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La méfiance des Autochtones envers la justice pénale est solidement documentée dans la littérature scientifique ainsi que dans les rapports des innombrables commissions d’enquête qui ont jalonné l’histoire passée et récente de la justice pénale imposée aux nations autochtones. Même si la confiance, ou plutôt la méfiance, se révèle récurrente dans l’histoire des relations entre peuples autochtones et système pénal, cette question n’est pas nécessairement abordée comme un objet en soi. Elle reste une donnée, constante et manifeste dans les productions scientifiques et non scientifiques, sans être édifiée en problématique autonome. Notre article est issu d’un appel à communications que la IIIe Biennale en droit pénal a lancé sur le thème de la confiance du public dans la justice pénale en mai 2019. Ce cadre de réflexion nous a amenée à nous interroger sur le lien de confiance entre les Autochtones et le système pénal, aspect constituant pour l’occasion un objet à part entière. Nous disons bien « pour l’occasion » puisqu’en 30 ans nous n’avions jamais envisagé l’interface entre justice pénale et autochtones sous cet angle, en dépit de son omniprésence. La réflexion sur cet objet constitué pour la circonstance nous conduit aux questions suivantes :

  • Qu’est-ce que la confiance ?

  • Comment la confiance des Autochtones est-elle définie par rapport à la justice pénale ?

  • Le prisme de la confiance est-il instructif pour faciliter, voire renouveler, la compréhension des relations entre les premiers peuples et la justice pénale ?

  • De quoi le prisme de la confiance informe-t-il la population ?

  • De quelles pistes d’analyse et d’action le prisme de la confiance est-il porteur ?

Dans le présent article, nous examinerons la confiance moins comme un fait social que comme un construit issu en partie d’un contexte de transformation des politiques publiques dont les enjeux sont spécifiques.

1 Confiance et justice pénale : une construction d’objet

La confiance du public dans la justice pénale est évaluée, la plupart du temps, au moyen d’enquêtes d’opinion ou d’études sur les représentations sociales. De manière étonnante, la confiance dans la justice pénale reste mal définie dans ces enquêtes, et parfois elle ne l’est pas du tout. Les paramètres constitutifs de la confiance du public diffèrent d’une enquête à l’autre. Tant et si bien que la notion de confiance demeure protéiforme et polysémique. Par exemple, elle peut être définie de manière large comme un ensemble de « perceptions quant à la capacité de l’institution à s’acquitter de ses fonctions[1] » ou de manière spécifique à partir de diverses dimensions telles que le respect des droits des personnes soupçonnées ou accusées d’un crime, la capacité d’inculpation et de judiciarisation, la célérité du traitement, l’aide aux victimes, la réduction de la criminalité, la propension à s’attaquer aux causes de la criminalité[2]. La confiance peut être entendue comme étant associée au sentiment de sécurité ou à la sévérité des sentences[3] ou encore à la connaissance du système et au sentiment de compétence des citoyens, à la légitimité et à l’accessibilité du système de justice[4].

