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Introduction

Parmi les projets qui se développent dans les bibliothèques françaises depuis le début des années 2010, un certain nombre semble s’attacher à donner de la voix aux plus invisibles de nos concitoyens. On peut ainsi entendre l’autre dans des bibliothèques vivantes où chacun se raconte pour apparaître davantage que la somme des stéréotypes qui dresse habituellement son portrait ; dans les collectes de témoignages et de mémoires locales qui donnent à voir un territoire fait de récits singuliers de vies ordinaires ; dans des expositions sur une partie des fréquentants de la bibliothèque, qui se voient ainsi remis au centre des regards ; etc. Dans ces projets se joue un va-et-vient entre le regard et la parole. Le travail de Rosanvallon (2014) a mis en évidence la présence de ces invisibles, dont la démocratie ne peut tenir compte tant leurs vies sont inopérantes dans les ressorts habituels de la médiatisation. Rosanvallon a développé l’idée de démocratie narrative, une démocratie qui se soucie de raconter les histoires qui ne sont pas médiatisées. Des histoires qui non seulement alertent sur les conditions de vie de nos concitoyens, mais qui facilitent aussi le jeu mutuel de reconnaissance et d’appartenance entre celui dont l’histoire est publiée et celui qui lit l’histoire. À cette idée de parlement des invisibles, Guillaume Le Blanc (2017) propose en prolongement la notion de parlement des inaudibles. Du regard à la parole, de la prise de parole à l’écoute, l’enjeu est dans l’audience.

Il s’agit de faire entendre auprès des lieux de décision (parlement, assemblée nationale, etc.) comme auprès des concitoyens la voix des groupes minoritaires ou invisibilisés dans la société, de façon à construire une démocratie attentive, en écoute. La bibliothèque, en donnant la parole aux inaudibles, se proposerait ainsi de porter leur voix, de donner de l’écho à leurs mots et récits. Longtemps lieux de silence, lieux de préparation aux débats démocratiques plutôt que lieux de débats, les bibliothèques n’avaient pas à prendre en compte la possibilité pour les individus de pouvoir prendre la parole, si ce n’est dans leurs interactions avec les bibliothécaires eux-mêmes, souvent réduites soit à des demandes (de renseignements, de services, etc.), soit à des plaintes. La rencontre avec la parole libre des usagers s’est faite à deux endroits supplémentaires : les conférences lors du passage du micro dans la salle, et les réseaux sociaux dans les commentaires ; deux cas qui demandent aux bibliothécaires de la diplomatie non pas pour faire prendre la parole, mais pour la couper. Or, la participation, car ce sont bien des projets participatifs, renouvelle le rôle que le ou la bibliothécaire doit jouer vis-à-vis cette prise de parole : il ne s’agira ni seulement d’une parole qui porte sur la bibliothèque, ni seulement de canalyser une parole, mais tout autant d’aider à prendre la parole, et de paroles qui parlent des individus, de leurs vies singulières, de leurs émotions, de leur rapport au monde.

Or, les réticences à prendre la parole sont nombreuses, et il ne pourra suffire de tendre le micro pour que la parole fuse. La prise de parole ne relève pas simplement d’une volonté de s’exprimer et d’une liberté de le faire. Il convient dès lors de se demander si ces projets parviennent, dans leurs formes variées, à donner la parole aux plus inaudibles, à rendre ces récits audibles par tous et à amorcer le travail de reconnaissance attendu, ou s’ils n’en donnent que l’illusion, renforçant par-là la méfiance des usagers envers les appels à leur participation et engagement (Goirand, 2013 ; Blatrix, 2002). C’est à cette méprise sur les intentions et les effets des projets visant à faire prendre la parole aux usagers en bibliothèque que cet article veut répondre en observant et en analysant les enjeux d’outils mis en oeuvre par des bibliothécaires dans de telles situations. Il ne s’agira pas d’étudier pourquoi et comment les bibliothécaires en sont venus à utiliser ces outils (formation, influence, mode, etc.), mais de s’autoriser un regard critique sur ces mêmes outils afin d’en comprendre le sens de l’usage à la fois pour assurer une prise de parole et pour définir le rôle de la bibliothèque dans cet enjeu démocratique de partage de l’audience.

Ceci nous conduira d’abord à observer le rapport de la bibliothèque à ces inaudibles, à ces exclus de la société. Partant de là, nous chercherons à comprendre ce qui se joue dans ces réticences en lien avec le mépris des défauts d’énonciation, des mésusages de la parole en public ou de non-reconnaissance de légitimité. Nous étudierons ensuite la spécificité d’outils utilisés pour dépasser ces réticences et, pour cela, nous prendrons appui sur une étude d’un programme d’événements organisé par la Bibliothèque municipale de Lyon (BmL) de novembre 2016 à mars 2017, intitulé Démocratie : rêver, agir, penser ensemble. Nous présenterons cinq des événements au coeur de ce programme qui utilisent, pour susciter et favoriser une prise de parole libre, des outils de facilitation, de formation à la règle ou de portage de la parole délégitimée par un tiers légitime. En analysant la spécificité de ces outils, nous montrerons que la bibliothèque, en les utilisant, si elle est loin de résoudre la difficulté initiale, offre cependant aux inaudibles des temps de réappropriation de leur propre parole, premiers pas pour pouvoir être entendus, et retrouver place dans la société et participer à sa transformation.

Prendre la parole ?

