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L’implant cochléaire est une technologie médicale actuellement proposée dans les cas de surdité profonde de perception et dont la pose nécessite une intervention chirurgicale[1]. Si la Haute Autorité de Santé déclare en 2007 qu'il appartient désormais à l' « arsenal thérapeutique » disponible en France pour les adultes et les jeunes enfants sourds (Haute Autorité de Santé, 2007), l'histoire de cette nouvelle technologie, depuis les années 1970 jusqu'à nos jours, est caractérisée par des débats multiples impliquant des acteurs remarquablement variés. Le sociologue Stuart Blume souligne ainsi en 1995 (Blume, 1995, p. 103) la complexité de la controverse autour de l'implant cochléaire qui éclate alors dans l'espace public : « Des arguments, intérêts et perspectives éthiques, sociales, scientifiques, pédagogiques et économiques se sont inextricablement noués dans un débat amer et violent, qui perdure encore aujourd'hui. » Les multiples facettes de cette controverse ont constitué autant d'arènes que les acteurs du débat ont choisi ou non d'investir, autant de domaines dans lesquels ils ont pu puiser des ressources et des outils dans leurs finalités de défense ou de contestation de cette technologie médicale.

Si la littérature en sciences humaines et sociales sur le handicap et/ou les sourds a traité de manière relativement abondante la question des mobilisations collectives des personnes en situation de handicap – lesquelles sont une condition d'émergence de ces domaines d'études académiques –, il faut toutefois noter que les mobilisations contemporaines contre l'implant cochléaire de la part des communautés sourdes – qu'il s'agisse de leur origine, de leurs cadres ou de leurs formes – ont été, quant à elles, relativement peu étudiées[2]. À cet approfondissement des recherches au sujet des mobilisations collectives des sourds dans le champ de la médecine et de la santé, il est possible de coupler un second angle d'approche, celui qui s'attache à la loi et aux droits. En effet, celle-ci a été et est notablement inexistante dans les analyses des mobilisations collectives des sourds en France[3]. Or, la période contemporaine se caractérise par l'écho toujours croissant du discours des droits au sein des mobilisations collectives des personnes en situation de handicap (Albrecht, Ravaud, & Stiker, 2001; Shakespeare, 2006; Ville, Fillion, & Ravaud, 2014). Cette montée en puissance peut être reliée à la floraison de textes législatifs ainsi qu'à l'édiction de diverses déclarations visant à protéger des droits fondamentaux de la personne humaine, que ce soit au niveau national (loi du 11 février 2005 en France) ou international (Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées de l'ONU en 2006). Ce constat n'a cependant, semble-t-il, pas encore conduit à des investigations plus spécifiques en ce qui concerne les sourds. Or, le droit constitue un site privilégié pour l'analyse de l'action sociale. « À la rigidité supposée du droit s’imposant comme une contrainte externe s’est substitué le constat des interactions entre la règle de droit et les pratiques sociales et la plasticité d’un médium qui apparaît au final autant comme une ressource pour l’action que comme une contrainte sur l’action. » (Delpeuch, Dumoulin, & Galembert, 2014, p. 24). Le courant de recherche intitulé cause lawyering montre que « le droit se révèle aussi comme une ''arme'' de contestation [Israël, 2009] » et ouvre « un champ d’analyse inédit sur la place du droit dans la réforme sociale, les mouvements sociaux, les usages militants du droit et du procès » (id.). En nous appuyant théoriquement sur les développements récents de la sociologie du droit en vue d'enrichir les études socio-historiques sur les mobilisations collectives des sourds, nous proposons ici, non pas d'étudier dans quelle mesure des textes programmatiques, déclaratifs ou législatifs proposent une garantie formelle des droits des personnes sourdes, assortie ou non de dispositifs contraignants effectifs – depuis les 115 propositions pour le droit des sourds de Dominique Gillot en 1998 jusqu'à la loi de 2005 en France –, mais plutôt, adoptant le point de vue « au ras du sol » des acteurs, d'analyser si, et de quelle manière, les sourds se sont collectivement saisis de ces outils.

