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Comment expliquer que les romans nous habitent, que nous leur soyons si intimement attachés, alors même, nous en avons tous fait l’expérience, que nous oublions jusqu’aux noms des personnages qui nous ont été les plus chers, incapables de reconstituer les grandes lignes d’une intrigue dont il ne reste plus que des ruines ? Nous avons lu Dominique trois fois, et il ne nous en reste qu’une qualité d’atmosphère, si impalpable qu’il est presque impossible de partager une expérience réduite à une forme d’inconsistance. C’est peut-être à ce titre surtout que le roman est un genre subversif. Non parce qu’il est immoral, parce qu’il raconte des histoires d’adultère, ou parce qu’il ose faire de bagnards en fuite des héros, mais dans l’exacte mesure où il modifie le régime mémoriel de la littérature, lorsqu’il devient, au tournant du xxe siècle, le genre « cardinal[1] », transmettant à la littérature quelque chose de l’incertitude et de l’infidélité de ses souvenirs à lui, toujours vagues ou parcellaires, excessivement sélectifs ou déformés. C’est au genre romanesque qu’il est revenu, pendant près de deux siècles, d’entraîner nos lectures, de les capitaliser en culture, autrement dit de fonder nos consciences. Or, le roman, à la différence de la poésie et du théâtre, est un genre oublieux, où les trous de mémoire sont légion, et, plus encore, où ils sont de règle. C’est un scandale que nous ne percevons plus très bien sans doute, tellement la situation nous est familière, mais dont quelques voix isolées, parmi lesquelles celles de Judith Schlanger et d’Isabelle Daunais[2], ont invité à faire un objet d’exploration. Des voix d’écrivains essentiellement, tant il est vrai que la mémoire « faible et variable » ou la mémoire « vague[3] » du roman est une question qui glisse entre les doigts, dont les outils d’analyse de la critique universitaire ne se saisissent que maladroitement.

Dans une page célèbre d’En lisant en écrivant, Julien Gracq rêve à un protocole qui permettrait de révéler les modalités de la présence des romans dans nos consciences :

Il faudrait comparer entre eux les souvenirs que gardent à distance d’une même oeuvre des lecteurs exercés et de bonne foi, leur faire raconter de mémoire à leur idée le livre — ou plutôt ce qu’il en reste, toute référence au texte omise — noter la récurrence plus ou moins régulière du naufrage de pans entiers qui ont sombré dans le souvenir, de points d’ignition au contraire qui continuent à l’irradier, et à la lumière desquels l’ouvrage se recompose tout autrement. Un autre livre apparaîtrait sous le premier — comme un autre tableau apparaît sous le tableau radiographié — qui serait un peu ce qu’est à la carte économique d’un pays celle de ses seules sources d’énergie[4].

C’est à un exercice de cet ordre que se livre Olivier Rolin, manifestement inspiré par l’exemple de Julien Gracq, dans « La mètis du roman[5] », conférence qui se présente comme une réflexion sur « l’esprit de complexité » dont participe le roman, sur son refus de juger et de conclure. Rolin, conjoignant, de Flaubert à Kundera, les grands jalons de l’histoire du genre romanesque, entendu comme travail de la nuance et aventure de l’individuation, place celui-ci sous le signe d’Ulysse : « L’homme du roman, formé par le roman, [écrit-il,] est polumètis, comme Ulysse. Il serait difficilement un fanatique. Il serait difficilement un amant de la mort ou du trône, Achille ou Agamemnon. C’est un charmeur, pas un tueur. L’homme du roman est subtil. Il est un navigateur, un découvreur. Craignons que n’advienne un monde dont le roman aurait disparu[6]. » Comme Ulysse, le personnage de roman n’a de cesse de défendre, avec souplesse, ingéniosité, une identité menacée, de faire face au péril de l’oubli, chez le Cyclope, chez Circé, chez les Lotophages, chez Calypso. Et comme Pénélope, le lecteur de roman doit patiemment repriser, jour après jour, le souvenir d’Ulysse, l’image fuyante de celui qui s’en est allé au loin.

