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Introduction

Lorsque l’on parle de veille dans le milieu documentaire, l’accent est désormais davantage mis sur la veille comme métier informationnel qui permet « de surveiller les nouveautés dans [un] secteur de spécialisation » et sur la veille stratégique « qui s’adresse plutôt aux décideurs et permet un suivi systématique de sujets stratégiques, ainsi que l’extraction et l’analyse des tendances et “signaux faibles” » (Mesguich, 2016), que sur la veille documentaire éditoriale, plus traditionnelle.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le numéro de la revue professionnelle française Arabesques consacré à la veille (ABES, 2019) choisit, dès son sommaire, de ne pas traiter de « la veille documentaire, indispensable à l’enrichissement raisonné et qualitatif des collections [qui] oblige à un suivi régulier et méthodique des activités des éditeurs et diffuseurs ». L’éditorial accentue cette orientation en définissant la veille comme « une pratique individuelle ou collaborative, qui se situe quelque part entre l’assurance employabilité-promotion par concours, l’autoformation pour survivre en environnement hostile et le développement personnel » (Aymonin, 2019). Au-delà de cette présentation provocatrice de la veille orientée « métier », informationnelle et technologique, les pratiques de veille en bibliothèque ne visent pas toujours à innover (Géroudet, 2019). Véronique Mesguich, dans son chapitre « Veille collaborative et politique documentaire », rappelle à juste titre qu’au-delà de sa polysémie, la pratique de la veille fait depuis longtemps partie du quotidien des professionnels de l’information et qu’elle « est un état d’esprit… comme le collaboratif » : « La veille tout comme le travail collaboratif, font partie des pratiques transversales et mutualisées dans l’organisation dite “2.0” » (Mesguich, 2016).

C’est autour de ces enjeux que s’est développé le réseau Mir@bel qui mutualise un travail de veille dans les trois acceptions du terme : c’est d’abord un projet de veille documentaire éditoriale qui ne peut pas être mené sans partager une veille informationnelle métier, tout en servant de base possible à de la veille stratégique. Il est par ailleurs intégralement basé sur le travail collaboratif. Les enjeux et les mécanismes de la veille sont au coeur de ce projet, constitué d’un réseau, d’un réservoir mutualisé d’informations (base de connaissance) et d’un site Web public[1] qui partagent tous une veille sur les revues.

Nous nous proposons de détailler les différents objets et mécanismes de veille au travers de l’expérience capitalisée au sein de Mir@bel. En effet, en dix ans de fonctionnement depuis son lancement en 2009, de nombreuses voies ont été expérimentées dans cette veille collaborative, que ce soit pour la collecte, la mise à jour, les diffusions de ces données ou la variété des partenariats, facilitant ainsi l’accès aux revues. Cet article présentera donc de manière détaillée les aspects de Mir@bel qui sont liés à la veille.

Mir@bel, un réseau de veille sur les revues

Les objets de la veille

Une veille professionnelle sur les revues

Mir@bel est né du besoin de disposer d’une information fiable, à jour et de qualité sur les modalités d’accès en ligne aux revues[2], à l’origine principalement francophone en sciences humaines et sociales (SHS). Ce besoin a peu à peu été élargi pour couvrir l’ensemble des informations descriptives disponibles en ligne sur les revues et leur présence numérique. L’objectif était d’agréger dans un même outil les données des revues disponibles dans les grands bouquets et celles des revues également présentes en version numérique, mais dispersées sur des sites Web dédiés. Ceci d’ailleurs à une époque où les bibliothèques valorisaient prioritairement les collections pour lesquelles elles payaient des abonnements et cette approche indépendante du portail de diffusion a permis de mettre très tôt en avant les revues en accès ouvert.

Il n’y a pas d’équivalent connu au résultat obtenu dans Mir@bel. D’autres projets, en France notamment, se sont intéressés au besoin de signalement des revues électroniques, dans le passé ou actuellement, mais sans proposer d’accès direct pour le grand public et en étant essentiellement centrés sur le signalement des bouquets de revues[3]. Mir@bel, de son côté, est clairement centré sur l’objet revue et va au-delà de l’information sur les accès en ligne en décrivant « l’écosystème de la revue », c’est-à-dire un ensemble de rebonds vers des sites ou portails qui décrivent, accompagnent, diffusent et référencent les publications.

En effet, au-delà des métadonnées documentaires et des disponibilités en ligne des articles, il s’agit également de rendre compte de nombreux autres aspects qu’ils soient éditoriaux (DOAJ[4], Latindex[5]), bibliométriques (ERIH+[6]), descriptifs (Jurisguide[7], Wikipédia), liés à la politique d’accès (Sherpa/Romeo[8]) ou encore à la stratégie de communication (présence sur les réseaux sociaux, blogues et carnets de recherche).