Prendre la parole, s’exprimer, parler, énoncer, dire. La participation semble impossible quand le langage fait défaut. Peut-on participer si on ne partage pas la même langue ? Peut-on participer si on maîtrise mal une langue ? Peut-on participer si on parle la même langue, mais différemment, avec une appropriation personnelle ou culturelle de la langue personnelle, avec un mode d’expression non adapté à la situation, etc. ? Cette dernière question pointe le fait que l’inaudibilité ne tient pas uniquement dans une fracture linguistique, mais aussi dans le fait que les fractures sociales et culturelles engendrent des effets sur la possibilité d’une prise de parole libre de réticences. La prise de parole n’est pas seulement un acte de langage, c’est un acte d’apparition dans la société. En ce sens, donner la parole aux plus exclus revient à rouvrir les possibilités d’une sociabilité. La bibliothèque publique a eu plusieurs manières de répondre à cette question de la sociabilité et de l’exclusion, manières qui induisent non seulement une perspective sur le rôle social de la bibliothèque, mais aussi un certain rapport à l’expression libre. Ces trois réponses sont relatives à trois définitions de la sociabilité.

Dans une première acception, notre société ne serait plus ou ne parvient toujours pas à assurer un véritable sentiment de fraternité entre ses membres, qui assure à chacun de pouvoir être porté et accompagné par le groupe quand il en a le besoin. Cette vision de la sociabilité, très durkheimienne, est sous-entendue dans l’idée de république sociale (telle qu’inscrite dans la Constitution française) ou de démocratie sociale. Cette notion signifie que le groupe social uni par la démocratie ne peut supporter l’exclusion de ses membres et doit donc mettre en oeuvre des actions pour soutenir les individus et leur permettre de réintégrer le groupe social. Ces actions ont pu être le développement de la sécurité sociale, les allocations familiales, etc. En d’autres termes, l’aide sociale. Il convient donc de trouver des institutions pour faire du social. Les bibliothèques françaises[1] se sont saisies de ces problèmes d’exclusion d’abord par la lutte contre l’illettrisme, ensuite par le développement de l’autoformation et enfin par les formations aux compétences numériques, actions qui positionnaient toutes la bibliothèque comme un relais dans la recherche de réintégration par le travail. Le développement de la dématérialisation des services publics, qui connait un pic depuis 2017 en France, a déplacé l’action de la bibliothèque vers la formation aux compétences numériques, non plus comme des compétences alimentant des CV, mais comme des compétences permettant de bénéficier de l’aide sociale, à laquelle la république sociale s’engage. Si ces démarches sont utiles et légitimes à n’en pas douter, s’en tenir là dresse le portrait d’une institution publique culturelle qui serait un simple pivot, ou bras mécanique, chargé de faire basculer les individus de leur état d’exclusion vers le groupe social qui délimite les contours de cette même exclusion.

En réaction à cette vision durkheimienne de la bibliothèque s’est développée une autre approche de la sociabilité et de l’exclusion, qui ne repose plus sur la capacité de la bibliothèque à servir le projet de démocratie sociale, mais sur la capacité de la bibliothèque à être un lieu de sociabilité. La sociabilité doit alors être entendue non plus comme la force qui maintient le groupe social comme groupe, mais comme l’action individuelle d’interagir avec d’autres, action qui permet à chacun de définir sa place dans le groupe et possiblement de participer à la définition des principes et valeurs du groupe. Il convient donc de trouver des lieux dans lesquels les individus pourront interagir avec d’autres individus, des lieux non pas pour faire du social, mais pour faire de la sociabilité. Le développement des animations et des événements en bibliothèque, l’enthousiasme autour du concept de troisième lieu, les réflexions sur l’accueil et la convivialité sont une nouvelle réponse apportée à cette crise de la sociabilité[2]. Si, là encore, ces actions sont utiles et légitimes, s’en tenir là dresse le portrait d’une bibliothèque dont la ligne de mire est l’individu et le groupe social des usagers. Lieu parenthèse, la bibliothèque se veut ressources pour les exclus, qui sont donc invités à venir sociabiliser à la bibliothèque pour retrouver le sens et le goût de la fraternité et, retrouvant ainsi une forme de reconnaissance sociale, affronter avec une plus grande sérénité leur exclusion. Déjà, cependant, dans cette vision du rôle social de la bibliothèque apparaît une institution qui a à coeur de favoriser une apparition des individus dans l’espace public, même si cette apparition n’est pas tant relative à ce qui fait leur exclusion qu’à l’expression de compétences, savoirs et techniques : tricot, robot, etc. Le développement dans ces bibliothèques des échanges de savoir est une première dimension de prise de parole, mais une prise de parole déconnectée de l’actualité de la société.

Il y a une troisième façon de concevoir cette sociabilité, qui permettrait d’apporter aux deux premiers champs d’action ce qu’il manque pour que le travail d’inclusion reste à la fois propre à la bibliothèque (en lien avec l’idée de collection et d’information) et propre à penser le groupe social non pas comme définitivement défini, mais bien comme encore et toujours en évolution. Cette troisième sociabilité ne repose pas sur une réponse à une crise de l’emploi ou à une crise des interactions sociales, mais fait écho au projet initial et révolutionnaire (puisque les bibliothèques municipales françaises sont nées de la Révolution) de rendre possible la participation de tous au débat démocratique. Il s’agit ici de faire société et d’accompagner les citoyens à construire leur rapport au monde et à pouvoir l’exprimer pour que notre société et notre démocratie continuent de nous permettre de vivre ensemble. La bibliothèque[3] joue alors un rôle dans la possibilité d’un débat démocratique, notamment par la pluralité des idées et opinions qu’elle présente à travers ses collections. En cela, la bibliothèque incarne la valeur fondamentale de la République française : la liberté d’expression. Si cela est absolument nécessaire, s’en tenir là signifierait que ce chantre de la liberté d’expression qu’est la bibliothèque contient l’expression de voix qui sont déjà suffisamment audibles pour être publiées, invitées, enregistrées, etc. En d’autres termes, cette bibliothèque accompagne l’idée que le seul lieu d’expression des voix des citoyens est celui qui se passe dans le silence et l’anonymat des cabines de votes.