En France, les mobilisations issues de la communauté sourde autour de l'implant cochléaire ont été portées par deux associations en particulier : Sourds en Colère (1993-1997) et l'Association de Défense des Personnes Implantées Cochléaires (ADPIC) (depuis 2007)[4]. Notre travail est guidé par l'hypothèse suivante : en France, depuis les années 1990 – décennie durant laquelle la controverse autour de l'implantation cochléaire, en particulier pédiatrique, a atteint sa pleine incandescence à travers les mobilisations des Sourds en Colère et de divers professionnels de santé, la saisine du Comité Consultatif National d'Ethique en mai 1994 et la sollicitation de l'Agence Nationale pour le Développement de l'Evaluation Médicale par le Ministère des Affaires Sociales – jusqu'aux années 2000 – durant lesquelles l'implantation cochléaire pédiatrique devient une pratique banale faisant partie de l' « arsenal thérapeutique » proposé aux surdités profondes –, on constate, d'une part, une évolution de la nature et du profil de ces associations, toutes deux issues de la communauté sourde et consacrées à la question de l'implant cochléaire, et d'autre part, une transformation du recours qu'elles font du droit. Du point de vue des associations, on passe d'une « dynamique des minorités » (Barbot, & Fillion, 2007) dans laquelle les Sourds en Colère – dont les membres ne comprennent pas de personnes implantées[5] – posent l'implant comme la cristallisation des rapports politiques entre sourds et entendants, à une « dynamique des victimes » (id.) rassemblant – dans un premier temps – des sourds implantés qui réclament la réparation des dommages qui leur ont été infligés via la voie judiciaire et – dans un second temps – visent à requalifier l'implantation comme attentatoire au droit à l'intégrité physique. Du point de vue du droit, ce changement se situe à plusieurs niveaux. En premier lieu, les droits mobilisés successivement relèvent de domaines différents (droit de la santé publique versus droits humains fondamentaux). En second lieu, la nature des textes mobilisés n'est pas la même et leurs périmètres de référence relèvent de différentes échelles (loi française Huriet-Sérusclat versus déclarations et conventions internationales ou européennes). Toutefois, la cible est la même : il s'agit d'une institution – l’État, le Ministère de la Santé et des affaires sociales, ou les hôpitaux – dont on réclame un changement de politique ou auprès duquel on demande réparation.

Ces divers recours à l'outil juridique recouvrent différentes manières de qualifier la surdité, l'implantation cochléaire et le fait d'être sourd[6]. Ainsi, étudier les mobilisations collectives des sourds autour de l'implantation cochléaire ainsi que leur usage des outils juridiques permet d'aborder avec précision une problématique fondamentale : à savoir comment les acteurs sociaux « qualifient » la surdité, en maniant ici l'art de la syllepse qui permet de saisir la notion de qualification sous deux sens à la fois. De façon ordinaire, en effet, cette notion désigne l'attribution à un objet d'une qualité ou d'une caractéristique. Ainsi, grammaticalement parlant, la qualification est la « caractérisation d'un substantif à l'aide d'un qualificatif (adjectif, apposition, complément de nom); en particulier, la détermination d'un substantif par un adjectif » (Trésor de la Langue française). Cette acception peut être reliée, pour l'historien ou le sociologue, à la notion de représentation, individuelle ou collective – par exemple, dans le cas qui nous intéresse ici, les acteurs sociaux peuvent qualifier normativement l'implant cochléaire comme « miraculeux » ou « affreux », « bénéfique aux sourds » ou « technologie expérimentale contestable ». D'un autre côté, en droit, la qualification renvoie à l' « opération consistant à confronter les faits […] avec les diverses variétés de faits [mentionnés] par la loi […], en leur donnant l'appellation légale qui leur convient » (Trésor de la Langue française). Autrement dit, il s'agit de caractériser un fait donné en déterminant quel est son équivalent juridique, ce qui va, par voie de suite, désigner la réponse qui pourra lui être apportée. Comme nous le verrons, il est possible de noter l'existence de recoupements ou de superpositions entre des qualifications éthiques ou morales d'une part, qui relèvent aussi du domaine de la représentation (« l'implant est une mauvaise chose pour les sourds », par exemple), et des qualifications juridiques d'autre part (« l'implant est une torture », par exemple).

