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La question de la transformation de l’institution policière s’est posée dans le débat public tunisien après le départ de l’ancien dictateur Ben Ali et la fin du régime du parti unique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Le ministère de l’Intérieur, véritable pivot du régime, était alors au centre des réseaux du pouvoir. Dans la combinaison néo-autoritaire du pouvoir, l’importance de l’appareil de sécurité se mesurait à sa capacité à réprimer toute politisation dissidente, à travers une étroite surveillance et la répression des mouvements sociaux. À la suite du départ de Ben Ali, une multitude de projets affichant pour objectif la démocratisation des forces de l’ordre ont alors vu le jour : formations aux agents en matière de respect des droits de la personne, communication avec les journalistes, élaboration de codes de déontologie de la fonction policière ou encore police de proximité (shurtat al-jiwâr, littéralement « police de voisinage »).

« L’hypertrophie » des appareils de répression, souvent présentée comme paradigme explicatif de la résistance des « régimes autoritaires arabes » à la démocratie (Bellin, 2005), n’épargne pas le cas tunisien sous Ben Ali, qualifié tant par les opposants que par certains chercheurs d’« État policier » (Khiari, 2003 ; Henry, 2007) — ou d’« État de police », dans une perspective plus foucaldienne mettant l’accent sur les dispositifs de production du consentement (Hibou, 2006). Les révoltes arabes ont permis un renouveau de la littérature sur les appareils sécuritaires et militaires dans le monde arabe, alors caractérisée par sa rareté (Barak et David, 2010), entre autres en ce qui concerne le rôle et la position de ces derniers dans ces révoltes, en traitant principalement du comportement des forces armées (Bellin, 2012 : 131 ; Haddad, 2016) et en mobilisant les outils des relations entre civils et militaires.

Les pays arabes n’ont par ailleurs pas été épargnés par l’exportation des discours et politiques de la Réforme du secteur de la sécurité (RSS), dont plusieurs travaux ont montré l’appropriation locale limitée ou heurtée (Larzillière, 2016 ; Kartas, 2015 ; Sedra, 2007 ; Sayigh, 2016). Toutefois, l’ubiquité de ce qui s’est désormais imposé comme une référence ne doit pas oblitérer le fait que ce dispositif a été conçu en réponse à des réalités différentes, et que son efficacité est tributaire des univers sociaux dans lesquels il s’inscrit. La RSS et la « bonne gouvernance » du secteur de la sécurité font ainsi partie d’un mouvement plus global d’évolution de la sécurité, qui n’est pas réductible à un clivage post-2011. Elizabeth Picard notait déjà en 2008 une mutation de la définition de la sécurité, laquelle n’est plus la chasse gardée des corps militaire et sécuritaire, comme en témoigne l’intervention d’une pluralité d’acteurs civils et étrangers (Picard, 2008 : 303-329). Ce brouillage des frontières entre civil et militaire, entre sécurité intérieure et extérieure, de même que cette fragmentation de l’autorité en matière de politique de sécurité amenaient l’auteure à relativiser l’opposition entre les catégories État « autoritaire » et État « démocratique », comme l’avaient fait Michel Camau et Vincent Geisser pour le cas tunisien (Camau et Geisser, 2003).

Cet article s’inscrit donc dans une « approche par les modes d’exercice du pouvoir » (Allal et Vannetzel, 2017 : 7), plutôt que dans une tendance classificatoire qui opposerait régimes autoritaires et démocratie. Son propos est d’interroger la mise en oeuvre et l’appropriation locale de la réforme du secteur de la sécurité au sein de la Tunisie post-révolutionnaire. En d’autres termes : comment les pouvoirs publics tunisiens se sont-ils saisis des discours de la réforme, et quelles luttes de pouvoir autour de sa définition donnent-ils à voir ? De quelle façon et à quelles fins des acteurs aux intérêts divergents mobilisent-ils les discours de la RSS ?

L’analyse des modes d’appropriation de la RSS, et en particulier de la manière dont elle s’inscrit dans une configuration d’action publique de sécurité, montre que, malgré l’objectif proclamé de participation citoyenne, la mise en application de la police de proximité en Tunisie incarne moins un changement des pratiques policières qu’une tentative de réhabilitation de l’institution policière à travers la rhétorique du rapprochement entre police et population. Véritable « épreuve d’État » (Linhardt et Moreau de Bellaing, 2005), la réforme de l’institution sécuritaire met aux prises groupes d’intérêts des professionnels de la sécurité, personnels du « développement international[1] » et agents ministériels, dont les capacités d’action diffèrent. Plus que la question du rejet ou de l’adhésion à la RSS par les représentants syndicaux (Bargeau, 2015 : 255), j’étudierai la façon dont les syndicats mobilisent ces discours afin d’en tirer profit, consolidant ainsi leur pouvoir d’influence sur les politiques de sécurité.