Il s’agit donc de trouver un modèle de bibliothèque qui répondrait à la bibliothèque qui à la fois fasse action sociale envers les plus exclus, produise des conditions de sociabilité individuelle et de reconnaissance, et fasse société en alimentant nos opinions et idées de celles de nos concitoyens. En d’autres termes, une bibliothèque qui donne aux exclus les moyens de se faire entendre (les outils, les formations pour pouvoir le faire) et les occasions de prendre la parole (par des pratiques conviviales, participatives) dans une visée de nourrir le débat démocratique (faire de chaque voix un savoir à partager pour alimenter notre connaissance du monde). Construire cette bibliothèque idéale nécessite de prendre la mesure des réticences à la prise de parole pour ne pas penser que la formation, la convivialité ou la proposition de débat puissent suffire pour la susciter. Comprendre les réticences et ses formes permet ensuite de déterminer des outils d’accompagnement à la prise de parole.

Prendre la parole : trois réticences, trois résistances

Le niveau de maîtrise de la langue joue sur la reconnaissance de la parole. Les enseignants utilisent fréquemment une échelle, appelée échelle Dubois-Buyse, qui liste les 4000 mots fondamentaux qu’un adulte utilise et connaît (en français), en les organisant par fréquence d’usage en 43 niveaux, le dernier correspondant à la fin du lycée. On peut considérer ces 4000 mots comme le vocabulaire basique d’un adulte. Lors d’une conférence sur les jeunes et la bibliothèque, Marie Björn (2019) expliquait que la langue suédoise compte environ 600 000 mots et que la compréhension du journal nécessite 50 000 mots, ce qui, rapporté à la langue française et aux 60 000 mots du Petit Robert et 75 000 mots du Grand Robert, porte le nombre de mots nécessaires à la compréhension pleine et entière du journal à 5000 mots. Ces 5000 mots sont donc non seulement les 4000 mots acquis en allant à l’école jusqu’en terminale, mais aussi un certain nombre de mots qui font partie du vocabulaire de culture générale, dit passif, c’est-à-dire non utilisé quotidiennement mais mobilisé dans plusieurs situations dont la lecture des journaux, l’écoute de la radio ou de la télé, etc. On comprend dès lors la réticence que la maîtrise de la langue peut créer pour qui veut participer et entrer dans le débat, car il s’agit tout autant de comprendre tout le vocabulaire utilisé lors du débat que de mobiliser suffisamment la langue pour pouvoir répondre. Les personnes qui n’ont pas une connaissance étendue de la langue française, de par une arrivée tardive sur le territoire, de par un bilinguisme très séparé entre la langue de la maison et la langue de l’école, de par des difficultés d’apprentissage contextuelles (analphabétisme) ou biologiques (dyslexie et autres dys), connaissent les mêmes difficultés de prise de parole : comprendre le vocabulaire et mobiliser le langage pour exprimer une pensée intériorisée.

Cependant, cette réticence ne relève pas tant du fait de parler que du fait de parler en public. L’audience ne fait pas qu’écouter. Elle est capacité de juger, de discuter, de répondre, etc. Dans une situation idéale, l’audience est bienveillante ; mais il n’existe pas de situation idéale. Alessio Motta (2014, p. 75) note que :

[de nombreux travaux ont] souligné, sans toujours en avoir mis en évidence toute la portée, l’omniprésence de la violence symbolique qui s’exerce dans les rencontres publiques auxquelles donnent lieu ces mobilisations, à travers les petites humiliations et attitudes « méprisantes » des représentants des autorités expertes et légitimes dans les espaces d’expression des profanes.

La réticence à parler vient aussi d’une faible reconnaissance de ceux qui parlent à avoir les capacités de s’exprimer, mais pas d’un point de vue linguistique. La faible reconnaissance des enfants, notamment, ou de ceux et celles dont la maîtrise de la langue fait « défaut », se joue à deux niveaux : d’abord, par la déconsidération de la capacité à prendre la parole (on ne comprendrait pas ce que la personne, enfant ou adulte, dit) et, ensuite, par la déconsidération de sa capacité à participer aux débats (la personne, enfant ou adulte, ne pourrait pas apporter une contribution intéressante au débat). Ce premier mépris, lié à la capacité de parole, représente un véritable enjeu de pouvoir. Jacques Rancière (2009, p. 175) a écrit à ce sujet :

L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire (…) : premièrement parce qu’il dispose du pouvoir de mettre en circulation des mots en plus, des mots dont il n’a pas besoin, des mots qui sont en excès par rapport à des besoins de désignation exacte des choses ; deuxièmement parce que ce pouvoir lui est sans cesse contesté par les maîtres des désignations et des classifications, lesquels, pour révoquer ce pouvoir, nient purement et simplement cette capacité parlante.

Le deuxième mépris repose en partie sur l’idée que la participation au débat n’est possible que dans le contexte d’une participation délibérative, donc uniquement avec une maîtrise de l’argumentation. Loïc Blondiaux (2008, p. 42) dit ainsi que :

L’accent est mis [dans la démocratie délibérative] d’une part sur la capacité de la délibération à fonder la légitimité de la décision et d’autre part sur les compétences déployées par les participants à la discussion, leur aptitude à formuler des arguments rationnels susceptibles de convaincre l’autre et de s’inscrire dans un processus de « compréhension intersubjective », préalable à « une entente rationnellement motivée », selon les termes utilisés par Habermas.

