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Introduction

Au terme d’un débat social et politique particulièrement houleux, l’Assemblée nationale du Québec a adopté, le 16 juin 2019, la nouvelle Loi sur la laïcité de l’État québécois[1] après un vote majoritaire de 73 députés en faveur contre 35 opposants[2]. Le jour du dépôt de ce qui n’était alors qu’un projet de loi, le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion, qui pilotait le dossier, a décrit les intentions poursuivies par le gouvernement de la manière suivante :

Ce projet de loi propose d’inscrire la laïcité de l’État comme principe formel, comme valeur fondamentale et comme outil d’interprétation des lois du Québec. Que nos institutions parlementaires, gouvernementales et judiciaires respectent le concept de laïcité de l’État, d’interdire le port de signes religieux aux personnes en situation d’autorité, y compris les enseignants, de faire en sorte qu’au Québec les services publics soient donnés et reçus à visage découvert et qu’il n’existe pas d’accommodements religieux possibles lorsqu’on traite de la laïcité de l’État, notamment pour la réception de services à visage découvert.[3]

Contestée devant la Cour supérieure du Québec dès le lendemain de son adoption[4], il semble malgré tout plausible de croire que la Loi sur la laïcité produira des effets pendant le temps que dureront les contestations judiciaires[5] — voire même au-delà si tant est que sa validité constitutionnelle devait être confirmée par les tribunaux. D’une manière ou de l’autre, il est indéniable que la Loi sur la laïcité impliquera des changements importants aux conditions de travail des agents et agentes de l’État[6].

Toutefois, sans tenir compte des conséquences très importantes qui découlent de l’inclusion de deux dispositions qui suspendent l’application des deux principales Chartes susceptibles d’être invoquées pour protéger les droits et libertés de la personne en milieu de travail[7], nous soutiendrons que les changements que la Loi sur la laïcité imposera aux agents et agentes de l’État québécois peuvent se résumer à deux interdictions concernant le port de certains signes religieux, qu’on retrouve aux articles 6 à 8 de la Loi sur la laïcité. Pour le reste, nous verrons que la Loi sur la laïcité se borne essentiellement à codifier des règles et principes qui s’appliquaient déjà aux membres des institutions publiques du Québec et continueront de s’appliquer dans l’éventualité où les dérogations à la Charte canadienne des droits et libertés[8] et à la Charte des droits et libertés de la personne[9] seraient abrogées.

Cette démonstration étant bien servie par le truchement d’une approche « avant/après », nous nous intéresserons donc d’abord à l’état du droit applicable avant l’adoption de la Loi sur la laïcité.

Les droits et obligations des agents et agentes de l’État québécois avant l’entrée en vigueur de la Loi sur la laïcité[10]

Avant l’adoption de la Loi sur la laïcité, les droits et obligations des agents et agentes de l’État québécois en matière religieuse découlaient, essentiellement, des deux volets d’une seule disposition enchâssée à la fois par la Charte des droits et libertés de la personne[11] et la Charte canadienne des droits et libertés[12], soit la liberté de conscience et de religion[13].

Depuis l’arrêt Big M Drug Mart, rendu par la Cour suprême du Canada en 1985[14], cette liberté fondamentale est, en effet, la source du régime juridique opérationnalisant le principe de la séparation du religieux et de l’État en droit canadien et québécois, que la Cour suprême a baptisé : « neutralité religieuse de l’État ». Ainsi, puisque les agents et agentes de l’État québécois sont au coeur des institutions devant respecter ce principe de neutralité religieuse, leur rapport à la liberté de conscience et de religion prend donc la forme d’une dichotomie entre droits et obligations :

  • 1- Volet individuel (droits)

  • Comme tout justiciable, les agents et agentes de l’État québécois jouissent de la liberté de conscience et de religion lorsqu’ils sont sur le lieu de travail. Ce principe découle notamment du très large domaine d’application de la Charte québécoise qui, contrairement à la Charte canadienne, s’applique autant en domaine public que privé[15] et exige en principe que les employeurs justifient les atteintes à l’expression de convictions religieuses qui surviennent sur le lieu de travail.

  • 2- Volet institutionnel (obligations)

  • Toutefois, contrairement aux employés d’entreprises privées, les agents et agentes de l’État travaillent pour des institutions publiques qui sont tenues respecter le principe de « neutralité religieuse » à l’égard de l’ensemble de la population du Québec. En conséquence, ces agents et agentes de l’État doivent également respecter un certain devoir de réserve en matière d’expression de leurs convictions religieuses sur le lieu de travail, qui pourra être invoqué par leur employeur pour justifier certaines restrictions à leur liberté de conscience et de religion.

