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La définition du territoire de l’Ouest étatsunien a changé au fil du temps, à la mesure de la marche du peuplement d’origine européenne, de la marginalisation des nations amérindiennes et de la délimitation de la frontière entre les États-Unis et le Canada[1]. C’est aussi un espace mémoriel, voire mythique, aux États-Unis et ailleurs.

De l’énonciation, en 1893, de la thèse de la frontière par Frederick Jackson Turner, qui faisait de la disponibilité de terres toujours plus à l’ouest le moteur de l’histoire des États-Unis, aux travaux récents sur les borderlands et le middle ground, en passant par la Nouvelle Histoire de l’Ouest, les chercheurs ont contribué à la construction mémorielle de la région en proposant des schémas explicatifs qui reflétaient à la fois les époques où ils écrivaient et des courants historiographiques plus larges[2].

Ainsi, les disciples de Turner firent paraître des centaines de livres et d’articles qui décrivaient la marche vers l’ouest de l’Homo Americanus, être profondément individualiste et démocrate, même si des critiques de la conception turnérienne apparaissaient à mesure que progressait le XXe siècle[3]. Il fallut cependant attendre les années 1980 pour que la thèse de la frontière soit écartée sous les assauts répétés des praticiens de la Nouvelle Histoire de l’Ouest. Celle-ci produisit un foisonnement d’études qui éclairèrent d’une lumière nouvelle des événements et des processus observés depuis longtemps, tout en faisant ressortir le rôle de groupes jusqu’alors quasi oubliés, comme les femmes, les Amérindiens, les Hispaniques, les Noirs et les immigrants[4]. Soazig Villerbu a bien décrit ce courant historiographique :

Il s’agissait […] de proposer un récit à plusieurs voix, qui construisait l’Ouest non comme un front mais comme une région : un carrefour de cultures, de peuples et d’empires, dont l’histoire aurait été faite de rencontres et de conflits, marquée par la présence des États et l’extrême violence, multiforme, qui s’est exercée durant le processus de conquête par les Anglo-Américains, sans que cette histoire ne s’arrête en 1890[5].

Cette approchée éclatée de l’histoire de l’Ouest a fait place dans les deux dernières décennies à des essais de recentrage autour des notions de borderlands[6] et de middle ground[7]. Ces derniers développements ont fait l’objet d’une synthèse stimulante de l’historienne Anne Hyde au début des années 2010.

L’étude des francophones de l’Ouest américain, c’est-à-dire des Français, des Canadiens français et des Métis, a connu une évolution similaire, particulièrement pour la deuxième moitié du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe. Dans la conception turnérienne, les francophones avaient joué un rôle important dans la phase de colonisation associée au commerce des fourrures, mais ils furent rapidement remplacés par des colons américains beaucoup plus dynamiques. Comme l’écrit Gilles Havard,

Engloutie tant par la Grande Histoire que par le puissant imaginaire des westerns, cette Amérique de la marge a été occultée par le récit héroïque et prédestiné de la conquête de l’Ouest, qui met en scène le triomphe de la civilisation américaine sur la sauvagerie amérindienne et, incidemment, sur la francophonie de l’intérieur du continent […]. Dans cette geste états-unienne, les individus d’origine française n’étaient appelés qu’à se voir reconnaître une part dérisoire et vite désuète[8].

C’est que leur présence réelle et mémorielle contrevenait à l’idée de la Destinée manifeste, les pionniers audacieux ne pouvant qu’être anglophones[9].

Heureusement, cette conception a été presque complètement abandonnée. Elle a été remplacée par les notions stimulantes de middle ground, de corridor créole[10], de French river world et de frontière bourgeoise. En effet, la publication, en 1991, du Middle Ground de White marque le début d’une révolution historiographique. Pour ce praticien de la Nouvelle Histoire de l’Ouest, les vastes territoires de l’intérieur du continent constituaient un lieu d’échanges, où cohabitaient tant bien que mal Français et Autochtones. Les deux groupes ne partageaient pas la même vision de l’espace physique et spirituel, mais ils étaient reliés dans diverses sphères[11].