L’étude de deux sites d’observation a principalement retenu mon attention : le projet de police de proximité porté par le Projet des Nations unies pour le développement (PNUD), et deux syndicats de police, le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI) et le Syndicat national des forces de sécurité intérieure[2] (SNFSI). Les données mobilisées dans cet article sont le fruit d’une enquête de terrain réalisée entre novembre 2017 et mai 2019. La décision d’appréhender ces questions à travers les syndicats et le projet de police de proximité se justifie également par la possibilité de mener des enquêtes dans un secteur qui se « dérobe à la connaissance » (Brodeur, 2003 : 18). L’impossibilité de solliciter une enquête par la voie hiérarchique et administrative m’a conduite à privilégier ces voies alternatives. Les différences sociales objectives entre mes enquêtés (en général des hommes tunisiens, policiers ou non, âgés de 35 à 55 ans) et moi, jeune doctorante française arabisante, ont plutôt eu tendance à apaiser les soupçons qui pèsent sur les chercheurs dans ces domaines de recherche (Pruvost, 2014). L’attitude des enquêtés à mon égard prenait souvent la forme d’un paternalisme ou d’un rapport strictement professionnel (en particulier avec les syndicalistes policiers) où il s’agissait à la fois de m’aider et de donner à voir l’institution sous une image méliorative. Les conditions de possibilité de mes enquêtes résidaient ainsi dans la sélection de groupes d’acteurs ayant développé des stratégies d’extraversion, et dont le statut, en tant que syndicaliste ou en détachement auprès d’une organisation internationale, leur permettait de me parler[3].

Cet article se base sur 28 entretiens, dont 18 entretiens semi-directifs réalisés avec des policiers et gardes nationaux syndicalistes du SFDGUI et du SNFSI à Tunis, à Sfax et à Gafsa, une revue de la documentation produite par les syndicats (communiqués, projets de réforme, études) et des séquences d’observation dans des colloques et conférences de presse organisés par les syndicats. Une dizaine d’entretiens ont également été réalisés avec des officiers en détachement auprès du PNU et des membres du projet de police de proximité dans un commissariat de la banlieue nord de Tunis[4].

La RSS : une police à proximité limitée ?

C’est au début de 2011 qu’émergent en Tunisie les discours de « réforme du secteur de la sécurité » (RSS). Les personnels du ministère de l’Intérieur, en quête de légitimité pour une institution largement incriminée pour son rôle de soutien principal de l’ancien régime, se tournent vers des acteurs de la coopération internationale. Concept trouvant ses origines dans les interventions internationales dans les Balkans, la RSS promeut un lien intrinsèque entre politiques de développement et sécurité (Larzillière, 2016).

La RSS place au centre de ses préceptes la sécurité humaine ; l’accent est donc davantage mis sur des valeurs libérales de protection de l’individu que sur l’aide au maintien des frontières de l’État contre des menaces militaires. Il s’agit ici de promouvoir la sécurité des individus ou des communautés, par opposition à une conception étatique de la sécurité (Kaldor, 2006). L’élasticité de ce concept permet à une diversité d’actions et de politiques d’être promues au nom de la RSS, ce qui se traduit par au moins deux tendances dans le contexte tunisien. D’une part, les actions de coopération bilatérale et multilatérale sont fréquemment reformulées dans des termes correspondant à la RSS. Par exemple, l’Union européenne met en oeuvre, en 2015, une convention de financement avec le ministère de l’Intérieur dite d’« appui à la réforme et [à la] modernisation du secteur de la sécurité », d’un montant de 23 millions d’euros. Ce programme mêle soutien technique et matériel, et exigences de « démocratisation » — ici, en l’occurrence, la mise en place d’un code de déontologie de la police. D’autre part, des organisations, comme le Centre pour le contrôle démocratique des forces armées (DCAF), cherchent à promouvoir le « contrôle démocratique » des forces de sécurité, et à susciter des débats en sollicitant à la fois professionnels de la sécurité et monde associatif. La police de proximité s’inscrit dans ces discours et conceptions de la sécurité promus par la RSS. Si le propre du travail policier est de protéger le pouvoir politique (law enforcement) tout en assurant l’ordre public (order maintenance) (Bayley, 1990), la police de proximité se situerait, du moins dans les discours, du côté du second. C’est en ce sens que le PNUD promeut la police de proximité en Tunisie.

Réformer la sécurité, redorer le blason, restaurer l’ordre ?