Le roman n’a cessé de thématiser le péril où il est de perdre ses contours, ou d’être contraint de n’être plus personne, tant il est vrai que

[l]e destin de tout livre est de se transformer, dans l’esprit du lecteur, en une suite de [ces] memorabilia, une succession, ou plutôt un émiettement de scènes discontinues et sans ordre — « la suite des temps, dit Valéry, transforme toute oeuvre — et donc tout homme — en fragments. » Il serait intéressant de comparer, chez plusieurs lecteurs, les ruines de leurs lectures : quelles sont vos ruines des Misérables ? De L’éducation sentimentale ? Qu’est-ce qui tient toujours debout ? Dessinant quel relief, quelles figures ? Y a-t-il une grammaire de l’oubli ? Qu’est-ce qui différencie les ruines d’un tableau, d’une pièce musicale ? Etc. Ceci pourrait être le fondement d’une nouvelle discipline (l’éripiologie ?), symétrique de la génétique[7].

Dans quelle mesure est-il possible, souhaitable, d’inventer une science de l’arrachement, ou, plus précisément peut-être, une science de la séparation[8], qui aurait pour objet de décrire la présence mémorielle des oeuvres, leur existence en nous, à distance de leur corps textuel, une science versée tout entière du côté de la lecture, saisie dans ce qu’elle a de plus intime, de plus irréductiblement singulier ? Le rêve que caresse Rolin, après Gracq et quelques autres, peut sembler inaccessible ; celui qui a donné naissance, il y a une quarantaine d’années, à la génétique textuelle, percer le mystère des consciences créatrices, l’était tout autant.

Il est néanmoins hors de doute que « la science de la séparation » a quelque chose de bien plus utopique que la génétique textuelle, du simple fait que « l’éripiologue » ne saurait faire fond, pour créer les conditions d’une enquête, sur des documents aussi nombreux, aussi riches, aussi suivis, aussi positifs, que le sont les brouillons d’écrivains. Les documents existent — mémoires, autobiographies, journaux personnels, lettres, témoignages, textes critiques, fictions —, mais ils sont dispersés, parcellaires, impuissants à rendre compte, dans toute sa plasticité, d’un processus qu’il est, de toute façon, impossible d’embrasser du regard, du simple fait que les lecteurs d’une oeuvre sont innombrables. Le généticien est installé dans le confort relatif d’une relation monogame : l’oeuvre et son auteur. Le domaine d’investigation de l’éripiologue est absolument sans limites et fait d’approximations, de forgeries, de reconstitutions ou de recréations à la Viollet-le-Duc. Comme l’écrit Valéry, dans la suite de la lettre citée par Rolin : « Rien d’entier ne survit — exactement comme dans le souvenir qui toujours n’est que débris et ne se précise que par des faux. Relire à distance, c’est essayer de recoller une verrerie qui fut brisée[9]… » L’éripiologue n’est pas du côté du texte mais du témoignage. Il n’est pas du côté de l’archive mais de la mémoire. Le domaine des certitudes relatives de la philologie lui est interdit.

Rolin, pour illustrer son propos, convoque deux exemples de ces livres qui habitent, sous la forme ensauvagée de souvenirs, sa bibliothèque intérieure, illustrations qui permettent de mieux saisir ce qu’il entend par « science de la séparation ». Que reste-t-il d’un roman une fois qu’il a été reposé sur les étagères de la bibliothèque ? Une collection d’épisodes, ordonnés de façon à composer une sorte de résumé lacunaire :

Personnellement, des Misérables, l’histoire de Mgr Myriel et des flambeaux volés, celle de la charrette de Fauchelevent, les égouts de Paris, l’éléphant de la place de la Bastille, la masure Gorbeau et le guet-apens tendu à Jean Valjean, son évasion du Petit-Picpus dans un cercueil, la mort de Gavroche, Cambronne à Waterloo, le suicide de Javert… De L’éducation sentimentale : le bateau de Montereau, Frédéric et Rosanette à Fontainebleau, « Il voyagea… », les cheveux gris de Madame Arnoux[10]

On l’aura remarqué, « Il voyagea » fait figure d’exception dans la liste. Seul fragment textuel à échapper au naufrage, cet unique survivant a, par ailleurs, la qualité paradoxale de faire signe vers une ellipse ; et l’on peut escompter, en outre, qu’il doit sa présence dans la liste à la médiation d’autres textes, et plus précisément à la lecture que Proust a proposée de ce « blanc », dans son célèbre article sur le « style » de Flaubert[11]. Ce portrait de mémoire de L’éducation sentimentale est assez sage et bien peigné, assez proche, somme toute, de celui de tout un chacun, de l’idée commune que l’on se fait du roman de Flaubert, dont on sait ce qu’elle doit à la lecture que Proust en a proposée.

