouvrages dûment référencés en bibliographie. À ce premier corpus, textuel, il conviendrait d’ajouter les dizaines d’heures d’émissions produites dans les années 1970-1990 sur les ondes de France Culture et de France Musique, où le compositeur décrypte le langage musical des grands aînés qu’il admire : Beethoven, Schumann, Debussy, Stravinsky... Certes, le dispositif diffère, l’écriture solitaire faisant place à une parole adressée, mais Boucourechliev y poursuit une même démarche énoncée en introduction du recueil d’articles Dire la musique, à savoir multiplier « les regards sur des musiques du proche ou du lointain passé [...]. Regards par définition subjectifs – de compositeur, non de musicologue ou d’historien » (Boucourechliev 1995, p. 7). Toutes ces émissions, à vocation didactique, ont ceci de particulier qu’elles entretiennent un pacte d’écoute avec l’auditeur : elles font entendre une parole lue, à savoir, écrite. Comment dès lors saisir ce régime d’écriture aussi singulier, qui mise sur l’adresse à un public réel, « présent bien qu’invisible » (Amrouche [1952]2000, p. 15) ? Ces « écrits pour le micro » ont-ils constitué, à l’égal des autres publications de Boucourechliev sur Beethoven, Schumann ou Stravinsky, « autant de balises » (Boucourechliev 1995, p. 7) renvoyant à d’autres textes « soit antérieurs, premières approches du sujet, soit postérieurs, travaux de synthèse ou de recherches particuliers » (ibid.) ?

Pour répondre à ces questions, le présent article n’entend nullement se livrer à un exercice de critique génétique en bonne et due forme, qui observerait chez Boucourechliev la totalité des circulations entre les écrits pour le micro et les textes publiés, pour y déceler la part d’inédit, la part d’emprunt ou bien encore le jeu des esquisses et réécritures. Il propose plus simplement, à travers un corpus de textes et d’émissions consacrés à Igor Stravinsky, d’engager une réflexion sur la radio comme lieu pour écrire. Assumant son caractère propédeutique, il s’appuiera tout autant sur la critique textuelle que sur l’écoute sensible, sans même s’interdire le récit de l’expérience personnelle pour saisir « ce quelque chose de discrètement dramatique » de la voix, si bien décrite par Roland lorsqu’elle s’adresse à l’autre, animée « des appels, des modulations – dirais-je, pensant aux oiseaux : des chants ? » (Barthes 1999, p. 13).

André Boucourechliev, écrivain de musique

L’« entrée en écriture » d’André Boucourechliev, d’emblée, a été double. Le compositeur la fait remonter à la mort de Walter Gieseking, en 1956, qui aurait constitué l’élément déclencheur pour le jeune pianiste bulgare, arrivé en 1949 à Paris afin d’y parfaire sa formation (Decharme 2002, p. 21). Le lien avec le grand maître du piano, dont il suivait la classe de maître à Sarrebruck, avait réussi jusqu’alors à maintenir chez lui « la pulsion pianistique » ; sa disparition libère son désir de « changer de peau et de devenir compositeur » (ibid.). Cette même année, les Éditions du Seuil lancent une nouvelle collection intitulée « Solfèges », et commandent à Boucourechliev un « livre de pianiste » sur Schumann dont le succès est immédiat (voir Boucourechliev 1956). Désormais, les deux régimes d’écriture ne vont plus cesser de s’entretisser.