Il y a ainsi de nombreuses disqualifications à la prise de parole : maîtrise de la langue, reconnaissance de la qualité du locuteur (enfant, étranger, non concerné, etc.), connaissance des codes (couper la parole, reprendre la parole), modalité de l’expression (le JE, l’émotion et la non-conceptualisation). Ces réticences et ces mépris ont le même effet : laisser du côté du silence ceux et celles dont la parole nous semble inaudible. Or, cette violence discursive n’est pas sans effet. Étienne Balibar (2018, p. 63) la considère comme « susceptible d’engendrer différents types de réactions : résistances, revendications, protestations, plaintes, ou encore contre-violence (discursive ou non discursive), donc déplacement performatif ou au contraire mimétisme de la violence dominante. »

La bibliothèque idéale que nous avons décrite doit à la fois éviter ces violences discursives et ces mépris, vaincre les réticences et les résistances à la prise de parole, et trouver les solutions pour rendre audible qui ne le serait pas pour les différentes raisons énoncées ci-dessus. Les projets participatifs conduits en bibliothèque depuis une dizaine d’années offrent un terrain d’observation de ce travail autour de l’exposition des exclus et des inaudibles.

À la recherche des bibliothèques qui donnent de la voix

Ce projet de donner de la voix est tout à fait manifeste dans le programme Démocratie : rêver, agir et penser ensemble (Démocratie), organisé par la Bibliothèque municipale de Lyon entre novembre 2016 et mars 2017. Nous avons étudié l’organisation de ce programme de plus de 80 actions, dont la moitié participative, dès octobre 2015, en intégrant le comité de pilotage en tant que doctorante, et jusqu’à juin 2017, à l’heure du bilan. L’étude a été menée en faisant des observations participantes des réunions d’organisation, des observations de certains événements et des entretiens semi-directifs avec les membres du comité de pilotage, certains porteurs de projets et des agents de la bibliothèque. Le choix a été fait de ne pas interviewer, sinon à la marge, les usagers, car il s’agissait d’étudier non pas l’effet réel de la participation, mais les intentions des bibliothécaires dans la mise en oeuvre de la participation, et les modifications de compétences et de connaissances engendrées par celle-ci pour les professionnels.

Parmi les 80 événements proposés, une quinzaine ont fait l’objet d’une étude plus spécifique pour leur capacité à illustrer ce qui se joue pour les professionnels dans la mise en oeuvre de projets participatifs. Parmi ces quinze événements, cinq répondent à cet enjeu de donner de la voix, enjeu qui est d’ailleurs résumé de la manière suivante dans le bilan du programme Démocratie :

Peu importe la raison de leur désaffection, les « invisibles » se tiennent à l’écart des institutions traditionnelles qui fondent la vie politique. D’invisibles, ils deviennent inaudibles et ignorés, mettant ainsi à l’épreuve les fondements de la démocratie. Donner à entendre la voix de chacun et chacune, reprendre le fil de la mémoire de quartiers, de luttes, c’est permettre qu’émergent des récits communs. Mais c’est aussi mettre au jour les différences de conditions d’existence, sociales, économiques ainsi que les conflits qui traversent notre « vivre-ensemble ».

BmL, 2017b

Les cinq projets sélectionnés sont les suivants :

Des Exilés dans la ville : La BmL a proposé une bibliothèque vivante sur le thème de l’exil, celui que vivent des personnes qui, pour des raisons diverses (hospitalisation, incarcération, immigration, etc.), ont vécu un exil au sein même de la société dans laquelle elles vivent. Le groupe des livres vivants s’est réuni une fois par mois pendant six mois avec des bibliothécaires et un spécialiste de l’exil et des bibliothèques vivantes, pour préparer et se préparer au jour de la bibliothèque vivante. Ce jour-là, un samedi après-midi, près de 70 « emprunts » ont permis au public de la bibliothèque de découvrir les histoires de ces exilés.

Les ateliers avec Lili Lucas : Lili Lucas est une artiste, chanteuse, qui a animé avec les bibliothécaires un atelier d’échange avec des enfants sur le thème de la démocratie. De ce débat, elle a retenu des phrases dites par les enfants et les a mises en musique. Ces chansons ont été présentées en public lors d’un concert en plein air organisé pendant le forum du programme Démocratie de la BmL, sur une place publique et passante de Lyon.

En deux mots, trois post-it : Il s’agit d’un partenariat entre la bibliothèque et la Maison d’arrêt de Lyon-Corbas (MALC). Une bibliothécaire et une chercheuse en sciences politiques ont animé un atelier avec des détenus sur la prison idéale. Les détenus étaient aussi invités à alimenter un mur d’expression avec des Post-it à déposer dans trois catégories : la prison, la non-prison idéale et l’après-prison.

Les porteurs de paroles : Les bibliothécaires se sont installés sur des places publiques, notamment pendant le forum du programme Démocratie, et ont recueilli la parole des usagers sur des phrases proposées, de type : « Faut-il partager une même langue pour vivre ensemble ? » Les paroles recueillies étaient écrites sur des cartons et suspendues sur des fils le long de poteaux, d’arrêts de bus, de sorties de métro.

Les débats de la Nuit de la démocratie à la bibliothèque : Une des bibliothèques du réseau (bibliothèque Jean Macé) a organisé une nuit de la démocratie autour du désherbage. Un des moments-clés de cette nuit était l’organisation de deux débats autour de deux livres proposés au désherbage par les participants eux-mêmes : une bible et un livre sur Hillary Clinton. Un des débats se faisait avec un bâton de parole, l’autre au moyen d’une rivière du doute.

