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Comparer ou ne pas comparer en histoire des religions, telle est-elle la question ? Il semble que la venue du postcolonialisme, comme l’avance Wendy Doniger (2000), et plus largement du postmodernisme, nous oblige à répondre « oui, telle est la question ». En effet, comme Wendy Doniger le rappelle, ces nouveaux courants de pensée ont remis en question non seulement la valeur heuristique de la comparaison, mais ces effets : le comparatisme qui, lors de la « modernité » — comprise au sens de paradigme épistémologique — se voulait un outil d’accès à l’altérité, un outil d’humanisation de l’Autre distancé de l’observateur par son étrangeté apparente, fut ultérieurement compris comme l’exact opposé, soit un outil d’oppression de cette même altérité (Doniger 2000, 64). Toujours d’après Doniger, les études postcoloniales — avec l’Orientalisme d’Edward Said comme l’une des figures de proue — ont posé que la comparaison d’un « soi » à une quelconque altérité — le Moyen-Orient dans l’optique d’Edward Said — ne relève aucunement de l’ordre de l’heuristique, mais qu’elle servirait plutôt à réifier une perception de l’autre. Selon cette perspective, l’observateur attribuerait à ceux qu’il compare une réalité qui n’existe pas. Le postmodernisme porte un jugement similaire sur le comparatisme, Stephen A. Tyler pouvant ici servir d’archétype. Afin de ne pas tomber dans le piège de la réification de l’autre, cet auteur propose une ethnographie « poétique » où l’on étudie « a reality fantasy of a fantasy reality [,] [t] hat is to say, it is realism, the evocation of a possible world of reality already known to us in fantasy » (Tyler dans Ray 2000, 102). En posant que l’objet à étudier est « a reality fantasy of a fantasy reality », Tyler laisse entendre que la réalité de toute altérité est, et sera toujours, un inaccessible ; de ce fait, l’autre ne se dépeint qu’artistiquement, il échappe à la science[1]. Par conséquent, comparer ne sert pas à comprendre l’autre, cela sert à en réifier la représentation imaginative que l’on peut s’en faire.

Cette volonté postmoderne et postcolonialiste d’opérer un changement paradigmatique frappa assez fort les esprits, au point de communément présenter le comparatisme comme un équivalent de l’impérialisme culturel. Mais est-ce que la comparaison tant décriée par ces courants de pensée mène inévitablement à la réification, voire à la reconduction de l’impérialisme culturel ?

L’ambition du présent article n’est pas tant d’offrir une réponse définitive à la question de la pertinence de la comparaison que d’offrir une réflexion sur celle-ci. Plus précisément, l’objectif ne consiste pas ici à trancher définitivement sur la question — bien que je prendrai position —, mais à explorer la complexité inhérente à ce questionnement, une complexité souvent occultée par ceux statuant rapidement ou sommairement sur la chose. Ce texte ne se veut pas non plus un état de la question ou une revue exhaustive de la littérature ; cela a déjà été fait[2]. Le présent texte est simplement la présentation de mon cheminement intellectuel en ce qui a trait à la question du comparatisme ; sa visée est de partager ma réflexion afin d’éclairer tout éventuel lecteur sur la complexité épistémologique, souvent insoupçonnée, associée à la méthode comparative.

L’article se divise en trois sections. Dans la première section, intitulée « Le comparatisme se fonde-t-il ? », j’aborderai sommairement le cognitivisme (et la réalité) ainsi que les penseurs Angelo Brelich, Émile Durkheim et Élise Julien. Dans la deuxième section, « Deux positions d’historiens », il sera question du rapport diamétralement opposé à la comparaison des historiens Paul Veyne et Jack Goody. Dans la troisième section, « Faut-il comparer ? », plusieurs idées sur la question, en passant de Marcel Détienne au collectif A Magic still Dwells — Comparative Religion in the Postmodern Age (Patton et Ray 2000), seront traitées afin de poser les bases pour notre conclusion dans laquelle nous tenterons de réponse à la question.

La majorité des auteurs mobilisés dans le présent article, à l’exception d’Élise Julien[3], ont été sélectionnés pour la simple raison qu’ils font office de figures significatives, voire de fondateur, dans leur champ d’études respectif. Il est à noter que le recours à un ouvrage de l’écrivain scientifique John Gribbin (2009), un vulgarisateur de la science physique, peut a priori sembler incongru dans un article traitant de la discipline historique — d’autant plus qu’il sera question d’un aspect théorique excessivement spéculatif de la physique quantique. Or, selon nous, ce détour par la physique est justifié, car nous tenons à mettre en relief que la problématique comparative existe dans la totalité des disciplines scientifiques : des sciences humaines aux sciences dites « pures »[4].

1. Le comparatisme se fonde-t-il ?

1.1 Cognition et réalité

Nous amorcerons cette section par une longue digression sur la question de la réalité et la perception que l’on peut en avoir, notamment en ce qui a trait à son substrat biologique, le cerveau. Pour cette parenthèse, nous passerons par Lawrence E. Sullivan (2000) qui, sans être un neurobiologiste, s’intéresse au rapport entre le monde et notre perception. Selon lui :

studies of brain plasticity and development, such as those published by J. R. Cronly-Dillon, show that the brain’s innate coding systems can also be modified by experience. […] Every person’s visual field is therefore full of suppressed images or “ghosts” of which the viewer is totally unaware, but which compose the full experience of vision. What is most provocative is that the cues which trigger the fusion or suppression of images are not completely mechanistic. Instead, these fusions and suppressions are often the outcome of interpretations based on the cultural meaning of experience. Such interpretations can override the built-in physiological system that processes depth impression. […] I would not look for religion in the brain’s operations primarily at the level of a “gene for religion” or at the level of a hardwired neural pattern for specific religious experiences.

Sullivan 2000, 213-214

Il faut comprendre que cette théorisation de la perception humaine est incroyablement lourde de conséquences, si prouvée ou du moins acceptée ; le postulat cognitiviste selon lequel toute compréhension est le fait d’un « câblage » cérébral inné permettant une possibilité incroyablement élevée, mais finie, d’algorithmes se verrait compromis[5]. En effet, ce qu’avance Sullivan, c’est qu’il n’existe pas de structure innée, anthropologique et universelle du cerveau : tout « câblage » cérébral, sans être infini, aurait la capacité de constamment se remodeler en fonction des environnements et perceptions. Donc, si la possibilité de connexion est limitée, la possibilité d’agencement et réagencement, elle, pourrait être infinie (au sens où jamais elle ne prend fin). Ce que nous vivons formerait notre cognition qui, elle, influencerait notre perception, laquelle à son tour, influencerait le futur réarrangement, et ainsi de suite. Il faut comprendre que l’acceptation d’une telle idée met fin à la « quête des origines » de nos compréhensions et perceptions car notre cognition serait une construction perpétuelle.

Le recours à cette digression avait pour objectif d’introduire la question de la possibilité d’un impératif cognitif de la comparaison chez l’humain. En bref, l’humain peut-il comprendre quoi que ce soit sans un acte initial de comparaison ? Il semblerait que — si l’on prend le terme comparaison dans son acceptation large — la réponse soit non, car la pensée humaine est fondamentalement comparative. Si l’on comprend la comparaison par le fait de mettre en relation tout objet (ou unité) avec un autre, le langage, comme l’explique Sullivan (2000, 219) en se référant à Roman Jacobson, est initialement un acte de comparaison. Lorsqu’un ensemble de mots est énoncé à voix haute, on distingue et l’on fait sens de ces derniers parce qu’ils sont instinctivement comparés à tout ce qu’ils ne sont pas, soit tous les autres sons (et silences) et tous les autres mots existants[6]. À l’écrit, on saisit un mot parce qu’on le distingue, en comparaison avec les mots l’entourant[7].

Plus haut, nous avons écrit « le fait de mettre en relation tout objet (ou unité) avec un autre » pour préciser ce que l’on peut largement comprendre par comparaison. Or, cette définition comprend déjà implicitement une comparaison d’un autre ordre. Pour élaborer sur la question, nous pourrions nous tourner vers l’idée d’un passage de l’indifférencié au différencié tel que théorisé par George Bataille dans Théorie de la religion (1978), par exemple. Toutefois, nous préférons nous tourner vers l’idée de satori no mae no jitsubutsu, telle que posée par le moine de la secte bouddhiste tendai 天台 Sonshun尊舜 (1451-1514)[8], pour illustrer notre propos. Comme Fabio Rambelli l’explique :

Sonshun saw the moment of Sākyamuni’s enlightenment (and, before that, of the enlightenment of the first Buddha ever, Vipaṣyin) as the beginning of a fundamental dualism haunting Buddhism, one separating sentient beings, prisoners of sasāra, from awakened buddhas. This dualism could be overcome only by going back to the time preceding the appearance of the first Buddha, before the moment of his enlightenment […] It goes without saying that this position stretched the conceptual limits of Buddhism to their extremes, because it implied that it was the first Buddha himself who had created the original, fundamental discrimination opposing ignorance to enlightenment ; Buddhism was thus envisioned paradoxically as a system to produce discriminatory thinking and, consequently, suffering — but also as a way toward salvation.