FIGURE 1

Copie d’écran de la revue Documentation et Bibliothèques dans Mir@bel

Copie d’écran de la revue Documentation et Bibliothèques dans Mir@bel

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La revue est donc présentée à l’aide d’une panoplie de liens extérieurs qui permettent de rebondir sur des sites qui fourniront des informations complémentaires (en commençant par son site Web), avant que ne soient détaillés les accès en ligne aux différents types de contenus disponibles (articles, sommaires, résumés).

C’est donc pour réaliser une veille documentaire ou éditoriale sur l’objet revue que le réseau s’est constitué.

La base de connaissances partagées permet notamment :

  • de signaler les accès en ligne aux contenus des revues pour les bibliothèques qui ne disposent pas d’outils de découverte ;

  • de mettre en avant les revues dans un contexte où la granularité « article » est de plus en plus souvent privilégiée ;

  • de mener une politique documentaire de valorisation des revues indépendamment de leur modèle de diffusion ;

  • de disposer d’un outil de référencement des revues ;

  • de réaliser un travail de sélection des revues (et donc de médiation auprès des publics), distinct des grands bouquets constitués.

Une veille professionnelle au-delà de l’objet revue

Les mutations de l’édition scientifique à l’ère du numérique sont au coeur du travail de veille réalisé et il est indispensable d’en comprendre les enjeux afin de proposer un outil qui continue à les prendre en compte. Le réseau se doit donc d’être un lieu de veille partagée sur de nombreux aspects. Pour n’en citer que quelques-uns : le mouvement pour l’accès ouvert, et plus largement celui de la science ouverte, les modèles économiques variés et évolutifs, les évolutions des bases de connaissance internationales, la politique éditoriale des revues, les biais du facteur d’impact, les études bibliométriques, l’émergence de revues prédatrices…

Ceci dans un contexte très mouvant. Ainsi, depuis le lancement de Mir@bel, de nombreux sites ou outils sont apparus tandis que d’autres ont disparu[9] ou ont arrêté d’être maintenus[10]. Toutes ces questions demeurent centrales pour la définition régulière des orientations du réseau et nécessitent de partager une veille commune sur ce paysage informationnel. Par ailleurs, une veille technologique a été indispensable tout comme le développement de nouvelles compétences en information-documentation pour adapter constamment les services proposés (par exemple, pour optimiser la récupération automatique des données à partir du Web sémantique).

Le tout permet de nombreux échanges sur les pratiques métiers, particulièrement appréciés lors des rencontres du réseau. En effet, « [u]n des enjeux est bien le partage de cette culture technique avec une majorité de collègues bibliothécaires au risque, sinon, de conduire un projet mal compris et de brider une évolution plus large des métiers » (Fotiadi et Teissier, 2016).

Nous le verrons, la veille informationnelle comme la veille technologique sont favorisées par la complémentarité des métiers dans un contexte multiprofessionnel : il s’agit d’un atout supplémentaire qui permet d’accompagner l’évolution des pratiques professionnelles.

Une organisation structurée et un outil dédié

Un réseau de veille collaborative

À l’époque de la présentation du prototype de Mir@bel, en 2008, Jean-Pierre Bernat avertissait : « Un grand danger guette le veilleur, celui de l’isolement ! La veille est par essence une activité de réseau » (Bernat et al, 2008). Aucun établissement n’étant en mesure de réaliser seul la veille sur l’ensemble des revues pertinentes dans son domaine, quelques établissements ont initié, en France, un réseau pour se partager ce travail. Ce fonctionnement collaboratif et mutualisé fait partie de l’équation de départ : c’est la condition sine qua non de la réussite du projet, c’est-à-dire de la capacité à produire une masse critique suffisante de données de qualité.

Sans structure juridique propre, le réseau est structuré autour d’établissements pilotes[11] qui décident des orientations, en dialogue avec un comité de pilotage ouvert aux membres partenaires qui souhaitent s’y investir. Le réseau regroupe des institutions membres qui signent une convention de partenariat, et des éditeurs pour lesquels le partenariat, plus souple, se traduit par une lettre d’engagement. Il est en relation avec les principaux portails de revues francophones en SHS et plusieurs structures institutionnelles françaises. L’adhésion et le partenariat sont gratuits, mais nécessitent de s’engager à partager le travail de veille. Chaque institution membre est responsable et autonome pour le « suivi » des revues qu’elle a choisies tandis que les partenaires éditeurs « suivent » les revues qu’ils éditent. Les professionnels chargés de ce suivi sont les « veilleurs » de Mir@bel.