Le même exercice a été pratiqué, avec une plus grande liberté introspective, par Julien Gracq, l’inventeur, ou du moins, le patron de ces portraits de lecture :

Certains chefs-d’oeuvre, la mémoire les restituerait à peu près conformes à leur squelette, avec la gradation de leurs épisodes, leur courbe d’ensemble, l’équilibre de leurs proportions, ce qui a lieu pour moi, par exemple, pour Le rouge et le noir (mais non pour la Chartreuse) comme pour Madame Bovary. Dans d’autres cas, toute la carcasse consumée, il ne subsisterait qu’une espèce de phosphorescence incorporelle : de Dominique, rien qu’une certaine tonalité frileuse et automnale, des Liaisons dangereuses, rien que leur frénésie abstraite et sèche comme l’amadou. Et ce qui demeure dans mon souvenir de la relecture que j’ai faite naguère de la Chartreuse, c’est autre chose encore : ce sont les épaves pêle-mêle sur la grève d’un galion porte-trésors. La descente de l’armée sur Milan. Waterloo. La page divine sur les rives du lac de Côme. La tour Farnèse. Les oiseaux de Clélia. L’évasion. Le prince de Parme (avec l’aide du film). L’orangerie du palais Crescenzi. Le tout aussi désinvoltement battu qu’un jeu de cartes, mais uniformément baigné dans l’ozone allègre, hilarant, de la haute montagne[12].

Chez Gracq, le désordre apparent des souvenirs est mis au service d’une visée typologique, qui suggère que « l’éripiologie », s’il doit y avoir quelque chose comme une science de la séparation, doit être comprise comme un adjuvant de la poétique, comme une façon de saisir le travail des formes, en décrivant non pas l’effet esthétique qui leur est propre, mais leur pouvoir de rémanence. Il est des romans qui se déposent en phosphorescence, certains dont on garde le souvenir de la courbe d’ensemble, d’autres encore le souvenir d’une succession d’épisodes isolés, ou même de simples points d’intensité. Prendre appui sur le souvenir de lecture permet d’identifier des familles de romans, autant de manières de poser un nouveau regard sur le corps textuel des oeuvres, ce qui permet d’introduire le lecteur dans le couple oeuvre-auteur, de compliquer d’adultère cette relation monogame. S’inventerait ainsi une sorte de poétique de la lecture romanesque, une façon d’examiner à nouveaux frais le travail des oeuvres, depuis l’expérience de la séparation, depuis la discontinuité, la variabilité ou le vague des souvenirs.

Cette « poétique de la lecture romanesque », telle que ce dossier voudrait en définir les contours, peut s’entendre de deux manières. Dans une première acception, qu’on pourrait dire phénoménologique ou existentielle, et qui correspond à l’éripiologie imaginée par Rolin, elle a pour objet la lecture de romans et la manière dont le lecteur en garde le souvenir tout au long de sa vie. Dans une deuxième acception, qu’on pourrait dire poïétique, elle a pour objet la façon dont le souvenir du roman s’immisce à son tour dans l’écriture romanesque. La poétique de la lecture romanesque veut circonscrire tout à la fois ces deux domaines, qui recouvrent des territoires différents mais adjacents. D’un côté, il s’agit d’interroger le mode d’existence ou plutôt de survie du roman comme quelque chose dont on se souvient vaguement ou de manière inégale, très imparfaite, qu’on ne peut emporter avec soi que sur le mode du souvenir (et donc de l’oubli). De l’autre côté, il s’agit d’étudier le roman lui-même en tant qu’y est figuré et problématisé ce mode particulier d’existence ou de survie qui est le sien. Le devenir-souvenir du roman désigne donc autant la forme de nos souvenirs de lecture que l’intégration progressive dans le roman, depuis que celui-ci est devenu le genre cardinal au tournant du xxe siècle, d’une conscience de son propre devenir. Cette conscience, croyons-nous, a érigé de nouveaux paysages romanesques, non encore explorés par la critique.