Rambelli 2009, 242-243

La thèse centrale est que le monde connait deux états, l’un originaire où aucune distinction n’est possible et imaginable et un second, fondé (ou même créé) par l’illumination du premier Bouddha, où la prise de conscience du dharma donna naissance au dualisme (dualisme entre l’illumination et la non-illumination) qui est la réelle cause du samsāra. Bref, ce que Rambelli semble dire (à propos des idées de Sonshun), c’est que sans l’illumination du Bouddha, son message serait d’une complète inutilité : le cycle de la réincarnation s’amorça au moment où il fut possible d’opposer l’illumination à autre chose, donc de la comparer à un contraire. Mais, ce qui s’avère intéressant est que le monde matériel, immanent ou non illuminé est le produit de la conscientisation de la dualité ; la réalité qui nous entoure est le produit du fait que nous avons accédé à la compréhension de la non-unité des choses. Nous pouvons objectiver notre réalité dans la mesure où nous la « dualisons ». Notre monde ne serait donc que dualité et pour s’en sortir il faut atteindre le nirvana — rien de moins. Dans cette optique, la seule sortie possible de la comparaison est la sortie du monde.

Cette idée bouddhiste ne nous fournit peut-être seulement qu’une interprétation du monde sans pour autant épuiser les explications possibles du réel[9]. Peut-être que la métaphysique quantique[10] de John Gribbin (2009) peut — précisons que nous ne sous-entendons pas que cette mise en forme du réel est supérieure à celle du bouddhisme — nous éclairer sur la question. D’abord, lisons-le :

L’interprétation de Copenhague conventionnelle appréhende ces possibilités selon une perspective différente, et dit, en effet, que les deux fonctions ondulatoires sont également irréelles, et que seule l’une d’entre elles se concrétise quand nous regardons à l’intérieur de la boîte [du chat de Schrödinger]. […] Confronté à une décision, l’ensemble du monde — l’univers — se divise en deux versions de lui-même, identiques à tous les égards excepté que dans une version l’atome se désintègre et le chat meurt, alors que dans l’autre l’atome ne se désintègre pas et le chat vit.

Gribbin 2009, 276

Bien qu’elle soit tronquée et sortie de son contexte, cette citation permet de se familiariser avec l’expérimentation mentale dite du « chat de Schrödinger », célèbre dans le cadre de la physique quantique. L’idée à retenir est que la réalité est une trame où, à chaque instant, l’existence dans son ensemble — on parle ici d’un infini — prend une décision entre être ceci ou cela (ici ou là dans l’exemple du chat de Schrödinger). La totalité des choix pris à chaque instant par l’existence forme notre réalité. Notre monde pourrait ainsi être l’adjonction d’une infinité de « choix » binaires pris en continuité par l’existence, ou l’univers pour la nommer autrement. Tout ce qui existe ne serait qu’une pluralité de binarités[11].

La combinaison de la vision bouddhiste de Sonshun — où tout ce qui existe est une objectivation par dualisme — avec la théorie de la physique quantique — où la réalité est une série de binarités infinie —, lue à la lumière de l’idée d’une cognition en perpétuel réarrangement telle que posée par Lawrence E. Sullivan, nous amène à formuler la question suivante : une réalité qui serait fondamentalement binaire peut-elle être comprise autrement que par comparaison ? Si l’on accepte les propositions précédentes, refuser la comparaison serait de se couper de toute forme de connaissance de la réalité, car pour échapper à la comparaison il faudrait trouver le moyen de se couper de toutes perceptions du monde. Sans aller aussi loin, la théorie du langage de Jacobson permet d’avancer que sans comparaison, le langage ne peut pas exister. Dans la même optique, il faut reconnaitre que toute traduction est un acte de comparaison : un terme dans une langue donnée est comparé au vocabulaire d’une autre langue afin de pouvoir y associer un nouveau terme qui est sémantiquement le plus similaire possible[12]. Ainsi, quiconque en appelle à une mise à l’écart de la comparaison, comprise dans son sens large, en appelle d’une certaine manière à se taire, car il ne serait plus possible de dire ou de comprendre quoi que ce soit.

En vérité, il serait étonnant que l’hostilité du postcolonialisme et de du postmodernisme à l’endroit du comparatisme vise la comparaison entendue d’une manière aussi large. La condamnation de la comparaison ne semble s’appliquer que lorsqu’elle fait office d’outil de compréhension de ce qui est arbitrairement identifié comme une altérité culturelle ou civilisationnelle. On peut noter au passage que cerner une altérité suppose déjà un acte de comparaison[13]. Il est légitime de remettre en question une méthode qui perd ses fondements lorsqu’on la fait passer d’une échelle macro à une échelle méso ou micro. Si les principes interdisant les macro-comparaisons (comparaison interculturelle) sont logiques, pourquoi ne le seraient-ils pas à une autre échelle ? Ou inversement, si la micro-comparaison nécessaire à la compréhension du langage est admissible, voire impérative, qu’est-ce qui, précisément, la rend inadmissible à une autre échelle ? Il convient maintenant de réfléchir aux fondements de la comparaison entre méso et macro-ensembles. Donc, précisons la question : autrement que par la cognition, la macro-comparaison se fonde-t-elle ?

Avant d’aller plus loin, une précision s’impose : qu’entendons-nous par macro-comparaison ? La macro-comparaison est plus qu’un réflexe cognitif — voire un impératif intellectuel —, c’est une méthode qui a recours de manière systématique à au moins un troisième de comparaison (ou dénominateur de comparaison) liant ou dissociant deux sujets. Un troisième de comparaison n’est pas forcément un dénominateur commun, il peut également être un élément de différenciation. Ce qui nous amène aux aboutissants du spectre de la comparaison, c’est-à-dire l’homogénéisation et la différentiation. Lorsqu’on compare deux sujets, on établit en quoi ils s’homogénéisent ou en quoi ils se différencient. Par exemple, on pourrait comparer une pomme et une banane en fonction du troisième de comparaison qui serait ici le concept de fruit et établir qu’ils y sont homogènes : aucun des deux n’est plus ou moins un fruit que l’autre. Cependant, on pourrait également les comparer en fonction d’un autre troisième de comparaison, celui de sphère, et établir que pomme et banane diffèrent à l’aune de ce dernier. En bref, la comparaison en tant que méthode sert à statuer tant sur l’unité d’ensemble des choses que sur leur originalité propre, dépendamment toujours du troisième de comparaison invoqué. C’est le fondement de cette pratique comparative, établie en tant que méthode d’analyse en histoire des religions, que l’on tentera maintenant d’examiner chez différents auteurs.

1.2 Angelo Brelich et le diffusionnisme

Pour Angelo Brelich le comparatisme n’a pas à se fonder cognitivement puisqu’il se fonde culturellement : il y aurait eu un temps — un temps qui, commodément « ne peut pour l’instant être déterminé » (Brelich 1970, 48) — où l’humanité aurait connu une unité culturelle qui justifie le recours à la comparaison. Selon lui, la comparaison « n’est pas fondée sur une prétendue “nature humaine” commune et n’a pas pour but de démontrer que la “religion” en fait partie ; elle n’est pas non plus fondée sur une prétendue “évolution” uniforme de la religion et ne vise pas en établir les “lois”. Elle se fonde […] sur l’unité de l’histoire humaine. […] L’unité de l’histoire humaine est avant tout donnée par son début » (Brelich 1970, 47-48). Donc, au même titre que la comparaison génétique dans un arbre taxonomique, la macro-comparaison entre cultures se fonde sur une origine commune. Le problème est que cette origine commune n’est pas encore prouvée : Brelich laisse dans une certaine manière au futur le soin de lui donner raison. Donc, pour l’instant, on se trouve face à un argument du silence, voire même infalsifiable[14] ; en effet, l’argument fondé sur une preuve à venir peut toujours se révéler « vrai ». Si l’idée d’une origine humaine commune semble peu contestée — et encore, elle n’est pas incontestée, mais cela dépasse nos propos —, elle ne garantit pas une homogénéité culturelle initiale pour autant. L’homme en tant qu’espèce zoologique aculturelle aurait bien pu se disperser sur différents territoires pour ensuite devenir « l’homme, en tant qu’espèce zoologique possédant une culture » (Brelich 1970, 48).