Les premières mesures prises par le gouvernement Essebsi en 2011 ont été de créer un poste de ministre délégué chargé de la réforme, poste qui a été confié à Lazhar Akremi. Celui-ci entreprend alors la rédaction d’un « livre blanc », en consultation avec les hauts cadres ministériels et les syndicats nouvellement créés[5], pensé à l’époque comme feuille de route des changements à opérer au sein du ministère. Sans entrer dans le détail des propositions de ce document[6], il importe de noter qu’il propose un renforcement de la déontologie policière, à travers la création de structures de contrôle et de discipline auxquelles syndicats et « société civile » participeraient. Or, non seulement le document ne détaille pas les modalités exactes de l’entreprise, mais la brièveté du passage de Lazhar Akremi au ministère aura compromis la mise en application de la feuille de route.

Les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC) d’octobre 2011 consacrent la victoire du parti islamiste Ennahdha, lequel, dans la répartition des postes gouvernementaux, obtient le ministère de l’Intérieur et y place à sa tête l’ancien opposant Ali Larayedh. Celui-ci, en concertation avec le leader du parti social-démocrate Ettakatol Mustapha Ben Jaafar, nomme Saïd Mechichi à la place de Lazhar Akremi. Mechichi restera en poste jusqu’en mars 2013. Avocat de formation et militant des droits de la personne, il fait partie des fondateurs de l’Organisation contre la torture. Dans un entretien avec l’auteure, il détaille sa vision de la réforme à mener au sein de l’appareil sécuritaire :

— Il fallait travailler à une relation entre le policier et le citoyen basée sur le respect. Alors on a procédé avec des conférences avec la société civile, les droits de l’homme. On s’est concentré sur la communication avec les citoyens, et on faisait rentrer le ministère dans les dialogues.

— Et vous aviez utilisé le livre blanc rédigé par Lazhar Akremi ?

— En fait, c’est pas que je l’ai pas utilisé, mais on n’avait pas la même direction, il y avait des choses techniques pour lesquelles c’était pas le moment.

La construction politique de la « réforme » passe donc par un diagnostic : la « crise » de confiance entre les citoyens et l’appareil sécuritaire. La réponse du gouvernement consiste alors à tenter de « rapprocher » policier et citoyen. L’oeuvre de Saïd Mechichi au sein du ministère s’est ainsi cantonnée à l’organisation ponctuelle de séminaires entre forces de l’ordre (dont les principaux syndicats) et quelques associations nationales de défense des droits de la personne (Ligue tunisienne des droits de l’homme, association Reform, Amnesty International, Conseil national pour les libertés en Tunisie). Le pays connaît dans le même temps une instabilité sécuritaire sans précédent : propagation de la violence jihadiste avec Ansar al Sharia, mouvements sociaux sévèrement réprimés par les forces de l’ordre, assassinats politiques[7]. Le registre discursif mobilisé par les élites politiques et institutionnelles fait alors primer le retour à l’ordre, ignorant les demandes de changement qui émanaient des organisations susmentionnées.

La légitimité politique des gouvernants post-2011 étant indexée sur leur capacité à maintenir l’ordre, ceux-ci mettent à profit les discours de la « réforme » afin de renforcer l’institution sécuritaire sans en modifier les règles de fonctionnement (pour le cas de l’Europe post-communiste, voir Favarel-Garrigues, 2003). Cette construction politique du « retour à l’ordre » a donc nécessité une (re)légitimation de l’institution sécuritaire et la promotion de relations pacifiées entre police et citoyens, objets du programme de police de proximité.

Rapprocher police et population ? Logiques de participation et d’exclusion

Fruit de discussions et de réunions tenues entre le ministère de l’Intérieur tunisien et le PNUD depuis 2011, le projet de police de proximité démarre officiellement en 2013. Avec des fonds norvégiens, belges, japonais, anglais, canadiens et états-uniens portant le budget total à plus de 10 millions de dollars[8] pour la période allant de mai 2013 à mars 2019, il est, sur le plan financier, le deuxième projet de démocratisation des forces de sécurité le plus important. Selon les plaquettes distribuées par le PNUD et le ministère de l’Intérieur, le projet est censé « répond[re] au besoin de contribuer à l’émergence d’une police résolument plus proche du citoyen, respectueuse de l’État de droit et des valeurs démocratiques, et rend[re] compte de son action ». Or, de ces « besoins », seule la volonté de rapprochement entre police et citoyens semble avoir été traduite en priorité par les pouvoirs publics, dans la mise en oeuvre du projet à l’échelle locale.