Les pilotes assurent notamment une coordination d’ensemble des contenus, la mise en place de processus automatisés et l’administration de l’outil. Les développements de la plateforme sont réalisés avec des logiciels libres par un prestataire informatique unique, grâce à des financements obtenus par les établissements pilotes auprès de la région Auvergne-Rhône-Alpes (France).

Et si un nécessaire pilotage définit les orientations et arrête les décisions, c’est bien l’approche communautaire qui prime. En effet, le réseau présente une structure relativement horizontale dans laquelle l’approche ascendante (bottom-up) prévaut sur l’approche descendante (top-down) et la logique de la mutualisation et de la co-construction l’emporte sur la logique de service. Les besoins des membres définissent en grande partie les évolutions. L’auto-évaluation du projet, portée par les pilotes, est corrélée à ces besoins, notamment en ce qui concerne les développements. Des bilans et rapports réguliers rendent compte des avancées et de l’utilisation des subventions obtenues, néanmoins il serait pertinent de parvenir à réaliser un audit global pour permettre de mieux situer Mir@bel dans l’espace professionnel national et international.

Aujourd’hui, Mir@bel propose un signalement précis sur plus de 6000 revues, réalisé par plus d’une centaine de professionnels de l’information[12] : c’est la combinaison de ces temps de veille collaborative qui offre in fine des services qui valent bien plus que le temps consacré par chaque institution.

Un outil aux nombreuses fonctionnalités

Pour accompagner le travail de veille, une plateforme assiste les utilisateurs dans toutes les étapes, que ce soit pour la collecte, le traitement, la saisie, le suivi (historicisation) ou la diffusion des données. Toutes les données ont été normalisées et structurées dans l’interface où de nombreuses informations sont contrôlées et des bulles d’aide systématiques permettent de partager les pratiques.

Il a également fallu partager une vision commune ce qui a notamment induit plusieurs évolutions dans les terminologies utilisées (par exemple pour qu’elles soient partagées entre les documentalistes et le grand public qu’importe son pays de provenance, ou avec les éditeurs). Outre les aspects techniques, l’outil doit donc proposer un vocabulaire adapté pour faciliter la veille partagée.

Les rôles sont clairement définis dans l’outil, la répartition des responsabilités et les droits d’accès étant le reflet des engagements pris par chaque partenaire pour le suivi de revues. Le travail de veille est assisté grâce à des mécanismes variés et complémentaires qui peuvent être liés aux mises à jour automatisées : par exemple, des messages d’alertes seront envoyés de manière ciblée si une nouvelle revue est importée du portail Érudit ou si une revue auparavant référencée dans le DOAJ (Directory of Open Access Journals), ne l’est plus. Dans d’autres cas, ces mécanismes sont spécifiquement mis en place pour faciliter la veille manuelle. Par exemple, l’utilisation de vérificateurs de liens (puisque plus de 60 000 liens externes sont proposés) ou des mécanismes de contrôle de cohérence des données (ainsi si une revue est présente sur le DOAJ, un « accès libre au texte intégral » doit être proposé).

En guise de vue d’ensemble, chaque membre dispose d’un « tableau de bord[13] » individualisé pour l’aider dans le suivi de sa veille, aux côtés des nombreuses pages dédiées au contrôle des métadonnées.

Un travail de veille encadré et accompagné

Un processus original de production mutualisée

Trois modalités de veille cohabitent : des traitements automatisés et une production participative, tous deux encadrés par les professionnels qui réalisent par ailleurs un travail de veille que l’on qualifiera de « manuel ».

Une veille automatique

Dès la présentation du prototype de Mir@bel[14], des mécanismes ont été prévus pour récupérer automatiquement l’information à la source, à chaque fois que cela était possible.

À cet effet, un partenariat a été mis en place avec les principaux portails de revues francophones en SHS. Ainsi le signalement automatique et exhaustif des accès vers Cairn.info, Érudit, OpenEdition Journals, Persée et la base Sign@l ont, dès les débuts, permis de centraliser une information mise à jour quotidiennement. Depuis, de nombreux autres bouquets sont importés, a minima pour les revues présentes dans Mir@bel, grâce à l’utilisation de fichiers normalisés au format KBART[15]. C’est le cas d’Europresse, de JSTOR, de Project MUSE et des licences nationales en France[16], pour n’en citer que quelques-uns.