La manière dont la question de la confiance du public dans le système de justice est abordée comporte plusieurs limites. Premièrement, elle se décline en multiples paramètres et univers de sens qui rendent sa « mesure » difficile presque inopérante en l’absence d’une conceptualisation plus ou moins consensuelle et standardisée. Deuxièmement, une confusion subsiste dans ce que l’on appréhende véritablement. Par exemple, Pierre Noreau pose d’emblée la confiance des citoyens dans les institutions publiques telle la condition de leur stabilité et donc de leur légitimité, tout en considérant cette dernière comme à la fois l’une des sources et l’une des composantes de la confiance[5]. Les niveaux de compréhension se confondent alors avec les caractéristiques du concept lui-même, ses causes (ou ses sources), ses effets, ses objectifs et ses enjeux. Troisièmement, la perspective sous-jacente à la prise en considération de la confiance renferme le présupposé d’une vision unilatérale de la relation de confiance : on présume que le « problème » est le manque de confiance du public dans l’institution pénale, éludant par le fait même que la confiance s’inscrit certes dans le registre des attitudes, mais aussi qu’elle se construit dans une relation, une relation entre acteurs, d’une part, de même qu’entre acteurs et systèmes, d’autre part. Autrement dit, on évacue le fait que les pratiques des acteurs du système de justice sont modulées par leurs représentations des justiciables et par le degré de confiance accordé à ces derniers[6]. Enfin, on constate un manque de réflexion sur l’émergence de la notion de confiance comme champ de recherche en sciences sociales, plus particulièrement dans les recherches relatives au système pénal. La considération de la confiance comme objet de recherche a pris de l’ampleur à partir des années 90, précisément dans un contexte où l’on observe son déclin. C’est à cette époque-là que sont apparus les premiers indices et baromètres pour mesurer et comparer la confiance des citoyens dans la sphère de la sécurité publique (police) et l’administration de la justice (surtout les tribunaux). À notre sens, il est plus fécond de prendre pour objet d’analyse l’émergence de la confiance comme construit dans le champ pénal, car cet angle de vue est révélateur des enjeux sociopolitiques sous-jacents à la quête de confiance par le système de justice. Il nous amène à remettre en question l’enjeu central : celui-ci est-il le manque de confiance du public envers le système de justice ou la quête de confiance par le système de justice ? Soumettre cette interrogation revient à construire l’objet sous l’angle des relations de confiance entre les citoyens et le système de justice et, dans le cas précis de notre article, celles qui se tissent entre les Autochtones et le système pénal.

2 Relations entre les Autochtones et système pénal : une méfiance co-construite

La confiance est un état cognitif et motivationnel complexe, mélange de rationalité, de sentiments et d’engagement. Faire confiance implique de donner aux autres un certain pouvoir sur sa personne et d’accepter la vulnérabilité inhérente[7]. La confiance est intrinsèquement liée à la prise de risque[8]. Autrement dit, accorder sa confiance est un risque ; ne pas l’accorder, un refus de prendre un risque. La confiance n’est pas non plus une affaire de foi aveugle[9] : elle se forge plutôt dans une expérience antérieure. Or, l’expérience des Autochtones relativement au système de justice pénale est celle d’une oppression et d’un contrôle ancrés dans l’histoire de la colonisation qui se perpétuent en dépit des nombreux accommodements que les pouvoirs publics ont autorisés. La prise en considération de ces deux facettes de la confiance, soit le risque et l’expérience antérieure, crée un prisme qui permet d’inscrire la méfiance non pas dans une attitude unilatérale, celle des citoyens par rapport aux institutions publiques, mais bien dans une attitude mutuelle, partagée et coconstruite dans les relations entre les Autochtones et le système pénal.