Pour ces cinq événements, nous avons étudié le lieu de la prise de parole et de sa mise en visibilité, la mise en public, la spécificité des participants, la spécificité des auditeurs, leur mode de venue à la participation, la forme de la prise de parole et le contenu de la prise de parole. La description des cinq événements retenus est présentée dans le tableau 1.

Tableau 1

Description des cinq actions participatives reposant sur une prise de parole

Description des cinq actions participatives reposant sur une prise de parole

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Certains de ces événements participatifs ont donc lieu sur la place publique, d’autres, au contraire, dans la bibliothèque, d’autres dans des lieux spécifiques (prison). Certains sont ouverts, d’autres sont réservés, d’autres encore sont inaccessibles. Certains mènent à une diffusion, d’autres non. Certains impliquent une prise de parole orale, d’autres non. Certains relèvent de la narration d’un parcours de vie, d’autres de la capacité à débattre et argumenter, d’autres de l’énoncé d’une opinion. Chacun utilise des méthodes d’invitation à la prise de parole différentes. À travers ces différents projets se dessinent des solutions pour surmonter les difficultés liées à la prise de parole, difficultés qu’on peut décrire en termes d’énonciation, de maîtrise des codes et de légitimation, soit au moyen d’outils de partages d’opinions, soit par la formation, soit par le portage de la parole par des tiers. L’analyse de ces outils permet de voir sous quelle forme les bibliothécaires travaillent les réticences et résistances à prendre la parole, et mettent en place les conditions pour assurer aux plus exclus de pouvoir s’exprimer.

Accompagner la prise de parole

En nous appuyant sur ces projets, nous ferons le portrait de trois outils ou méthodes de travail pour accompagner les personnes dans la prise de parole. Il s’agira d’analyser les limites et les bénéfices d’abord des ateliers à Post-it pour la facilitation de la parole, ensuite des formations des participants à des codes de prise de la parole et enfin du portage de la parole par des tiers.

1. Faciliter la prise de parole

Lors de l’atelier à la MALC, les détenus ont été invités à participer à un atelier-rencontre sur le principe d’une discussion ouverte, à des murs d’expression installés dans les quatre bibliothèques de la maison d’arrêt et à des interviews, le tout sous la coordination à la fois d’une bibliothécaire et d’une chercheuse, Hélène Balazard, invitée par la bibliothèque. Pour les murs d’expression, l’animation s’appelait En deux mots, trois post-it et les détenus devaient déposer un Post-it dans trois catégories : la prison, la non-prison idéale et l’après-prison. La chercheuse Hélène Balazard a organisé les modalités de l’atelier, récupéré les informations des Post-it et mené les interviews. Dans cet atelier, le public invité à prendre la parole est un public dont l’exclusion de la société rend la parole inaudible à plusieurs titres : d’abord parce le statut de criminel déprécie la valeur de sa parole, quelle qu’en soit la valeur réelle, ensuite parce que l’autorisation de sortie de la parole (elle-même emprisonnée) ne peut être donnée non pas par l’individu qui énonce, mais par celui qui détient ou qui gère les conditions de la détention (l’administration pénitentiaire), et enfin parce que, comme le rappelle le Contrôle général des lieux de privation de liberté, cité par l’Observatoire international des prisons (s. d.) : « Les détenus se recrutent encore massivement dans la partie la plus pauvre de la population », une population souvent éloignée de la prise de parole en public, voire de la maîtrise de la langue française (sans compter que 22 % de la population incarcérée en France est étrangère). Aux deux premières contraintes, l’atelier organisé à la MALC semble de prime abord ne rien pouvoir faire. En effet, l’atelier ne peut contraindre l’administration pénitentiaire à publiciser les résultats de l’atelier (d’ailleurs, ils ne le seront pas) et l’absence de publicisation ne peut convaincre les non-détenus de la légitimité et de la valeur de cette parole. En revanche, l’atelier peut jouer sur l’invitation à prendre la parole pour un public éloigné non pas seulement de l’audience, mais même de l’énonciation.

Pour cela, l’activité En 2 mots, 3 post-it repose donc non pas sur une prise de parole orale, mais sur une prise de parole manuscrite, par laquelle chacun partage ses idées ou opinions inscrites sur un papier collant qui ira rejoindre toutes les autres propositions. Le Post-it est un objet très utilisé pour la conduite de réunion, par un certain type de management et de suivi de projets (LEAN management, par exemple) et, bien sûr, en design et notamment en design thinking. La qualité de l’objet Post-it est rappelé à plusieurs reprises dans le document-cadre sur le design thinking en bibliothèque, notamment dans le rappel de deux bénéfices des ateliers avec Post-it : la possibilité de dessiner plutôt que d’écrire et la taille qui limite de ce qu’il est possible d’écrire sur un Post-it[4]. Ces deux éléments sont des facilitateurs de la participation à un débat ou un échange. De fait, qui ne maîtrise pas bien la langue (qu’elle lui soit maternelle ou non) pourra dessiner plutôt qu’écrire (et éviter de montrer les fautes d’orthographe) ou pourra écrire un mot-clé plutôt qu’une phrase dont la syntaxe pourrait révéler la faiblesse.