Le choix réalisé dans le recours à l'outil juridique et au domaine auquel il appartient (par exemple droit de la santé publique plutôt que droit de la culture, ou bien droits humains plutôt que droits du handicap) ne peut donc pas être dissocié de la manière de qualifier l'implant cochléaire et la surdité. La caractérisation des actes entourant l'implantation cochléaire, et déterminant la réponse juridique appropriée, est adossée à des représentations de la technologie et de ce qu'est être sourd. La sociologie du droit a en effet montré l'interaction entre les catégories culturelles profanes et les catégories culturelles issues du droit : « Les catégories juridiques jouent […] un rôle important dans les processus de définition et d’assignation identitaires liés au genre, à l’orientation sexuelle, à l’ethnicité, à la classe sociale, ou encore au handicap » (Delpeuch, Dumoulin, & Galembert, 2014). À l'inverse, les manières de (se) définir peuvent influer sur le choix des catégories juridiques. Le recours au droit est donc lié à la place qu'un individu ou un groupe occupe dans la société. Si « la reconnaissance et la protection par le droit d’un groupe confronté à la stigmatisation ou à la discrimination constituent un moyen de promouvoir son intégration et de rehausser son image » (id.), on peut aussi s'interroger sur les autres incidences possibles et la façon dont elles sont appréhendées par les acteurs, ainsi que les choix que ces dernières opèrent. Cela nous conduit à nous faire réfléchir à la façon dont les acteurs jugent la pertinence, du double point de vue de l'efficacité pragmatique (par exemple, le droit des personnes handicapées constitue-t-il un instrument efficace pour eux?) et de la cohérence idéologique (le droit des personnes handicapées est-il un instrument cohérent avec la représentation qu'ils ont d'eux-mêmes?) des catégories juridiques qui pourraient s'appliquer à leur situation.

Ainsi, pour les sourds qui la contestent, l'implantation relève-t-elle d'une expérimentation médicale, régulée par le code de la santé publique? Peut-elle être définie comme une torture, relevant des droits humains? Est-elle un acte médical courant dans lequel il peut y avoir erreur ou faute médicale, comme tout autre acte médical passé dans l'ordinaire de la clinique, relevant du droit médical? Et pourquoi? L'étude des tentatives de régulation juridique de l'implantation cochléaire à travers les mobilisations collectives issues de la communauté sourde française dans les années 1990 et 2000 montrent la façon dont elles produisent des qualifications de la surdité et de l'implant cochléaire. Cette analyse effleure également la manière dont la notion de handicap est problématisée dans les choix opérés par les personnes sourdes lors de leurs recours à l'outil juridique. Si, dans les années 1990, l'association des Sourds en Colère mobilise le droit de la santé publique dans sa lutte contre l'implant cochléaire, en cohérence avec l'une de ses multiples représentations de la technologie – celle selon laquelle l'implant cochléaire est une expérimentation médicale –, l'ADPIC, qui se définit dix ans plus tard comme une association de victimes réclamant réparation, évolue vers le domaine des droits humains, influencée en cela par un nouveau contexte médical, juridique et militant, et présente l'implantation comme une violation de l'intégrité physique de la personne sourde.

Les années 1990 : Les sourds en colère, ou le droit de la santé publique mobilisé dans une controverse éthique et politique

- Les racines de la controverse des années 1990

L'implantation cochléaire franchit le stade de la recherche clinique en Europe, aux États-Unis et en Australie au cours de la seconde moitié des années 1970. Cependant, au sein du champ médico-scientifique, les attitudes professionnelles vis-à-vis de l'innovation sont variables et se partagent entre deux grandes catégories : les « expérimentalistes », et les « cliniciens ». Les premiers, majoritairement des chercheurs en otologie, neurologie ou biologie, considèrent ce mode de stimulation du nerf auditif comme un acte autour duquel planent encore de nombreuses inconnues, et préconisent la prudence à l'égard des volontaires se prêtant à l'expérimentation. Au contraire, les seconds, souvent des médecins et chirurgiens oto-rhino-laryngologistes, envisagent une application clinique rapide basée sur un programme de réhabilitation auditive de ces nouveaux patients.