L’équipe de pilotage du projet est composée de policiers et d’officiers de la garde nationale (commissaires, hauts fonctionnaires du ministère, police judiciaire) en détachement, chargés d’assurer la formation d’agents et de coordonner les différentes régions concernées par le projet, d’assurer le suivi avec les bailleurs de fonds, la communication, etc. Ils ont en commun d’avoir des profils plutôt internationalisés : ils parlent au moins deux langues, ont participé à des missions onusiennes de maintien de la paix, ont suivi des formations de droit ou de criminologie, parfois en Europe[9]. Un chargé de mission du projet, officier de la garde nationale ayant effectué une partie de sa formation à l’Académie nationale de police à Bruxelles, m’expliquait que les conditions de « réussite » du projet PNUD passaient par la convergence avec les intérêts du ministère de l’Intérieur : « [O]n travaille pour le ministère, par le ministère. » L’objectif affiché est de « consolider la relation entre l’agent de sécurité et le citoyen pour en faire un partenaire actif dans le système local de sécurité, et ce, sur la base du respect et de la confiance mutuels[10] ».

Les commissariats concernés par le projet sont « réhabilités », dans le lexique des acteurs du projet, c’est-à-dire aménagés de telle sorte que la partie judiciaire se trouve séparée de la partie administrative[11]. De surcroît, les agents suivent une formation de communication avec les citoyens, et des affiches indiquent aux citoyens les documents nécessaires à leurs démarches administratives. Parallèlement, un « comité local de sécurité » (CLS) est formé. Ce dernier, qui rassemble des agents du commissariat, des représentants des autorités locales (délégué ou ‘umda[12]), des membres du conseil municipal ainsi que des associations locales, définit les activités menées au nom de la police de proximité. Des conférences de sensibilisation contre la violence, les drogues, la violence faite aux femmes sont organisées dans les écoles, des réceptions dans le commissariat, des événements « festifs » au cours desquels sont mis en scène enfants en tenue policière tendant des roses aux policiers, etc. Le mot d’ordre est de rapprocher policiers et citoyens.

Comme l’explique en entretien un commissaire de police judiciaire en détachement au PNUD : « En 2011, les gens s’en sont pris à la police, et ils avaient raison. Notre but est de changer les mentalités, chaque fois qu’ils voient des actions positives de la part de la police, que ça fasse comme un électrochoc chez eux. » Ce désir de changer les mentalités justifierait, selon les promoteurs du projet, que soient menées des actions symboliques sans modification notable de l’activité policière en elle-même. Le rapprochement entre policiers et citoyens repose sur des efforts portés par les membres du CLS, auxquels se joignent éventuellement les forces de l’ordre impliquées dans le projet. Derrière le mot d’ordre du rapprochement, l’enjeu est la légitimité de l’action policière et des forces de l’ordre : plus que sur les pratiques policières comme telles, c’est sur leurs représentations que les membres du projet entendent agir.

Lustrer l’image du ministère et de ses agents semble d’ailleurs l’emporter sur l’idée de collaborer avec la population locale dans la lutte contre la criminalité. La composition du CLS d’un des quartiers concernés par le projet est à cet égard manifeste. Le commissariat se situe dans un quartier populaire, la cité Rabia’, attenante aux quartiers chics et résidentiels du grand Tunis et de la ville de La Marsa. Les membres « civils » du CLS ne sont pas originaires du quartier. Ils ont été recrutés sur la base de leur engagement au sein d’un projet de budget participatif, lui aussi financé par le PNUD, et la plupart sont engagés politiquement à l’échelle locale[13]. Ils n’ont « jamais eu de problème avec la police[14] », et, selon eux, c’est précisément cette extériorité revendiquée qui leur permettait d’agir dans le quartier concerné par le projet. Asma[15] est une dame d’une cinquantaine d’années, qui a vécu entre La Marsa et Paris avant la révolution. En 2011, elle rentre en Tunisie, rejoint des manifestations contre les islamistes et en organise même certaines. À son engagement politique s’ajoute un engagement associatif local, et, depuis 2014, elle fait partie du CLS.

