Corps de l’article

Introduction

Chaque fois que l’actualité nous présente des mobilisations citoyennes fortement réprimées, la question des rationalités policières en situation de gestion de foules se pose. Pourquoi certaines actions protestataires sont-elles plus susceptibles de recevoir un traitement violent de la part des forces de l’ordre ? À quelles logiques les actions policières répondent-elles ? Les recherches montrent qu’aujourd’hui, le style d’encadrement des manifestations oscille entre une gestion négociée des foules — où policiers et manifestants s’entendent au préalable quant au parcours prévu et aux actions protestataires qui seront entreprises — et l’« incapacitation » stratégique (Waddington, 2007). Cette dernière, établie en réaction aux grandes manifestations altermondialistes de la fin des années 1990 et du début des années 2000, se caractérise par des stratégies d’intervention auprès des foules protestataires s’effectuant selon une sélection discrétionnaire des individus et des groupes qui posent une menace à l’ordre public, afin de minimiser les risques de désordre ou de criminalité (Noakes, Klocke et Gillham, 2005). En d’autres termes, tout en continuant de négocier d’un côté avec les « bons » manifestants, la police use de l’autre de coercition pour neutraliser, parfois violemment, les groupes ou individus considérés comme dangereux. Une grande partie du travail de la police se passe donc en amont des mobilisations, en vue de déterminer qui mérite l’attention policière et qui ne la mérite pas. Gillham (2011) soutient que la police procède à cette sélection en catégorisant les manifestants et manifestantes suivant leur appartenance à deux groupes : celui des manifestants contenus (ne représentant pas une menace) ou celui des transgresseurs (représentant une menace). Au moyen de techniques préventives et de surveillance, de l’utilisation ciblée d’armes à létalité réduite ou encore à travers un plus grand contrôle des espaces urbains, les transgresseurs sont neutralisés par la police et susceptibles d’être la cible d’interventions militarisées (Gillham, 2011 ; Wood, 2015).

Ce double traitement pose évidemment la question des facteurs qui servent à la police pour établir le degré de menace perçue. Qui sont les individus ou groupes touchés par ces stratégies de neutralisation et considérés comme transgresseurs aux yeux de la police ? Quels groupes ou individus militants correspondent à une menace nécessitant une intervention de leur part ? À ce propos, les recherches ont montré que, généralement, la race, la classe et les idéologies politiques sont des caractéristiques centrales dans la construction de la dangerosité par les forces de l’ordre (Davenport, Soule et Armstrong, 2011 ; Dominique-Legault, 2016 ; Dupuis-Déri, 2014 ; Earl, Soule et McCarthy, 2003 ; Rafail, 2014). Il semble effectivement que la police ait tendance à considérer comme plus menaçantes les mobilisations qui proviennent de groupes subordonnés et qui, par le fait même, cherchent à remettre en question les rapports de force et de domination existants dans la société. En tant qu’institution conservatrice par excellence (Brodeur, 2010 ; Mulone, 2019), il n’est d’ailleurs pas étonnant d’observer que celles que l’on appelle les forces de l’ordre soient plus enclines à réagir avec force aux menaces à l’ordre social établi.

Ces réflexions nous amènent à l’objet du présent article. Si l’on suit la logique exposée ci-dessus, il y a tout lieu de croire que, à l’instar de l’origine ethnoculturelle ou de la classe sociale, l’identité genrée des femmes manifestantes puisse également jouer un rôle dans la forme que prennent leurs interactions avec les forces de l’ordre. Comment la police se comporte-t-elle à l’égard des femmes manifestantes ? L’expérience de ces dernières témoigne-t-elle d’une influence du genre sur leurs interactions avec la police ? Et, plus précisément encore, dans quelle mesure cette expérience est-elle le reflet d’une police qui considérerait leur mobilisation comme une menace à l’ordre social établi ? C’est sur ces questions que cet article se propose de s’attarder, et ce, à partir d’une étude du vécu des manifestantes dans leurs interactions avec la police au cours d’actions de protestation.