Si les « cliniciens » sont minoritaires, le besoin de financement les conduit en France à recourir de manière massive aux médias dans la fin des années 1970, répandant alors l'image de l'implant cochléaire comme le fleuron d'une nouvelle médecine de l'oreille qui, enfin, fait entendre et parler les patients en les extirpant de leur tragique surdi-mutité. En parallèle, les premières personnes implantées dans le tournant des années 1970-1980 témoignent également dans la presse associative et évoluent dans la communauté sourde, en montrant au contraire leurs cicatrices impressionnantes, leurs infections répétées, leurs multiples réopérations parfois. Par ce double biais, une représentation de l'implant cochléaire comme technologie expérimentale, imposée à des « cobayes » par des médecins peu scrupuleux s'est forgée et consolidée au sein de la communauté sourde à partir du début des années 1980.

Les années 1980 sont caractérisées par l'édification d'un consensus professionnel pour l'implantation de patients adultes, et l'extension des indications vers les enfants sourds, bien que les inconnues sur le développement à long terme de ces derniers restent majeures. Les spécialistes médicaux mettent l'accent sur l'accès de l'enfant sourd ainsi implanté à la « normalité », via l'idée qu'il pourrait alors désormais entendre et parler et n'aurait plus besoin de la langue des signes française. Le soutien que la politique oraliste peut trouver dans l'implantation cochléaire des jeunes enfants sourds, alors que les acteurs de ce que l'on a appelé le « Réveil Sourd » se mobilisent depuis plusieurs années pour la reconnaissance de la langue des signes française et leurs droits politiques, sociaux et culturels, provoque une vive réaction de la communauté sourde française (Kerbourc'h, 2012).

Au début des années 1990, la controverse politique et éthique qui couve depuis un certain nombre d'années éclate : alors que la procédure d'homologation des dispositifs médicaux s'ouvre à l'implant cochléaire début 1992, l'association Sourds en Colère se constitue courant 1993 et intervient dans l'arène publique aux côtés d'autres acteurs pour contester ces implantations pédiatriques.

- Pas d'implant cochléaire pour les Sourds en Colère

L'activisme de l'association Sourds en Colère débute le 16 octobre 1993, lors de la première journée d'information nationale sur l'implant cochléaire organisée par des équipes ORL à destination des parents d'enfants sourds. Les actions de l'association s'étalent sur quelques années, jusqu'en 1996-1997 et son entrée en sommeil[7].

Les Sourds en Colère sont une association de sourds protestataire et politique[8] (Broqua, 2006) dont les méthodes sont directement dérivées de l'association Act Up-Paris. Plus précisément, comme nous allons le voir plus loin, nous pouvons rapprocher son modèle de ce que Janine Barbot et Emmanuelle Fillion ont proposé d'appeler « dynamique des minorités », dans laquelle les associations pensent leur rapport au monde médical de manière politique : celle dynamique « renvoie à des pathologies ou à des populations stigmatisées. Les malades et leurs familles s’engagent ici dans un rapport tendu au monde médical, souvent considéré comme porteur des valeurs dominantes dans la société. Elles tentent de créer une expertise propre capable de faire contrepoint à celle des spécialistes attitrés ». (Barbot & Fillion, 2007, p. 218) La mobilisation de cette association est portée par une représentation duelle de l'implant cochléaire : l'implant comme une expérimentation médicale – comme en témoignent entre autres les manifestations ponctuées de mises en scènes de médecins aux blouses blanches tachées de sang tentant de percer le crâne de jeunes sourds – et l'implant comme un instrument de normalisation linguistique et/ou audiologique de l'enfant sourd, à travers lequel trouvent à se cristalliser les rapports entre société entendante majoritaire et groupe sourd minoritaire (Vennetier, 2016). Dans ce double jeu de représentations, on peut voir que l'implantation cochléaire menace l'existence des sourds, au niveau individuel et physique aussi bien que collectif et symbolique. Comme l'écrivent Sophie Dalle-Nazébi et Nathalie Lachance : « Les sourds découvrent [...] simultanément les risques du sida et de l'implant, tous deux associés – à leurs yeux – à la mort. » (Dalle-Nazébi et Lachance, 2009).