Pour expliciter la pensée de Brelich, attardons-nous à un exemple, soit celui de l’arc à flèche. Comment se fait-il qu’une technologie non rudimentaire — on ne parle pas d’un biface en silex, mais d’un outil de propulsion à tension — se retrouve dans pratiquement tous les ensembles civilisationnels, et ce, sur tous les continents[15] ? Selon la perspective de Brelich, l’arc à flèche a connu probablement une origine ante-diffusion de l’humanité : si une telle technologie se retrouve partout, c’est qu’elle aurait été conçue en un même endroit, puis elle se serait répandue. Aussi, parce que les arcs à flèche connaissent une origine commune leur mise en comparaison se verrait fondée. Jouons le jeu de cet exemple et comparons les arcs du monde[16]. D’abord qu’entendons-nous par arc à flèche ? Un bout de bois courbé par la tension d’une corde ? Si tel est le cas, les peuples des steppes asiatiques ne connurent pas l’arc à flèche ; leurs steppes étant pratiquement dépourvues de bois, la hampe de leur arc fut conçue à partir de matériaux composites. De plus, la hampe de leurs arcs n’était pas à proprement parler courbée par la tension de la corde, mais plutôt recourbée/dépliée (« décourbée », pour ainsi dire). Si l’arc n’est qu’un bout de bois, le Japon n’a pas non plus connu l’arc ; l’arc japonais étant un assemblage de lanières asymétriques de bambou de différentes tensions. Donc, comment expliquer ces différences somme toute majeures[17] à partir d’un modèle diffusionniste à la Angelo Brelich ? En s’y attardant (en comparant), l’exemple de l’arc semble bancal, car les différences sont telles qu’il devient malaisé de les expliquer à partir d’une origine commune. Comment des peuples désirant construire un arc à partir d’un bout de bois firent-ils ce pas de géant vers les matériaux composites et les arcs recourbés ? Et si le point d’origine est l’arc recourbé en matériaux composites, comment expliquer une perte de technologie qui parait radicale ? N’est-il pas plus simple d’envisager que, face à la nécessité de développer une arme de jet, certains peuples ont développé une technologie simple, telle que le bois tendu par une corde, et que d’autres ont développé une technologie beaucoup plus complexe, tel un assemblage composite enroulé sur lui-même et déroulé par la tension d’une corde ? Ici, la notion d’arc à flèche ne vient-elle pas brouiller les pistes ? Ce que l’on entend par « arc à flèche », le terme, englobe peut-être des réalités trop diverses pour n’être associées que pour leur fonction et encore plus grossièrement pour leurs formes. Peut-être que la comparaison vient ici créer une « famille » technologique qui n’a pas lieu d’être : les arcs asiatiques étant une « famille », les arcs européens et américains étant d’autres « familles » technologiques. N’avons-nous pas, par comparaisons trop hâtives, fusionné des ensembles distincts ? Au sens évolutionniste, n’avons-nous pas fait de plusieurs embranchements taxonomiques un seul taxon ?

Mais arrêtons là ce jeu de la comparaison des arcs, car nous jugeons le modèle diffusionniste de Brelich à partir d’un exemple qui lui est prêté alors que nous n’avons pas de preuve qu’il est réellement de lui — les maigres trois pages mobilisées ici ne permettent certainement pas d’attribuer cet exemple à l’auteur. Le point que nous tenons à relever est que, en retenant le postulat d’une origine commune, nous traitons les phénomènes comme tels et les expliquons de manière à respecter le postulat. Le risque d’élaborer des argumentaires afin de valider le postulat est présent et le danger du raisonnement circulaire guette la quête intellectuelle :

  • Pourquoi devrais-je traiter les arcs du monde comme une même technologie ?

  • Car ils ont la même origine.

  • Pourquoi dit-on qu’ils ont la même origine déjà ?

  • Car ils sont de la même technologie. Etc.

Donc, oui, Brelich parvient à fonder le comparatisme à l’aide d’un modèle diffusionniste. Cependant, ce fondement reste à prouver, « à déterminer ». De plus, ce fondement, postulé comme éventuellement prouvable, semble être propice à la production d’arguments reposant, consciemment ou non, sur un raisonnement circulaire. Bref, ce schéma part d’un postulat pour éventuellement y revenir. Par contre, il faut bien le dire, avec l’exemple de l’arc à flèche, la possible déficience du postulat diffusionniste voulant fonder la comparaison fut relevée à l’aide de la comparaison. On l’en vient donc à questionner le fondement du comparatisme de Brelich par un argumentaire qui est lui-même comparatiste ; implicitement, une telle approche reconnait un fondement au comparatisme, et ce, quel qu’il soit. Continuons donc de chercher un fondement et passons à Émile Durkheim.

1.3 Émile Durkheim et la méthode sociologique

Selon Julien (2005, 191-192), c’est « [s]ous l’influence des sciences sociales [que] le comparatisme s’affirme alors en bousculant l’histoire traditionnelle. C’est ainsi qu’il y a plus de cent ans a lieu la première polémique fameuse marquant le développement de l’histoire comparée »[18]. Ce qu’elle semble désigner par « sciences sociales », sans pour autant le nommer, c’est l’oeuvre de Durkheim : bien qu’il n’y ait aucune référence explicite au fondateur de la sociologie française de la religion au sein de l’article, Les Règles de la méthode sociologique figure néanmoins dans la bibliographie. En effet, dans son chapitre « Règles relatives à l’administration de la preuve », Durkheim (2009 [1895]) précise les raisons et les modalités de la comparaison. Attardons-nous à la phrase introduisant le chapitre : « Nous n’avons qu’un moyen de démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre, c’est de comparer les cas où ils sont simultanément présents ou absents et de chercher si les variations qu’ils présentent dans ces différentes combinaisons de circonstances témoignent que l’un dépend de l’autre » (2009 [1895], 171). La causalité est donc le fondement du comparatisme. Plus précisément, comme l’on postule que tout phénomène connait une cause, pour étudier la cause il faut comparer. On se retrouve encore devant une forme de raisonnement circulaire ; puisqu’on postule que tous les phénomènes sociaux sont tributaires d’une ou de plusieurs causes, il y a forcément matière à déceler une cause. Cependant, il serait faux d’affirmer que le postulat d’une origine commune de Brelich est de même nature que la causalité de Durkheim : il est en effet difficile d’envisager un quelconque phénomène sans cause. Toutefois, peut-on réellement fonder le comparatisme sur la simple acceptation d’une causalité ?

En admettant que toutes choses doivent dépendre de causes, est-ce que l’exigence de déterminer précisément celles-ci permet de valider le recours à la comparaison ? Durkheim répond ainsi :

[…] un même conséquent ne résulte pas toujours d’un même antécédent, mais peut-être dû tantôt à une cause et tantôt à une autre. Cette conception du lien causal, en lui enlevant toute détermination, le rend à peu près inaccessible à l’analyse scientifique ; car il introduit une telle complication dans l’enchevêtrement des causes et des effets que l’esprit s’y perd sans retour. Si un effet peut dériver de causes différentes, pour savoir ce qu’il détermine dans un ensemble de circonstances données, il faudrait que l’expérience se fît dans des conditions d’isolement pratiquement irréalisable, surtout en sociologie. […] Si donc on veut employer la méthode comparative d’une manière scientifique, c’est-à-dire en se conformant au principe de causalité tel qu’il se dégage de la science elle-même, on devra prendre pour base des comparaisons que l’on institue la proposition suivante : À un même effet correspond toujours une même cause.