Suivant un parcours d’« autodidacte et à rebours de l’histoire[1] », Boucourechliev compose ses premières pièces[2] et se voit très tôt invité par Pierre Boulez à la société de concerts du Domaine musical, à Paris. Ce sont les premiers succès publics, avec Signes, créé en janvier 1962, et Grodek, d’après Georg Trakl, créé en décembre 1963. Très tôt également, il s’empare des tribunes qu’offrent alors les nombreuses revues politiques et littéraires pour y défendre la musique contemporaine. Il succède en 1957 à Boris de Schloezer à LaNouvelle Revue française et commence à écrire dans la revue Esprit ; il écrit aussi dans la revue Preuves, où il publie au milieu des années 1960 une grande enquête sur la situation de la musique sérielle[3]. Le compositeur s’affirme enfin comme « l’un des plus brillants commentateurs de quelques figures essentielles » (Poirier 2002, p. 10), avec un Beethoven publié en 1963 toujours dans la collection « Solfèges » du Seuil, une imposante monographie sur Stravinsky en 1982, un nouvel Essai sur Beethoven en 1991, un ouvrage sur Le langage musical en 1993, un autre consacré à Chopin en 1996 et enfin un dernier livre sur Debussy qui sera publié en 1998, une année après son décès. La bibliographie de Boucourechliev est aussi riche de contributions à des ouvrages collectifs consacrés à Schumann, Stravinsky, Debussy ou Wagner. Le compositeur a toujours assumé cette double visée, entre engagement militant pour le temps présent et regard vers le passé, comme en témoigne cet entretien avec Alain Veinstein en 1996 sur France Culture, où le compositeur était invité à parler de son nouvel ouvrage, Regards sur Chopin :

C’est peut-être dans la mesure où je suis compositeur, compositeur fort engagé dans la musique de notre temps, que je m’autorise de parler de quelqu’un d’autrefois, de quelqu’un qui est pur plaisir, pure jouissance et pure beauté. Voilà comment un compositeur qui sort d’une phase ascétique de la musique, qui s’était refusé la jouissance, enfin disons-le, et le désir, est amené aussi en tant que pianiste, à parler de Chopin

Veinstein 1996

Notons le « aussi en tant que pianiste » ; c’est depuis cet endroit, celui du compositeur, mais aussi de l’interprète, qu’écrit Boucourechliev, comme Schumann en son temps, « loin des discours esthétiques et de la théorie analytique » (Escaplez 2004, p. 7). C’est en ce sens qu’il s’est toujours défini comme un « écrivain de musique », qualificatif qu’il explicitait à Françoise Escal en 1987 :

J’entends par là que j’écris des livres sur la musique, mais que le mot de musicologie ne me paraît pas adéquat, parce qu’il connote une science, une carrière, une profession qui ne sont pas les miennes. Cette expression me paraît bien délimiter mon rôle, qui est ambitieux sur un autre plan : ce sont des écrits de compositeur sur la musique

Escal 1987, p. 144

Notons aussi dans l’entretien avec Veinstein l’emploi du verbe « parler de » : comme le soulignent de nombreux exégètes de Boucourechliev, il y a toujours chez lui un désir d’entamer un dialogue : « Parler de l’oeuvre, n’est-ce pas, d’abord, parler à l’oeuvre ? », note d’ailleurs le compositeur dans sa monographie sur Stravinsky (Boucourechliev 1982, p. 10). Cette « correspondance intime » (Escaplez 2004, p. 7), cette qualité de dialogue, Boucourechliev va trouver à l’enrichir encore grâce à la radio.

Un compositeur à la radio[4]

Durant une trentaine d’années, de la fin des années 1960 à la fin de années 1990, la station France Musique et le programme musical de France Culture ont largement ouvert leurs antennes à la musique contemporaine, mais aussi à leurs créateurs : entre les émissions à vocation didactique et les émissions-débats, ils ont pu renouer avec l’activité de médiation des compositeurs-critiques du xixe siècle. Cette activité radiophonique en parallèle d’autres activités rémunératrices s’apparente bien à la « variété des rôles » (« role versatility ») repérée dans les années 1970 par Dennison Nash chez les compositeurs américains, l’anthropologue insistant sur la remarquable polyvalence entre la création et la médiation (voire l’administration culturelle), grâce à laquelle un compositeur se trouve en position d’« établir les conditions de circulation de son oeuvre et de diffusion de ses idées esthétiques, et cherche à élargir le contrôle sur la chaîne de coopération à laquelle son oeuvre et sa réputation doivent d’exister » (Nash 1970, cité par Menger 2009, p. 223).