Militantes et contrôle social

Les études qui se sont penchées sur le rapport entre le militantisme des femmes, le contrôle social et l’espace public nous apprennent que la répression des femmes militantes et des mouvements féministes doit être réfléchie plus largement qu’en tant que simple produit de l’État et de ses organes de contrôle social (Ferree, 2005). Puisque le concept de répression fait référence, selon Ferree (2005), à l’usage de la force par les agences formelles de l’État sur les mouvements sociaux, elle est d’avis qu’il est désuet pour comprendre ce qui se passe avec les nouveaux mouvements sociaux (comme les mouvements féministe, écologiste, LGBTQIA+, etc.). Ces mouvements sont entre autres caractérisés par la diversification de leurs cibles et de leurs actions, qui ne s’adressent plus uniquement à l’État ou aux institutions centrales de la société, mais sont également tournées vers le changement culturel (Armstrong et Bernstein, 2008 ; Ferree, 2005 ; Snow, 2004). La répression doit donc être pensée au-delà de l’intervention policière. Selon Ferree (2005), les mouvements féministes subissent de la soft repression, c’est-à-dire un processus de ridiculisation des individus qui y participent par les membres de la société civile, de stigmatisation du groupe et, finalement, de mise au silence de ces mouvements, ce qui permet de limiter leur expansion et leur place dans l’espace public. Par exemple, Einwohner (1999) montre que le recours des contre-manifestants à certains stéréotypes féminins — les femmes seraient plus sentimentales — pour définir les manifestantes pour les droits des animaux sert à délégitimer leurs discours. Les militantes qui revendiquent suivant un continuum d’actions militantes — de la manifestation à l’utilisation de moyens illégaux ou violents — sont confrontées à des réalités bien spécifiques au genre à travers le traitement qu’on leur réserve dans l’espace public et médiatique. C’est particulièrement vrai lorsqu’il est question de l’utilisation de la violence dans l’action collective. Cardi et Pruvost (2012) soutiennent que cela s’explique par le fait qu’au contraire de la violence des hommes qui peut être pensée (et surtout imaginable), la violence des femmes est inconcevable ; les femmes, habituellement assujetties à des assignations genrées comme le care, la douceur, la docilité, l’écoute ou l’empathie, subvertissent ces normes lorsqu’elles emploient la violence. Elles sont alors délégitimées, décrédibilisées et invisibilisées (Bugnon, 2009 ; Felices-Luna, 2012 ; Chevalier, 2012 ; Dayan-Herzbrun, 2012 ; Cardi et Pruvost, 2012), et leur corps est dépouillé de son humanité par un processus de désexualisation ou d’hypersexualisation (Boutron, 2012). Ces mécanismes servent, d’une part, à évacuer la dimension politique de leur engagement et de leur conviction idéologique et, d’autre part, à réaffirmer la division sexuelle du travail militant selon laquelle la violence politique visible doit être exercée par des hommes (Bugnon, 2009).

Les études qui se sont concentrées spécifiquement sur les interactions entre les militantes et les forces de l’ordre, bien que moins nombreuses, signalent un phénomène semblable. En plus de faire l’objet d’une dépolitisation et d’une décrédibilisation en amont de leur militantisme et en réponse à leurs actions, les femmes sont également touchées par la répression policière dans leur mobilisation. Daines et Seddon (1994) expliquent ainsi que, lorsque les femmes acquièrent une plus grande autonomie sur le plan politique, elles sont plus susceptibles d’être ciblées par les interventions de la police. Les études sur cette question mettent de l’avant l’idée que la répression policière vécue par les militantes correspond à un continuum de violences sexistes (Filteau, 2009 ; Dupuis-Déri, 2009) qui peuvent aller jusqu’à prendre la forme de violences sexuelles. C’est d’ailleurs ce que montre l’étude de Filteau (2009), qui s’est intéressée aux violences sexuelles commises par des policiers à l’endroit des militantes lors des manifestations de 2006 à San Salvador Atenco, au Mexique. Ces manifestations ont été caractérisées par une intervention répressive des forces de l’ordre, se soldant par des centaines d’arrestations. L’auteure révèle que sur les quarante-sept femmes arrêtées, trente ont rapporté des attouchements, menaces de viol et viols par les policiers. L’étude exploratoire de Dupuis-Déri (2009) pour le Collectif opposé à la brutalité policière (COPB) poursuit en ce sens et souligne que les femmes militantes de gauche et d’extrême gauche, déjà plus à risque de vivre une forme de répression basée sur leurs idéologies politiques, vivraient également une répression de nature sexuelle (blagues, allusions, insultes, humiliations et attouchements à caractère sexuel). L’auteur lie d’ailleurs ces expériences à celles des femmes qui vivent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression (les femmes racialisées, en situation d’itinérance, travailleuses du sexe, etc.) (Dupuis-Déri, 2009). Les auteurs de ces études insistent pour dire que le vécu de victimisation sexuelle des militantes doit être compris dans un objectif de domination, d’oppression et de contrôle social des femmes.

À la lumière de ces écrits, il apparaît que le genre influence le rapport des femmes militantes à l’espace public. Toutefois, le questionnement quant à la place du genre dans la répression policière des femmes perdure. Quelle est la nature des interactions entre les manifestantes et les forces de l’ordre ? À l’instar de leurs homologues masculins, sont-elles considérées comme de potentielles transgresseuses de l’ordre public, comme des menaces sérieuses, qui provoqueraient — et justifieraient — les interventions policières contre elles ? Ou la police produit-elle une forme de répression spécifique au genre des militantes, une soft repression par exemple ? L’objectif de cet article est de mieux comprendre le vécu des femmes manifestantes dans leurs interactions avec les forces policières lors d’actions de protestation et de saisir de quelle manière leur genre caractérise ces expériences.