Durkheim 2009 [1895], 173 et 175

Durkheim admet donc, de fait, que la simple causalité ne saurait fonder le comparatisme puisque, ultimement, rien n’indique que les causes et effets sont toujours du même ordre, qu’ils sont toujours similaires. Si une cause peut aléatoirement aboutir à n’importe quel effet et que, pareillement, tout effet peut être le résultat de différentes causes, le principe de causalité s’avère être un vrai casse-tête. Pour que la causalité justifie le recours à la comparaison, il faut lui supposer un aspect nomothétique ; à toute cause une seule conséquence, à tout phénomène une seule cause. Bref, les phénomènes humains doivent être régis par des lois « naturelles » où rien n’est laissé au hasard, où tout est prévisible par équation. Sans m’aventurer dans une réflexion sur la relation entre les approches nomothétique et idiographique — ce qui dépasserait largement le sujet de cet article —, disons simplement que le postulat selon lequel les phénomènes humains se soumettent à une quelconque loi connait ses limites[19]. Mais les limites de l’approche nomothétique ne sont pas ici la question : ce sont plutôt les différentes strates que Durkheim rajoute progressivement à sa méthode afin que l’ensemble ne s’écroule pas qui nous intéressent. Pour fonder le comparatisme à l’aide de Durkheim, il faut accepter une causalité des phénomènes sociaux, régis par des lois « naturelles », et le seul moyen « de démontrer qu’un phénomène est cause d’un autre, c’est de comparer » Durkheim (2009 [1895], 171). Bref, nous avons là un raisonnement circulaire : nous comparons, car tout est le fruit d’une causalité nomothétique, et cette causalité est prouvée par la comparaison.

Le raisonnement circulaire de la méthode de Durkheim est tel parce qu’il contient des méthodes visant à se préserver et à s’extraire de toute contre-argumentation. Comme il l’écrit lui-même :

Si la déduction est possible et si la vérification réussit, on pourra regarder la preuve comme faite. Si, au contraire l’on n’aperçoit entre ces faits aucun lien direct, surtout si l’hypothèse d’un tel lien contredit des lois déjà démontrées, on se mettra à la recherche d’un troisième phénomène dont les deux autres dépendent également ou qui ait pu servir d’intermédiaire entre eux.

Durkheim 2009 [1895], 178

En bref, si ça fonctionne, c’est que sa méthode est la bonne, si ça ne fonctionne pas c’est qu’on doit encore investiguer jusqu’à aboutir à la loi légitimant sa méthode. Durkheim a donc établi une méthode sociologique qui présente des éléments d’infalsifiabilité — sans compter le réductionnisme (Durkheim 2009 [1895], 185) et l’évolutionnisme (Durkheim 2009 [1895], 186) dont elle fait preuve. Par conséquent, le sociologue français ne nous permet pas d’établir un réel fondement pour le comparatisme, car il exige d’abord d’accepter en bloc sa méthode. On ne peut accepter la justification de Durkheim de la comparaison qu’au prix d’envisager les phénomènes humains comme rigoureusement nomothétiques. Il est possible que le comparatisme puisse se fonder sans le recours à l’édifice complexe d’une méthode comme celle de Durkheim : peut-être qu’un simple « état de la question », tel celui de Julien (2005), suffit à atteindre un tel objectif.

1.4 Élise Julien et l’heuristique

Élise Julien reconnait l’aspect impératif de la comparaison : elle « est une pratique intellectuelle à la fois archaïque et universelle, au principe de toute analyse : on comprend d’autant mieux un objet qu’on le confronte à d’autres objets analogues ou différents » (Julien 2005, 191). Mais Julien dissocie la comparaison du comparatisme[20]. Cette distinction repose sur l’observation que le comparatisme « va cependant au-delà de ce constat [voir la citation précédente] : il consiste à placer la comparaison au coeur de l’analyse » (Julien 2005, 191). D’une certaine façon, Julien rend l’ensemble de la section portant sur la cognition présentée plus haut insignifiante puisque, quand on parle de comparatisme on ne parle pas nécessairement de comparaison au sens d’opération cognitive, on parle de comparaison au sens de méthode. Donc, la comparaison n’a pas à être fondée, elle « est » tout simplement ; c’est le comparatisme qui doit défendre sa raison d’être[21].

Élise Julien, en se référant à Isabelle Flahault-Domergue (2005), pose la question à savoir s’il est possible de mesurer le même paramètre dans deux objets (Julien 2005, 195). Un objet, qu’il reflète une réalité ou qu’il soit entièrement le fruit d’une réification, reste un construit à partir de sources. Il faut donc « toujours se demander si les différences [et ressemblances] constatées à l’issue d’une comparaison ne sont pas seulement un effet de cette inégalité des sources » (Julien 2005, 195). Par ailleurs, une autre problématique qu’entraine la construction d’un objet au moyen de sources est celle du questionnaire, une source ne pouvant parler que par les questions qu’on lui pose. La comparaison des réponses à un questionnaire suppose qu’une même question peut rejoindre d’une manière identique, ou similaire au minimum, deux sources distinctes[22]. La démarche est-elle possible ? Une source ne se livre-t-elle pas en fonction d’une question construite en dialogue avec celle-ci ? Poser une question à une source n’est-il pas un processus semé d’embuches et de complexités où, de part et d’autre, l’on cherche autant à bien questionner qu’à bien répondre aux questions ? Si tel est le cas, est-il possible de réellement bien questionner deux sources en fonction d’un questionnaire conjoint ou — plus problématique encore — de questionner une seconde source à partir d’un questionnaire conçu pour une première source[23] ? Élise Julien présente donc simultanément des raisons valables pour alimenter un certain scepticisme, tout en avançant également des arguments permettant de fonder le comparatisme.

C’est en se référant à Olivier Dumoulin (1986) et en s’appuyant sur Max Weber que Julien offre un fondement au comparatisme : celui-ci pourrait être valide du simple fait qu’il est « un outil à la valeur heuristique sans égale » (2005, 192). Se pourrait-il que tout ce qu’il suffise pour fonder le comparatisme est de reconnaitre le simple fait qu’il permet d’accéder à des niveaux de compréhensions qui, sans son recours, nous échapperaient ? Certes, la logique a ses limites, et parfois la réalité semble incohérente. Et pourtant, il est vain de nier la logique ou de s’en distancer pour autant. De même, la raison n’est pas forcément infaillible : pensons, par exemple, aux actes coloniaux et impérialistes qui ont été commis au nom de cette dernière. Devons-nous l’abandonner pour autant ? Ou encore, nos perceptions, tant sensorielles que mentales, ne sont pas à l’abri de l’égarement : devons-nous les proscrire pour la cause ? Si la démonstration des torts de la logique, de la raison et des perceptions ne peut s’étaler ici, on ne peut nier que le « mal » accolé au comparatisme par le post-colonialisme et le postmodernisme n’est pas sans rapport avec ces notions. Pourquoi ne pas les condamner d’une même voix ? Simplement parce que, sans ces outils heuristiques, nous ne pourrions comprendre. Il va de soi que la compréhension est un processus qui connaît ses égarements, mais est-il possible de la baliser au point d’indiquer comment elle doit s’acquérir ? Si le comparatisme est heuristique n’est-il pas de facto fondé ? En réponse à cette interrogation, il faut se poser une seconde question, le comparatisme est-il heuristique ? Pour tenter d’y répondre, nous nous arrêterons à la position de deux historiens.

2. Deux positions d’historiens

2.1 Paul Veyne et l’unicité de toute chose

L’heuristique du comparatisme se jauge en fonction de la conception de l’histoire que l’on entretient. Pour ceux qui adoptent une méthode nomothétique comme Durkheim, l’histoire se présente comme une suite de récurrences, et écrire l’histoire consistera à découvrir lesdites récurrences. Paul Veyne, historien de la Rome antique, se situe à l’opposé d’une telle compréhension de l’histoire. Il convient de citer un long passage, aux allures méthodologiques, tiré de son ouvrage Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? (Veyne 1983) :

Ces espèces de clairières dans le néant sont occupées par des intérêts, sociaux, économiques, symboliques et tout ce qu’on voudra ; le monde de notre hypothèse aura la même férocité que celui que nous connaissons ; ces intérêts ne sont pas transhistoriques : ils sont ce qu’ils peuvent, à partir des possibilités offertes par chaque palais ; ils sont le palais lui-même sous un autre nom. Si maintenant le polygone des causes se modifie, le palais (qui est le polygone sous un autre nom encore) sera remplacé par un autre palais, qui constituera un autre espace ; cette substitution partielle ou totale comportera éventuellement la prise en compte de virtualités qui étaient restées purement matérielles jusqu’alors : mais, si pareille prise en compte se produit, elle sera due à un heureux concours de circonstances et non à une nécessité constante[24]. Aucun de ces palais, enfin, n’est l’oeuvre d’un partisan de l’architecture fonctionnelle ; ou plutôt rien ne sera plus variable que la conception que se feront, de la rationalité, les architectes successifs et rien ne sera plus immuable que l’illusion par laquelle chaque palais passera pour approprié à la réalité ; car on prendra chaque état de fait pour la vérité des choses. L’illusion de vérité fera que chaque palais passera pour pleinement installé dans les frontières de la raison.