Quand tu découvres le terrain, les gens ils sont ACAB[16], et tu te dis qu’il faut agir, parce qu’être ACAB, c’est dangereux, ça peut donner des confrontations. Et je me dis : mon pays, il est passé par des moments tellement critiques, surtout les jeunes, contre la police et tout ça, et j’essaie de donner une autre image de la police. Et je me dis toujours qu’il faut du temps. Qu’il faut un effort de la part du citoyen et de la police. Y’en a beaucoup qui changent, je le ressens. Je vais te dire une anecdote que j’ai répétée beaucoup de fois : y’en a un qu’on appelle Kafon[17] à la maison des jeunes, il a les cheveux comme ça [elle fait un geste comme si elle remettait une mèche de cheveux] et ACAB ! Alors je leur disais de venir, qu’on faisait des activités, tout ça. Je lui ai dit : « Écoute, il faut faire un effort. Si chacun reste dans son coin, rien ne changera. » Alors un jour, il est allé à la police, là, dans le coin, je sais plus pourquoi, au commissariat, et il m’a dit : « Le monsieur m’a dit "Bonjour, monsieur", et moi j’étais comme ça [mime la réaction d’étonnement], et là j’ai regardé s’il y avait pas quelqu’un qui était en costard cravate derrière moi, si c’était bien à moi qu’il s’adressait ».

Les propos d’Asma font écho à ceux du commissaire responsable du projet. La « police de proximité » viserait ainsi à rapprocher agents et citoyens en améliorant l’image des policiers. Les différents membres du CLS interrogés avaient en commun de « découvrir le terrain » et de nouer des liens avec les jeunes du quartier. Or cette intermédiation, justifiée par la difficulté, supposée ou réelle, de faire collaborer population locale et agents du commissariat, prend soin d’exclure du processus les « principaux intéressés », réduits finalement à n’être que les destinataires du projet sans jamais en être véritablement acteurs. De la même manière que les programmes de participation politique représentaient des policy-transfers « limités », la mise en place du projet de police de proximité demeure « confinée au cercle étroit de cette communauté d’acteurs qui se maintient soigneusement à l’écart des conflits et des tensions qui traversent les sociétés concernées par le transfert » (Allal, 2010).

Dans ce contexte, au vu de la construction historique des rapports entre forces de l’ordre et population et du maillage territorial instauré par le régime précédent, il n’est pas étonnant que la démarche des membres de la police de proximité soit assimilée par les habitants du quartier à du qaweda — littéralement, du travail de délation pour le compte de la police. Sous Ben Ali, la surveillance et le quadrillage policiers et parapoliciers, en plus d’être le fait des agents en uniforme (et en civil), étaient sous la responsabilité des cellules de quartier du RCD, des différents qawed[18], les informateurs recrutés par la police politique, mais aussi des comités de quartier[19]. Ces comités, officiellement chargés de faire remonter les attentes des citoyens, étaient composés principalement de membres du RCD. Ils assuraient une fonction de police, surveillaient les éventuelles politisations dissidentes au régime, et en rendaient compte aux autorités locales.

À la manière du flou législatif entourant les modalités d’action et les compétences des comités de quartier sous Ben Ali, les membres du CLS ne disposent pas de statut spécifique. Certains, à l’instar d’Asma, estiment que cette absence de statut tend à conforter les doutes quant au rôle joué par les membres civils de la police de proximité[20]. La comparaison entre comités de quartier sous Ben Ali et CLS trouve ses limites en ce que les premiers s’inscrivaient dans une politique de répression des opposants politiques. Il reste que les membres du CLS participent au travail policier en servant parfois d’intermédiaires entre forces de l’ordre et population. Certains membres du CLS rencontrés déclarent ainsi recevoir les signalements des habitants du quartier, qu’ils transfèrent à Nabil, estimant que l’heure n’est pas encore à la collaboration directe.

Les effets limités du changement sur la profession policière

Les policiers soulignent en particulier les problèmes posés par le manque de moyens et de personnel, estimant que le fait d’exercer dans un commissariat « pilote » ne change finalement que peu leurs pratiques. Contrairement à ce que Leila Seurat décrivait en 2016 concernant un commissariat du nord de Beyrouth, pour les policiers du commissariat de La Marsa, il ne semble pas que les informations transmises par les membres du CLS aient pu, ne serait-ce que momentanément, permettre « une répression plus ciblée et plus efficace » (Seurat, 2016 : 24). Les policiers du commissariat décrivent au contraire un lien plus distant entre activités du CLS et répression : s’ils s’estiment satisfaits du travail de communication à l’égard de leur profession, ils en minimisent l’impact sur leurs conditions d’exercice et sur la lutte contre la criminalité. Le manque de temps, d’aménagement de leur profession pour leur implication dans le projet, mais peut-être aussi d’intérêt pour la participation citoyenne à la définition des priorités en matière de sécurité les conduit ainsi à minorer l’importance du projet. Cette minimisation recoupe une marginalisation du rôle social du policier (pour le cas français, voir Mouhanna, 2008), enjeu pourtant central de la police de proximité, y compris telle qu’énoncée par la politique ministérielle de 2014.