La composition de ce dossier se veut exemplaire de cette double manière d’appréhender la poétique de la lecture romanesque, certains articles s’appuyant sur des témoignages de lecteurs de romans, recueillis dans des formes textuelles diverses (entretiens, correspondances, préfaces, journaux, carnets, essais, etc.), d’autres se penchant sur des textes romanesques où le souvenir de romans antérieurs joue un rôle prépondérant.

L’article inaugural de Nathalie Piégay propose de la sorte une typologie des souvenirs de lecture romanesque, tels qu’ils sont racontés dans des romans. Dans un corpus qui va de Proust à Michon en passant par Aragon, Gracq, Perec, Sarraute et Duras, Nathalie Piégay relève qu’il existe une mémoire profonde du roman, qui correspond au roman lu dans l’enfance, où la lecture demeure marquée par l’oralité. Elle montre comment cette mémoire profonde, bien qu’elle soit un moteur puissant pour l’écriture, est refoulée dans le roman parce que négatrice de la lettre du texte, dont elle ne retient que l’impulsion romanesque. Partant de là, elle identifie deux types de mémoire du roman qui résulteraient de ce refoulement : une mémoire hystérique, rapprochée du stade oral, qui cherche à « rejoue[r] la scène de séduction opérée par la lecture », et une mémoire obsessionnelle, rapprochée du stade anal, qui cherche à « protéger le moi des assauts de la mémoire de l’enfance en contrôlant les lectures et les souvenirs qui la constituent ». Le devenir-souvenir ou l’inévitable effacement du roman serait donc combattu dans le roman lui-même de deux manières opposées : par la quête régressive du moment où on faisait corps avec le roman, où celui-ci était pour nous le monde, au prix de la négation de sa lettre, et, à l’inverse, par la manipulation excessive, maniaque du texte, au prix, cette fois, de la perte de son énergie première, de sa « puissance dévoratrice ».

Dans des articles qui portent sur des corpus plus ciblés, Katerine Gosselin et Guillaume Perrier interrogent ensuite l’intrication parfois troublante entre le souvenir du roman et le souvenir autobiographique.

Katerine Gosselin étudie comme un diptyque les deux derniers romans de Claude Simon, Le jardin des Plantes (1997) et Le tramway (2001). Elle montre comment le souvenir du roman et le souvenir autobiographique y sont liés par une même dimension iconique, en vertu de laquelle ils se substituent l’un à l’autre dans la mémoire. Le devenir-souvenir du roman serait ici indissociable du devenir-roman de l’expérience vécue, tous deux confondus dans un même devenir-image dont le figement traduirait l’impossibilité de remonter au présent de l’événement. C’est cette remontée que tenterait malgré tout le narrateur-écrivain du Jardin des Plantes en réécrivant son expérience de la débâcle de mai 1940 en parallèle de longues citations de Sodome et Gomorrhe, choisies, semble-t-il, parce qu’elles racontent une conversation tenue à la même heure et sous le même soleil déclinant que la fuite de Simon sur la route des Flandres. Le redéploiement littéral du texte de Proust, manifestation de la mémoire obsessionnelle définie par Nathalie Piégay, viserait ici non à contrôler le souvenir du roman mais, paradoxalement, à retrouver l’accès à ses propres souvenirs, à son propre temps, dont le roman serait devenu le seul dépositaire.

La question du souvenir autobiographique est ensuite abordée par Guillaume Perrier dans l’étude du paratexte de la trilogie Les lois de l’hospitalité (1965) de Pierre Klossowski, où celui-ci revient sur le processus de création romanesque. L’« Avertissement » et la « Postface » des Lois de l’hospitalité, de même que les manuscrits et fragments inédits qui s’y rattachent, sont considérés comme un « essai virtuel » redoublant la fiction d’un discours théorique, lequel, montre Guillaume Perrier, met l’accent sur le « rôle paradoxal de la mémoire dans la création klossowskienne ». Le discours de Klossowski, en effet, d’un côté récuse la mémoire dans l’écriture du roman autobiographique, postulant que la constitution d’une fiction cohérente de soi nécessite l’oubli des souvenirs personnels. Mais cette récusation doit permettre de faire advenir ou plutôt de faire surgir une autre forme de mémoire, que Guillaume Perrier définit comme « sous-venir », reprenant le néologisme forgé par Klossowski dans ses manuscrits. Apparenté à la mémoire involontaire de Proust, le « sous-venir » désignerait une mémoire dépersonnalisée, inconsciente, dans laquelle une intensité première ou une forme d’éternité jaillit, « se remémore [au sujet] par-delà l’oubli ». Dans une perspective génétique, le devenir-souvenir désignerait ici la façon dont le roman peut devenir « sous-venir » de soi, dépositaire pourrait-on dire, là encore, mais dans une altérité identitaire insurpassable et irréductible.