2.1 Confiance et gestion des risques

Le lien qu’établit Niklas Luhmann[10] entre prise de risque et confiance devient particulièrement éclairant lorsqu’on le transpose à la sphère pénale. La crise et le déclin du modèle de réhabilitation[11] ont ouvert la voie à une nouvelle pénologie, axée sur la gestion de groupes désignés comme des figures du risque. Ce dernier est une « mesure de probabilité statistique entre un facteur donné (facteur de risque) et une situation prévisible (conséquence)[12] ». Les facteurs de risque sont des conditions préalables qui augmenteraient le risque de comportement délinquant, tant dans sa fréquence et sa persistance que dans sa durée[13]. Cette « nouvelle » pénologie s’appuie sur des caractéristiques dites « statiques », c’est-à-dire immuables[14], et « dynamiques » (sur lesquelles on peut agir)[15], celles-ci étant constituées en indicateurs susceptibles de prédire le comportement et, dans le cas qui nous concerne, la conduite délinquante[16]. Selon certains analystes, ces facteurs jouent le rôle de marqueurs socioéconomiques qui mesurent davantage la marginalisation des individus et des groupes que le niveau de risque[17]. La pénologie néolibérale[18] se trouve désormais encline à dépasser l’approche classique basée sur la sanction punitive et la réhabilitation pour valoriser plutôt des pratiques de contrôle et de surveillance en ayant recours à des outils actuariels censés mesurer et prédire le risque. L’enjeu n’est plus alors d’éliminer le risque, mais de le rendre tolérable dans les limites sécuritaires acceptables[19]. De nos jours, la surveillance et le contrôle tendent à supplanter l’intervention sur les causes présumées de la délinquance[20]. Le risque s’avère désormais le principe directeur des politiques pénales[21]. Or, un groupe « porteur de risque » représente une figure à contrôler et un groupe contrôlé se trouve nécessairement institué en groupe qui n’est pas « digne de confiance ». La méfiance à l’égard des groupes à risque, structurellement instituée par les politiques pénales, est corollairement intégrée par les acteurs du système pénal (policiers, acteurs judiciaires et correctionnels) dans le parcours de leur socialisation professionnelle. Faute de temps et d’espace, nous ne développerons pas ici les nuances qui s’imposent : la socialisation professionnelle des acteurs pénaux n’est, bien entendu, pas uniforme. Cependant, comme l’a précisé Dominique Monjardet pour les policiers, l’acteur pénal construit des « lunettes cognitives » à travers lesquelles le soupçon est omniprésent dans la relation à autrui, notamment la relation aux justiciables[22]. La socialisation professionnelle joue ainsi un rôle dans la configuration de l’attitude de méfiance, faisant même l’objet d’une valorisation et d’une routinisation dans le sens où la méfiance est érigée en compétence professionnelle des agents de contrôle[23]. L’« ontologisation » de la méfiance par les acteurs pénaux, ancrée dans les parcours de formation et dans l’expérience concrète de leurs pratiques quotidiennes, se révèle une force structurante de la pénalisation des groupes sociaux. Autrement dit, leur pénalisation des groupes est proportionnelle à la quête de réduction des risques. Considérant que les groupes sociaux ne sont pas égaux devant cette construction, certains sont davantage pénalisés que d’autres et donc moins dignes de confiance. C’est précisément le cas des Autochtones. Ceux-ci forment au Canada le groupe construit comme prédisposés aux facteurs de risque les plus élevés de la population[24]. Ce classement a de lourdes conséquences sur leur prise en charge pénale : les Autochtones sont plus susceptibles de recevoir de longues sentences d’incarcération, d’être admis dans des établissements correctionnels à sécurité maximale — un classement limitant l’accès aux programmes de réhabilitation —, d’être non admissibles à une libération conditionnelle, de se voir imposer des conditions de mise en liberté restrictives qui augmentent leur judiciarisation[25]. Il est donc fallacieux de faire porter le poids de la confiance ou de la méfiance uniquement sur le public, qu’il soit question des citoyens ou des justiciables. Les pratiques des acteurs du système de justice restent bel et bien structurées par le soupçon et la méfiance à l’égard de groupes préalablement configurés en figures de risque et pour lesquelles une pénalité de contrôle et de surveillance est manifeste.

2.2 Ancrage de la méfiance des Autochtones dans le processus de colonisation

Les commissaires de la Commission de vérité et réconciliation du Canada rappellent que « [d]e nombreux peuples autochtones ont développé une méfiance constante et profonde des systèmes politiques et judiciaires du Canada[26] ». Dans la version définitive de son rapport, le commissaire[27] de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec réitère ce constat en soulignant que le « règne de la méfiance » des Autochtones envers le système de justice et la sécurité publique est récurrent dans l’histoire passée et actuelle des Autochtones au sein de la société canadienne et québécoise[28].

Ce « règne de la méfiance » n’est pas nouveau. Il prend naissance dans le processus de colonisation au cours duquel les premiers peuples se sont vu imposer un système de justice très éloigné de leurs principes et pratiques de régulation sociale[29]. L’assujettissement des Autochtones à un système de droit unique et centralisé a fait partie des moyens mis en oeuvre par les pouvoirs coloniaux pour concrétiser l’édification de l’État-nation canadien[30]. Rappelons que, dans tout État-nation issu d’un processus de colonisation, le droit du colonisateur a joué un rôle fondamental d’appropriation territoriale, d’unification et de centralisation politique[31].

L’imposition du système de droit a causé des préjudices considérables aux peuples Autochtones, et le fait toujours, des préjudices qui nourrissent l’attitude de méfiance des Autochtones envers le système de justice : ces préjudices sont d’ordre politique, culturel, systémique et social.