Si les « accès en ligne » ainsi récupérés sont automatiquement mis à jour, un contrôle humain demeure nécessaire, d’une part lors de la création des revues dans Mir@bel, et d’autre part sur la qualité des données fournies par les éditeurs et diffuseurs. Les professionnels du réseau permettent, en amont, aux plateformes intégratrices de revues de repérer des données erronées, qui ne seront correctement diffusées qu’une fois corrigées à la source. Les relations développées avec les portails de revues permettent une amélioration réciproque des services et du signalement des revues, même s’il arrive parfois qu’elles s’avèrent trop contraignantes (à plusieurs reprises des imports automatiques ont été arrêtés faute de métadonnées de qualité et à jour à la source).

Grâce à l’utilisation de l’identifiant unique partagé qu’est l’ISSN[17], ces mécanismes automatisés de récupération des « accès en ligne » ont pu être complétés, au fil du temps et de l’évolution des technologies disponibles. Ainsi, à la création d’une revue, à partir du seul ISSN, des informations sont automatiquement récupérées en provenance du catalogue national du SUDOC[18], comme le titre de la revue ou les liens vers les catalogues SUDOC et Worldcat[19]. De même pour les liens vers les portails DOAJ, ROAD[20] et Sherpa/Romeo, ou plus récemment les liens qui permettent de rebondir pour chaque revue vers les notices d’articles consultables sur l’archive ouverte institutionnelle française HAL[21]. Une partie des liens externes sont donc gérés de manière automatique. Ces mécanismes automatisés qui utilisent différents formats de fichiers ou protocoles proposent à chaque fois un lien profond, permettant de rebondir sur la revue qui était consultée sur Mir@bel.

FIGURE 2

Un modèle original de production mutualisée

Un modèle original de production mutualisée
@ Marlon Aprosio, Centre Alexandre-Koyré, juillet 2019, CC-BY-SA

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Techniquement, il serait possible d’automatiser la récupération d’un nombre beaucoup plus important de données, mais le choix a été fait de privilégier la diffusion d’une information complète et de qualité. Par exemple, les mécanismes d’import automatisé des accès en ligne permettraient d’agréger l’intégralité des revues éditées par Elsevier ou Wiley, mais les notices seraient très pauvres tant qu’elles n’auraient pas été complétées par un veilleur. Il faut par ailleurs noter que l’automatisation demeure, malgré tout le bénéfice qui en est retiré, un processus chronophage dans sa mise en place (que ce soit au niveau technique ou au niveau du contrôle des métadonnées) comme dans son suivi pour la correction « à la source » des données.

Une veille participative

Dans la philosophie du projet, des fonctionnalités permettant aux utilisateurs de faire des propositions de mises à jour ont été mises en place dès le départ. Chacun peut donc intervenir depuis l’interface Web pour signaler des mises à jour, des nouveautés ou des erreurs à corriger. Le mécanisme mis en place avertit les veilleurs qui modèrent ensuite les propositions.

Cette « production participative » (ou crowdsourcing) n’est pas centrale dans le fonctionnement, mais, à petite échelle, est un mécanisme complémentaire de la veille réalisée sur les revues. Ainsi, chacun peut contribuer à l’enrichissement de Mir@bel. En plus des propositions de mises à jour et commentaires, les contributeurs peuvent, s’ils le souhaitent, transmettre leurs coordonnées, ce qui permet notamment de leur apporter une réponse. Parmi les contributions non anonymes, des responsables de revues ou des éditeurs sont régulièrement intervenus pour améliorer leur référencement, ce qui a certainement préfiguré de leur participation plus active. Sans avoir étudié ce petit public de contributeurs plus précisément, il arrive qu’un utilisateur connu se manifeste à plusieurs reprises, mais c’est relativement rare : ce type d’engagement très actif étant plus fréquent dans les projets de production participative de masse (Moirez, 2017).

Il ne s’agit donc pas, loin de là, d’une co-création massive de données par les utilisateurs, mais les internautes et usagers signalent de plus en plus volontiers de nouvelles informations ou corrections à réaliser. Ainsi, de deux propositions en moyenne tous les mois il y a cinq ans (27 sur l’année 2014) le rythme est passé à plus de deux propositions par semaine (123 sur l’année 2018)[22].