Cependant, ces deux bénéfices peuvent aussi être considérés comme des freins à la reconnaissance des personnes qui énoncent leurs opinions sur ces documents. Ces freins tiennent en deux inquiétudes : celle de l’infantilisation des participants et celle de la construction d’une parole argumentée. De fait, ces deux inquiétudes sont tout à fait liées. L’infantilisation ne réside pas, en effet, dans le fait de faire faire des dessins ou de proposer des logos et icônes ; l’infantilisation repose sur le fait que « ces procédés contournent la parole élaborée et le discours construit. » (Berger et Charles, 2014, p. 17) Berger et Charles soulignent, dans un article de 2014, combien les outils supposés faciliter l’expression ont aussi pour risque de limiter la discussion. Plus encore, l’ensemble de ces simplificateurs et facilitateurs rend certes le débat plus accessible, parce que plus ludique, mais d’un autre côté infantilise des temps qui, pour être amusants, n’en sont pas moins sérieux. Berger parle à ce sujet d’une « modalisation ludico-fictionnelle de l’expérience démocratique » (Berger et Charles, 2014, p. 17). La taille des Post-it facilite une pensée synthétisée, mais permet aussi une expression réduite, elliptique quant aux raisons de sa formulation. Pour Philippe Breton (2007), le « parlé démocratique » tient en trois types de compétences : « La capacité à se former librement une opinion sur un sujet donné ; celle d’argumenter, sans recourir à la violence ni à la ruse ; celle qui combine la prise de parole et l’écoute, dans une démarche “d’empathie cognitive”. » Or, il semble que ce type de facilitateurs ne permet ni l’argumentation, ni l’échange oral qui permet à la fois d’être en expression et en écoute. En d’autres termes, le débat semble contenu dans les outils de facilitation de l’expression. Il s’agit d’une expression déconflictualisée, d’autant plus qu’elle sera non publicisée.

Malgré cela, on peut voir dans ces ateliers de Post-it surgir une transformation de l’énonciateur. Tout tient dans le fait d’offrir non pas tant une possibilité d’être entendu qu’une possibilité de s’organiser pour exprimer un regard sur une expérience individuelle vécue collectivement : ici, l’enfermement, la détention. L’atelier n’a eu lieu qu’une unique fois, il est événementiel. La chercheuse H. Balazard ne reviendra pas, et on ne sait pas si les résultats seront vus, lus, entendus par la direction. Ce qui se joue dans l’expérience est ailleurs : dans la possibilité d’un « nous », dans le développement de compétences qui pourront demain être saisies à nouveau. La valeur de l’événement est que, bien que point et instant, il s’inscrit dans une chaîne du temps et de l’espace de transformation et de déviation. C’est là un enjeu pour la bibliothèque aujourd’hui : voir comment proposer des événements qui déplacent les participants dans le temps et dans l’espace de la citoyenneté. La bibliothécaire de l’atelier à la MALC, dans un bilan, raconte cette expérience à la prison par des mots qui signifient tout l’enjeu de cette prise de parole qui reste peut-être contrainte, réduite, condamnée au silence : « Nous devons nous arrêter à regret avec une interrogation unanime : comment continuer ? Si l’on n’y prenait garde, on laisserait vite l’espoir et l’esprit d’initiative nous (re)gagner… » (BmL, 2017a)

2. Réguler la prise de parole

La Bibliothèque municipale de Lyon a donc organisé une bibliothèque vivante sur le thème des exilés dans la ville. Accompagné par le chercheur Alexis Nouss, spécialiste de l’exil et de ce type d’événement, le personnel a constitué un groupe de livres vivants, qui ont été formés à parler d’eux, à construire un récit de leur vie et à prendre la parole en toute confiance et sécurité. Si l’animation a duré une journée, la préparation a pris près de six mois, avec plusieurs rencontres entre les volontaires, les bibliothécaires et Alexis Nouss. Mathilde Dumaine (2014), dans un mémoire consacré aux bibliothèques vivantes, consacre un chapitre à la question de la formation des livres vivants. Elle y montre que ces formations visent à savoir raconter son histoire, avec un principe d’efficacité qui tient dans le fait de savoir mettre les « bons » mots sur une expérience pour qu’elle puisse être partagée. Elle tient aussi dans un apprentissage à contrôler les émotions, car raconter son histoire revient à faire face à deux types d’émotions : celle que l’on peut avoir au rappel de notre propre histoire et celle de la personne qui, écoutant l’histoire, transmet sa propre émotion, qui peut être une émotion positive, mais néanmoins perturbante (les personnes qui pleurent quand vous racontez votre vie, alors même que vous cherchez à en évacuer le rappel émotionnel), ou qui peut être une émotion négative, voire agressive. Dans la formation, il s’agit alors d’anticiper ces situations, d’apprendre à faire face à sa propre émotion comme à celle des autres, et à garder une certaine distance.

Cette formation a ainsi une fonction régulatrice. La règle permet tout autant de faire réussir à prendre la parole que de la canaliser, au sens double de brider et de diriger dans le bon sens. Réussir à faire prendre la parole par les règles revient à intégrer dans la participation un temps d’acquisition de la prise de parole, qui dès lors se voit forcément reportée dans le temps. On ne livre pas une parole brute, mais une parole travaillée et prête à être diffusée en public. Hors de cet apprentissage, point de salut pour la parole publique ordinaire, sauf à être reléguée au rang de témoignages subjectifs et affectifs. Cet apprentissage à la « maîtrise des compétences d’objectivation de leur expérience » (Motta, 2014, p. 79) est peut-être nécessaire à l’élaboration et à l’intériorisation, mais relève aussi d’une validation de qui peut énoncer les paroles et de comment celles-ci peuvent être énoncées. Le non-respect de la règle devient alors disqualifiant. Dans le cas de la Nuit de la démocratie à la bibliothèque, ce sont des règles de débat, comme l’usage d’un bâton de parole ou la position sur la rivière du doute, qui vont avoir pour fonction de réguler la prise de parole. Un des participants ne respecte pas la règle : il s’agace prodigieusement du désherbage de la bible comme de l’idée de garder le livre sur Clinton. Il grogne, il râle, il ne respecte pas vraiment les temps et tours de parole et perd peu à peu en audience tant son approche est virulente. Son émotion le rend « irrégulier ».

