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Cet ouvrage collectif est l’aboutissement d’une collaboration internationale de longue date. Son projet est de déconstruire le récit usuel qui présente la désinstitutionnalisation psychiatrique comme un triomphe de la médecine moderniste des années 1960 et 1970. L’introduction offre une mise en contexte rapide mais précise ; elle signale bien l’intention et l’unité du livre. L’ouvrage compte quinze chapitres, distribués en quatre parties.

La première partie montre la recherche de solutions de rechange à l’asile bien avant 1960. Ses trois chapitres exposent des expériences, toutes européennes, de prise en charge des malades mentaux hors du milieu asilaire. Les textes de Marie Derrien et d’Isabelle von Bueltzingsloewen, notamment, montrent que les deux guerres mondiales stimulent l’innovation médicale : dans le contexte de débrouille qui prévaut au front, les psychiatres imaginent de nouvelles modalités de soins qui valorisent le retour à la vie (ou au front…) plutôt que la cure fermée. « La dés-hospitalisation comme idée, comme pratique et comme inquiétude sociale n’était donc pas une question totalement nouvelle lorsque les législateurs occidentaux s’en emparèrent officiellement au début des années 1960 » (p. 15).

La seconde partie recentre le récit autour du regard d’acteurs non médicaux après 1960. Par l’analyse de journaux canadiens, Maria Neagu montre que les médias s’approprient les discours et les représentations de la psychiatrie moderniste dès les années 1960. De leur côté, Sandra Harrisson et Marie-Claude Thifault continuent d’exploiter la mine d’or que constituent les dossiers de patients de l’hôpital Montfort : ici, elles utilisent ces sources, écrites au ras de la pratique, pour montrer le rôle clé des infirmières à toutes les étapes du processus clinique de désinstitutionnalisation, de l’évaluation du patient au contact avec la famille. Hervé Guillemain livre ensuite un texte original, basé sur les dossiers de patients schizophrènes du Mans. Comme la médication constitue la base du projet de réinsertion des malades, Guillemain s’intéresse au point de vue de patients « indociles » qui ne prennent pas régulièrement leurs comprimés, en montrant comment la vie hors de l’hôpital modifie les stratégies des soignants et des soignés. Il en tire des conclusions parlantes sur l’évolution des stratégies de médicamentation (l’innovation pharmaceutique peut viser l’adhésion du patient plus que l’effet thérapeutique de la molécule) et sur le sens réel de « la liberté du psychotique face à son traitement » (p. 110). Enfin, le texte d’Alexandre Klein vise un public québécois : en rappelant la place du psychiatre anglo-canadien Charles A. Roberts dans la réforme québécoise du système de santé mentale, il situe celle-ci dans un contexte plus vaste que celui du Québec et de la Révolution tranquille, auquel on la réduit souvent.

La troisième partie montre les limites de la désinstitutionnalisation et l’irréalité de certaines entreprises des années 1960 et 1970, parfois plus agressives sur papier que dans la vie réelle. La préférence de l’ouvrage pour le mot « dés-hospitalisation » prend ici tout son sens, car si les patients sortent bien de l’hôpital, ils ne quittent pas pour autant l’orbite des institutions. Les trois premiers textes de la section portent sur la France et la Belgique : Emmanuel Delille, Benoît Majerus et Hervé Guillemain livrent des études locales ou régionales qui suggèrent que de 1960 à 1990, les projets officiels de « désins » ont plutôt donné lieu à la modernisation ou au redéploiement territorial des services hospitaliers. Ce constat ne signifie pas que rien n’a changé, mais il plaide à tout le moins pour une lecture plus continuiste de l’histoire de la psychiatrie, plutôt que pour la « geste réformatrice » des psychiatres modernistes. Dans un texte exploratoire mais solide, qui mêle données chiffrées, parcours de patients et entrevues d’acteurs, Marie LeBel applique cette question au cas des francophones du Nord ontarien. D’un côté, elle note que les aléas de l’offre de soins en français (et en région éloignée) ne favorisent pas la création de services hors-institution. De l’autre, elle constate que lorsque des services dés-hospitalisés en français sont finalement mis en place, ils nuisent de toute façon à la continuité des soins, puisque celle-ci repose encore sur l’hôpital, resté essentiellement anglophone. On le voit, évaluer la réalité de la « désins » importe si on veut saisir la place concrète des institutions de soins dans le tissu social.

Une certaine dés-hospitalisation a pourtant eu lieu. La quatrième partie du livre en interroge l’héritage ambigu. Marie-Claude Thifault raconte la trajectoire poignante d’une patiente qui enchaîne les épisodes de dés-hospitalisation et de ré-hospitalisation sur une période de vingt ans, un va-et-vient incessant qui épuise la famille et que complexifie un système de santé qui, peut-être parce qu’il repose sur la fiction d’une désinstitutionnalisation définitive, peine à gérer ces allers-retours ou les nombreux passages d’une institution à l’autre. Enfin, le texte stimulant de Laurie Kirouac, d’Alexandre Klein et d’Henri Dorvil interroge la « désins » de l’ancien hôpital des Laurentides. Il met à jour un entrelacs d’intérêts locaux qui minent l’entreprise (la région veut préserver l’hôpital et ses emplois ; les psychiatres craignent de perdre leur clientèle, les maisons d’hébergement espèrent un profit financier incompatible avec le bien des malades) et qui révèlent, encore, l’importance de prendre en compte la réalité concrète des acteurs pour évaluer l’effet d’une politique – ou pour en faire l’histoire.

La fin de l’asile ? soumet au lecteur un véritable projet intellectuel. Il présente des vues pertinentes sur l’histoire de la santé, mais aussi sur l’histoire des institutions, l’histoire « vue d’en bas » ou l’histoire des interfaces entre les localités et les pouvoirs centraux : plusieurs des études de cas proposées trouveraient aisément leur place dans un syllabus traitant de ces questions. Ce livre contribue aussi à l’histoire canadienne : les chapitres sur le Québec ou l’Ontario français suggèrent en effet des arrimages clairs entre l’histoire de la santé et des questions plus générales d’histoire nationale ou régionale qui animent présentement l’historiographie.