Figure 3

Nombre de mises à jour annuelles dans Mir@bel entre 2014 et 2018

Nombre de mises à jour annuelles dans Mir@bel entre 2014 et 2018

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Cette base partagée par les professionnels et le public facilite également un décloisonnement avec les collègues (au sein de l’établissement comme du réseau) et une plus grande interactivité avec les publics. Ainsi, la personne chargée de la gestion des abonnements dans son établissement pourra signaler directement un changement dont elle a connaissance (bascule en version électronique, nouvel éditeur…). De même, si un étudiant ou un chercheur demande des informations en bibliothèque sur une revue non référencée, elle pourra dans la foulée être ajoutée à Mir@bel pour que tout un chacun puisse désormais accéder à l’information. Comme l’indique Véronique Mesguich, « la veille se co-construit avec les utilisateurs : pour les bibliothécaires et documentalistes, c’est l’occasion de développer des liens forts et de communiquer de façon bilatérale avec leurs publics » (Mesguich, 2016).

Une veille par les professionnels

À ce jour, plus de 120 personnes ont un compte actif dans la plateforme pour y mettre à jour les données autour des revues, grâce à un travail de veille régulier sur toutes les informations qui ne peuvent pas être automatisées. Ces ressources humaines sont indispensables dans un environnement numérique où les données évoluent en permanence. C’est la force vive du réseau. Le graphique précédent montre que le nombre de mises à jour manuelles est conséquent (8689 en 2018, en comptant celles qui ont été modérées). Elles sont réalisées, au quotidien, par des professionnels de l’information, de la documentation et de l’édition dont l’engagement peut être très variable d’une institution à l’autre[23]. Pour ce faire, il faut un temps de veille, partagé par tous les membres. Il est principalement réalisé sur les revues, mais peut également l’être sur d’autres objets : ainsi certains membres suivent des bouquets de revues ou des bases de données alors qu’un établissement référent est chargé de superviser les données sur les éditeurs de revues.

Le temps nécessaire à la recherche et à la mise à jour d’information est variable : la première vérification d’une revue sera plus longue que les suivantes (surtout si la veille est régulière) et s’il s’agit d’une revue qui est connue du « veilleur » cela sera très peu chronophage (pour l’éditeur de la revue, la mise à jour sera très rapide à réaliser). Il seraitintéressant de parvenir à quantifier le temps que chaque utilisateur partage pour la veille. Une enquête auprès des partenaires programmée à l’automne 2019 permettra d’en avoir une idée plus précise tout en confirmant que cet investissement est très variable d’un membre à l’autre. En tout état de cause, malgré son développement constant, le nombre de professionnels est insuffisant pour couvrir l’ensemble des besoins de veille sur les revues. Parvenir à s’élargir est une problématique permanente du réseau. À ce jour, seules 18 % des revues signalées sont « suivies » régulièrement par un partenaire, ce qui est insuffisant même si les mécanismes automatisés permettent de nombreuses mises à jour sur les autres revues.

Un réseau au service de la veille

Le travail de veille éditoriale sur les revues facilité par l’interface comme le modèle original mis en place doit néanmoins pouvoir être accompagné au quotidien, ce dont le réseau a peu à peu pris conscience.

La communication et la nécessaire animation du réseau

La communication au sein du réseau a dès les débuts été très importante. Elle est principalement réalisée via des listes de diffusion générales (l’une pour les membres, l’autre pour les partenaires éditeurs) et d’autres plus restreintes où seuls les volontaires sont abonnés, dont une sur l’indexation thématique et une autre sur les contenus de Mir@bel. Les listes de diffusion générales permettent de signaler les nouveautés liées à la veille, en complément des pages du site Web qui le font de manière plus systématique, comme la page des actualités et celle qui liste les nouveaux développements informatiques via le « journal des modifications » (changelog).

Parallèlement, les comités de pilotage débutent par un état des lieux dont le compte rendu permet, cinq fois par an, de transmettre systématiquement par écrit l’essentiel des évolutions, notamment pour la veille au sein du réseau. S’il a souvent été question de changer de support (journées d’informations, lettre d’actualité…), cette recension permet pour l’instant de s’assurer que tous ont accès au même niveau d’information. L’assemblée générale annuelle, quant à elle, est un moment fort de transmission et d’accompagnement pour les membres qui peuvent faire le déplacement. Si cette réunion demande un temps certain de préparation et d’organisation, elle s’est révélée indispensable pour la dynamique du réseau et le partage d’une culture commune. Pour l’essentiel, ces différents canaux de diffusion portés par les établissements pilotes traitent non seulement de la veille, mais également de tout ce qui concerne le fonctionnement et le développement du réseau.

Sans que cela n’ait été formalisé au départ, les établissements pilotes ont constaté la nécessité d’accompagner le travail de veille documentaire, les fonctions collaboratives et d’assistance de la plateforme ne suffisant pas à faire fonctionner un réseau de veilleurs. Le choix, assumé, de laisser le travail de veille se faire en autonomie a eu comme effet collatéral une participation parfois aléatoire pour des raisons variées.