Perspective féministe et méthodologie qualitative

Puisque la perspective féministe, dans laquelle s’inscrit la présente étude, soutient que les sujets doivent être au coeur de la recherche afin que leurs expériences subjectives et le sens qu’ils construisent autour de celles-ci puissent être compris (Collins, 1998), c’est l’approche qualitative, par entretiens semi-dirigés (Corbin et Strauss, 2008), qui a été privilégiée ici. L’entretien semi-dirigé a permis d’étudier certaines thématiques spécifiques à l’objet d’étude, notamment le parcours militant des femmes, les interactions vécues avec les forces de l’ordre et leurs perceptions quant à l’intervention policière, à la place des femmes dans le militantisme ou encore aux conséquences de leurs expériences. Dix-neuf entrevues ont été menées auprès de femmes*[1] ayant fait l’expérience de nombreux rapports conflictuels avec les forces de l’ordre dans le cadre d’actions de protestation. Afin de permettre à celles qui se sentaient interpellées par le sujet d’entrer en contact avec nous, nous avons sciemment laissé le terme nombreux ouvert. Ainsi, une femme ayant vécu peu d’interactions conflictuelles avec la police, mais des interactions traumatisantes pouvait être incluse dans l’étude. Les entrevues ont duré en moyenne 1 heure et 30 minutes, et chacune d’entre elles a permis une immersion dans l’univers des femmes*.

L’échantillonnage s’est construit selon le processus d’homogénéisation avec critères de diversification internes. Les critères principaux pour participer à la recherche consistaient en ceci : être une personne militante s’identifiant comme une femme ou étant perçue comme telle par la société, et avoir vécu des interactions conflictuelles avec la police lors d’actions de protestation. Tout type d’engagement militant était considéré. Le recrutement a été possible grâce à la diffusion d’un appel à participation sur Facebook et par courriel, à travers le compte personnel de la chercheuse principale, mais aussi par l’entremise de certaines organisations militantes féministes, étudiantes et de droit au logement.

L’échantillon est composé majoritairement de jeunes femmes* blanches scolarisées, âgées d’une vingtaine d’années, et qui sont (ou se sont) mobilisées pour les causes étudiantes ou féministes. Pour la plupart d’entre elles*, la lutte étudiante a été une porte d’entrée dans l’implication militante, qui s’est diversifiée au fil de leur parcours. D’ailleurs, toutes* les participantes*, sauf une, étaient impliquées lors de la grève étudiante de 2012, au Québec. Outre cette cause, les manifestantes*[2] se sont mobilisées principalement pour le féminisme et la cause environnementale, ou contre la brutalité policière et le capitalisme. Une autre caractéristique importante de l’échantillon concerne la sensibilité des participantes* aux enjeux de genre et aux relations de pouvoir. Plus de la moitié d’entre elles* connaissaient déjà ces notions et possédaient un bagage théorique sur ces questions. La moyenne d’âge des personnes interrogées était de 25 ans, les participantes* étant âgées de 22 à 32 ans. Elles* avaient entre 2 et 17 années d’expérience de militantisme, pour une moyenne de 8 années par participante*. Les manifestantes* avaient pris part, en moyenne, à 112 actions de protestation (allant de 20 à 500 actions), pour lesquelles on relevait une moyenne de 41 rapports conflictuels avec les forces de l’ordre (allant de 4 à 300). Seulement trois participantes* n’ont jamais vécu d’arrestation lors des actions auxquelles elles* ont participé, alors que cinq ont été criminellement accusées pour des actions qu’elles* ont menées. Les participantes* se sont donc révélées avoir une grande expérience de militantisme et de mobilisations, mais surtout de multiples expériences conflictuelles avec les forces de l’ordre, contribuant à la richesse des résultats.

Avant de présenter ces derniers, deux limites doivent être brièvement abordées. La première relève de la composition de l’échantillon, qui représente un groupe de femmes spécifiques, c’est-à-dire de jeunes femmes* blanches, scolarisées, militantes et manifestantes d’expérience. Considérant la particularité des rapports de domination vécus par les femmes à l’intersection de plusieurs autres rapports de pouvoir, les résultats présentés ici ne sauraient, bien sûr, être généralisés à l’ensemble des expériences de femmes manifestantes.

D’autre part, le fait que cette recherche se fonde sur le point de vue et le récit des femmes*, et non sur une observation directe des interactions réelles entre militantes et agents de la paix, pourra être critiqué. Il aurait certes été possible de faire des observations au cours de manifestations, mais il demeure difficile de prédire les moments exacts où des interactions conflictuelles entre les forces de l’ordre et les manifestants et manifestantes auront lieu. Cela étant dit, le nombre de participantes* constituant l’échantillon de même que leur expérience considérable atténue ce manque de diversification sur le plan des sources de données. Il faudra néanmoins considérer cette limite lors de la présentation des résultats.

Genre et gestion de foules

Les actions de protestation auxquelles les manifestantes* ont participé sont fort diversifiées : manifestations, occupations de bâtiments, blocages de routes, etc. Les expériences d’interactions conflictuelles avec la police lors de ces actions qu’ont rapportées les femmes* sont elles aussi nombreuses et ont varié dans leur intensité. Un accroissement de la coercition policière — à travers le recours à des tactiques de dispersion et d’encadrement de la foule, ou l’utilisation de la force physique et des armes à létalité réduite — se serait particulièrement fait sentir lors des mobilisations du printemps 2012 au Québec, mobilisations qui, pour la majorité des participantes*, marquaient le début de leur participation active aux actions de protestation. Cette expérience de la violence policière — vécue directement ou indirectement — a d’ailleurs eu pour effet de cimenter et de renforcer l’implication politique et militante d’une partie des femmes* que nous avons interrogées.