L'un des objectifs des Sourds en Colère est de mettre fin aux implantations cochléaires pédiatriques. L'association développe une stratégie consistant à recourir au droit de la santé publique alors en vigueur, en ciblant plus précisément les dispositifs encadrant l'innovation médicale et régulant les expérimentations cliniques sur l'homme. Sur les pavés de la rue aussi bien qu'au niveau institutionnel, les Sourds en Colère dénoncent une expérimentation qui ne dit pas son nom.

Ainsi, les deux premières manifestations des Sourds en Colère – 16 octobre 1993 à Lyon, puis 22 novembre 1993 à Paris – mettent en avant l'inquiétude autour du caractère expérimental des implants cochléaires pédiatriques; les discours, logos, affiches et pancartes sont envahis par la proliférante figure du cobaye[9]. Un reportage sur la manifestation de Lyon et diffusé début 1994, se termine avec le commentaire de la représentante des Sourds en Colère :

« Pour les produits médicaux et pharmaceutiques tels que les médicaments, il y a, avant diffusion, une étape de recherche où ils sont testés et leurs résultats évalués rigoureusement avant toute diffusion large. Dans le cas de l'implant, ce n'est pas du tout le cas. […] Les autorités publiques ne contrôlent rien, ne savent rien à ce sujet – est-ce que c'est expérimental, est-ce que c'est thérapeutique ? […] Il est important de distinguer en comprenant qu'il ne s'agit pas d'un soin thérapeutique, mais d'une recherche expérimentale : nous les sourds sommes comme des animaux de laboratoire, et cela est très grave[10]. »

- La loi Huriet-Sérusclat et la régulation de l'expérimentation clinique sur l'homme

L'outil principal dont s'emparent les Sourds en Colère lors de leurs incursions dans l'arène institutionnelle est la loi Huriet-Sérusclat, qui régule depuis 1988 l'expérimentation humaine dans la conduite de la recherche médicale clinique. Comme le souligne Didier Sicard, « avant 1988, date de la loi Huriet-Sérusclat, l’expérimentation sur l’homme en France était […] sans encadrement strict. Un médecin pouvait, au nom de l’intérêt de la science ou dans son propre intérêt […], administrer un nouveau médicament ou initier une nouvelle procédure sans passer par les fourches caudines de la loi. » (Sicard, 2009)

À l'automne 1993, un groupe de travail, organisé autour du médecin ORL. Jean Dagron rassemble médecins ORL, professionnels de santé et membres d'associations de sourds dans l'objectif d'échanger autour de cette technologie et d'élaborer collectivement le texte de la saisine du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)[11]. Les Sourds en Colère y participent et signent ensuite – aux côtés d'autres associations de sourds, de professionnels entendants de la santé et d'universitaires – la saisine qui paraît le 1er mai 1994. Or, l'argumentation de cette saisine demande la requalification des implantations pédiatriques comme opération expérimentale, et réclame leur encadrement par les procédures prévues dans la loi Huriet-Sérusclat.

Le texte s'ouvre sur la difficulté de tracer la frontière entre l'expérimental et le thérapeutique. Ses auteurs rappellent qu'aucun protocole d'expérimentation n'a été déposé concernant les implants cochléaires depuis le vote de la loi, « les chirurgiens et les fabricants les qualifiant d'emblée de thérapeutiques[12] ». Or, objectent-ils, ceci « suppose que ce secteur médical ne formule plus d'hypothèses et donc de recherches depuis 1988 », ce qui, selon eux, n'est pas le cas : « évidemment, il n'en est rien. Depuis le vote de la loi, il y a eu de nombreux changements » de modèles, et des enfants ont été implantés avec un modèle datant de moins de deux ans. Argument supplémentaire, ils soulignent que les conséquences de l'intervention sur l'intégrité physique et psychique de l'enfant ne sont pas connues. L'application de la loi Huriet-Sérusclat « entraîne à définir précisément la nature des actes pratiqués. […] N'est-il pas important de savoir plus précisément ce que l'on fait sur un enfant en l'implantant? » Autrement dit, la saisine argumente en faveur de la qualification sans équivoque des implantations pédiatriques comme expérimentales.

- Contre la normalisation, le droit de la santé publique ?