Le manque de temps est principalement cité par les partenaires veilleurs, notamment pour les structures documentaires qui ne comportent que très peu de personnel. De fait, le travail en réseau est souvent une mission à la marge qui n’est pas toujours formalisée dans une fiche de poste et les professionnels peuvent ne pas se sentir assez légitimes pour proposer un investissement plus important auprès de leur hiérarchie. L’aspect complexe de l’outil est fréquemment évoqué par les partenaires pour expliquer une veille plus partielle, particulièrement à l’occasion de la reprise des missions d’un prédécesseur ou lors du développement de nouvelles fonctionnalités.

Enfin, l’éloignement géographique et la rareté des rencontres sont également un facteur de diminution de l’investissement, d’autant que la prise de contact avec des collègues mal identifiés peut s’avérer difficile, surtout lorsque cela se conjugue à la crainte de mal maîtriser l’outil. Un besoin accru de formation continue s’est donc révélé, accentué par la montée en technicité de l’outil.

La formation et l’accompagnement à la veille

Une formation initiale est proposée à chaque nouvelle institution partenaire qui a souvent eu l’occasion d’assister préalablement à une présentation publique de Mir@bel. Ces formations peuvent être réalisées en présentiel ou par visioconférence. Par ailleurs, quelques tutoriels d’accompagnement ont été réalisés, au format écrit ou en vidéo même si leur maintien à jour est rendu difficile par l’évolution constante de l’outil. En 2016, une équipe de trois membres volontaires s’est constituée pour accompagner les veilleurs du réseau. Cela a permis de cibler des interlocuteurs privilégiés pour toutes les questions liées à la veille. Au-delà de l’accompagnement proposé, une certaine forme de supervision de l’activité se met donc en place.

Même si tout peut être réalisé à distance (avantage incontournable du numérique pour les nouveaux réseaux documentaires), cela ne s’avère pas suffisant : si au départ toute la veille se réalisait en ligne, au fur et à mesure des émanations en présentiel se constituent. Des « matinées de veille » ont été lancées, essentiellement à Lyon, mais également à Paris ou à Grenoble. Suivant un fonctionnement relativement installé (présentation systématique des nouveautés de Mir@bel et de l’actualité professionnelle des revues, focus sur quelques fonctionnalités phares, puis travail de veille partagée et accompagnée), leur rythme s’est accéléré depuis deux ans. Peut-être s’agit-il des prémisses d’un fonctionnement en présentiel plus systématique pour dynamiser la veille ?

Figure 4

Participation aux matinées lyonnaises de veille entre octobre 2017 et juin 2019

Participation aux matinées lyonnaises de veille entre octobre 2017 et juin 2019

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Malgré ces nouvelles dynamiques, il reste parfois des partenaires très peu engagés à qui il est proposé de quitter le réseau plutôt que d’y rester « dormants ». Néanmoins la dynamique générale est très positive, avec une forte augmentation des contenus[24] comme du nombre de mises à jour.

Les acteurs et les bénéficiaires de la veille

Une veille multi-professionnelle, essentiellement en France

À l’origine du réseau, il s’agissait d’un regroupement de documentalistes et bibliothécaires issus principalement de petites bibliothèques et de centres de documentation de laboratoires de recherche, de grandes écoles ou de petites structures. Plusieurs réseaux s’y sont retrouvés, ou regroupés, qu’ils soient disciplinaires ou structurés[25]. Des professionnels de l’information scientifique et technique ont rejoint le réseau sans être liés à des bibliothèques, de même que quelques éditeurs comme le Groupe d’études et de recherches pour le français langue internationale (Gerflint).

D’abord objet de médiation pour l’accès aux contenus des revues, Mir@bel s’est enrichi de la dimension de référencement des revues ce qui a parallèlement permis d’élargir les partenariats à d’autres professions et milieux. Partant du constat que les éditeurs de revues sont les mieux placés pour assurer leur référencement, un partenariat « éditeur » a été proposé en 2017[26]. Cette nouvelle collaboration, principalement avec des presses universitaires pour l’instant, leur permet de participer pleinement au référencement dans la base, aux côtés des documentalistes et bibliothécaires. Elle a également donné lieu à des actions communes avec Médici, réseau interdisciplinaire et interorganismes des métiers de l’édition scientifique publique[27].