Veyne 1983, 131

Ce que Veyne semble nous dire, dans une prose on ne peut plus alambiquée, est que tout phénomène est le produit d’une pluralité de causes et la moindre variation des causes change le phénomène de manière à ce qu’il se métamorphose en autre chose. Jusqu’à la concrétion dudit phénomène, il n’est qu’une possibilité de lui-même. Ultimement, ce qu’il semble nous dire, c’est que toute chose est un construit d’une telle unicité que rien d’autre ne lui est identique.[25] Si tout est parfaitement unique, en quoi la comparaison est-elle heuristique ? Puis-je vraiment comprendre une chose par l’étude de ce qui en diffère ? Pour Veyne, là n’est pas la question. Pour lui, « [l’]histoire s’attache au spécifique […] [l’]histoire s’intéresse à des événements individualisés[26] dont aucun ne fait pour elle double emploi, mais ce n’est pas leur individualité elle-même qui l’intéresse : elle cherche à les comprendre » (Veyne 1971, 81).

L’histoire peut donc se passer de la comparaison[27], dont elle n’a que faire : même si « deux événements se répètent, que même ils se répètent exactement, c’est une chose : qu’ils n’en fassent pas moins deux en est une autre, qui seule compte pour l’historien » (Veyne 1971, 19). Paul Veyne n’ignore pas que le caractère identique de deux évènements ne devient manifeste que par la comparaison, mais cela n’a aucune importance eu égard à ses intérêts de recherche : seuls les évènements dans leur individualité font l’histoire. On pourrait citer la totalité de son livre Comment on écrit l’histoire pour faire valoir à quel point Paul Veyne est indifférent aux questions liées au problème de la récurrence. Pour lui, tout est une trame parfaitement unique, qui ne se comprend que dans son unicité. Il ne s’engage même pas dans une polémique envers le comparatisme, il ne fait que présenter sa vision de l’histoire où il n’y a rien à tirer de la comparaison. Tout est à ce point individualisé que si l’on compare, forcément, c’est pour la différence, rien n’est jamais la même chose. Paul Veyne ne se prononce donc pas sur la valeur heuristique de la comparaison : il fait de l’objet historique une chose qui ne peut simplement pas être accessible autrement que par l’étude de l’individualité.

Il peut être nécessaire de nuancer quelque peu ces propos pour ne pas trahir la pensée de l’auteur. En effet, Paul Veyne, en ce qui a trait à la notion d’invariant, écrit dans L’inventaire des différences :

[Un] problème central de la pratique historique : la détermination d’invariants, au-delà des modifications […] Ainsi, la conceptualisation d’un invariant permet d’expliquer les événements ; en jouant sur les variables, on peut recréer, à partir de l’invariant, la diversité des modifications historiques ; on explicite ainsi le non-pensé, on met de la lumière dans ce qui était seulement vaguement conçu ou à peine pressenti. Enfin et surtout, quelque paradoxale que semble l’affirmation, seul l’invariant individualise, tout abstrait et général qu’il est.

Veyne 1976, 10-11 et 18-19

Alors, oui, l’« invariant » existe dans la pensée de Veyne et — ce que la citation n’explicite pas — il est le fruit d’une comparaison minimale. Cependant, il n’est en rien une récurrence, ni même l’écho d’une occurrence : il est une abstraction générale en fonction de laquelle on individualise des éléments historiques. Autrement dit, l’invariabilité est un troisième de comparaison qui sert à approfondir l’unicité de toute chose. La seule constance à retenir serait donc celle qui nous permet de comprendre l’individualité de tout phénomène historique :

L’exigence d’invariants est tout simplement l’exigence d’une théorie qui fournisse à l’histoire ses concepts et ses instruments d’explication. […] « Invariant » ne veut pas dire que l’histoire est faite d’objets invariables qui ne changeront jamais, mais seulement qu’on peut prendre sur elle un point de vue qui demeure invariable comme la vérité, un point de vue scientifique, qui échappe aux ignorances et aux illusions de chaque époque et qui soit transhistorique.

Veyne 1976, 22-23

On en revient à une forme d’impératif intellectuel. Pour faire de l’histoire, il est nécessaire d’occuper une position stable où ce qui est dit peut être reçu et compris, donc d’occuper une position invariable. Ainsi l’histoire, en tant que discipline, et ses concepts sont des réalités invariables. Comme pour le langage, la cohérence historique nécessite un minimum de constance et cette constance ne peut prendre forme que par comparaison. L’exemple donné par Veyne est celui des relations politiques entre « États » : « relation politique » est un invariant, mais également une pure abstraction qui se concrétise sous un éventail d’unicités, de la politique d’équilibre européenne à l’isolationnisme archaïque romain (Veyne 1976, 17-19). Mais, au-delà de cette comparaison nécessaire à la production d’invariants essentiels à toute compréhension minimale[28], pour Paul Veyne, tous les éléments historiques restent des choses d’une parfaite unicité :

de nombreux faits historiques sont presque de vrais jumeaux ; ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau ; ils n’en sont pas moins deux individus distincts et, quand l’historien fait le recensement, ils comptent pour deux. Ce n’est qu’aux yeux d’un sociologue qu’ils tomberaient dans une seule et même catégorie.

Veyne 1976, 38

Ou encore : « c’est la même chose que d’expliquer scientifiquement les événements et que les individualiser » (Veyne 1976, 45). L’histoire est comparative simplement parce que l’unicité ne peut y exister que par comparaison. Chez Paul Veyne, la comparaison est à la fois plus et moins qu’une méthode, elle est la possibilité même de comprendre, la possibilité d’expliquer que le particulier est en toutes choses. Donc, chez Veyne, la comparaison est en fait pratiquement analogue à celle que l’on relève chez Jakobson : elle est un canevas minimal pour toute forme d’intelligibilité.

Mais si Veyne incarne un extrême de la compréhension de l’histoire, il ne représente certainement pas la totalité des historiens. Certains ont une vision diamétralement opposée, et la comparaison, en tant que méthode, trouve chez eux sa raison d’être : Jack Goody est l’un de ceux-ci.

2.2 Jack Goody : comparer pour homogénéiser[29]

Sans réellement articuler une réflexion sur le comparatisme, l’oeuvre de Jack Goody (2010) se prête bien à l’exploration de ce sujet. Dans son livre intitulé Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, il s’attaque férocement — j’ose l’écrire — à l’eurocentrisme latent de la discipline historique. Dès les premières pages, l’accusation contre la discipline historique, à ce sujet, est explicite :

Le continent européen revendique l’invention d’une série d’institutions extrêmement importantes telles [sic] la « démocratie », le « capitalisme » de marché, la liberté, l’individualisme. Mais ce sont là des institutions que l’on retrouve dans un grand nombre d’autres sociétés humaines. Il en va de même de certains sentiments tels que l’amour — courtois, notamment —, dont on limite souvent l’apparition à l’Europe du XIIe siècle, et qui passe pour un produit de la modernisation de l’Occident (sous la forme qu’elle prend avec la famille urbaine, par exemple).

Goody 2010, 13

Goody ne pourrait pas être plus clair dans ses affirmations : ce que l’on pose comme des particularités européennes ne le sont pas, car ces phénomènes se retrouvent ailleurs. Toutefois, si ces inventions que les historiens désignent comme essentiellement européennes sont en fait généralisées, pourquoi ne l’ont-ils pas déjà constaté ? Goody répond que c’est par manque de connaissance, ce qui équivaut à une accusation d’incompétence :

Mon idée est que si la plupart des historiens cherchent à éviter l’ethnocentrisme (de même que l’attitude téléologique), rares sont ceux qui y parviennent, tant est limitée leur connaissance de l’Autre (et de leurs propres points de départ). Cette étroitesse les conduit souvent à affirmer sans preuve aucune, de manière implicite ou explicite le caractère unique de l’Occident.