Suivant cette approche dichotomique, il est donc clair que le droit québécois et canadien des droits de la personne[16] reconnaît aux agents et agentes de l’État des droits en ce qui concerne l’expression de leurs convictions religieuses sur le lieu de travail. La Cour suprême a d’ailleurs explicitement confirmé le principe qui permet la distinction entre neutralité institutionnelle de l’État et les droits et obligations des individus qui travaillent pour l’État lorsqu’elle a écrit dans l’arrêt Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville de) :

En n’exprimant aucune préférence, l’État s’assure de préserver un espace public neutre et sans discrimination à l’intérieur duquel tous bénéficient également d’une véritable liberté de croire ou ne pas croire, en ce que tous sont également valorisés. Je précise qu’un espace public neutre ne signifie pas l’homogénéisation des acteurs privés qui s’y trouvent. La neutralité est celle des institutions et de l’État, non celle des individus (voir R. c. N.S., 2012 CSC 72 (CanLII), [2012] 3 R.C.S. 726, par. 31 et 50-51). Un espace public neutre, libre de contraintes, de pressions et de jugements de la part des pouvoirs publics en matière de spiritualité, tend au contraire à protéger la liberté et la dignité de chacun. De ce fait, la neutralité de l’espace public favorise la préservation et la promotion du caractère multiculturel de la société canadienne que consacre l’art. 27 de la Charte canadienne. Cet article implique que l’interprétation du devoir de neutralité de l’État se fait non seulement en conformité avec les objectifs de protection de la Charte canadienne, mais également dans un but de promotion et d’amélioration de la diversité.[17]

On retrouve un nombre important de cas jurisprudentiels illustrant le fait que des agents et agentes de l’État jouissent, au Canada, de la liberté de conscience et de religion sur le lieu de travail[18]. L’un des exemples les plus fréquemment cités pour illustrer le fait que le droit québécois et canadien des droits de la personne reconnait la possibilité qu’un agent de l’État puisse manifester ses convictions religieuses sur son lieu de travail est la décision Grant c. Canada (Procureur général) rendu en 1994 par la Cour fédérale[19].

Cette affaire concernait la contestation d’une mesure réglementaire permettant aux policiers de religion sikhe de la Gendarmerie royale du Canada (ci-après GRC) de remplacer le traditionnel feutre lié à l’uniforme par un turban aux couleurs de la GRC. Cette mesure était contestée par un groupe d’anciens policiers de la GRC, qui alléguaient que le fait de permettre le port d’un signe religieux visible par certains policiers du seul corps de police pancanadien avait, notamment, pour effet de porter atteinte à leur liberté de religion telle que protégée par la Charte canadienne. La Cour fédérale du Canada, dans un jugement qui fut par la suite confirmé en appel[20], rejeta la plainte du groupe d’anciens policiers et confirma la constitutionnalité de la disposition réglementaire fédérale en ces termes :

Les demandeurs soutiennent qu’il y a violation du droit à la liberté de religion garantie par la Constitution lorsque les membres de la population se trouvent obligés de s’adresser ou de faire face à des policiers qui portent, intégré à l’uniforme national, un symbole laissant voir leur appartenance à un groupe religieux différent de celui auquel ces personnes appartiennent. […]

On ne m’a pas convaincue que les rapports entre un policier dont l’uniforme comporte un symbole de sa religion et un membre de la population portent atteinte à la liberté de religion de ce dernier. Ces rapports ne sont pas nécessairement de nature religieuse. Dans l’arrêt Big M Drug Mart, la disposition législative avait pour effet d’astreindre les gens à l’observance religieuse du dimanche, soit à considérer ce jour comme un jour de repos. [.. ] Dans le cas des rapports entre un policier portant un turban et un membre de la population, je ne vois aucune contrainte ni coercition exercée sur ce dernier qui le forcerait à adopter ou à partager les croyances ou les pratiques religieuses du policier. La seule activité imposée à la personne qui traite avec un tel policier est de constater l’appartenance religieuse du policier. Je ne peux conclure qu’une telle constatation, même dans le contexte où le policier exerce ses pouvoirs relatifs à l’application de la loi, représente en soi une atteinte à la liberté de religion de la personne qui constate. […]