Il va sans dire que cette « variété des rôles » ne procède pas forcément d’un choix, les compositeurs vivant très rarement de leurs seuls droits d’auteurs et se trouvant de fait contraints de trouver des ressources complémentaires[5]. Il n’en demeure pas moins que la radio, parmi les activités rémunérées offertes aux compositeurs français, a constitué une chance à saisir, certains d’entre eux devenant même des voix familières : ainsi Henry Barraud et ses Regards sur la musique diffusés chaque dimanche matin à 11 heures entre 1967 et 1983[6]. André Boucourechliev, quant à lui, restera toujours un « intermittent » des ondes, la presse, les débats dans les festivals ou encore les conférences publiques représentant des espaces médiatiques tout aussi essentiels. Il enseigne également à l’Université d’Aix-en- Provence de 1976 à 1985, ou encore à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris) entre 1985 et 1987. Sa présence dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) n’en est pas moins considérable, avec 351 occurrences entre 1952 et 1997[7]. En 1952, le jeune musicien est interviewé par Claude Roland-Manuel à l’occasion de la création à la maison de l’Unesco de sa Sonate pour violon seul, interprétée par Serge Hurel. Quant au dernier témoignage radiophonique en février 1997, il s’agit de l’émission Les imaginaires, de Jean-Michel Damian. Le producteur est un ami cher de Boucourechliev[8], comme l’est l’invité de l’émission, Luciano Berio.

Durant toutes ces années, soit plus de quarante ans de radio, le compositeur va être un invité recherché. Érudit, vif, malicieux, il excelle dans les nombreux débats qui se tiennent dans les années 1970 sur la musique contemporaine. Très naturellement, cette activité de critique engagée lui vaut la reconnaissance de ses pairs. Ses propres oeuvres sont créées dans les grands rendez-vous de la musique contemporaine, qu’il s’agisse du Domaine musical, du festival de Royan ou encore des Semaines Internationales de Musique Contemporaine de Paris. La radio étant à l’époque systématiquement présente pour capter ces événements, l’Ina possède de très nombreuses créations du compositeur, et plus largement, on retrouve dans les archives la quasi-totalité du catalogue de Boucourechliev. En 1973, le compositeur a droit à son premier grand portrait, Martine Cadieu lui consacrant six émissions sur France Culture (Cadieu 1973). L’année suivante enfin, Boucourechliev commence à intervenir comme producteur de radio sur France Musique. Depuis 1969, la station propose un nouveau rendez-vous, l’émission Que savons-nous de. D’une durée d’une heure trente et déclinée sur les cinq jours de la semaine, celle-ci offre à des producteurs tournants un espace généreux pour aborder un compositeur, un genre musical ou une période stylistique[9].

Du 25 au 29 mars 1974, Boucourechliev choisit d’évoquer la figure d’Igor Stravinsky. Le premier jour, faisant suite à l’audition de la Danse sacrale, il prend la parole :

Stravinsky, le plus glorieux des musiciens de notre siècle, est un génie solitaire. Son oeuvre, la plus universellement connue et reconnue, reste une oeuvre à part, unique. Elle défie le temps, elle défie l’espace, comme elle défie toute école tout courant toute influence, et cela dans la mesure même où elle a fait alliance, passagèrement, avec toutes les catégories esthétiques, selon des affinités mouvantes et selon les choix délibérés d’un créateur qui a l’intelligence la plus aiguë de sa civilisation. Cette oeuvre, qui a littéralement dévoré toute notre histoire musicale, des origines de la polyphonie à nos jours, avec une souveraine liberté, cette oeuvre, paradoxalement, survole l’histoire et ne s’y inscrit point. Stravinsky est hors-histoire. En effet, quels sont ses antécédents, quelle est sa descendance ? Stravinsky n’a eu d’autres parrains que ceux qu’il a voulus, multiples, se donner ; et point de postérité véritable, que, des épigones