En ce qui concerne plus proprement notre objet de recherche, les données collectées nous indiquent qu’effectivement, le genre jouerait un rôle significatif dans les pratiques policières de gestion de foules, et ce, tant sur le plan individuel qu’organisationnel. D’une part, les entretiens effectués font état de multiples interactions entre policiers et manifestantes* prenant une forme spécifiquement associée au genre de ces dernières*. D’autre part, et ce même si les résultats sont moins tranchés, les stratégies déployées par la police semblent également être influencées par le « genre » de la mobilisation, par exemple si cette dernière défend des enjeux féministes ou se distingue par sa non-mixité. Dans les deux cas, le traitement réservé aux femmes* par la police, caractérisé par un certain paternalisme genré[3], semble témoigner d’un accès plus difficile des manifestantes* au statut de cible sérieuse. Attardons-nous en détail sur ces divers éléments.

Les femmes (manifestantes), des victimes ?

D’entrée de jeu, il est important de spécifier que ce ne sont pas toutes les expériences d’interaction avec la police qui ont été conflictuelles pour les participantes*, certaines ayant même été positives. Toutefois, ce sont les interactions négatives qui feront surtout l’objet de l’analyse. Un tel choix a pour effet de donner l’impression au lecteur que les interactions conflictuelles, tout comme les discriminations liées au genre qui sont décrites ci-après, sont plus importantes en nombre qu’elles ne l’ont été en réalité. Notre étude étant de nature qualitative, elle ne cherche pas à mesurer le degré de « sexisme » ou de « paternalisme » de la police en situation de gestion de foules, mais plutôt à voir dans quelles circonstances et de quelles manières (sous quelles formes) le genre influence les pratiques des forces de l’ordre.

Cette mise en garde faite, il faut tout de même noter que nos entretiens ont permis de révéler de nombreuses expériences individuelles de traitement différencié selon le genre autant lors de manifestations féministes (en mixité et en non-mixité) que lors de manifestations non féministes. Que ce soit sous la forme d’attitudes, de commentaires, d’insultes ou de gestes, les interactions ont été caractérisées par du sexisme, du machisme et du paternalisme de la part de la police. L’un des résultats les plus frappants concerne le fait que les manifestantes* ont le sentiment de n’être pas considérées comme de réelles actrices politiques par la police, et qu’elles* se retrouvent souvent cantonnées par cette dernière à un simple statut de victimes collatérales des « vrais » manifestants radicaux[4]. L’expérience de Judith[5], arrêtée au cours d’une manifestation étudiante en 2012 à Montréal, est particulièrement éloquente à ce sujet :

Il [le policier] s’excusait presque de nous avoir arrêtées, pis il était comme : « C’est plate que ce soit tombé sur vous. Vous n’avez pas l’air violentes. Il faut comprendre que, quand la police donne des ordres, il faut les écouter. Pis quand vous voyez qu’il y a du grabuge, éloignez-vous, écoutez les conseils de la police, mettez-vous à l’abri, si vous voyez qu’il y a des gens masqués, restez loin d’eux (rire). » Super condescendant ! Comme si on était des pauvres ‘tites filles qui s’étaient retrouvées là par hasard, pis qu’on était donc ben connes (rire) !

Judith (5 ans d’expérience, 100 actions, 20 rapports conflictuels, 7 arrestations)

Ce paternalisme genré a été partagé par une forte majorité de manifestantes*. Il traduit la perception qu’ont les femmes manifestantes participant à des actions de désobéissance civile, de confrontation, voire à des actions illégales, d’être traitées par la police comme des victimes manipulées par des hommes, lesquels sont les « vrais » militants. Les manifestantes ne prenant pas part à ces actions considérées comme radicales de manière consciente et volontaire, elles doivent donc être protégées, pour leur propre bien. Cette figure de la « délinquante victime » est répandue au sein des travaux qui interrogent la délinquance féminine ; elle mobilise deux processus qui réfèrent à des représentations genrées : l’évacuation de toute agentivité des femmes dans leur illégalisme, et le désir de protection de la part des agents du système de justice ou des services sociaux, qui s’expriment par un traitement différentiel des dossiers en justice pénale des femmes et des adolescentes (Curry, 2014 ; Vuattoux, 2014). Dans son étude sur la représentation médiatique des femmes criminalisées du groupe Action directe, Bugnon (2009) montre qu’une part du discours médiatique à l’égard de celles-ci rattachait leur agir criminel à leurs sentiments. Il s’agissait, par exemple, de la femme qui agit par amour, de la femme naïve ou faible qui se fait manipuler. Bien que cette figure de l’amoureuse qui commet des actes violents « en couple » soit parfois bien réelle (on peut penser aux femmes qui agressent sexuellement avec leur conjoint ; voir Cortoni, 2009), les représentations des femmes décrites par Bugnon (2009) servaient plutôt à évacuer de leurs actes la dimension politique.