Goody 2010, 19

Pour le dire autrement, l’idée de l’unicité de l’Occident serait le produit de l’incompétence ou, plus charitablement, du manque de connaissance des historiens. C’est parce que nos historiens sont inaptes à comparer l’Occident au reste du monde qu’on en serait venu à comprendre notre civilisation comme originale et distincte des autres. Si nous avions considéré l’altérité avec la même attention que l’on porte à nous-mêmes, nous aurions forcément conclu que notre société est essentiellement semblable à celles du reste du monde. Le tort reproché par Goody est lourd de conséquences : la totalité de la compréhension de notre histoire serait illusoire, un immense mythe de la différenciation avec une supposée altérité. Comment nous en sortir ? Par la comparaison, semble-t-il répondre : « Certes, des différences existent. Mais c’est d’une comparaison plus rapprochée dont nous avons besoin, et non d’une position tranchée entre l’Orient et l’Occident, qui se fait toujours au profit de l’Occident » (Goody 2010, 19). La comparaison a donc plus qu’une valeur heuristique ici : elle est indispensable à la bonne rédaction de l’histoire, sans elle nous nous égarons dans les fantasmes du particularisme. La comparaison n’aide pas seulement à comprendre, elle est essentielle à la bonne compréhension. La comparaison aurait tellement été négligée par la discipline historique qu’un redressement du savoir est nécessaire. C’est ce que maintient Goody lorsqu’il affirme :

J’entends montrer, quant à moi, que non seulement l’Europe a négligé ou minimisé l’histoire du reste du monde, ce qui a eu pour effet de la conduire à une interprétation erronée de sa propre histoire, mais qu’elle a en outre imposé des concepts historiques et des découpages temporels qui ont beaucoup faussé notre compréhension de l’Asie et sont aussi lourds de conséquences sur l’avenir que sur le passé.

Goody 2010, 25

Goody est donc en mission : il faut rectifier l’histoire, et pratiquer la comparaison afin de comprendre que la particularité que l’Occident s’attribue n’existe pas. Pour lui, les « concepts historiques » développés par l’Occident sont, sans les nommer ainsi, des troisièmes de comparaison qui sont construits pour l’Europe de manière à la mettre en valeur : ils sont tout aussi illusoires que la supposée particularité occidentale. La totalité du livre est une déconstruction comparatiste des grands concepts historiques (ou, au minimum, une déconstruction de leur « occidentalité ») tels que l’État, la bourgeoisie, l’économie, le droit, la science, le capitalisme, le temps, l’espace ainsi que la périodisation en vogue.

François Hartog (2016) s’intéresse à ce projet de rectification de l’histoire mondiale, et il écrit que pour Goody :

[…] il faut comparer plus large, en partant de plus loin (du foyer de la révolution urbaine à l’âge du bronze), avec l’objectif de « rectifier » et ainsi de « réorienter » l’histoire mondiale. […] [L]a rectification qu’il propose est aussi un congé signifié à l’histoire, la discipline moderne, qui a expliqué l’Europe par l’Europe. Aussi, à la perspective historique, il propose d’en substituer une autre : « anthropologique ». Elle aurait l’avantage d’amener à voir « le développement des sociétés humaines, depuis l’âge du bronze, comme l’élaboration continue d’une culture urbaine et mercantile », avec, assurément, des phases d’« intensification », mais sans ces « discontinuités » brutales (du type invention du capitalisme) qu’affectionne l’histoire.

Hartog 2016, 273, 278-279

Donc, le comparatisme sert à fonder une trame historique de l’humanité, une trame qui nous apprend que le parcours des sociétés humaines est, dans ses grandes lignes, le même pour tous. Sans que cette trame historique puisse être assimilée à l’évolutionnisme tel que compris par l’anthropologie naissante du xixe siècle, elle véhicule néanmoins un sous-entendu similaire. En effet, ces grandes lignes historiques, qui seraient sensiblement les mêmes pour toutes sociétés, sont en fait établies en fonction du parcours historique de l’Occident. Goody replace les concepts historiques prétendument spécifiques à l’Occident en Asie et, dans une autre et moindre mesure, en Afrique, mais jamais il n’a proposé l’opération inverse. Il n’offre pas, par exemple, une démonstration de l’existence d’une institution analogue au mandarinat en Occident, ou encore l’existence historique d’un bakufu européen. Donc, par comparatisme, Goody semble valider un schéma métanarratif[30] aux airs évolutionnistes. La trame historique décelée par Goody dans sensiblement toutes civilisations est en fait la transposition (voir l’imposition) d’une histoire occidentale à l’échelle mondiale. De ce fait, on retrouve le postulat que l’histoire telle que vécue par l’Occident est, en quelque sorte, une trame historique « naturelle » ou normale. Cependant, l’« évolutionnisme » ici présent, sans réellement recouper celui posé par des auteurs tels que Edward Tylor, Herbert Spencer et James George Frazer, n’est tout de même pas étranger à l’eurocentrisme dénoncé tout au long du livre. Goody a donc la prétention de nous offrir un modèle revisité permettant d’échapper à l’eurocentrisme, mais il aboutit tout de même à généraliser une trame historique aussi eurocentrique : il semble reproduire sensiblement — pour ne pas dire exactement — la tare qu’il dénonce.

Dans une telle perspective, la comparaison est plus qu’un outil de compréhension. Il ne s’agit plus d’appréhender certains éléments par association, analogie, dissociation ou différentiation ; il s’agit de redresser le fil de l’histoire, de poser le canevas de l’existence historique de l’humanité. Sans une comparaison à grande échelle couvrant la totalité de toutes les histoires humaines, de l’âge du bronze à aujourd’hui, nous tombons forcément dans une illusion de la particularité[31].

Pour résumer (et, dans une certaine mesure, caricaturer), pour Paul Veyne, s’il y a comparatisme c’est que nous ne sommes plus concrètement dans le champ de l’histoire, car l’histoire se déploie, et donc se comprend, dans une infinité de moments uniques. Inversement, pour Jack Goody, sans comparaison il n’y a pas d’histoire, car sans comparaison il n’y a qu’une immense méprise sur le Soi comme sur l’Altérité. Par contre, à la suite de la « révision » historique de Goody, on peut se demander : qu’est-ce qui relève du particulier ? ; la différence existe-telle ? Si nous nous découvrons tous pareils en conséquence de la comparaison qui rectifie le schéma historique global, à quoi bon continuer dans l’oeuvre de comparaison ? Goody nous renvoie implicitement dans un « indifférencié » des phénomènes historiques. Si nous sommes tous pareils, ce qui s’avère européen ne s’avère-t-il pas, à quelques nuances près, universel ? Dans cette perspective, comprendre un phénomène — peu importe qu’il soit européen ou extrême-oriental — c’est comprendre l’humain : l’Extrême-Orient explique l’Europe et l’Europe explique l’Extrême-Orient, puisque les deux sont la même chose. Et la comparaison devient inutile pour comprendre l’Europe, car celle-ci s’explique par elle-même. On retrouve donc effectivement la même faille méthodologique que dans l’évolutionnisme anthropologique du xixe siècle, soit un postulat d’universalité — ou au minimum d’excessive généralité — de ce qui se donne à observer.

Plus en amont, la perspective de Jack Goody fait montre d’une autre lacune : comment pouvait-on savoir que pour comprendre l’Europe il fallait la comparer à l’Asie ? C’est que l’« Asie » existait avant la méta-comparaison rectificatrice de l’histoire. Ces ensembles civilisationnels d’Europe et d’Asie sont-ils valables ? Il semblerait que non puisque, quand on les met en relation, l’homogénéité des ensembles transparait. D’autre part, cette même démonstration n’accorde-t-elle pas une certaine valeur à ces ensembles : en effet, c’est bien grâce à leur existence présupposée que Goody peut rectifier l’histoire. Le fait est que ces « mauvais » ensembles, erronément construits et différenciés l’un de l’autre, sont précisément ce qui lui permet de les dépasser : ils se sont avérés heuristiques. Si l’on doute de cette affirmation, il faudrait alors établir qu’Occident et Orient sont pareils sans initialement poser ce à quoi renvoient les termes « Occident » et « Orient » : pour comparer, il faut d’abord distinguer.

L’approche de Goody finit par délégitimer la comparaison, car, s’il est vrai que sans elle il n’y a point d’histoire[32], dans un deuxième temps, une fois que le fil historique est établi, elle devient inutile (sauf pour revalider le modèle au fil du temps). D’une certaine manière, nous ne sommes pas loin — sur ce point — de la perspective de Durkheim : il faut comparer jusqu’à ce que le modèle se valide et se revalide ; et les exemples qui infirment la règle en appellent simplement à plus de comparaisons, et ce, jusqu’à ce que la règle soit valable de nouveau.

Ce survol de la position de deux historiens met en exergue plusieurs difficultés, car l’enjeu heuristique de la comparaison en tant que méthode se trouve à y être plutôt limité. Ce qui nous amène à nous poser la question suivante : faut-il comparer ?