De nombreux éléments de preuve montrent qu’il est fortement dans l’intérêt de la population que l’uniforme de la police soit libre de tout symbole qui dénote l’allégeance de l’agent à un groupe religieux particulier. […] Il s’agit là d’objectifs louables. Toutefois, on a seulement demandé à la Cour de déterminer s’il existait une disposition constitutionnelle empêchant le commissaire d’agir comme il l’a fait. Sur la foi de la jurisprudence et des éléments de preuve qui m’ont été soumis, je ne peux conclure à l’existence d’un tel empêchement. L’action des demandeurs est par conséquent rejetée. [21]

L’on constate donc que le principe de neutralité religieuse à la canadienne n’interdit pas nécessairement tout acte de nature religieuse qui pourrait être posé par des représentants ou agents de l’État dans le cadre de leurs fonctions. Pour autant, il est clair que les agents et agentes de l’État québécois et canadien ne jouissent pas de la même latitude que celle qui est accordée aux simples citoyens en ce qui concerne l’expression de leurs convictions religieuses sur le lieu de travail. En effet, contrairement à ces derniers, les agents et agentes de l’État doivent respecter un devoir de réserve en matière religieuse lorsqu’ils agissent dans le cadre de leurs fonctions, devoir de réserve qui est inextricablement lié à l’obligation de « neutralité religieuse » qui s’impose aux institutions publiques pour lesquelles ils/elles travaillent.

Le critère sur la base duquel il sera possible de tracer la ligne entre ce qui est permis et interdit aux agents et agentes de l’État au Canada dans l’exercice de leurs fonctions est lié à la question suivante : la pratique, le signe ou le comportement religieux en question a-t-il pour effet « d’astreindre la population [ou une partie de celle-ci] à un idéal sectaire »[22] quelconque ? Autrement formulé, on pourrait résumer le critère à la question suivante : l’agent ou l’agente de l’État pose-t-il un acte qui a pour objet de contraindre un tiers sur la base de ses convictions religieuses?

Par exemple, si la jurisprudence dominante en droit canadien rejette l’amalgame entre port de signes religieux visibles et prosélytisme[23], il ressort clairement des principes qui ont été établis pour circonscrire la « neutralité religieuse » de l’État qu’un acte concret d’un agent ou d’une agente de l’État québécois qui tenterait de transmettre sa foi à un collègue de travail, ou à un bénéficiaire du service public qu’il a la responsabilité d’offrir à la population, constituerait une violation de son devoir de réserve en matière religieuse. L’exemple serait tout aussi valable dans le cas d’un enseignant d’une école publique qui tenterait concrètement de convertir les élèves de sa classe à sa foi religieuse.

C’est notamment en vertu de ce devoir de réserve que le maire Jean Tremblay a vu la prière qu’il menait avant le début des assemblées du Conseil municipal de Saguenay être déclarée contraire au principe de neutralité religieuse de l’État. Dans un passage très éclairant de l’arrêt qu’elle a rendu en 2015, la Cour suprême du Canada écrivait :

Je concède que le devoir de neutralité de l’État ne l’oblige pas à s’interdire de célébrer et de préserver son patrimoine religieux. Cependant, cela ne saurait l’excuser d’instrumentaliser une pratique discriminatoire à des fins religieuses. C’est ce qui caractérise la prière de la Ville. Les déclarations publiques du maire sont révélatrices de la fonction véritable de la pratique du conseil :

« Ce combat-là, je le fais parce que j’adore le Christ.

Quand je vais arriver de l’autre bord, je vais pouvoir être un peu orgueilleux. Je vais pouvoir lui dire : ‘ Je me suis battu pour vous; je suis même allé en procès pour vous’. Il n’y a pas de plus bel argument. C’est extraordinaire. » […]

Ces commentaires confirment que la récitation de la prière aux séances du conseil constitue avant tout une utilisation des pouvoirs publics par le conseil dans le but de manifester et de professer une religion à l’exclusion des autres. La prière représente bien plus que la simple expression d’une tradition culturelle. Il s’agit d’une pratique par laquelle l’État professe activement et en toute connaissance de cause une foi théiste. Ce que défendent les intimés n’est pas une tradition, mais plutôt le droit de la municipalité de manifester sa propre foi. […]