Cette réalité fait par ailleurs écho à une thématique importante dans le discours des manifestantes* concernant le déploiement policier prévu spécifiquement lors des manifestations féministes, en mixité ou en non-mixité. De manière générale, les expériences des participantes* laissent penser que seules de petites délégations policières, et non un arsenal policier complet, sont déployées lors de ces manifestations. Les participantes* remarquent que, pour gérer ces manifestations, ce sont souvent des voitures de patrouille à l’avant et à l’arrière des cortèges militants ou encore des policiers et policières à vélo qui sont dépêchés. Cette façon de prévoir les effectifs contribue au sentiment partagé, parmi les femmes* de l’échantillon, que leur action politique, en tant que femmes et groupes de femmes, n’est pas prise au sérieux par les forces de l’ordre. En ne déployant que peu d’effectifs lors des manifestations de femmes, les organisations policières viennent confirmer cette perception des manifestantes*, en envoyant le message que leurs rassemblements ne présentent pas un risque suffisant pour nécessiter la mobilisation des unités de gestion de foules. Ces résultats concordent avec ceux de l’étude de Dupuis-Déri (2009), qui soutient que les militantes sont diminuées dans leur statut de sujet politique. Il serait également possible d’avancer l’hypothèse que ces rassemblements, qui sont majoritairement ou exclusivement féminins, ne correspondent pas à l’idéal de la confrontation virile, défini par le recours à l’usage de la force, valorisé dans la profession policière et source de prestige au sein des escouades spécialisées en maintien de l’ordre. Darley et Gauthier (2014), dans leur ethnographie d’une brigade anticriminalité en France, montrent que cet idéal de la confrontation virile est construit sur des structures genrées, soit les interactions avec les hommes délinquants — et elles seules —, permettant la concrétisation d’un potentiel recours à la force. En contrepartie, cela mène à la dévaluation et à l’évitement de la délinquance féminine, l’usage de la violence à l’endroit des femmes étant impensable. Les représentations genrées au sein du corps professionnel influencent donc le choix des interventions sur le terrain (Darley et Gauthier, 2014 ; Mainsant, 2014). Dans notre propre étude, une ambiguïté semble toutefois persister : est-ce la composition genrée du rassemblement qui amène une dévaluation de la cible par les forces de l’ordre, ou plutôt les convictions idéologiques (féministes) défendues par les femmes ? Considérant la nature de nos données, il n’est malheureusement pas possible d’aller ici au-delà de simples hypothèses ; toute étude qui voudrait apporter une réponse à cette question n’aurait pas d’autre choix que de s’appuyer également sur le point de vue des policiers.

Pour comprendre le caractère genré des interactions que rapportent les manifestantes*, il est important de considérer l’ordre normatif sur lequel reposent les cultures policières. Les interactions entre les participantes* et la police témoignent ainsi des effets de l’adhésion aux normes de genre, qui régulent et contraignent les comportements des individus (Butler, 1990 ; Butler, 2005 ; Baril, 2007). Dans la perspective féministe de l’interactionnisme symbolique, en effet, le genre est construit à travers les relations sociales (Deegan, 1987) ; les interactions quotidiennes sont donc des lieux de performativité du genre, que chacune et chacun affirme à travers elles (West et Zimmerman, 1987). Cette performativité se construit d’ailleurs en fonction des rapports de domination vécus par les femmes, lesquels structurent non seulement leurs interactions, mais aussi leurs identités (Messerschmidt, 1995). Dans cette performance du genre, des attentes idéalisées se forment, auxquelles les hommes et les femmes doivent correspondre. La police, dans ses interventions auprès des femmes manifestantes*, semble effectivement activer des stéréotypes de genre, et attend de ces dernières qu’elles se comportent en femmes, donc qu’elles se montrent douces et dociles (Dunezat, 2006 ; Fillieule, 2009). Le paternalisme genré de la part des forces de l’ordre, si présent dans l’expérience des femmes*, est en concordance avec les caractéristiques de douceur et de docilité assignées à ces dernières, et exclut la possibilité qu’elles soient considérées comme des menaces potentielles à l’ordre public ou qu’elles produisent effectivement des désordres.

L’étiquetage des militantes* en tant que victimes, et leur subséquente dévaluation, peut être transformé en occasion favorable par les femmes* manifestantes*, conscientes de ce stigma qui leur est apposé. Comme Christine (17 ans d’expérience, 300 actions, 20 rapports conflictuels, 20 arrestations) l’a exprimé, c’est fréquemment l’attitude de la police elle-même qui ouvre la porte à l’action lors des manifestations féministes non mixtes : « Les seules fois que j’ai vu des barrages d’antiémeutes cassés, c’était dans des manifs non mixtes, parce que les flics s’attendent pas à ça, ils mettent moins de policiers […] ; à la place que ça soit 10 antiémeutes, ça va être 5 flics habillés en dossard jaune ». Cette remarque prend tout son sens lorsque l’on connaît l’expérience de manifestation de cette femme : celle-ci a en effet participé à plus de trois cents actions de protestation, notamment au sein de groupes de gauche à tendance anarchiste, plus systématiquement ciblés par la police.