Les articles de Camille Koskas et de Christophe Pradeau jettent ensuite les bases de ce qu’on pourrait appeler une nouvelle intertextualité, étudiant toujours, selon la formule consacrée, la « [r]elation de co-présence entre deux […] textes[13] », mais dont l’un, cette fois, est médiatisé par le souvenir, interposant entre les textes une sorte de texte-fantôme, plus difficilement palpable.

Camille Koskas étudie le lien qui unit de la sorte Le pont traversé (1921) de Jean Paulhan et Le Grand Meaulnes (1913) d’Alain-Fournier. Elle montre comment le récit de Paulhan porte les traces non pas du texte lui-même du Grand Meaulnes mais du souvenir qu’en a gardé Paulhan, constitué et entretenu pendant les années de la guerre dans sa correspondance avec son ami Albert Uriet, qui deviendra le premier illustrateur du roman d’Alain-Fournier en 1925. L’étude de la correspondance révèle le processus de constitution d’une mémoire commune du texte romanesque dans le contexte de la guerre : c’est à ce texte « souvenu » par les deux amis, présent textuellement dans la correspondance, que renverrait Paulhan dans Le pont traversé, comme le confirme l’étude comparée des textes narratif et épistolaire paulhaniens. La correspondance permet de donner corps au texte-fantôme constitué par le souvenir, rendant palpable l’écart entre un roman, ses ruines mémorielles et un texte nouveau qui les redéploie : le devenir-souvenir du roman, ici, ne va pas sans une relance ou sans le devenir-roman du souvenir.

L’article de Christophe Pradeau porte sur un passage-clé de Du côté de chez Swann (1913), où le narrateur décrit une curiosité enfouie dans la crypte de l’église de Combray : une « profonde valve » creusée dans la pierre tombale d’une « “princesse franque” », résultat de la chute d’une lampe qui, le soir de sa mort, se serait par miracle « “enfoncée dans la pierre” ». Les citations précédentes sont extraites du texte de Proust, qui cite lui-même un texte antérieur mais sans l’attribuer. Si la critique désigne communément ce texte comme une reprise « “presque textuelle” » de l’histoire de la reine Galeswinthe racontée par Augustin Thierry dans les Récits des temps mérovingiens (1840), Christophe Pradeau relève des disparités entre les textes de Proust et de Thierry qui contestent cette attribution unique. Il suggère alors de considérer plusieurs attributions possibles, dont l’une serait « ce que le texte est devenu dans la mémoire du narrateur ou encore dans celle de Proust ». Le rapprochement effectué par Proust entre la « profonde valve » et les petites madeleines, qui semblent « moulées dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques », permet dès lors d’associer le miracle de la lampe enfoncée dans la pierre à celui de la mémoire involontaire, faisant de l’histoire de Galeswinthe et, avec elle, du caractère vague des souvenirs de lecture, « un des foyers de La recherche ». Ce lien métaphorique est conforté par un lien thématique entre l’histoire de Galeswinthe, marquée par la séparation douloureuse avec la mère, et la scène inaugurale de La recherche du temps perdu. Le devenir-souvenir du roman se déclinerait ainsi chez Proust comme une expérience de la séparation, expérience originelle intrinsèque à toute lecture, et dont Galeswinthe serait la figure la plus mémorable.

C’est à l’époque où Augustin Thierry écrit ses Récits des temps mérovingiens que nous ramènent finalement Mathieu Simard et Isabelle Daunais, le premier par le biais de La semaine sainte (1958) d’Aragon, qui en ferait un moment clé de l’histoire du roman, et la seconde en situant au coeur de cette époque une « crise de la mémoire » où se rencontreraient le souvenir imparfait du roman et la mémoire depuis lors nécessairement incomplète, trouée d’oubli, du savoir humain.