Âgé d’une quarantaine d’années, Nabil occupe un poste d’officier supérieur au sein de la police judiciaire. Après des études d’éducation physique et sportive, sans perspectives d’emploi dans son secteur, il décide de se présenter aux concours de la fonction publique policière. Affecté peu après la révolution au commissariat de La Marsa, il a travaillé pendant l’essentiel de sa carrière dans des quartiers populaires de la banlieue sud de Tunis, tels que Mellassine et Sidi Hassine Sejoumi. Le commissariat de La Marsa étant le premier concerné par le projet, Nabil apparaît sur les plaquettes de papier glacé du PNUD, levant le drapeau, entouré des membres du CLS.

Alors que promoteurs et responsables du projet au sein du PNUD tendent à défendre le rapprochement entre police et citoyens avec l’argument de la sensibilisation, force est de constater que l’activité policière demeure plus réactive que proactive, et n’exclut pas le recours à la violence (ou à sa menace) dans le maintien de l’ordre. La domestication du « modèle » de police de proximité s’apparente davantage à une volonté de modifier l’image de la police, en renforçant sa légitimité. Si elle permet de répondre à certaines attentes des bailleurs de fonds, elle ne modifie guère les pratiques policières en elles-mêmes qui, en dehors des activités de sensibilisation dans les écoles, n’incluent pas, ou peu, la population. La portée limitée de la police de proximité dans la « démocratisation » de l’appareil sécuritaire en Tunisie tient aussi à l’absence de participation citoyenne au contrôle des policiers, ce qui réduit également la redevabilité de ces derniers à l’égard de la population.

Les syndicats de police et les (més)usages de la réforme

L’article a traité jusqu’à présent de l’engouement suscité par le projet de police de proximité, de sa traduction en stratégie ministérielle et de ses effets limités. Mais la mobilisation de la rhétorique de la « réforme du secteur de la sécurité » vient également servir les intérêts des syndicats nouvellement créés, qui parviennent à consolider leur position.

La période suivant le départ de Ben Ali est marquée par le relâchement sécuritaire et des dysfonctionnements momentanés de l’institution. Ainsi, de nombreux policiers désertent leur poste, des commissariats sont brûlés, la chaîne de commandement est rompue en l’absence de nombreux supérieurs hiérarchiques[21]. Dans le même temps, les attaques contre les policiers et leurs familles se multiplient, et le rejet populaire du régime passe par le rejet de sa police. Comme le note Choukri Hmed, « la nationalisation du mécontentement contre le régime s’est ainsi opérée, dans une certaine mesure, par la nationalisation de la répression » (Hmed, 2015 : 88).

Profitant de l’absence de la hiérarchie et réagissant à ce qu’elles percevaient comme une menace, les forces de l’ordre s’organisent et appellent à la création de syndicats. Dès le 17 janvier 2011, soit trois jours après la fuite du dictateur, des policiers commencent à se mobiliser, à Sfax et à Tunis d’abord, puis à l’échelle nationale, et cherchent à se distinguer des pratiques du régime : ils demandent pardon pour les exactions commises et exigent de meilleures conditions de travail. Le premier syndicat à être créé, en avril 2011, est le Syndicat national des forces de sécurité intérieure, rassemblant l’ensemble des corps du ministère de l’Intérieur et les prisons (ministère de la Justice). Dès juillet 2011, les Brigades de l’ordre public (BOP), unités chargées du maintien de l’ordre, se retirent du SNFSI et fondent leur propre syndicat, le Syndicat des fonctionnaires de la direction générale des unités d’intervention (SFDGUI). Chaque corps finit par se doter d’un syndicat, en plus du SNFSI qui rassemble l’ensemble des forces de l’ordre à l’exception de l’armée et des douanes. Le SFDGUI a commencé dès 2012 à nouer des alliances avec d’autres organisations syndicales corporatistes. Il se désigne depuis mars 2018 comme « front syndical » et dit rassembler environ 36 000 adhérents, un chiffre semblable à celui avancé par le syndicat concurrent, le SNFSI, de 34 000[22].

S’inscrire dans la RSS, revendiquer sa neutralité, s’autonomiser du politique ?

Sollicités dans les rencontres tant par les pouvoirs publics et institutionnels que par les organisations internationales, les syndicats s’insèrent dans les débats post-2011 sur la « réforme du secteur de la sécurité ». La malléabilité de la RSS leur permet justement de se positionner et d’avoir une influence sur le sens de la « réforme » (au sens d’agenda reshaping, concept développé par Stephen Savage, 2007), notamment en appelant à la mise en place d’une « sécurité républicaine ».