Boucourechliev 1974

Sans aucun doute possible, Boucourechliev lit ici un texte ; la question est donc : l’a-t-il écrit pour la circonstance ? Un rapide examen dans la bibliographie du compositeur nous entraîne très vite sur la piste de deux articles antérieurs, l’un publié en 1971 dans la revue Musique en jeu intitulé « Stravinsky ou l’unité », l’autre plus ancien encore, paru en 1968 dans le recueil de la collection des éditions Hachette « Génies et réalités » consacré à Stravinsky et dont on découvre, dès les premières lignes, qu’il a constitué la matrice pour le texte de l’émission de 1974 :

Parler du génie musical de Stravinsky, c’est parler d’un génie solitaire. L’oeuvre contemporaine la plus universellement connue et reconnue, l’oeuvre que l’on célèbre comme « la plus représentative de notre époque » demeure une oeuvre à part, unique. Elle défie le temps et les lieux, refuse de se situer dans l’évolution de l’histoire musicale contemporaine, de coïncider avec son mouvement « accéléré », comme elle refuse de s’enfermer dans une frontière nationale ; elle a fait alliance avec toutes les époques, des origines de la polyphonie jusqu’à nos jours, et avec toutes les cultures, libre souverainement et lucidement.
Elle défie aussi toutes les écoles, toutes les influences, touts les catégories esthétiques qu’elle a rencontrées sur son chemin, dans la mesure même où elle s’y est tour à tour arrêtée selon les affinités profondes, les goûts passagers, le choix délibéré d’un musicien qui a l’intelligence aiguë de sa civilisation. Elle n’a point d’antécédents que ceux qu’elle a voulu, multiples, se donner. Reprenant à son compte la pensée de René Char, « son héritage n’est précédé d’aucun testament ». Et elle n’a point de postérité : seulement des épigones

Boucourechliev 1968, p. 149

Poursuivant l’enquête, nous retrouvons une version cette fois postérieure à l’émission de 1974, à savoir la somme publiée chez Fayard en 1982. Si l’écriture est remaniée de façon notable, Boucourechliev s’appuie ici non seulement sur les articles de 1968 et de 1971, mais aussi sur la série radiophonique de 1974. On retrouve ainsi l’adverbe « glorieux » utilisé dans l’émission, que Boucourechliev attribue cette fois non plus au compositeur mais à l’oeuvre, tout comme il réutilise la citation de René Char publiée dans l’article de 1968 :

L’oeuvre de Stravinsky, universellement connue et reconnue, célébrée dès son apparition et jusqu’à nos jours comme l’une des plus glorieuses du siècle, reste l’une des plus secrètes. [Suit un passage sur le langage musical inspiré cette fois de l’article de 1971.]
Cette oeuvre, au sein du xxe siècle dont elle est synchrone, est solitaire. Elle s’est systématiquement dérobée à notre histoire musicale « accélérée », elle en est restée distante jusqu’à dans les moments où elle semblait fait siennes ses aspirations. Elle a fait alliance avec toutes les époques, des origines de la polyphonie jusqu’à nos jours, et avec toutes les traditions. Mais elle n’a rallié aucune doctrine, n’a fondé aucune école. Elle n’a point eu d’antécédents que ceux qu’elle a voulus, libre et souveraine, se donner ou s’inventer tout à tour ; ni de postérité : tout au plus des épigones. Selon l’expression de René Char, « son héritage n’est précédé d’aucun testament ». Solitaire – et provocante : par ses déroulements successifs, elle a défié et dérouté tous ses partisans les plus inconditionnels comme ses détracteurs les plus farouches. Multiple, changeante, « protéiforme », a-t-on dit, ne défie-t-elle pas aussi celui qui tenterait de la saisir dans son unité profonde, comme l’oeuvre d’un seul et même artiste, au sein de la trajectoire tourmentée du siècle ?