Les préjudices politiques constituent la matrice fondatrice de la méfiance des Autochtones à l’égard d’un système de droit qui non seulement a marginalisé et déstructuré les systèmes régulateurs traditionnels autochtones, mais qui a été utilisé comme outil de répression politique et l’est encore[32]. Pour les Autochtones, le système de justice canadien restera illégitime tant et aussi longtemps que le droit continuera d’être un « outil de dépossession et de démantèlement des sociétés autochtones » et non un « instrument de soutien pour l’émancipation des peuples autochtones[33] ».

Les préjudices culturels rappellent que la justice pénale étatique fonctionne selon des modalités, des processus, des principes et des valeurs très éloignés des principes des justices autochtones. En dépit de l’incontestable diversité des systèmes juridiques autochtones[34], des principes transversaux autorisent la reconnaissance d’une justice autochtone dont les fondements appellent au rétablissement de l’harmonie sociale et à la résolution des problèmes et conflits, au dialogue, aux approches centrées sur la guérison, la réparation et la responsabilisation des parties touchées par le conflit. Ces principes diffèrent considérablement des conceptions étatiques de la justice pénale canadienne. Dans ce dernier cas, le système pénal adopte une approche contradictoire dans laquelle auteur et victime sont dépossédés de leur conflit[35] : cette démarche a pour finalité la désignation d’un coupable destiné à une pénalité de sanction imposée par un tiers-juge décisionnel[36]. La complexité et les barrières linguistiques qui s’ajoutent à ces différences culturelles ne font que renforcer l’incompréhension et le sentiment d’aliénation que les Autochtones ont maintes fois dénoncés. Les préjudices culturels à l’égard des Autochtones, soulignés dans toutes les commissions d’enquête et les rapports sur la justice appliquée aux autochtones, sont souvent mobilisés pour expliquer la discrimination systémique du système de justice canadien à l’endroit des autochtones.

Les préjudices systémiques sont à situer dans le traitement discriminatoire dont font l’objet les Autochtones. Les témoignages des Autochtones recueillis dans les nombreuses commissions d’enquête relatent les préjugés racistes et discriminatoires des acteurs de tous les paliers du système de justice. Ils dénoncent la force excessive des policiers, la brutalité, les menaces, la non-assistance, le profilage, les agressions (physiques et sexuelles)[37]. Au point que les Autochtones ne se sentent pas en sécurité dans leur rapport au système de justice[38]. Parallèlement, la prise en charge des Autochtones par le système pénal relève d’une pénalisation de conduites émanant de difficultés psychosociales fixées dans les séquelles de la colonisation des premiers peuples. Or, la pénalisation des problèmes sociaux ne fait que renforcer ceux-ci et engendrent d’indéniables préjudices sociaux[39]. Le système pénal, de par ses principes et ses fondements, est prioritairement façonné par des enjeux de sécurité, de contrôle et de surveillance dans le contexte de la pénologie du risque. Ce façonnement, qui se fait au détriment d’une approche de résolution de problèmes, d’accompagnement et d’aide aux justiciables, contribue pleinement aux problèmes sociaux. Là réside une source importante de méfiance des Autochtones envers le système pénal : celle de son inefficacité et de son incapacité à résoudre les problèmes sociaux, d’une part, et à protéger les individus et les collectivités, d’autre part.

Comme on peut le constater, les sources de méfiance des Autochtones envers le système de justice sont variées et fortement présentes dans l’histoire de leurs relations avec l’État canadien. Nous pouvons même affirmer que la méfiance des Autochtones envers le système de justice a été intériorisée et transmise de génération en génération, au même titre que le trauma associé aux séquelles engendrées par l’histoire des pensionnats autochtones. Elle est ainsi structurellement constitutive des relations entre les peuples autochtones et l’État, elle est mutuelle et coconstruite dans les rapports entre acteurs du système pénal et autochtones. À cet égard, la figure du risque, que le pénal construit à travers les modalités d’évaluation, de classement et de prise en charge des justiciables d’origine autochtone, se trouve aussi construite par les Autochtones à l’égard des acteurs du système pénal en raison d’une expérience collective et individuelle — passée et actuelle — empreinte de discrimination, d’oppression et de sous-protection.