On comprend dans ces jeux de règles que l’émotion est considérée comme devant être régulée. D’un côté, elle est vue comme un agent de ce dialogue réussi et, de l’autre, on craint qu’elle ne renforce la stigmatisation, suscite du malaise chez les livres vivants ou crée des situations de conflit dans le débat. Or, s’il est parfaitement normal de chercher à préserver ceux et celles qui prennent la parole, on peut se demander si cette préservation ne présente pas le risque inverse de tellement policer les rapports qu’ils ne relèvent plus de la confrontation des opinions, mais de la confirmation des avis. Loïc Blondiaux (2008, p. 34) note que la parole émotive est l’une des trois formes de la disqualification de la parole. Pourtant, l’émotion, qui suscite à la fois l’expression vive, la focalisation sur une situation personnelle et le désir de renforcer des compétences pour agir, est partie prenante de la prise de parole orale.

Si l’on utilise le schéma de Boltanski identifiant quatre modalités de prise de parole publique à partir des variables de « distanciation » (plaintes énoncées à la première ou à la troisième personne) et de « modalisation émotionnelle » (plaintes émotionnellement chargées ou émotionnellement neutres), on remarque ainsi que les prises de parole orales demeurent majoritaires dans la partie droite du tableau (plainte de la victime et constat d’impuissance) et que les plaintes écrites se situent davantage dans la partie gauche (témoignage du porte-parole et critique engagée). Qu’il se présente en tant que victime ou qu’il relate le problème d’un autre, le preneur de parole populaire utilise davantage l’émotion à l’oral qu’à l’écrit.

Tarragoni, 2014, p. 55

Malgré cela, les occasions de prise de parole s’organisent comme un ensemble et une multiplicité de règles qui formalisent et normalisent les échanges[5]. Dans les deux cas pris en exemple, la règle vise alors à favoriser l’expression plutôt que le dialogue. Dans le débat au bâton de parole, on ne prend la parole qu’une fois et on ne peut clarifier sa pensée, la faire évoluer, etc. Dans le cas de la rivière du doute, d’une part, ceux qui doutent ne s’expriment pas et, d’autre part, les animateurs veillent à ce que l’expression des arguments ne crée pas une situation de ping-pong verbal où s’engagerait un dialogue entre deux arguments au détriment de l’expression d’un maximum d’arguments. Il y a là un paradoxe à la détermination de ce qu’est une « bonne » expression et à l’établissement des règles de la prise de parole : si elle est très construite, la prise de parole ne laisse peut-être pas assez de place à l’émotion et, dans le même temps, ne pas laisser de place à l’émotion empêche peut-être les arguments d’être saisis et intériorisés.

Pourtant, malgré cette régulation et cette canalisation, qui délestent la rencontre de toute expression conflictuelle, l’expérimentation de cette prise de parole contrainte peut être bénéfique pour les participants. Il s’agit alors d’expérimenter le débat en situation non conflictuelle et d’apprendre à ne pas chercher forcément la décision collective, mais bien le plaisir de débattre sans s’en effrayer. Ces règles et formations favorisent non pas tant l’exposition des convictions et les risques qui l’accompagnent, notamment le conflit entre des convictions divergentes, que la tolérance par l’expression de convictions qui sont recentrées sur l’individu, comme une expérience personnelle, la moins susceptible de générer l’expression d’une conviction divergente. Joan Stavo-Debauge (2014, p. 61) résume parfaitement cet effacement de la conviction dans l’affichage de la pluralité : « Pour que la tolérance exerce ses effets pacifiant, la conviction doit se risquer à devenir une simple “préférence” et à se livrer publiquement dans le format de l’“opinion” discutable ; format apprêté pour la pluralité (“une opinion parmi les autres”) et disposé à l’échange au sein d’un espace polyphonique. » Certes, cette publicité de l’expression ne permettra pas à un véritable débat de se mettre en place, pas plus qu’elle ne permettra de prendre une décision collective qui reposerait sur une discussion argumentée. Néanmoins, ce type de participation et les formations qui l’accompagnent sont des préludes à des possibilités d’argumenter pacifiquement tout en acceptant le conflit et la parole de l’autre.

3. Légitimer la prise de parole

Lors de l’animation avec Lili Lucas, la parole des enfants a été mise en public sur une place publique dans un événement gratuit, après une transformation des paroles énoncées en chansons, écrites et interprétées par une artiste adulte. La Bibliothèque municipale de Lyon a expérimenté une autre forme de médiation et de report de la parole avec l’animation Porteurs de paroles, qui mettait dans l’espace public des phrases énoncées par des passants, mais sur des pancartes comportant juste leur nom et leur âge. Cette médiation de la parole consiste à distinguer le temps d’énonciation et le temps de diffusion de la parole. En d’autres termes, la question des freins à la prise de parole est dépassée par un jeu d’écho, où la médiation de la participation se fait par le biais d’un relais : ici celui d’une chanteuse, là celui des pancartes affichées par les bibliothécaires. Ces relais assurent la partie de mise en audience de la parole. La médiation est ici utilisée pour que soient entendus ceux et celles dont la parole n’est pas reconnue : dans le cas de Lili Lucas, celle des enfants ; dans le cas de Porteurs de paroles, celle des passants, celle de ce grand public dont la parole est effacée par celle des experts.