Dans cette foulée, l’essor de la recherche a été tel qu’on a découvert ou redécouvert l’existence d’un corridor créole, recouvrant grosso modo l’espace compris entre les Grands Lacs et le golfe du Mexique. Selon Soazig Villerbu, ce territoire, perdu par la France en 1763, passé dans les mains britanniques et espagnoles avant d’être unifié au sein des États-Unis en 1803, était caractérisé par trois traits majeurs : le constant renouvellement d’une population francophone aux origines variées mais peu à peu minorisée ; une profonde connexion au système atlantique depuis le coeur du continent nord-américain ; un processus d’américanisation qui transformait les dynamiques culturelles, religieuses, sociales, politiques et économiques de la région[12]. Le corridor créole recelait en outre de véritables pépinières d’identités nouvelles qui s’abreuvaient autant à la culture franco-catholique des hommes qu’aux cultures autochtones des femmes[13].

Pour sa part, Robert Englebert a proposé la notion de French river world, un monde qui reliait la métropole du commerce des fourrures, Montréal, aux postes du pourtour des Grands Lacs (Détroit, Michilimackinac, Chicago, etc.), aux vallées du Missouri et du Mississippi (entre autres, Saint-Louis et Sainte-Geneviève) et, enfin, à La Nouvelle-Orléans[14]. Gigantesque arc riverain où circulèrent pendant des générations des militaires, des voyageurs, des commerçants, des prêtres ainsi que des pelleteries et des marchandises diverses, il constituait également une « frontière bourgeoise », selon le terme de Jay Gitlin. L’historien de Yale présente ainsi la population de l’Ouest comme étant composée de vastes réseaux agissant dans un univers franco-catholique alimenté et maintenu par les exigences du capitalisme marchand. En parallèle, de véritables empires familiaux s’activèrent pendant plusieurs générations, ceux des Campeau à Détroit et des Chouteau à Saint-Louis étant les plus connus. Ces hommes d’affaires, dont l’identité était complexe, composèrent assez bien avec l’expansion de la population étatsunienne et la transition vers une économie agricole, réinvestissant les profits de la traite dans le marché foncier et dans les compagnies de chemin de fer[15].

La période qui s’étend de la guerre d’Indépendance (1775-1783) à la guerre de Sécession (1861-1865) commence donc à être bien connue. Elle fait presque figure d’Eldorado de la recherche, comparativement à l’histoire des francophones de l’Ouest dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au XXe siècle. Pourtant, ces derniers y étaient présents, bien qu’en nombre beaucoup moins élevé qu’en Nouvelle-Angleterre[16].

Ce contraste est reflété dans le présent numéro thématique. Quatre des cinq textes qui le composent s’attardent à la deuxième moitié du XVIIIe siècle et à la première moitié du XIXe. C’est le cas pour le premier article, signé par Nicole St-Onge, qui porte son regard sur la population franco-anichinabée des Grands Lacs. Issue de la traite des fourrures, cette population se déploie à partir de Montréal tout au long du bassin des Grands Lacs, depuis l’époque coloniale française jusqu’au milieu du XIXe siècle. Par une analyse fine du poste de La Pointe, sur l’île Madeline, à l’extrémité ouest du lac Supérieur, l’ethnohistorienne montre que le socle de cette société métissée reposait à la fois sur les rites catholiques et sur les réseaux de parenté français et anichinabés. Ceux-ci se maintenaient, en dépit de la distance engendrée par la très grande mobilité des Franco-Anichinabés. Les relations de parenté (réelles et symboliques) étaient à la base d’un système social complexe qui régulait les comportements économiques et sociaux. En mettant l’accent sur les continuités temporelles et spatiales, St-Onge rend pleinement compte de la mixité et de la complexité d’une société pour laquelle les notions d’identité nationale ou coloniale et les frontières politiques ne sont pas pertinentes, et ce, au moins jusqu’au milieu du XIXe siècle.