3. Faut-il comparer ?

3.1 Marcel Détienne et le nationalisme

En premier lieu — il convient d’en aviser le lecteur —, le livre de Marcel Détienne dont il sera question ici, Comparer l’incomparable (2009), ressemble (à si méprendre) à un pamphlet antinationalisme. En effet, l’intention est de briser les outils pouvant fonder ou légitimer tout nationalisme plutôt que de réfléchir sereinement sur la valeur du comparatisme[33]. À vrai dire, le comparatisme, dans cet ouvrage, semble appréciable en raison du fait qu’il permettrait justement de mettre à mort le nationalisme. Cependant, ce n’est pas n’importe quel comparatisme qui peut déconstruire le nationalisme. Pensons, à titre d’exemple, au comparatisme historique du xixe siècle qui n’aura servi qu’à réifier des idées nationalistes[34] comme celles de territoire, de culture, de langue nationale, etc. (Détienne 2009, 11). C’est pourquoi il faut que « l’exercice comparatiste » soit revu : il doit servir « à construire des comparables qui ne sont jamais immédiatement donnés[35] et qui ne visent nullement à établir des typologies, non plus qu’à dresser des morphologies » (Détienne 2009, 11). Et pour réaliser une telle entreprise, il faut que les chercheurs commencent à travailler ensemble, dépassant ainsi la solitude habituelle de chacun, en formant des groupes de pensée où l’on est capable de « s’affranchir du plus proche, du natal et du natif, et de prendre mesure très tôt, très vite, que nous avons à connaître la totalité des sociétés humaines, toutes les civilités possibles et imaginables, oui, à perte de vue, historiens et anthropologues confondus » (Détienne 2009, 43). Le projet apparait utopique. D’une manière très similaire à celle de Goody, Détienne affirme qu’un comparatisme sapant l’idée qu’il existe des particularités mettrait fin à l’ethnocentrisme et, ainsi, au nationalisme. Il semble toutefois que Détienne ait négligé de faire un exercice de comparaison à propos de l’essor des différentes idées nationalistes à travers l’histoire, car il aurait sans doute constaté que, dans certains cas, homogénéiser (ou du moins, réduire à la « sameness ») ouvre justement la voie au chauvinisme.

C’est ce que montre bien Jean-François Souyri dans le dernier chapitre de son livre intitulé « De la comparaison entre les sociétés médiévales d’occident et du Japon » (2013, 417-432). Dans ces dernières pages, l’auteur explique qu’aux premiers contacts entre l’Occident et le Japon, ce premier dressa un portrait paradoxal de la nouvelle culture rencontrée : le Japon fut compris tant sous le paradigme de l’opposition radicale (c’est un « monde à l’envers ») que sous celui de la similarité (c’est un monde similaire au point de pouvoir — et même devoir — être christianisé). Cette perspective dichotomique s’estompa rapidement au tournant de Meiji-Jidai (1868-1912) et des périodes successives : en effet, la supposée féodalité japonaise venant tout juste de disparaitre, le Japon de l’époque constituait un excellent laboratoire d’observation pour comprendre le Moyen-Âge occidental si, et seulement si, le Japon et l’Occident étaient déclarés similaires. La « brèche » du rapprochement entre les parcours historiques de l’Europe et du Japon étant ouverte, et l’époque voulant que la modernité (et la puissance qui l’accompagnait) soit occidentale, la majorité des intellectuels japonais adhérèrent à l’idée. Les élites nippones du temps étaient convaincues que la reconnaissance d’une correspondance entre le Japon d’Edo-Jidai (1600 ; 1603-1853 ; 1868) et la féodalité occidentale signifiait que, d’une part, Japon et Occident progressaient sur la même trame évolutive et que, d’autre part, le Japon étant sorti de la féodalité, le retard à rattraper était désormais minime. Ainsi, le Japon se trouvant dans les faits sur le même palier évolutif que l’Occident, il devait être considéré comme une puissance occidentale : il n’avait donc pas à subir des traités inégaux et se trouvait légitimé à oeuvrer en vue de l’établissement d’un empire colonial (2013, 420-421). Poussée à son extrême, cette association entre le Japon et l’Occident aura permis de « dé-asiatiser » le Japon — Fukuzawa Yukichi étant la figure de proue de ce mouvement — et inaugurer un discours de dénigrement (confinant au racisme) à l’égard de l’Asie continentale. L’idée nationaliste telle que présentée par Souyri — c’est-à-dire comme prétexte d’agression militaire — vit le jour grâce à une entreprise de comparaison. C’est le rapprochement du Japon à l’Occident qui, parmi d’autres éléments, a permis dans une certaine mesure au Japon d’élaborer un nationalisme agressif à l’égard de ses voisins, ou du moins d’en fournir une de ses justifications. En conclusion, la comparaison, non exclusivement eurocentrique (car le Japon participa à l’effort comparatiste en question) n’accomplit pas les « promesses » que Détienne y associe[36].

Ce qui est plus intéressant encore, c’est que Pierre-François Souyri déconstruit l’association entre les féodalités japonaise et occidentale en comparant plus en profondeur. Après une analyse plus détaillée des deux phénomènes, la féodalité occidentale et le bakufu (ou shogunat[37]) japonais, il en arrive à la conclusion que la norme est la différence : en effet, ces deux phénomènes présentent bien plus de raisons d’être dissociés que d’être associés. Ici, une comparaison de la « totalité » permet non pas d’établir une homogénéité, mais une distinction qui, paradoxalement, désamorce, si l’on peut dire, l’un des arguments du discours nationaliste japonais ayant eu cours entre 1868 et 1945 (et jusqu’à aujourd’hui pour bien des penseurs). Toutefois, fait plus problématique encore pour le comparatisme à la manière de Détienne, cet exemple illustre — comme l’a souligné Élise Julien — que la comparaison peut comprendre « une démarche « généralisante », à la recherche d’invariants ou même d’universaux, et une démarche « différentielle » qui met l’accent sur les singularités » (Julien 2005, 193). Le comparatisme que propose Détienne fait fi de la possibilité d’une comparaison singularisante, soulevant ainsi le même problème que celui relevé chez Durkheim : on compare jusqu’à ce que l’on puisse homogénéiser (pour Durkheim, il s’agirait plutôt de pouvoir confirmer une loi), et si l’exercice ne permet pas d’établir une similitude, c’est qu’on ne l’a pas encore mené à terme.

Autre caractéristique du comparatisme de Détienne, c’est qu’il semble principalement s’intéresser au développement des troisièmes de comparaison. Pour lui :

[…] le comparatiste singulier-pluriel[38] se demande continûment : qu’est-ce qu’un lieu ? Qu’est-ce qu’une limite ? Qu’est-ce que commencer ? Assuré qu’il est de n’en pas chercher l’essence mais d’en découvrir des formes mouvantes et multiples. Un lieu ? Oui, il est des lieux qui parlent, d’autres qui font signe : certains sont des ventres à engrosser, des bouches à nourrir, des yeux qui pleurent. Le lieu a-t-il un nom ? Est-il fixe ? Que veut dire habiter un lieu ?

Détienne 2009, 49

Ce que Détienne semble vouloir dire, c’est que le comparatisme s’attache toujours à interroger et approfondir les points de comparaison, les élargir, les redéfinir en y incluant toujours plus de possibilités et de complexité afin qu’ils soient en mesure de rendre compte de toutes les variantes possibles. Ainsi, pour écrire « lieu », ou comparer en son nom, il faut d’abord se consacrer à une longue réflexion de ce qu’est un lieu. Si cette précaution parait impérative, il y a lieu de se demander jusqu’à quel point Détienne désire que les concepts soient élargis[39]. Si j’interroge la notion de lieu pour infiniment l’enrichir, n’y a-t-il pas un point de non-retour où le terme se voit complètement galvaudé, où il ne veut plus rien dire ? Une définition large au point de tout englober sert à quoi ? Que nous permet-elle de saisir[40] ? Il est certain que dans une perspective comme celle de Détienne, où la comparaison doit aboutir à des comparables — n’y a-t-il pas déjà là un pléonasme ? — qui permettent d’échapper au « morphologisme » catégoriel, les concepts servant de troisième de comparaison ont tout intérêt à être définis aussi largement que possible[41]. Si l’on désire illustrer qu’ultimement tous lieux sont comparables, une définition très large est certainement la voie la plus sûre. Bref, Détienne nous renvoie dans un indéterminé : si dans la réalité les choses ne se différencient pas les unes des autres, une bonne méthode, ou un bon comparatisme, devrait illustrer cette réalité[42].