Syndicalistes du SFDGUI comme du SNFSI ont noué des accords avec des associations locales telles que Reform[23] ou l’Observatoire tunisien de la sécurité globale (OTSG). Dans le cadre du partenariat avec l’OTSG, association fondée par le professeur de droit public Jamil Sayah, les membres du comité exécutif du SFDGUI ont eu l’occasion d’échanger avec des policiers syndiqués portugais et français, s’inspirant notamment de ces modèles d’organisations syndicales pour élaborer des discours autour de la « police républicaine ». Notion inscrite dans la constitution de 2014, il s’agit ici d’un concept aux contours vagues, qui permet en réalité au syndicat de revendiquer « une sphère d’autonomie professionnelle [et, finalement, de] formuler une demande éminemment politique » (Gobe et Ayari, 2007 : 124).

À travers la référence à la notion de sécurité républicaine, les syndicats se font donc les porte-voix d’une dénonciation publique et médiatique de l’utilisation des forces de l’ordre par les pouvoirs politiques. En mai 2018, le syndicat SFDGUI organise, avec l’OTSG et grâce au soutien financier de la fondation allemande Hanns Seidel, un colloque intitulé « Le rôle des syndicats dans la préservation des principes et des valeurs de la sécurité républicaine[24] ». Représentants du DCAF, universitaires, syndicalistes policiers se relaient au micro et exposent leur vision de la sécurité républicaine devant un parterre composé d’autres policiers, de diplomates, de journalistes. Alors qu’un représentant du DCAF insiste sur l’importance du « contrôle démocratique » sur la police, la vision portée par les trois représentants des syndicats (BOP et police de la sécurité publique) diffère. Dans les discours des syndicalistes, la notion de sécurité républicaine vient consacrer deux éléments : une volonté de s’affranchir des « tiraillements politiques » (tajazubet siasi), d’une part, et de modifier l’image des forces de sécurité et la relation police-citoyen, d’autre part. La mobilisation de la notion de « sécurité républicaine », adossée à une stratégie d’extraversion et de partenariat avec des organisations civiles, vient ici servir les intérêts d’un syndicat entendant faire prévaloir ses positions dans l’action publique de sécurité.

Les syndicats contre le contrôle externe

L’échec des initiatives de renforcement du contrôle de l’activité policière peut s’expliquer par les stratégies mises en oeuvre par les syndicats de police.

L’objet de cette dernière sous-partie est de montrer que les deux principaux syndicats tunisiens en ce qui concerne le nombre d’adhérents, le SFDGUI et le SNFSI, parviennent à empêcher les réformes allant dans le sens de la transparence, du contrôle de l’activité policière. Afin de faire valoir leurs intérêts, les syndicats mobilisent un répertoire d’actions assez variées : manifestations, sit-in, publications de communiqués, interventions dans les médias, négociations plus ou moins musclées avec les parties gouvernementales, notamment en brandissant des menaces de publicisation de cas de corruption[25].

Si, dans d’autres contextes, l’exigence démocratique a conduit à la multiplication d’autorités administratives indépendantes chargées d’assurer des fonctions de contrôle de l’activité policière (Jobard, 2016 : 68), en Tunisie, la question de la réforme des institutions de contrôle a été introduite notamment à travers les discours sur la RSS[26]. Il existait, avant 2011, une inspection suprême, rattachée à la présidence de la République, compétente pour traiter les signalements concernant la police, la garde nationale, mais également la douane. Supprimée par le ministre Farhat Rajhi dès le départ de Ben Ali, elle n’a pas été renouvelée depuis. Le traitement des dossiers de sanctions professionnelles est désormais effectué par l’inspection générale interne à chaque corps, police et garde nationale.

L’élaboration d’un code de déontologie de la pratique policière suscite en particulier l’opposition du syndicat SNFSI. Le projet, porté par l’équipe chargée de la police de proximité au PNUD, s’inscrit dans la politique ministérielle de rapprochement entre policiers et citoyens. Il a été l’objet de diverses tables rondes entre associations de défense des droits de la personne, SFDGUI, représentants ministériels[27], et a été soumis à une consultation en ligne[28]. Le texte porte essentiellement sur le respect de la loi et des droits de la personne par les forces de l’ordre dans le cadre d’interpellations et de gardes à vue, sur la non-divulgation d’informations liées à leur exercice professionnel, ainsi que sur le respect de l’institution. Il prévoit la création d’une commission de déontologie compétente pour recevoir les plaintes des citoyens. Pour le SNFSI, un tel projet n’était pas concevable, en ce qu’il s’avérerait trop contraignant pour les policiers. Ce rejet s’inscrit dans une suspicion généralisée à l’égard d’un contrôle externe sur la profession policière, dont les syndicats s’improvisent bien souvent garants. Mohamed, officier de la garde nationale chargé des négociations au sein du SNFSI depuis sa création en 2011, évoque la manière dont il a pris connaissance du projet :

Je faisais des recherches par hasard, sur Internet et sur le site du JORT (Journal officiel de la République tunisienne), c’est comme ça aussi qu’on prépare les dossiers à défendre au ministère. Et, là, je tombe sur le projet de code de conduite des policiers, et c’était pas possible. Donc on a fait blocage, et il n’est pas passé.