En second lieu, cet étiquetage peut devenir une occasion de se sortir de situations délicates. Ainsi, certaines manifestantes* de l’échantillon ont utilisé consciemment cette identité de femme afin de tirer avantage d’une situation, d’éviter de se faire arrêter ou encore d’être violentées. C’est le cas, par exemple, de Kimberly :

Moi, mettons, après une action en 2012, mon truc préféré, c’était toujours de me traîner une espèce de jupe facile à mettre. Pis j’avais toujours des collants en dessous de mes pantalons, faque j’enlevais mes pantalons, je mettais ma jupe, pis c’était ni vu ni connu. Je me mettais un grand foulard, je me détachais les cheveux, pis c’était comme si j’étais une petite madame du centre-ville.

Kimberly (9 ans d’expérience, 100 actions, 20 rapports conflictuels, 1 arrestation)

Ces stratégies basées sur la mise en scène ou la subversion des stéréotypes de genre, que la police entretiendrait à leur égard, permettent donc aux manifestantes* de retirer certains avantages de cette situation. L’utilisation de tactiques confrontationnelles qui contreviennent aux attentes des forces de l’ordre semble d’ailleurs provoquer un effet de surprise qui avantage les manifestantes*. En contrepartie, bien que les manifestantes* puissent utiliser ce stigma de façon stratégique, et qu’on peut plus largement penser qu’il est plutôt avantageux pour elles* de ne pas attirer le regard policier (et d’éviter ainsi de voir leur action violemment réprimée), cette manière de traiter les femmes* comme des victimes a également pour effet de dénaturer le caractère politique de leur action et d’affaiblir la cause de leur mobilisation. Pour des femmes* qui revendiquent dans l’espace public la reconnaissance de leur autonomie et de leurs droits par les autorités, il s’agit là d’un mépris direct de leur capacité d’action. D’ailleurs, lors de manifestations féministes, les participantes* disent avoir souvent vu leurs revendications et messages ridiculisés par des discours caractéristiques des stigmas qui collent aux genres ou aux femmes qui protestent. C’est ce qu’exprime Angela, qui a participé à plusieurs actions de protestation féministes mixtes et non mixtes :

I think that they target gender, they use gender like an insult, like a weapon on the group [in a non-mixt manif]. […] It was like pointing and laughing at the women. Kind of making jokes of women’s rights [and] the message of women’s rights […].

Angela (6 ans d’expérience, 150 actions, 100 rapports conflictuels, 80 arrestations)

D’autres participantes* relatent des expériences au cours desquelles les policiers faisaient des allusions pornographiques à l’endroit des femmes, les traitant de « sales féministes frustrées, de lesbiennes mal baisées, bitch » (Patricia, 16 ans d’expérience, 400 actions, 300 rapports conflictuels, 3 arrestations), les sommant de retourner faire la vaisselle et d’être obéissantes, ou leur disant qu’elles avaient du sable dans le vagin. Viola (7 ans d’expérience, 50 actions, 2 arrestations), lors d’une manifestation non mixte à Montréal en 2015, a même entendu un policier dire à ses collègues : « Appelez donc une femme [policière] pour qu’elle vienne leur parler, il faut bien qu’elles servent à quelque chose ! ». Comme Angela (6 ans d’expérience, 150 actions, 100 rapports conflictuels, 80 arrestations) le souligne, ces commentaires constituent, d’une part, des attaques sexistes, machistes et homophobes et, d’autre part, ils sont faits dans le but de reléguer les femmes et leur message à un second ordre, c’est-à-dire à la place subordonnée qui leur est traditionnellement assignée[6]. Ces mécanismes de ridiculisation et de stigmatisation des manifestantes qui sont au coeur des expériences vécues par les femmes* s’apparentent indubitablement à une forme de soft repression, telle que définie par Ferree (2005). Dans leurs interventions auprès d’elles*, les forces de l’ordre participent ainsi activement à la production et à la perpétuation de la stigmatisation des femmes.

Les manifestantes (femmes), une menace ?

Les témoignages des manifestantes* présentés jusqu’ici font état de leur perception d’être considérées par la police comme moins crédibles que les hommes militants, car moins visées par la répression policière en situation de gestion de foule. Néanmoins, les manifestantes* interviewées nous ont également fait part de plusieurs épisodes conflictuels violents entre les forces de l’ordre et elles*. Coups de matraque et de bouclier, bousculades, balles de plastique sur les jambes ou dans les côtes, armes à feu pointées sur elles sont autant d’expériences vécues et ayant eu, pour une majorité d’entre elles*, des conséquences physiques et psychologiques considérables. Ce constat nous oblige à nuancer immédiatement l’affirmation précédente et à nous interroger sur les contextes où les stéréotypes de genre ne joueraient plus pour les femmes* leur rôle de « bouclier » vis-à-vis de la violence policière. Il faut ainsi se demander si, une fois matérialisé, le recours à la violence par les forces de l’ordre conserve ou non des spécificités reliées au genre.