Boucourechliev 1982, p. 7-8

Comment appréhender ces si nombreux réemplois ? Que nous apprennent-ils sur leur auteur, entre autoplagiat désinvolte ou mouvement plus subtil d’une pensée en construction ? La notion d’autotextualité semble ici opportune, Lucien Dällenbach la désignant comme le croisement du texte d’un auteur avec d’autres écrits antérieurs de ce même auteur, soit « l’ensemble des relations possibles d’un texte avec lui-même » (Dällenbach 1976, p. 283). Cette relation autotextuelle met dès lors en évidence un jeu complexe de reprises et de prolongations qui permettent à Boucourechliev d’amender, d’approfondir, de transformer. L’écriture étant parfois simultanée, l’« ordre » des emprunts peut bien sûr s’avérer difficile à reconstituer. C’est notamment le cas des pages du Stravinsky de 1982 consacrées aux oeuvres de musique religieuse, alors que Boucourechliev a produit en avril 1981 une série du Matin des musiciens sur ce thème avec l’analyse et l’écoute d’oeuvres telles que la Messe, le Credo ou encore la Symphonie des psaumes.

Reste qu’en effectuant la transcription des textes pour le micro, la singularité de ceux-ci s’impose : tous mobilisent ce que j’appellerai dorénavant une écriture performative, dans le sens d’un écrit qui contient déjà la performance de la voix.

De l’écriture à la parole

Dans un texte intitulé « De la parole à l’écriture », Roland Barthes questionne une démarche inverse de celle que nous étudions, à savoir les opérations de scription d’une parole publique. Il s’agit d’une préface rédigée à l’occasion de la publication de sept émissions publiques enregistrées en 1973 par la France Culture intitulées Dialogues de France Culture et lors desquelles deux invités avaient débattu entre eux, puis avec le public[10]. Dans sa préface Barthes commente donc cette parole publique luttant « à ciel ouvert avec la langue » et se trouvant en butte aux « flottements », aux « bêtises », parfois même aux « pannes », pour mieux questionner l’exercice de sa scription, laquelle a, comme il le note, « du temps devant elle » ; elle peut corriger, effacer toutes les scories de la parole exposée, les si nombreux mais ou donc qui sont autant d’« explétifs de la pensée ». Mais il se joue alors la perte d’une innocence, la parole changeant « de destinataire et par là même de sujet, car il n’est pas de sujet sans Autre [...] L’imaginaire du parleur change d’espace » (Barthes 1999, p. 12).

Au contraire, l’« écrivain de radio » entend retrouver l’innocence de la parole décrite par Barthes. Comment procède-t-il ? Si je m’appuie sur une expérience personnelle, celle de l’émission Les Greniers de la mémoire que j’ai produite pour France Musique de 1994 à 2015, le texte pour le micro s’écrit souvent en parlant, de façon qu’il contienne cette dimension « immédiatement théâtrale » (Barthes 1999, p. 10) de la parole adressée. C’est cette écriture performative qui selon moi crée le pacte d’écoute avec l’auditeur : ce dernier sent que je lis, il le sait même ; mais il écoute une parole et non pas une lecture. À cet égard, l’écrit pour le micro se distingue foncièrement de la lecture d’un texte littéraire, dont l’auteur et producteur de radio René Farabet note qu’elle a « pour fin l’effacement de l’imprimé sur la page ; la parole vive fait violence aux signes couchés, les fait trembler, les met en état d’urgence, les propulse, fiévreux, vers l’oreille tendue » (Farabet 1994, p. 24).