3 Les enjeux de la confiance et la justice pénale

Ainsi que nous l’avons souligné, la notion de confiance reste difficile à circonscrire et à définir. En dépit de cette imprécision conceptuelle, sa mise en scène dans la sphère publique n’est pas anodine et est révélatrice d’enjeux spécifiques qu’il convient d’appréhender. Quelques considérations sur la confiance du public dans les institutions publiques en général et dans la justice paveront la voie à un développement sur ce qui nous apparaît former le coeur des enjeux de la confiance des Autochtones envers la justice pénale.

3.1 Considérations générales sur la confiance du public dans la justice

La confiance du public dans les institutions publiques, notamment dans le système de justice, est considérée comme l’« un des principaux objectifs d’un bon gouvernement[40] ». Elle s’est immiscée dans la nouvelle gestion publique, c’est-à-dire la gestion des administrations de l’État par des mécanismes propres aux entreprises du secteur privé, en valorisant une logique de performance et d’efficacité[41]. C’est dans cette perspective, par exemple, que le Groupe de travail sur la gouvernance et le changement culturel à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a déposé son rapport en 2007 sous le titre évocateur suivant : Rétablir la confiance ; on y propose de mettre en place des pratiques et des outils de « gestion efficace[42] ». La nouvelle pénologie s’est orientée vers « une diminution du poids des fins substantielles […] axées sur le délinquant […] et par une attention particulière pour un objectif endogène : le fonctionnement du système pénal lui-même […], la gestion du système pénal devient un objectif en soi » et a pour fonction essentielle de « prémunir la justice pénale contre les critiques en la présentant comme un système rationnel et amoral[43] ». Pour ce faire, le système pénal s’oriente vers « une évaluation de la performance axée sur les processus et les productions (outputs) du système, par des décisions scientifiquement soutenues, par une légitimation axée davantage sur l’effectivité et l’efficience que sur l’efficacité, par une uniformisation des pratiques, par une exigence poussée de rendre compte de son action (accountability)[44] ». Cependant, la quête de performance n’est que la pointe d’un iceberg d’enjeux plus fondamentaux. La confiance dans le secteur de la justice pénale se trouve instrumentalisée et mobilisée comme un indicateur de risques qui sert d’objectif gestionnaire par l’institution[45], mais elle constitue aussi un moyen de resserrer les dispositifs de sécurité et de renforcer les politiques pénales punitives[46]. Elle répond également à des enjeux manifestes de régulation. Les structures, les institutions et le contrôle ont longtemps été envisagés comme « seuls ferments de la cohésion sociale et de la réduction de l’incertitude[47] ». Dans le contexte d’une société en mutation, marquée par des enjeux de mondialisation, de fragmentation et de complexification, la confiance est en passe de devenir un baromètre des politiques publiques et un instrument de gouvernance. Devant ce que nombre d’analystes nomment la « crise de confiance » propre à la société postmoderne, les pouvoirs publics sont de plus en plus enclins à mesurer la confiance des citoyens pour préserver la socialité et le fonctionnement de la démocratie[48] ainsi que pour maintenir une cohésion sociale et la légitimité du pouvoir[49]. Préserver les institutions publiques se transforme alors en un enjeu de taille :

Si le public canadien, les propriétaires du système de justice canadien, ne lui font plus confiance, le système ne peut pas fonctionner correctement : les citoyens n’y auront plus recours lorsqu’ils en auront besoin et les crimes resteront impunis. Si les Canadiens ne font pas confiance au système, il devient inapte à assumer une de ses principales fonctions, soit de personnifier les valeurs sociétales et les normes de comportement fondamentales de notre société et de les faire évoluer […] Il engendre la colère, le cynisme, un sentiment de frustration et de vaines craintes. Un système de justice qui a perdu la confiance du public est un système perdu[50].