Si la médiation semble une solution d’une grande finesse pour faire entendre ces voix, elle pose quand même la question de la transformation de la parole pour pouvoir être entendue. Rien ne nous assure que la médiation de la parole ne la transforme pas, ne serait-ce que par mesure d’efficacité (Cefaï et al., 2012, p. 16) pour en assurer une meilleure transmission. Il ne s’agit pas de soupçonner les bibliothécaires et l’artiste d’avoir privé les enfants d’une prise de parole directe. Néanmoins, il convient de dire que notre société n’autorise que rarement les enfants à médiatiser directement leurs opinions, sauf pour que cette opinion soit utilisée pour son facteur émotionnel ou si ces enfants ont déjà acquis une légitimité qui fait accepter leur discours. Ce qui vaut pour les enfants vaut certainement aussi pour les adultes, qui n’ont droit de parole qu’en tant que témoins (plus ou moins directs) ou en tant qu’experts (plus ou moins reconnus, d’ailleurs). Ce jeu de conformité est souligné par la manière dont les bibliothécaires dans Porteurs de paroles aident à formuler la parole et en facilitent la visibilité et, pourrait-on dire, la lisibilité. Plutôt que des porteurs de paroles, les bibliothécaires se font chercheurs de parole. Une des bibliothécaires en charge de recueillir la parole nous a raconté, en entretien informel, qu’on ne pouvait se contenter de poser la question et d’attendre une réponse qui serait retranscriptible telle quelle. Elle expliquait qu’il faut savoir pousser les gens à aller plus loin que leur première réponse pour que la phrase finale ne soit pas attendue ou convenue, et amener les gens à parler d’eux, à donner des anecdotes, à raconter leur histoire ou des histoires. Ce dialogue qu’elle entame avec les participants dirige la parole libre vers une parole qui est alors reconnue comme valide et utile au débat. De même, la retranscription graphique par les bibliothécaires, avec une belle écriture et sans faute, semble faire du relais une condition sine qua none de la possibilité d’audibilité, plutôt que l’intérêt de l’écoute de l’autre.

Pourtant, cette déresponsabilisation des preneurs de parole, augmentée par le fait que cette médiation permet aux participants d’être entendus sans avoir besoin de prendre la parole devant les autres, sans n’avoir plus besoin de se mettre en scène que d’assumer ses propos, ouvre des perspectives nouvelles aux participants sur leur possibilité d’être entendus. De fait, la question de l’exposition de la parole est également au coeur de Porteurs de paroles par l’installation de cette parole dans l’espace public. C’est littéralement une occupation de l’espace, mais une occupation de l’espace qui se fait en silence. Il y a donc une visibilité de la parole, d’autant plus libérée que celui ou celle qui parle reste invisible. Si, d’un côté, cette légitimation par des tiers apparaît comme une capture de l’autorisation de la parole par ceux qui nous confèrent le droit de parler, la solution de la médiation reste, d’un autre côté, honorable au sens où elle favorise la prise de parole dans un environnement protégé et permet que cette parole soit entendue. C’est une participation sans condition qui reste hospitalière, pour reprendre les termes de Berger et Charles (2014, p. 17), au sens où elle ne tombe pas dans le défaut de n’accueillir « les individus vulnérables qu’en les enjoignant à s’exposer dans un lieu où leur inadéquation est toujours susceptible d’éclater au grand jour ». Cette prise de parole moins risquée, mais tout de même publicisée, permet aux participants une reconnaissance de soi par soi. Sur la place du Bachut, l’une des places de Porteurs de paroles, trois jeunes de La Duchère sont passés et repassés plusieurs fois pour voir leur affiche, pour vérifier qu’elle était bien exposée, et s’étonner auprès des bibliothécaires : « Vous l’avez vraiment gardée », pour finir par se prendre en photo devant. Sur une autre place de Porteurs de paroles, un participant, sans domicile fixe, confie aux bibliothécaires son émotion de voir que d’autres lisent sa phrase. Car, plus que d’avoir parlé, les participants ont conscience d’avoir été entendus (ou lus). John Dewey utilise le terme de « valuation » (Pecqueux, 2014) pour exprimer ce que la participation va faire gagner non pas en terme de réussite, mais en termes de capital (en évolution constante) sur lequel l’individu devient sujet. L’enjeu est là, dans le fait d’être affiché avec les autres et de se révéler à soi en ayant été révélé aux autres. Barbier et Larrue (2011, p. 88) parlent de cette transformation liée à l’expérience participative, qui crée à la fois une « “subjectivation politique” et un engagement citoyen ».

Conclusion

Se reconnaître capable d’avoir des idées, accepter les idées des autres, se reconnaître participer au débat : voilà ce que la bibliothèque peut apporter avec ces outils de participation, dont les défauts n’entament pas les qualités, pour aider les inaudibles à faire porter leur voix. En ce sens, la bibliothèque ne joue pas tant le rôle d’un lieu d’exposition des paroles que celui d’un lieu d’apprentissage et d’expérimentation à la fonction citoyenne. Ainsi, la bibliothèque peut être un véritable lieu de réalisation de la société : espace d’apprentissage, espace de lien et espace en lequel la citoyenneté s’active, car, pour reprendre Étienne Tassin (2012, p. 253), philosophe français : « La citoyenneté ne saurait être un statut défini par des droits qu’en raison d’une manière d’agir sur un mode public, c’est-à-dire d’une exposition de soi. » Plus encore, en articulant lutte contre l’exclusion, travail d’inclusion, participation et encapacitation, ces projets offrent aux bibliothèques d’être les narratrices des voix inaudibles, réunissant par là-même leur rôle social et leur rôle politique sous un seul étendard, celui de héraut citoyen.