De fait, plusieurs participantes* considèrent que le genre n’induit pas de différence dans les interactions physiques avec la police. Selon leurs expériences et leurs perceptions, il semblerait que, lorsque les manifestantes* se retrouvent au sein d’un groupe et qu’il y a intervention auprès de celui-ci, le genre tend à disparaître, et l’intervention sera indifférenciée pour les militants et militantes. Plus précisément, les perceptions des manifestantes* se rejoignent sur le fait que cette prise de décision serait avant tout influencée par l’idéologie politique. Une majorité d’entre elles* ont ainsi rapporté avoir participé à des manifestations qui se voyaient systématiquement ciblées, notamment les manifestations étudiantes, celles du 1er mai organisées par la CLAC (Convergence des luttes anticapitalistes), ou encore celles du 15 mars contre la brutalité policière organisées par le COBP (Collectif opposé à la brutalité policière). Les manifestantes* perçoivent donc qu’un profilage politique s’opère en fonction des groupes et qu'il cible durement ceux à tendance anarchiste. C’est ce que Kimberly (9 ans d’expérience, 100 actions, 20 rapports conflictuels, 1 arrestation) soutient : « [Q]uand les gens sont habillés en black bloc, je ne pense pas qu’y’a vraiment distinction, je pense que, dans ces moments-là, ils [les policiers] fessent égal ». Certaines idéologies politiques, comme celles associées à la gauche ou à l’anarchisme (Dominique-Legault, 2016), effaceraient ainsi le genre, et la femme militante deviendrait simplement l’anarchiste. Ces résultats sont en concordance avec les écrits sur le sujet, qui suggèrent que les interventions policières varient, entre autres, sur la base des idéologies politiques (Della Porta et Reiter, 1998 ; Dominique-Legault, 2016 ; Dupuis-Déri, 2014 ; Noakes et Gillham, 2007 ; Rafail, 2014 ; Wood, 2015).

Toutefois, bien que les idéologies politiques de gauche ou à tendance anarchiste semblent, aux yeux des manifestantes*, déterminer le mode d’intervention policière, le genre conserverait un pouvoir d’influence important sur le déroulement des interactions. Au-delà du paternalisme genré, plusieurs interviewées* ont ainsi fait part de commentaires sur leur apparence, de tentatives de séduction, de propos sexistes dénigrants et même d’attouchements sexuels de la part de policiers. Plus encore, Simone (10 ans d’expérience, 50 actions, 25 rapports conflictuels, 1 arrestation) rapporte avoir constaté une différence genrée dans les coups donnés aux militants et militantes : les femmes seraient visées au niveau du ventre, tandis que les hommes le seraient au niveau des genoux. Une observation partagée par Patricia, qui conserve un souvenir douloureux de son expérience personnelle à cet égard :

Sinon, y’a une manif en 2012 où j’ai été… tabassée. Comme plein d’autres gens. Mais j’ai fait une fausse couche après cela. […] J’ai reçu des coups de matraque. Ils m’ont pitchée à terre, donné des coups de matraque, des coups de pied dans le ventre, même si je criais que j’étais enceinte. […] Ils s’en foutaient.

Patricia (16 ans d’expérience, 400 actions, 300 rapports conflictuels, 3 arrestations)

Ces témoignages, et particulièrement l’expérience rapportée par Patricia, lèvent le voile sur un puissant symbolisme : dans une vision essentialiste du corps (et du sexe), le ventre comme lieu de reproduction est associé aux caractéristiques des femmes. Cette violence, qui se produit dans un espace public entre les représentants de l’autorité et une manifestante*, vient réaffirmer la position de subordination des femmes dans la société puisqu’elle cible spécifiquement ce qui les caractérise. Dans cette interaction où il y a usage de la force, les hommes (policiers) affirment également leur contrôle sur le corps des femmes (manifestantes*). Ainsi, malgré un constat empirique semblant attester la prévalence des idéologies politiques sur l’appartenance de genre dans la détermination des modes d’intervention policière auprès des manifestantes*, on voit que la nature du traitement qui leur est réservé demeure en partie genrée. Tout indique donc que le genre ne disparaît jamais complètement aux yeux des forces de l’ordre. Pourtant, et bien que ce soit en apparente contradiction avec ce qui a été rapporté dans la partie précédente, certaines manifestations féministes — mixtes et non mixtes — ont débouché, malgré le faible contingent policier qui a pu y être déployé, sur des violences brutales. On pense notamment à la manifestation féministe à Québec, en 2012, et à la manifestation féministe non mixte à Montréal, en 2015, où, d’après l’expérience des participantes*, la coercition, la force et les attaques verbales ont été utilisées à l’endroit des femmes. Dans ces deux cas, on ne peut expliquer l’effacement de l’identité genrée — et de son effet de bouclier antiviolence — par une prévalence de l’idéologie associée à la mobilisation, la cause défendue par les manifestantes étant féministe. Dès lors, comment expliquer que des manifestantes réunies dans une action de protestation de nature féministe voient le « rôle protecteur » de leur identité de genre disparaître ? Qu’est-ce qui fait que, dans ces situations particulières, le recours à la confrontation physique par la police puisse être envisagé ? Notre hypothèse est que la police défend un ordre social genré, raison pour laquelle elle vise plus particulièrement les femmes ne se conformant pas aux normes sociales dominantes.