3.2 Les enjeux de la méfiance des Autochtones envers la justice pénale

Nous induisons des considérations générales sur la confiance du public dans les institutions publiques mentionnées précédemment que la crise de confiance du public, et celle des Autochtones qui est endémique et structurelle à l’égard du système de justice, constitue une menace à l’hégémonie de l’État, en particulier à son monopole en matière de justice pénale et de sécurité publique. Cet enjeu ne peut être saisi sans établir un rapport étroit entre méfiance et défiance. Nous avons défini précédemment la confiance comme un état cognitif et motivationnel complexe qui comporte une part de rationalité, de sentiments et d’engagement. La défiance représente la part actée et visible de la méfiance, voire sa résultante subversive.

Les conduites de défiance des Autochtones ont imprégné l’histoire de leurs relations avec les acteurs du système de justice étatique de l’époque coloniale jusqu’à nos jours. En 1876, le major Walsh de la Police à cheval du Nord-Ouest rapportait ceci :

[Les Autochtones déclarèrent que] la loi n’était pas compatible avec la bonne administration d’un peuple nomade, qu’elle faisait obstacle à leurs coutumes domestiques et sociales, qu’elle les gênait et les oppressait… Ils annoncèrent […] qu’ils avaient décidé de ne plus obéir à la loi de la police… Je leur répliquai que le gouvernement canadien avait décrété que le pays tout entier serait régi par un même ensemble de lois […], qu’autoriser chaque communauté à édicter ses propres lois entraînerait la destruction de l’État ou du pays, enfin que la loi serait appliquée même s’il fallait recourir à la force[51].

L’histoire contemporaine livre de nombreux exemples de défiance des Autochtones envers les institutions de justice et de sécurité publique. En 1969, les Mohawks de Kahnawake décident de créer leur propre force constabulaire à la suite de la tentative du gouvernement fédéral de transférer aux provinces des responsabilités en matière de services policiers. Cette tentative crée de vives tensions entre les Mohawks et le gouvernement. Toutefois, les Mohawks obtiennent finalement l’autorisation de mettre en place leur propre programme de Peacekeepers[52]. En 1985, les autorités inuites de Puvirnituq procèdent à l’arrestation d’un mis en cause libéré par le tribunal dans l’attente de son procès. Cette arrestation « illégale » donne lieu à d’intenses pourparlers entre la Cour itinérante et les leaders de la communauté, qui se soldent par des propositions de réformer les pratiques judiciaires dans la communauté. De part et d’autre, les acteurs judiciaires et les Inuits déposent leur proposition de comité de justice[53]. Cet événement n’est pas étranger à la production du rapport que le juge Coutu, alors à la Cour itinérante du district judiciaire chargé de l’application de la justice au Nunavik, a remis aux ministères de la Justice du Québec et de la Sécurité publique pour tenter d’apporter des réponses novatrices aux revendications des Autochtones en matière de justice pénale[54]. Son rapport motivera le gouvernement du Québec à mettre en application le programme de mesures de rechange prévu dans l’article 717 du Code criminel canadien[55], démarche qui se soldera par la mise en place de comités de justice dans les communautés Autochtones du Québec[56]. Ce ne sont là que deux exemples, mais ils illustrent les résistances actives des Autochtones envers le système de justice.

D’autres indices laissent entendre que les Autochtones, sans parler de résistances à proprement parler, sont à tout le moins « réticents » à l’égard du système de justice. Des données, tant quantitatives que qualitatives, montrent que le système de justice reste « sous-utilisé » par les Autochtones. À titre d’illustration, même si les données indiquent que la non-déclaration des crimes de violence des Autochtones à la police est comparable à celle des non-autochtones, l’Enquête sociale générale de 2004 précise que 6 affaires de crimes de violence sur 10 commis contre des Autochtones n’ont pas été signalées à la police[57]. Le taux de rejet des accusations et d’acquittement dans les poursuites contre des Autochtones accusés de violence familiale se situe à 60 p. 100 par rapport à 44 p. 100 chez les non-Autochtones, écart expliqué par la réticence des victimes à comparaître en cour et à témoigner[58]. La sous-utilisation d’un système par les citoyens peut, bien sûr, être la résultante de nombreux facteurs, mais elle représente très certainement un indice de l’absence de confiance dans le système de justice, de son incompréhension ainsi que d’un sentiment d’illégitimité et d’insécurité à son égard. Par ailleurs, elle soulève aussi le problème d’un accès inéquitable aux services de l’État, à la sous-protection des victimes et à l’impunité des mis en cause.