Rappelant la fortune du genre des Mémoires au début du xixe siècle, et particulièrement sous la Restauration, Mathieu Simard relève dans La semaine sainte, qui raconte l’histoire du peintre Géricault en 1815, la présence de nombreux traits stylistiques, figures et topoï qui semblent empruntés directement à la rhétorique mémorialiste, sorte d’anachronisme au moment où écrit Aragon, en plein essor du Nouveau roman. Par ces emprunts, propose Mathieu Simard, Aragon rappellerait ce que le roman doit au genre des Mémoires, lequel aurait contribué à affirmer, dans une période marquée par la désorientation idéologique et historique, « la valeur d’authenticité expérientielle de la fiction » contre la visée référentielle de l’historiographie moderne. Ce souvenir des Mémoires permettrait à Aragon de se positionner, à la manière du mémorialiste, en témoin exemplaire de l’histoire, exemplarité complexifiée ici par le procédé de « stéréoscopie » qui superpose l’histoire de 1815 et celle d’Aragon vétéran de la Première Guerre et militant communiste. Le roman témoignerait ainsi non pas tant d’événements en particulier que de l’impossibilité, dans ce qu’on peut appeler le régime d’historicité moderne, « d’accorder sa conscience au rythme des événements », auxquels, semble-t-il, on ne peut jamais être présent qu’après coup, c’est-à-dire autrement que sur le mode du souvenir, invariablement relancé, réagencé par l’imagination. Mathieu Simard suggère de la sorte que le roman serait déjà souvenir, avant même de le devenir : tirant son origine des Mémoires, il se définirait comme le souvenir de ce qu’a été le présent, de ce qu’a été un monde auquel il peut « tendre son miroir », mais qui « ne peut [en définitive] que lui échapper ».

C’est bien d’un tel monde que rendrait compte le roman depuis ce qu’Isabelle Daunais nomme, citant Richard Terdiman, la « crise de la mémoire » qui survient dans le deuxième quart du xixe siècle. Cette crise marquerait la fin de « la minute goethéenne », dernier moment de l’histoire où le monde, au tournant du xixe siècle, pouvait encore être saisi par la mémoire individuelle « dans sa totalité raisonnable ». C’est la mémoire imparfaite du roman, propose Isabelle Daunais, qui en aurait fait le genre par excellence d’une époque où la mémoire devient associée à la perte et au manque, où elle ne parvient plus à suivre le rythme d’évolution du monde. Le roman est ensuite étudié en tant qu’il coïncide avec la crise de la mémoire post-goethéenne et se module en fonction de ses différentes transformations et mutations jusqu’à nos jours. Si le roman, chez Balzac et Zola et jusqu’au roman-fleuve, a d’abord servi de substitut pour la mémoire en crise, de par sa capacité à embrasser et contenir une grande quantité de matière, c’est de cette capacité même dont il aurait cherché à se délester par la suite, jusqu’à devenir, chez des romanciers comme Proust et Woolf, le lieu pour enregistrer la disparition, pour « laisser partir ce qui ne peut plus être conservé ». Isabelle Daunais repère finalement une dernière mutation de la crise, à laquelle le roman répondrait en mettant à distance la mémoire elle-même, laissant le personnage seul face au présent, lequel serait devenu, après le passé ou l’avenir, « la forme nouvelle de l’adversité ». Plus que le devenir-souvenir du roman, c’est le devenir-souvenir du monde, du temps, de nous-mêmes qui ressort ici, et dont le roman porterait, de manière exacerbée mais dans toute sa malléabilité, la conscience.

Il nous semble emblématique que ce dossier, débutant sur des citations de Gracq et Olivier Rolin, se poursuivant par l’étude des Perec, Duras, Sarraute, Aragon et Simon jusqu’à Michon, remonte ensuite de Klossowski, Paulhan et Proust jusqu’à Balzac et aux mémorialistes pour mieux revenir au roman contemporain. À la double acception phénoménologique et poïétique annoncée précédemment, s’ajoute en effet une acception historique de la poétique de la lecture romanesque, qui est aussi une poétique du roman en devenir. Le devenir-souvenir du roman, c’est aussi ce que le roman devient progressivement tout au long de son histoire, du moins depuis qu’il a fait de la mémoire un enjeu, tout à la fois thématique et formel : que nous dit du genre romanesque l’avènement du roman de la mémoire, et par-delà ce moment de l’histoire du genre, l’insistance avec laquelle il a fait du souvenir, depuis ses origines, quelque chose comme son plus beau souci ? C’est à ces questions que les contributions qui suivent tenteront de répondre.