Quelle peut donc être la valeur heuristique du comparatisme tel que défini par Détienne ? Il est difficile de répondre à cette question, car Détienne semble bien trop axiologique dans ses propos : son pamphlet se veut une condamnation du nationalisme, et le comparatisme est modelé de manière à servir à sa cause. Non seulement sa méthode, comme celle de Durkheim, tend à l’« infalsifiabilité » (par une fuite vers l’avant, la méthode se valide toujours par plus de comparaisons à venir), mais elle semble introduire, comme celle de Goody, une forme d’indifférencié dans la compréhension des choses. Cependant, dans cet indifférencié, l’objet d’étude (et de comparaison) finit par nous échapper. Un indifférencié peut permettre de tout dire, tout dire au point de ne plus rien signifier.

3.2 Jonathan Z. Smith et la comparaison magique

Les difficultés rencontrées jusqu’ici chez les auteurs qui théorisent à propos de la comparaison seront peut-être résolues par l’ouvrage collectif intitulé A Magic still Dwells : Comparative Religion in the Postmodern Age ? Dans son texte, In Comparison a Magic Dwells, J. Z. Smith (2000) affirme que :

It requires but a small leap to relate these considerations of the Laws of Association in memory and magic [il fait ici référence à J. G. Frazer et E. B. Tylor] to the enterprise of comparison in the human sciences. For, as practiced by scholarship, comparison has been chiefly an affair of the recollection of similarity. The chief explanation for the significance of comparison has been contiguity. The procedure is homeopathic. The theory is built on contagion. The issue of difference has been all but forgotten. Regardless of the individual scholar’s theoretical framework, regardless of the necessary fiction of the scientific mode of presentation, most comparison has not been the result of discovery. Borrowing Edmundo O’Gorman’s historiographic distinction between discovery as the finding of something one has set out to look for and invention as the subsequent realization of novelty one has not intended to find, we must label comparison an invention.

Smith 2000, 25-26

Et il continue :

We are left with the dilemma shrewdly stated by Wittgenstein : « But isn’t the same at least the same ? We seem to have an infallible paradigm of identity in the identity of a thing with itself… Then are two things the same when they are what one thing is ? And how am I to apply what the one thing shows me to the case of two things ? » Wittgenstein’s last question remains haunting. It reminds us that comparison is, at base, never identity. Comparison requires the postulation of difference as the grounds of its being interesting (rather than tautological) and a methodological manipulation of difference, a playing across the « gap » in the service of some useful end.

Smith 2000, 40

Donc, pour résumer, la comparaison relève des mêmes procédés mentaux que la magie, au sens anthropologique du terme, et une comparaison, pour dire quelque chose, doit intégrer une forme minimale de différence entre les deux objets comparés. Dans cette optique, comparer n’est pas scientifique et ne peut, ultimement, jamais aboutir à l’homogénéisation complète, à l’indifférencié. Ces propos de Smith marquèrent suffisamment la communauté des historiens des religions pour qu’un collectif (Patton et Ray 2000) s’attèle à lui répondre — et, paradoxalement, la réponse finale vient de Smith lui-même. Quoi faire de la comparaison si, d’une part, elle est « magique » et que, d’autre part, son fonctionnement intrinsèque dénote que toutes choses sont différentes ? Est-il alors possible d’y associer une valeur heuristique ?

La réponse du collectif est indubitablement positive, et l’heuristique du comparatisme est confirmée. En premier lieu, la réponse facile — mais percutante — que donnent Patton et Ray peut se résumer ainsi : « la comparaison est une magie ? Qu’il en soit ainsi puisqu’elle fonctionne ». La réponse originale se lit comme suit : « […] comparison is an indeterminate scholarly procedure that is best undertaken as an intellectually creative enterprise, not as a science but as an art — an imaginative and critical act of mediation and redescription in the service of knowledge » (Patton et Ray 2000, 4). Il est ici accepté que la comparaison ne soit pas scientifique, il est même accepté que la comparaison soit un acte de création (d’invention) plutôt qu’un acte de découverte. La comparaison crée une compréhension « au service du savoir » ; elle propose d’appréhender les éléments propres à un phénomène sous un angle différent de l’angle usuel, créant ainsi un nouveau sens : elle ne découvre rien[43], mais elle permet de comprendre ce qui est déjà découvert[44]. Alors, bien sûr que la comparaison est heuristique[45], puisqu’elle permet de comprendre des choses ! Comme le souligne Malcom David Eckel, Jonathan Z. Smith a lui-même recours à la comparaison pour mettre en relief que les tragiques événements de Johnstown[46] ne sont pas aussi uniques que nos impressions peuvent nous le faire croire (Eckel 2000, 57). Ainsi, encore selon Eckel, « [t]his process of investigation is “magic” transmuted into understanding (if not into science) by the use of the “imagination” ». Bref, peu importe le manque de scientificité des outils : s’ils fonctionnent, leur utilité est confirmée.

Avons-nous réellement besoin de trouver un fondement « rationnel » au comparatisme ? Non, car, comme mentionné plus haut, la logique, la raison et bien d’autres procédés de compréhension pourraient ne pas survivre à un tel impératif. Bien sûr, les accusations portées contre le comparatisme sont, pour la plupart, valables. Par exemple, la guerre contre les métarécits — déclenchée contre la normalisation et la coercition qui viennent du contrôle de la notion d’universel[47]— n’est pas sans fondement. Malgré cela, la guerre aux métarécits est-elle réellement nécessaire ? Un discours de « guerre » tend lui-même facilement à la métanarration. À bien considérer les choses, il est peut-être plus judicieux de prendre conscience des possibles égarements métanarratifs que la comparaison peut produire, et ainsi continuer de comparer avec plus de circonspection. Aucun outil n’est parfait : la science dite pure s’égare aussi, mais nous ne la condamnons pas pour autant, nous ne lui menons pas une guerre d’éradication.

Nous en revenons donc au fondement de la valeur du comparatisme. La comparaison aide parfois à comprendre et de ce fait, elle est légitime. La comparaison ne découvre peut-être rien, mais cette « magie », lorsque pratiquée avec précaution et savoir-faire, aide effectivement à la compréhension : elle est donc heuristique.

Conclusion

Notre réflexion sur le comparatisme était axée sur une question directrice : le comparatisme est-il légitime ? Pour explorer cette interrogation, il a été question de cognition et de réalité où il a été avancé qu’ultimement il est probablement impossible de comprendre quoi que ce soit sans un recours à la comparaison. Il a été ensuite question du diffusionnisme d’Angelo Brelich et de la méthode sociologique d’Émile Durkheim. Les deux semblent opérer en suivant une méthode qui tient sa légitimité des résultats de l’application de cette même méthode[48]. C’est finalement au moyen du simple constat que la comparaison aide à la compréhension que celle-ci peut être fondée.

En tenant compte de cet éventuel fondement, la position de deux historiens, Paul Veyne et Jack Goody, a été explorée afin de relever si, dans leur méthode, la valeur de la comparaison est confirmée. Si le premier répondait par la négative, le second répondait par l’affirmative, mais en fonction d’un postulat donné : l’histoire est le fruit d’un schéma historique universel (ou largement généralisé). Seulement, le problème avec ce postulat, c’est que la comparaison finit par se désagréger à mesure qu’elle est utilisée.

Nous avons ensuite posé la question pratique de l’utilité de la comparaison. La position de Marcel Détienne, par exemple, conçoit le comparatisme comme l’outil tout désigné pour mettre le nationalisme à mort : en ce sens, il est utile. Après analyse, il semble que cette position, comme dans le cas de la méthode sociologique de Durkheim, recèle une forme d’« infalsifiabilité » doublée d’une tension ostentatoirement axiologique. Pour Détienne, la comparaison doit aboutir à une forme d’indifférencié, c’est-à-dire à un « amorphisme »[49].

Ensuite, par le biais du dialogue entre Jonathan Z. Smith et un collectif d’auteurs qui ont réfléchi sur sa contribution, nous avons tenté de faire l’état de la question en ce qui concerne la comparaison dans les études contemporaines. Il en ressort l’idée que la comparaison en tant que méthode historiographique n’est peut-être pas scientifique, mais qu’elle n’en est pas moins utile parce qu’elle permet de créer du sens.

Au vu de tout ceci, à la question initiale de ce texte, « comparer ou ne pas comparer en histoire des religions ? », on répondra « bien sûr qu’il le faut ! » On ne saurait faire autrement de toute façon parce que sans comparaison tout ce que l’on observe est dénué de contexte. Sans comparaison, il n’y a point de repères qui nous permettent de situer ce que l’on observe par rapport à un quelconque horizon. Sans comparaison, nous nous trouverions dans un état de suspension, de particularisme radical, qui empêcherait toute articulation de pensées, ainsi que toute capacité à situer et mesurer les choses[50].