Police, protectrice de l’ordre social genré

Lors de la manifestation féministe à Québec, en 2012, qui s’est conclue par des arrestations de masse, des femmes et des hommes de tout âge étaient présents. Selon Patricia, qui a participé à cette manifestation, les forces de l’ordre ont réservé des traitements différenciés aux hommes et aux femmes, distinguant également les femmes jeunes des femmes plus âgées, les manifestantes à l’allure douce et docile de celles à l’attitude plus revendicatrice ou radicale. Tout d’abord, les hommes présents auraient été démasculinisés par les propos des policiers, leur défense d’une cause féministe étant forcément le reflet de leur incapacité à être de « vrais » hommes ; aussi, ceux qui ont été arrêtés auraient été appréhendés avec force. Ensuite, une catégorisation s’est opérée entre les différentes femmes présentes :

[O]n était comme 80 [femmes] à se faire arrêter, pis y’en avait au moins une vingtaine de genre over 50 ans. Parce que c’étaient des femmes plus âgées, elles étaient traitées comme « Madame, venez, on va vous passer en premier […], on s’excuse si vous étiez là. » […] Pis après ça, y’avait les jeunes — ben les jeunes femmes qui faisaient leurs gentilles jeunes femmes —, qui étaient vraiment traitées comme genre : « Je vais vous apprendre c’est quoi, la vie ; je vais vous donner une chance, c’est parce que vous ne comprenez pas, vous avez été influencées… » […] Et moi… les femmes ciblées comme militantes, qu’ils avaient déjà vues dans les manifs ou qui tenaient la bannière, ben, nous, on était traitées comme des moins que rien [avec violence], […] comme des féministes frustrées.

Patricia (16 ans d’expérience, 400 actions, 300 rapports conflictuels, 3 arrestations)

Cette expérience rapportée par Patricia est révélatrice de la gestion différentielle des personnes manifestantes. Les femmes âgées ou les jeunes femmes à l’air gentil étaient traitées avec ce même paternalisme genré que les forces de l’ordre utilisent pour protéger les femmes qu’ils conçoivent comme des victimes, un paternalisme accompagné de marques de courtoisie et de politesse. Il est à se demander si ce désir de protection ne serait pas justifié par le fait qu’elles étaient symboliquement associées, à travers différents signes, à une certaine faiblesse. À l’inverse, comme l’explique Patricia, les militantes plus revendicatrices étaient discréditées par les propos des policiers, qui leur ont servi des insultes sexistes et homophobes. Ces observations rejoignent d’ailleurs la perception de nombreuses femmes* au sein de l’échantillon, parmi lesquelles* plusieurs affirment avoir été ciblées par une forte violence lors d’événements portant d’autres revendications que le féminisme. Il semblerait donc que les femmes* qui affichent une attitude plus revendicatrice par leur comportement et/ou leur apparence soient plus sujettes à subir cette violence.

La répression policière des femmes manifestantes paraît donc s’opérer suivant un processus de catégorisation qui s’effectue non seulement en fonction de leur militantisme contenu ou revendicateur (Gillham, 2011), mais aussi de leur qualité de femmes. À ce titre, deux systèmes semblent évoluer en parallèle, et ce, selon le degré d’adhésion des manifestantes* aux normes de genre. Ainsi, les manifestantes* les plus revendicatrices, adoptant des attitudes de confrontation, ont été violentées verbalement quant à leur identité de genre en plus d’être brutalisées physiquement, tandis que les femmes* ayant des comportements pacifiques étaient traitées avec paternalisme. Dans cette classification, la police régule les normes sociales de genre de deux manières : d’un côté, en traitant violemment les femmes* qui transgressent les attentes que l’on entretient à leur égard ; de l’autre, en renforçant l’ordre social établi en ce qui concerne les relations entre hommes et femmes par l’adoption d’une approche paternaliste envers les manifestantes* qui ne s’écartent pas (trop) des normes associées à leur genre. Ces résultats font écho à plusieurs études portant sur d’autres instances de contrôle social et pénal, études qui soutiennent qu’un traitement particulier est réservé aux femmes et aux adolescentes qui contreviennent à l’ordre social. C’est ce que Perreault (2015) met en avant lorsqu’elle constate que la pénalisation et la psychiatrisation des femmes à Montréal, des années 1920 à 1950, se faisaient couramment dans le but de punir leurs déviances à la morale et aux bonnes moeurs établies pour elles. C’est aussi ce que révèle Vuattoux (2014), lorsqu’il montre que l’intimité et la sexualité des adolescentes font l’objet d’un traitement institutionnel privilégié par la justice pénale, alors qu’elles ne sont qu’exceptionnellement évoquées dans les dossiers des garçons. Pour sa part, considérant que le contrôle social des femmes est fondamentalement associé aux attentes sociétales de genre, Cardi (2007) soutient que tout examen de l’ordre social doit inclure la perspective d’un ordre social genré.

Les expériences des participantes* présentées ici pointent vers un constat similaire. La présence de femmes rassemblées pour revendiquer leurs droits dans l’espace public constitue en soi une transgression importante, la place qui leur est traditionnellement et historiquement assignée étant limitée à la sphère domestique (Butler, 2016 ; Delphy, 1998). Aussi, les divers témoignages des manifestantes* concernant leurs interactions avec la police nous amènent à réaliser qu’à travers leurs interventions lors de manifestations, les forces de l’ordre semblent mues non seulement par leur devoir de prévenir et de contrôler les désordres sociaux, mais également par un désir de préserver un ordre social genré dans lequel les hommes et les femmes agissent en conformité avec ce qui est attendu de leur genre.