En effet, le projet est « bloqué » depuis 2016. Les moyens de pression dont dispose le syndicat en font un acteur particulièrement redouté par le ministère. Sa capacité de mobilisation importante lui octroie un poids considérable dans les négociations : en Tunisie comme ailleurs, les revendications policières, articulées à une menace de vacance de la force publique, conduisent le pouvoir politique à être particulièrement soucieux de ménager la colère policière (Jobard, 2016). « Les directeurs généraux ont tous peur du "dégage", ça fait que les syndicats sont devenus puissants. En même temps, les syndicats ont aussi peur des directeurs généraux qui peuvent les traîner devant le tribunal militaire », me déclarait un ancien secrétaire général du SNFSI. Le « dégage » désigne un répertoire d’actions mobilisées par les syndicalistes, emprunté aux mouvements sociaux qu’a connus la Tunisie en 2011, au cours desquels les manifestants appelaient Ben Ali à « dégager ». Depuis 2011, les membres du SNFSI ont ainsi mobilisé sit-in, manifestations dans et devant les casernes afin d’exprimer leur mécontentement à l’égard de la politique menée, et de revendiquer des droits sociaux. Ils parviennent par exemple à obtenir, en septembre 2011, le limogeage du directeur de la garde nationale, le commandant de l’armée Moncef Helali, en allant le chercher directement dans son bureau, et en mobilisant pour ce faire d’autres cadres de la garde nationale[29].

Les positions de directeurs généraux au sein du ministère de l’Intérieur sont particulièrement instables, dépendantes de l’équilibre politique entre les principaux partis (de 2011 à 2014, les trois partis de la troïka, puis Ennahdha et Nidaa Tounes plus récemment). Procédant par décret sur proposition du ministre de l’Intérieur, chaque nouvelle nomination au sein du ministère[30] engendre une vague de départs dans le corps des directeurs généraux. Dans un contexte où la sécurité est érigée en priorité dans les discours politiques et utilisée à des fins de légitimation politique, les postes de hauts fonctionnaires sécuritaires évoluent au gré des controverses, alimentées entre autres par certains syndicats policiers. Cette « fragilité » de la position de directeur général joue en faveur des syndicats policiers lors des négociations avec les parties gouvernementales.

S’imposant comme référence incontournable de l’action publique transnationale après 2011, la « réforme du secteur de la sécurité » serait un des préalables indispensables à une transition démocratique réussie. Or, malgré des signes d’une volonté politique de démocratiser l’institution policière durant la période précédant les élections constituantes, l’ordre sécuritaire a supplanté la mise en place d’une véritable réforme de cette institution. Cet article a montré que cela ne signait pas l’abandon des projets visant le rapprochement entre police et citoyens, mais plutôt leur réorientation dans le sens d’une légitimation de l’action policière. Force est de constater, toutefois, que celle-ci n’appelle ni une réelle implication des citoyens locaux dans le travail policier, ni des modifications des priorités de l’activité policière. S’inscrivant encore dans un discours d’autorité, le « rapprochement » entre citoyens et policiers, dans sa forme actuelle, s’apparente moins à un processus de démocratisation de la police qu’à la reproduction de rapports de pouvoir où les dominés n’ont pas voix au chapitre.

Dans le même temps, l’appropriation de la rhétorique de la « réforme » par les syndicats de forces de sécurité créés après le départ de Ben Ali sert des stratégies de consolidation de leur position afin d’avancer leur agenda. Ils parviennent à influencer la portée du changement au sein de l’appareil sécuritaire, notamment en s’opposant à l’émergence de dispositifs de contrôle externe et de redevabilité des forces de sécurité. En ce sens, l’enjeu de cette étude était moins d’interroger les impacts et la portée de la RSS que les luttes de pouvoir, les rapports de force et les repositionnements opérés en son nom. L’hétéroglossie de la notion permet ainsi l’introduction d’une multitude d’acteurs dans l’action publique de sécurité, parmi lesquels les forces de l’ordre, qui parviennent à faire usage de la RSS en légitimant l’existence des syndicats à prétention représentative.