La deuxième contribution, par Robert Englebert et Bronwyn Craig, s’attarde sur l’adaptation des créoles du Pays des Illinois à la mise en place du régime américain, entre 1778 et 1787. Les auteurs y dépeignent le monde complexe et hétérogène issu du peuplement colonial français de la région. L’examen approfondi des villages de Kaskaskia et de Cahokia fait ressortir le rôle des institutions religieuses et juridiques locales dans le déploiement des stratégies d’autonomie face à l’hégémonie étatsunienne naissante. Il n’y eut pas de transformation brusque des communautés francophones du Pays des Illinois dans les premières années de la République américaine, malgré les avancées des colons anglophones.

Dans le troisième article, Soazig Villerbu trace les trois âges de la migration française vers l’ancien Pays des Illinois, plus particulièrement la partie qui deviendra le Missouri en 1821. Elle distingue ainsi le temps des révolutions (1790-1803), l’époque créole (1803-1840) et la période de diversification (1840-1860). Quoique numériquement restreints, les mouvements migratoires des Français participaient tout à la fois d’une confluence continentale et de dynamiques sociopolitiques et socio-économiques régionales. Villerbu insiste sur la centralité des réseaux d’alliance et de parenté, sur le rôle du capitalisme commercial ainsi que sur la contribution des femmes et des hommes d’Église français, dans un contexte d’hégémonie croissante du nationalisme étatsunien.

Mikaël Dumont signe la quatrième contribution et offre une incursion dans l’univers des bals des Rois au Pays des Illinois entre 1800 et 1830. Il scrute en détail ces réjouissances populaires au sein d’une population francophone dont les moeurs traditionnelles (esprit de solidarité et de collaboration, stabilité de la famille, ségrégation culturelle) imprègnent la sociabilité. Comme Englebert et Craig, il contribue lui aussi à mettre en exergue les continuités ayant eu cours après l’arrivée des Américains, en montrant que la saison des bals des Rois, qui commençait à l’Épiphanie (6 janvier) et se terminait le mercredi des Cendres, était un élément structurant de la vie culturelle et de la régulation sociale, notamment par le biais du marché matrimonial. Y étaient accentuées les hiérarchies de genre, de classe et de race, puisque les esclaves, les Noirs libres et les Amérindiens étaient exclus des festivités.

Le dernier texte est d’un tout autre ordre. Marie-Ève Harton et Danielle Gauvreau sortent des sentiers battus et proposent à la fois un nouvel outil, le Dictionnaire des patronymes canadiens-français, pour l’étude de cette population aux États-Unis au cours d’une période où l’historiographie fait grandement défaut (seconde moitié du XIXe siècle) ainsi qu’une première analyse globale de cette population dans l’Ouest américain entre 1850 et 1910. Le Dictionnaire des patronymes canadiens-français, un outil numérique et pérenne conçu avec plusieurs collègues, permet désormais de pallier l’absence de question directe sur les caractéristiques ethniques ou linguistiques des individus dans les recensements américains de 1850 à 1880 et d’identifier un échantillon représentatif de la population canadienne-française. Harton et Gauvreau tracent un premier portrait descriptif à grande échelle des Canadiens français dans l’Ouest. Elles montrent que l’accroissement des effectifs est notamment lié à l’intensification de la migration entre 1850 et 1880, tout comme à l’important mouvement de population de l’est vers l’ouest, et que la répartition géographique de la population canadienne-française de l’Ouest est en continuité avec les migrations vers la région dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

Ainsi, les cinq articles qui composent ce numéro thématique jettent un nouvel éclairage sur les populations et les communautés francophones de l’Ouest américain de la deuxième moitié du XVIIIe siècle au début du XXe. Ils soulignent les processus par lesquels les familles et les communautés ont façonné la région et les stratégies déployées pour résister à l’américanisation. Dans les deux cas ont joué courants migratoires, institutions religieuses et juridiques, système politique, fêtes et bals. Si l’on comprend mieux les sociétés francophones de l’Ouest avant la guerre de Sécession, pour la période ultérieure, le brouillard est encore épais. Il est à espérer qu’elles fassent l’objet d’un renouveau historiographique dans les prochaines années.