En juin 2019, l’assemblée générale de la Société des anglicistes de l’enseignement supérieur (SAES) s’est prononcée à l’unanimité[28] en faveur d’un partenariat avec Mir@bel afin d’y référencer les revues anglicistes. Des enseignants et enseignants-chercheurs anglicistes de l’enseignement supérieur français vont donc rejoindre le réseau ; ils pourraient être rejoints par leurs collègues de l’Association française d’études américaines (AFEA).

Si Mir@bel s’est naturellement ouvert à d’autres milieux professionnels, son internationalisation n’est, en revanche, qu’embryonnaire malgré plusieurs tentatives dans la francophonie. Ses membres sont essentiellement situés en France, à l’exception de deux établissements, l’un au Sénégal et l’autre en Suisse. Ainsi, rien n’a encore été concrétisé au Québec malgré le partenariat mis en place avec Érudit, une présentation réalisée au Congrès des milieux documentaires en 2014, et le signalement de plus de 340 revues éditées au Canada. Est-ce lié au modèle collaboratif peu usité ? À l’éloignement (qui limite les rencontres en présentiel) ? Faudrait-il un ambassadeur par pays à la manière du fonctionnement du DOAJ ? Peut-être faut-il tout simplement plus de temps[29] ?

À défaut d’être internationale, cette veille multi-professionnelle et cette multiplicité des compétences et provenances de professionnels de culture et de métiers complémentaires demeurent une grande force.

Des services multiples et évolutifs

La définition des besoins et des axes de veille est une étape fondamentale dans le processus de veille[30]. Elle se doit d’être itérative ce qui est le cas dans le réseau, reflet des besoins de ses partenaires. Ainsi, une grande majorité du corpus de revues proposées[31] correspond aux revues que ses membres souhaitent signaler ; c’est également le cas de toutes les fonctionnalités et renvois qui ont été ajoutés au fur et à mesure. Par exemple, les écoles d’architecture ont confirmé leur intérêt à partir du moment où un nombre suffisant de revues de leur domaine ont été référencées et d’autres disciplines ont été intégrées au fur et à mesure de l’arrivée de nouveaux partenaires. Plus une discipline est couverte de manière exhaustive, plus Mir@bel répond aux besoins de ce territoire de recherche. Ainsi toutes les revues auxquelles la bibliothèque de Sciences Po Lyon est abonnée en version papier ou électronique sont signalées dans Mir@bel qui de ce fait devient, pour tous les publics, la porte d’entrée principale pour les revues. Les fonctionnalités de personnalisation proposées prennent tout leur sens dans ce cas de figure : gestion du signalement des abonnements électroniques et de la localisation des revues dans la bibliothèque, rebonds directs sur la notice du catalogue de la bibliothèque et affichage des données de Mir@bel dans le catalogue, utilisation du proxy de l’établissement pour accéder aux différents portails… Ces personnalisations nombreuses augmentent l’intérêt de la veille partagée, même si elles ne sont pas utilisées par tous.

Les besoins et usages demeurent très différents d’une institution à l’autre. Certains partenaires n’utilisent la base que pour le partage de la veille (et récupèrent ensuite ailleurs les informations), d’autres utilisent exclusivement l’interface de Mir@bel, pour les professionnels comme pour leurs publics. Et ces besoins ont par exemple évolué quand le réseau s’est adressé aux éditeurs de revues pour lesquels d’autres personnalisations ont été proposées.

Le travail de veille sur les revues ne fait pas partie de la culture professionnelle ni des missions de la plupart des services communs de documentation en bibliothèque universitaire (SCD) qui utilisent plutôt des outils commerciaux pour signaler les revues. Cependant certains d’entre eux commencent à s’intéresser à Mir@bel sous un autre angle que l’accès aux revues : l’amélioration du référencement des revues publiées au sein de leurs universités ; ce sont alors les bibliothécaires qui travaillent dans les services de valorisation de la recherche qui sollicitent un partenariat.

C’est une des forces du réseau de veille que de proposer des contenus et des fonctionnalités multiples et évolutives, mais c’est également une fragilité avec le risque d’éparpillement à vouloir répondre aux besoins de tous[32]. Les besoins ont donc évolué tout en se multipliant et cette richesse fait aussi partie de la difficulté à maintenir un service de qualité qui réponde aux souhaits de tous, car pour parvenir à consacrer du temps à Mir@bel, les partenaires doivent y trouver leur intérêt.

Une veille ouverte, transparente et réutilisable par tous

La veille réalisée vise avant tout à renseigner les publics, étudiants et enseignants-chercheurs. Ces derniers ont accès à l’information via le site Web de Mir@bel, mais également via d’autres outils qui réutilisent ces données, par exemple dans leurs établissements. De nombreuses diffusions intermédiaires et complémentaires sont en effet rendues possibles par différents moyens techniques.

