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Derrière toute réussite professionnelle, derrière toute relève compétente se cache un enseignant passionné, un mentor généreux et motivé.

Jazzar 2015[1]

On ne saurait mieux dire, à propos de Paul Horguelin, ce professeur titulaire du Département de linguistique et de traduction de l’Université de Montréal, disparu le 11 mai 2019, à l’âge de 88 ans, après une carrière exemplaire et des plus fructueuses. Sa disparition laisse le monde de la traduction dans un bien meilleur état qu’il ne l’avait trouvé quelque soixante ans plus tôt, après avoir contribué à l’étoffer par sa pratique de traducteur, son enseignement, ses publications et travaux, et son activisme assidu au service des associations de traducteurs. Il était alors à l’orée d’une carrière de traducteur émérite et d’enseignant rigoureux et inspirant qui s’est révélée aussi fructueuse qu’elle fut discrète – à l’image de sa personne. Or, les raisons d’en être fier sont nombreuses autant que diverses. Paul Horguelin, successeur des Vinay-Darbelnet de la génération précédente, fut l’éminence grise, la référence en matière de traduction et révision au Québec et au Canada durant les « trente glorieuses » (1970-2000) qui virent se développer et progresser de manière exponentielle la formation universitaire méthodique des traducteurs, la machine à traduire et les banques de terminologie.

La liste des réalisations et accomplissements de Paul Horguelin est longue et son activité, incessante : traducteur-réviseur à vie, membre pionnier et président de la Société des traducteurs du Québec (STQ), professeur de traduction, historien de la traduction, terminologue, rédacteur, éditeur, auteur d’ouvrages de référence, membre du comité de rédaction de la revue de pointe en traduction Meta (qui a publié plusieurs de ses nombreux articles), etc. Et, en sus, racine terrienne oblige, apiculteur, chasseur, éleveur, fermier, pêcheur, trappeur – n’en jetez plus ! Et le tout, de concert !

Baccalauréat en philo en poche, obtenu au Lycée français de Londres, fraîchement débarqué de France au Canada, son parcours a commencé par la traduction, dont il a rapidement maîtrisé les codes, gagnant au passage la réputation d’un traducteur remarquable, puis de réviseur-rédacteur émérite et d’enseignant éminent, ce qui lui ouvre les portes de l’Université de Montréal. Il y est intégré comme professeur agrégé, en 1970, au Département de linguistique d’alors, après y avoir enseigné plusieurs années en tant que chargé de cours. Il sera titularisé en 1989, mais au sein d’un département de linguistique et de traduction qui, en bonne part grâce à son action soutenue, reconnaît par ce titre l’importance et la place de la traduction et, surtout, des traducteurs, dont le rôle, pensait Jean-Paul Vinay (1978 : 22), « dépasse […] de très loin celui du traducteur européen ou américain […] au Canada, ils sont responsables de l’évolution […] de la langue ». C’est au sein de ce département, dynamique et équilibré en ce qu’il réunissait la théorie (linguistique) et la pratique (traduction)[2], que Paul Horguelin dispensera ses enseignements, dont les premiers cours de révision et d’histoire de la traduction offerts dans un cursus universitaire. Suivra un cours de révision avancée, Structure et style, où le talent du pédagogue éclairera le rôle de la structure phraséologique des deux langues et de la restructuration nécessaire du message d’arrivée, avec pour maître mot « la traduction doit se lire comme une composition originale » (Horguelin et Bénard 1975 : 17). La dimension stylistique qu’il professe repose sur le trièdre que forment concision, clarté et logique du texte.

Quant au professeur de traduction, parlons d’abord de l’historien qu’il fut. L’histoire de la traduction le passionnait[3]. Il en a créé un enseignement – peut-être le premier du genre ? – qui a fait de nombreux émules en Amérique du Nord et en Europe, pour le moins. Comme spécialiste de la révision, il a fait de cette pratique une discipline autonome, indispensable dans la formation universitaire des traducteurs. Là encore, une première, car la révision n’était pas enseignée jusqu’alors de façon aussi structurée, rigoureuse et précise. Son enseignement de la rédaction, sous couvert de structuration des phrases et de style, reste le savoir-faire de base essentiel de tout traducteur. Les ouvrages que Paul Horguelin en a tirés ont servi de modèle à de nombreux émules. Par ailleurs, le monde des affaires ne lui était pas étranger et lui a inspiré, en coédition avec André Clas, un ouvrage vite devenu un « best-seller » et une référence internationale dans le domaine (Clas et Horguelin 1991). Tout à la fois guide de rédaction, traité de correspondance commerciale et précis de grammaire, il s’agit sans doute d’une première mondiale en la matière.

La passion du livre et de la pédagogie qui l’habitait l’a rapidement convaincu, sur le modèle de disciplines comme le droit, l’économie ou l’histoire, de la nécessité de proposer, au monde de la formation et aux étudiants, des ouvrages pédagogiques répondant aux besoins de base des futurs traducteurs, alors en manque de tels outils : bibliographies, manuels, monographies, lexiques et dictionnaires, adaptés aux réalités des marchés de la traduction nord-américains. Répondant à ces besoins, la formation des traducteurs doit déboucher sur une pratique professionnelle, en forte demande dans un pays doté de deux langues officielles comme le Canada. À l’instigation de Paul Horguelin, six professeurs de l’Université de Montréal s’associèrent en 1975 pour créer une maison d’édition de tels ouvrages : Linguatech, toujours active à ce jour, et dont Antoine Berman pensait qu’elle était « probablement, par sa cohérence et sa rigueur, sans équivalent dans le monde » (Centre Jacques-Amyot 1988). Certains ouvrages, parmi ceux publiés dès les débuts de l’aventure, restent des classiques en traduction.

Le traducteur-réviseur professionnel qu’il fut laisse une trace indélébile dans l’histoire de la création, de la structuration, du développement et de la professionnalisation des associations et sociétés de traducteurs, au Québec pour l’essentiel, mais aussi à l’échelle du Canada. C’est ainsi qu’il fut président de la Société des traducteurs du Québec (STQ, 1969-1971), créée en 1968, et a participé à la création du Conseil des traducteurs et interprètes du Canada (CTIC) dont il assura la présidence de 1972 à 1975. La profession lui a été reconnaissante de tout ce qu’il a inlassablement accompli pour elle, puisque la STQ en a fait le lauréat de son Prix Emeritas en 1986 et que le CTIC lui a remis le Prix du CTIC 2002, l’année même de sa création.

Cette reconnaissance s’était déjà étendue à la planète lorsque la Fédération internationale des traducteurs (FIT) lui décerna le premier Prix Meritas du Centre régional nord-américain, à Mexico, en 1986. Ce fut le couronnement d’une carrière exemplaire et fructueuse dont les effets ne cessent d’être ressentis dans l’univers de la traduction. Le souvenir du professeur Horguelin et de son oeuvre n’est pas près de s’effacer de la pensée des nombreuses personnes, collègues et anciens étudiants, qui l’ont connu.