L’écrit pour le micro contient dès lors les multiples tours, « au sens stylistique et ludique du terme », que la parole emprunte « à tout un ensemble de codes culturels et oratoires » (Barthes 1999, p. 13). En premier lieu, il y a allègement du style, qui se doit d’être plus courant. Puis il s’agit de réintroduire de l’inattendu, de l’accident ; ce peut être des effets d’hésitation, des onomatopées, l’emploi d’embrayeurs (« et là », « et puis », etc.) ou de figures de styles telles que l’épanorphose (« que dis-je », « enfin je veux dire que », etc.), et plus généralement ces fameux « explétifs de la pensée » décrits par Barthes.

On retrouve dans les écrits de radio de Boucourechliev quelques-unes des fonctions du langage servant à instaurer le pacte d’écoute avec l’auditeur. Ainsi, dans l’article « Stravinsky ou l’unité » paru en 1971, Boucourechliev questionne le caractère anhistorique de l’oeuvre du musicien russe en s’appuyant notamment sur Le sacre du printemps :

Le Sacre du printemps n’est-il pas l’oeuvre « historique » par excellence ? À y réfléchir, Le Sacre est l’oeuvre la plus solitaire qui soit, sans origines ni descendance : hors de l’histoire. D’où vient cette oeuvre, à quelle coutume la rattacher ? Elle est étrangère à l’Allemagne (que le Stravinsky d’alors a en horreur), à la France (qui marquera certaines compositions, mais à laquelle Le Sacre tourne le dos), et, plus encore, à la Russie de 1913, prisonnière d’un académisme irrespirable. Le Sacre est, en vérité, pure vision musicale, pure création jusque dans son russisme même : là Stravinsky compose la Russie, crée un archétype de ses âges archaïques

Boucourechliev [1971]1995, p. 61

Pour la série radiophonique de 1974, Que savons de, Boucourechliev mobilise de manière bien plus systématique la fonction phatique du langage : « Lorsque nous parlons, nous voulons que notre interlocuteur nous écoute ; nous réveillons alors son attention par des interpellations », note Barthes (Barthes 1999, p. 11). Ainsi son « interrogeons-nous simplement » et le jeu des questions-réponses :

On a tant dit et redit que le Sacre est une oeuvre historique par excellence, et qu’il a infléchi le cours de l’évolution musicale, que cette espèce de cliché a fini par devenir intouchable. Interrogeons-nous simplement : d’où procède cette oeuvre ? De nulle part. Aucun des grands courants européens n’y mène, ni celui de l’Allemagne, auquel le Stravinsky d’alors reste hostile, ni celui de France, qui touchera d’autres oeuvres de Stravinsky mais auquel le Sacre tourne le dos. Alors, le courant russe, peut-être ? Que l’on songe seulement à l’académisme désespérant où s’est enlisée la musique russe au siècle naissant, eh bien non, le Sacre est pure vision musicale, création au sens le plus étroit du mot, et jusque dans sa thématique, jusque dans son folklore même, qui est inventé pour sa plus grande part. Stravinsky compose là, compose un mythe, celui de la Russie archaïque

Boucourechliev 1974

Le champ lexical est également simplifié, avec l’emploi notamment du mot « cliché », ou encore lorsque « l’académisme irrespirable » devient un « académisme désespérant » dans lequel la musique s’est « enlisée ». Enfin le mot « russisme » est échangé par celui de « folklore », tandis que la notion d’ « archétype » est abandonnée au profit du « mythe ».