Tout le monde peut retracer la veille réalisée sur les revues grâce à l’historique des mises à jour disponible via des flux de syndication de contenus[33] et plusieurs formats d’exports de données sont proposés. Plus spécifiquement, un export a récemment été mis en place pour alimenter la base de connaissance nationale BACON, afin d’y signaler tous les accès libres au texte intégral des revues repérées via Mir@bel[34]. Il s’agit ainsi d’un autre moyen de mettre en valeur, au-delà de Mir@bel, des revues librement accessibles (partiellement ou en Open Access) dont la visibilité est moindre quand elles ne sont pas présentes dans un portail…

En mars 2017, le choix de l’ouverture des données a été fait en adoptant une licence ouverte[35]. Cependant, ce n’est qu’en juin 2019 que l’essentiel des données a été diffusé via une API publique[36], ce qui ne permet pas encore de se rendre compte des nouveaux usages suscités. Les professionnels qui afficheront les informations de Mir@bel dans leur catalogue public, système d’information local ou site Web auront tout intérêt à corriger ces données à la source ce qui pourrait favoriser une utilisation croissante de la production participative et l’arrivée de nouveaux membres.

Au-delà, la base de connaissance mutualisée peut devenir un outil de veille stratégique à plusieurs niveaux. Elle peut être un outil d’aide à la décision avant de s’abonner à un bouquet pour repérer les revues et périodes qui sont déjà librement accessibles. Elle peut permettre de relier les nombreuses données agrégées à d’autres jeux de métadonnées ou de réaliser une veille prospective (par exemple en analysant les revues d’un domaine ou d’un pays). Elle permet une vision globale du référencement et de la diffusion des revues, grâce notamment à son approche centrée sur l’objet revue et indépendante des différents modèles économiques de diffusion.

Pour ce faire, nous sommes conscients que les données doivent encore être complétées puisqu’elles sont loin d’être exhaustives, mais sans pour autant connaître de réservoir d’informations équivalent, notamment sur les revues francophones en SHS. Ainsi, le Comité de suivi de l’édition scientifique en France s’est récemment servi des données de la base de connaissance pour constituer « un premier panel de titres en vue d’une enquête sur l’économie des revues françaises de SHS »[37].

Conclusion

La veille est un mot central dans Mir@bel, où l’on parle de « matinées de veille », de membre « veilleur » et où la convention de partenariat comprend un engagement de veille. Mais c’est également le cas du concept de « mutualisation »[38] qui recouvre le réseau, le partage d’information, la valeur ajoutée d’un travail collectif et participatif ; raison pour laquelle, dans la présentation de ce qui a été expérimenté, nous avons finalement abordé tout autant la veille que le fonctionnement collaboratif, indissociablement liés.

Le constat posé dès la présentation du prototype en 2008[39] demeure d’actualité : « Pour être pérennisé, un réservoir mutualisé comme Mir@bel doit réunir suffisamment de partenaires pour l’alimenter et le maintenir à jour, chacun ne se consacrant qu’à quelques revues parmi les milliers possibles. Le service rendu en échange à la communauté universitaire apparaît sans commune mesure au travail investi ». Chaque heure de veille investie rapporte des services qui valent beaucoup plus, même s’il est nécessaire d’être assez nombreux pour que le modèle communautaire réponde à tous les besoins exprimés. L’expansion du réseau et de l’outil montre que cela est possible.

Tout en étant convaincues de la pertinence du modèle collaboratif pour permettre le partage d’une information de qualité dans un contexte où les projets techniques ne suffisent pas toujours à répondre aux besoins, nous sommes conscientes que ce modèle de fonctionnement doit aussi continuer à s’adapter. Pour l’instant la veille partagée est la porte d’entrée obligatoire pour intégrer le réseau. Peut-être faudra-t-il évoluer vers un autre modèle en proposant d’autres formes de participation, par exemple financière ou en force de travail (pilotage, développement, communication…). La question s’est posée à plusieurs occasions puisque le besoin de disposer d’un outil de veille sur les revues est d’actualité pour des interlocuteurs qui ne souhaitent pas forcément s’investir dans cette veille.

Dans le mouvement de l’accès ouvert, il s’agit non seulement de réfléchir à d’autres modèles économiques pour l’accès aux revues, mais également d’imaginer de nouvelles manières de référencer, signaler et donner accès, en s’éloignant par exemple des outils commerciaux afin de favoriser une maîtrise collective des métadonnées.