Je réitère qu’il est ici question de l’adhésion de l’État, par l’entremise de ses représentants agissant dans l’exercice de leurs fonctions, à une croyance religieuse. L’État, faut-il le préciser, n’a pas de liberté de croire ou de manifester une croyance; le respect de son obligation de neutralité n’implique pas d’exercice de conciliation des droits. Par contre, il va de soi que les représentants de l’État, lorsqu’ils n’agissent pas en cette qualité, ne sont pas tenus aux mêmes restrictions au regard de leur propre liberté de conscience et de religion. Si ces représentants n’ont pas le droit d’user des pouvoirs publics de façon à professer leur croyance, cette conclusion n’affecte pas par ailleurs leur droit à cette liberté à titre personnel.[24]

Bien que le devoir de réserve des agents et agentes de l’État en matière religieuse ressorte très clairement des principes établis pour définir la portée du régime de « neutralité religieuse » de l’État à la canadienne, force est pourtant de constater le très faible nombre de litiges répertoriés qui impliquait des agents et agentes de l’État à qui l’on reprochait d’avoir violé leur obligation de neutralité religieuse sur leur lieu de travail[25]. Indépendamment du fait que ce très faible nombre de litiges répertoriés peut avoir plusieurs explications rationnelles, il nous semble malgré tout appuyer avec force le point de vue selon lequel le régime opérationnalisant la séparation du religieux et de l’État au Canada et au Québec ne posait pas de problèmes particuliers avant l’adoption de la Loi sur la laïcité[26].

Loi sur la laïcité : quels changements pour les agents et agentes de l’État au Québec ?[27]

Des huit considérants qui précèdent les premiers articles de la Loi sur la laïcité, le plus éclairant sur la portée des changements qui seront apportés aux conditions de travail des agents et agentes de l’État en matière religieuse est certainement le 6e, qui se lit comme suit :

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu d’établir un devoir de réserve plus strict en matière religieuse à l’égard des personnes exerçant certaines fonctions, se traduisant par l’interdiction pour ces personnes de porter un signe religieux dans l’exercice de leurs fonctions;[28]

Par ce simple considérant, le législateur nous semble, à bon droit, admettre clairement deux choses :

  1. que tous les agents et agentes de l’État québécois avaient un devoir de réserve en matière d’expression de leurs convictions religieuses sur leur lieu de travail avant l’adoption de la Loi sur la laïcité; et

  2. que l’objectif du législateur n’est donc pas de créer ce devoir de réserve — qui existait déjà en droit québécois — mais simplement de l’élargir pour une catégorie d’agents et agentes de l’État en leur interdisant de porter certains signes religieux sur leur lieu de travail.

Les modalités de cette nouvelle interdiction ont été établies aux articles 6 et 7 de la Loi sur la laïcité :

L’on constate donc deux catégories de « signes religieux » visés par la Loi sur la laïcité, qui s’appliquent respectivement à deux groupes distincts d’agents et d’agentes de l’État. La première est aussi la plus large en ce qu’elle concerne le port de tout objet ayant une signification religieuse (subjective ou « objective »[30] selon le point de vue d’une personne raisonnable). Elle ne s’applique cependant qu’à une catégorie limitée d’agents et d’agentes de l’État, dont la nature des fonctions les placerait en « situation d’autorité »[31] et qu’on retrouve à l’Annexe II de la Loi sur la laïcité. La deuxième catégorie de signes religieux visés ne touche quant-à-elle que le port de signes masquant le visage[32] mais est beaucoup plus largement applicable que la première, en ce qu’elle doit être respectée par tous les agent et agentes de l’État québécois[33].

Au-delà de ces deux interdictions, l’intégration du concept de laïcité en droit québécois ne nous semble toutefois pas susceptible de changer quoi que ce soit aux règles et principes qui s’appliquaient déjà au Québec et dans le reste du Canada si nous nous en tenons à la définition offerte par le législateur à l’article 2 de la Loi sur la laïcité. Selon cet article, la laïcité québécoise reposerait sur les quatre principes suivants :

Or, ces principes ne permettent pas de distinguer concrètement cette laïcité de la « neutralité religieuse de l’État » établie en droit canadien depuis l’arrêt Big M Drug Mart et en vertu duquel le principe de la séparation du religieux et de l’État était déjà opérationnalisé au Québec avant l’adoption de la Loi sur la laïcité. En témoigne notamment l’extrait suivant, tiré de ce même arrêt et qui illustre bien à quel point les deux concepts (laïcité et neutralité religieuse de l’État) reposent sur les mêmes prémisses juridiques (voire, se confondent l’un et l’autre) :

Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. Une société libre vise à assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales et j’affirme cela sans m’appuyer sur l’art. 15 de la Charte. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l’être humain. Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela.

La liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte. Si une personne est astreinte par l’État ou par la volonté d’autrui à une conduite que, sans cela, elle n’aurait pas choisi d’adopter, cette personne n’agit pas de son propre gré et on ne peut pas dire qu’elle est vraiment libre. L’un des objectifs importants de la Charte est de protéger, dans des limites raisonnables, contre la coercition et la contrainte. La coercition comprend non seulement la contrainte flagrante exercée, par exemple, sous forme d’ordres directs d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction, mais également les formes indirectes de contrôle qui permettent de déterminer ou de restreindre les possibilités d’action d’autrui. La liberté au sens large comporte l’absence de coercition et de contrainte et le droit de manifester ses croyances et pratiques. La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l’ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui, nul ne peut être forcé d’agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience. 

Une majorité religieuse, ou l’état à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. La Charte protège les minorités religieuses contre la menace de «tyrannie de la majorité».[35]

Au-delà des conceptions caricaturales qu’il est possible d’en avoir, il est indéniable que les concepts de « laïcité » et de « neutralité religieuse de l’État » sont des concepts polysémiques[36], susceptibles de prendre des formes aussi variées que le nombre d’États qui s’en réclameront. En ce sens, et à la lumière des évidentes similarités entre les principes qui sous-tendent la laïcité québécoise et la « neutralité religieuse de l’État » à la canadienne, il nous semble d’autant plus clair que la simple référence législative à un terme dont la portée est aussi perméable à une pluralité d’interprétations ne peut représenter — en elle-même — un changement aux principes qui sont déjà applicables en droit public québécois.

Or, exception faite des deux interdictions relatives au port de certains signes religieux pour deux catégories d’agents et agentes de l’État québécois, rien dans la Loi sur la laïcité ne permet de saisir en quoi les droits et obligations de ces mêmes agents et agentes de l’État en matière religieuse sont différents de ce qu’ils étaient avant son adoption. Et c’est pourquoi tout porte donc à croire que les changements apportés par la Loi sur la laïcité se résument à ces deux interdictions.

Conclusion

La thèse que nous avons tenté de défendre ici, selon laquelle la Loi sur la laïcité ne change que très peu de choses à l’état du droit applicable aux agents et agentes de l’État québécois en ce qui concerne l’expression de leurs convictions religieuses sur le lieu de travail, ne doit pas pour autant minimiser l’impact très important du processus suivi par le législateur québécois pour adopter cette même loi.

En effet, au-delà du fait que les seuls changements réels apportés par cette loi affecteront majoritairement les membres de groupes religieux minoritaires sur le territoire québécois[37], la suspension générale de la Charte canadienne et de la Charte québécoise des litiges concernant l’application de la Loi sur la laïcité représente une perte sèche pour tous les agents et agentes de l’État en ce qui concerne la protection de leurs droits fondamentaux en milieu de travail.

Par exemple, il est plausible de croire que la définition des « signes religieux » visés à l’article 6 de la Loi sur la laïcité impliquera de nombreux problèmes d’application, dont certains qui entreront en tension avec le droit à la vie privée des agents et agentes de l’État québécois[38]. Or, puisque ces problèmes sont directement liés à une disposition de la Loi sur la laïcité, il est tout aussi plausible de croire qu’ils pourraient ne pas être contestables sur la base d’une violation de l’article 5 de la Charte québécoise comme ce serait le cas dans un contexte où les deux Chartes étaient demeurées applicables.

Peu importe le résultat des contestations judiciaires qui viennent d’être entreprises dans le but de tester la validité constitutionnelle de plusieurs dispositions de la Loi sur la laïcité, au moins une des deux dérogations générales qu’elle contient, celle qui touche la Charte canadienne, devra être revue au plus tard cinq ans après son adoption[39]. Si tant est qu’on en vienne à discuter démocratiquement de l’opportunité de la renouveler[40] ou de l’abroger, il faudra prendre en considération, en plus de l’impact évident sur les droits et libertés de membres de groupes religieux minoritaires, la perte sèche que représente la suspension des droits et libertés de la personne pour l’ensemble des agents et agentes de l’État visés par la Loi sur la laïcité.