Puis, l’écriture pour le micro est souvent une écriture superlative. Par exemple, lorsque Boucourechliev interroge dans Musique en jeu la postérité du Sacre, il écrit :

Quelle est la postérité du Sacre ? Le monde reprend inlassablement cette idée reçue que Le Sacre a « bouleversé » la musique européenne. Laquelle ? L’oeuvre de quel musicien ? Ce n’est évidemment pas chez les Six que se perpétue l’héritage musical de l’oeuvre. Debussy rejette Le Sacre, les Viennois, tout à l’écoute hallucinée de la tonalité suspendue, l’admirent de loin, de très loin. Bartók seul y est sensible. En Russie, l’oeuvre est implicitement mise à l’index, bien avant la Révolution. Plus près de nous, un Messiaen, un Boulez ? Le premier a magistralement analysé et expliqué la technologie des durées dans Le Sacre, le second, dans un mémorable travail, a montré le processus créateur de sa rythmique, dévoilé ses réseaux fabuleux à l’état naissant. Mais ni l’un ni l’autre de ces compositeurs n’en a fécondé ses propres oeuvres dont les aspects rythmiques, remarquables (et révolutionnaires), restent même antinomiques au Sacre sur des points aussi essentiels que la métrique notamment

Boucourechliev [1971]1995, p. 61

En 1974, le texte pour le micro s’agrémente de qualificatifs tels que « magistral », « prodigieux », « révolutionnaire » ou encore d’expressions métaphoriques comme comme la « bombe du 29 mai », dont l’« explosion » a rendu le public « comme hébété » :

Mais le Sacre n’a point davantage de postérité. La bombe du 29 mai 1913 était sans doute trop puissante pour le monde musical d’alors, qui en est resté comme hébété et a continué ses propres cheminements. Apparemment cette explosion n’a atteint que le public. Qui donc a repris à son compte de façon agissante les apports du Sacre au langage musical ? Personne, sinon partiellement et provisoirement, dans une certaine mesure, dans quelques oeuvres : Varèse, ou Bartók dans le Mandarin merveilleux, mais sans que cela ait de grandes conséquences pour la suite. Ni la postérité de Debussy en France, ni à Vienne celle de Schoenberg, ni ailleurs et moins encore en Russie bien entendu, ni enfin plus près de nous les musiciens de la nouvelle génération n’en ont été véritablement atteints. Messiaen, Boulez, les deux rythmiciens les plus éminents de notre temps, ont analysé le Sacre d’une façon magistrale, mais, euh… ils en ont démonté les mécanismes pour montrer sa prodigieuse rythmique sans pour autant reprendre cette rythmique à leur propre compte. Leur rythmique à eux, qu’ils ont su communiquer et enseigner à trois générations, est véritablement révolutionnaire, mais elle va, on peut le dire, à l’encontre même de celle du Sacre parfois, dans des aspects aussi importants que la métrique notamment

Boucourechliev 1974

Cette « pente » dramatique de l’écriture pour le micro est là encore une adresse, une tension vers l’auditeur ; on peut dire ici qu’elle vise à créer un espace pour l’écoute, dans le sens où Barthes, dans son article « Le grain de la voix » décrit ce moment de la parole ou du chant où « une langue rencontre une voix » (Barthes 1992, p. 237). Plus qu’un moment, il est bien question ici d’« espace », de « frange de contact » (ibid.). De la même manière qu’une voix au micro, pour se connecter à la multitude abstraite des auditeurs/écouteurs, compose avec l’espace du micro, et s’y concentre.

Réfléchissant en 1946 à l’expression radiophonique, Pierre Schaeffer notait que le microphone, parce qu’il nous « délivre de la vue » grâce à son effet acousmatique, acquiert une puissance propre : « sans transformer le son, il transforme l’écoute » car son « pouvoir séparateur » est aussi un « pouvoir révélateur » (Schaeffer [1944]1970, p. 107 et p. 103). Sans l’avoir jamais théorisé, Boucourechliev a parfaitement saisi cette « illusion de proximité » de la voix au micro qui fascinait déjà Adorno dans les années 1930, l’auditeur se construisant à son écoute « un personnage aussi réel [...] qu’un individu qu’il aurait réellement rencontré[11] ». Ses différents textes sur la musique, ainsi passés au tamis d’une réécriture « radiogénique », relèvent dès lors d’une véritable « création littéraire orale » (Lejeune 1980, p. 14).