La défiance et la méfiance des Autochtones constituent un réel enjeu pour l’État qui voit son monopole en matière de justice se fissurer par les actes de résistance et par une sous-utilisation de ses services. La pression actuelle s’oriente de plus en plus vers une reconnaissance et un développement de régimes distincts et parallèles d’ordres juridiques autochtones[59]. Cependant, cette reconnaissance n’est pas encore appuyée par les pouvoirs publics. Jusqu’à présent, l’État a préféré contenir les velléités d’autodétermination et répondre aux insatisfactions des Autochtones par une série d’accommodements. Ces derniers font office de réponses aux préjudices que nous avons mentionnés précédemment. Ils sont essentiellement ancrés dans trois registres : culturel, systémique et autonomiste[60]. Les accommodements culturels sont fondés sur la prémisse que les différences de cet ordre sont la source du problème et que, si l’on réduit la distance culturelle entre justiciers et Autochtones[61] ou si l’on reconnaît la spécificité culturelle autochtone[62], on aidera à résorber la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice et leur problème de méfiance à cet égard. Pour leur part, les accommodements systémiques sont implantés dans l’espoir de contrer et de neutraliser la discrimination de ce type qui se profile en amont et en aval du système de justice[63]. Quant aux accommodements autonomistes, ils forment des concessions aux revendications des Autochtones par la délégation de certains pouvoirs en matière d’administration de la justice aux peuples autochtones[64].

Les politiques d’accommodement ne sont pas encore parvenues jusqu’aujourd’hui à résoudre le problème endémique et structurel de la confiance des Autochtones dans le système de justice. Les accommodements culturels se trouvent limités puisqu’ils apportent une réponse culturelle à des problèmes structuraux. Les accommodements autonomistes le sont également par la très relative autonomie déléguée aux autorités autochtones. Les accommodements systémiques, quant à eux, restent les moins développés : ils sont parcellaires, très encadrés, sous-utilisés, voire mal utilisés[65]. Ils ne sont pas parvenus non plus à infléchir la courbe de la surreprésentation des Autochtones dans le système de justice.

Conclusion

Envisagée comme un indicateur des dysfonctionnements, de l’illégitimité et de l’inadéquation culturelle du système pénal, la méfiance des Autochtones envers le système de justice est devenue un enjeu de politiques publiques. Le prisme de la confiance permet-il néanmoins de renouveler la compréhension citoyenne des relations entre les premiers peuples et la justice pénale ? Est-il porteur de transformations ? La méfiance est envisagée dans l’idéologie de la nouvelle gestion publique comme un indicateur d’une relation unilatérale mesurée à partir de la stricte « opinion publique ». Certes, celle-ci est désormais « un acteur à part entière du pénal » qui « s’affirme dans la définition du droit de punir[66] » mais, dans le contexte des relations entre Autochtones et système pénal, elle joue surtout et avant tout le rôle d’un acteur baromètre d’une défiance à contenir. La multidirectionnalité des accommodements en matière de justice pénale appliqués aux Autochtones met en relief l’ambivalence d’un État contraint de répondre aux revendications politiques, sociales et culturelles des premiers peuples, tout en travaillant à la préservation de son cadre juridico-politique. Dans ce contexte, la quête de confiance par le système pénal représente un outil de pacification non négligeable. L’autoréflexion des acteurs du système pénal et des décideurs envers la justice pénale devrait concevoir le prisme de la confiance sous l’angle d’un rapport social, c’est-à-dire un rapport coconstruit dans une dynamique de relations de pouvoir entre groupes vulnérabilisés et instances de régulation, de contrôle et de surveillance et dans lesquelles la méfiance réciproque s’alimente et se renforce. C’est, à notre sens, la seule voie prometteuse pour qu’une transformation structurelle s’oriente vers une décolonisation qui pénalise les problèmes sociaux.