Nous interrogeant sur les raisons de ce recours à la loi Huriet-Sérusclat, nous faisons l'hypothèse que ce choix a été guidé par une motivation essentiellement instrumentale[13]. Autrement dit, si ce choix semblait efficace au regard de l'objectif pragmatique visé par les Sourds en Colère (arrêter à court terme l'implantation clinique des enfants sourds), il ne se montrait pas pour autant cohérent ou entièrement en accord avec les représentations portées par l'association et qui gouvernaient cet objectif (représentations dont nous avons souligné la pluralité, entre implant-expérimentation médicale et implant-normalisation des sourds, celle-ci conduisant les sourds à s'opposer non pas aux modalités de développement de l'implantation cochléaire pédiatrique, mais à son principe même). De fait, les revendications pour que les implantations cochléaires pédiatriques relèvent des cadres prévus par la loi Huriet ne sont pas nées dans le giron des Sourds en Colère, mais dans le groupe de travail mentionné plus haut, auquel ils ont participé aux côtés de divers autres acteurs. Qui plus est, des dissensions existaient au sein de ce groupe : en effet, les Sourds en Colère étaient en désaccord avec un courant proposant le contrôle et la régulation des implantations, se montrant plutôt partisans d'un arrêt total[14].

Ainsi, lors de la manifestation d'octobre 1993 à Lyon où une longue banderole déploie en lettres majuscules peintes un immense « Contre la purification ethnique[15] », le président de Sourds en Colère prononce un discours devant la foule. Il y explique l'assimilation entre implantation cochléaire et génocide des sourds :

« [Les congressistes] ont vu nos affiches « contre la purification » – qui faisaient référence à Hitler et aux massacres de population – et ça les a choqués. Mais c'est important de rappeler l'histoire... des choses semblables se produisent, par exemple le génocide des Musulmans en Yougoslavie, Hitler qui a organisé le génocide des Juifs, et d'autres choses encore, c'est ça, le terme purification, ce sont ces massacres systématiques – et pour nous, les sourds, c'est cette oppression, depuis 1880 et l'interdiction de la langue des signes qui perdure depuis tout ce temps […] Et cette manipulation passe par les implants cochléaires, qui commencent, et qu'il faut interrompre dès maintenant – sinon, par la suite, ils seront entérinés, ils auront pris leur place, et il sera trop tard – il faut manifester maintenant[16] »

Ainsi, plusieurs représentations de l'implant cochléaire coexistent dans le discours de Sourds en Colère : technologie médicale expérimentale versus instrument de normalisation et d'éradication des sourds. Le levier juridique dont l'association se saisit alors, la loi Huriet-Sérusclat, appartient au champ de la santé publique et de la régulation de la recherche médicale. C'est pourquoi nous posons l'hypothèse suivante : ce recours à la loi Huriet-Sérusclat est essentiellement instrumental, c’est-à-dire qu'il revient à qualifier l'implant cochléaire d'une manière qui serait susceptible, effectivement, de conduire à la suspension ou l'arrêt des implantations pédiatriques, même si cette qualification juridique ne recouvre pas exactement la qualification profane. La pluralité des représentations de l'implant portées par les Sourds en colère permet de puiser dans différentes boîtes à outils afin de contrer l'utilisation de cette technologie. La loi Huriet-Sérusclat est, à ce titre, un outil qui s'est montré performant – si les implantations pédiatriques ne furent pas in fine jugées expérimentales, les mobilisations collectives et l'interpellation du CCNE sont cependant parvenues à mettre en branle le ministère de la Santé, l'Agence nationale pour le développement de l'évaluation médicale (ANDEM) et le Centre Technique National d’Études et de Recherches sur les Handicaps et les Inadaptations (CTNERHI) pour évaluer ses effets – bien qu'il soit au-delà du champ de cet article d'évaluer l'impact qu'ont pu avoir ces évaluations institutionnelles.

Les années 2000 : l’ADPIC, depuis la réparation vers un paradigme des droits humains

Dix ans après l'entrée en sommeil des Sourds en Colère, une nouvelle association de sourds dont l'activité est centrée autour de l'implant cochléaire apparaît en France. Afin d'accéder au discours de l'ADPIC et à ses diverses actions, nous avons emprunté plusieurs voies d'accès : les documents que constituent les publications et commentaires sur la page Facebook de l'association (qui tient lieu de vitrine publique, l'ADPIC n'administrant pas de site propre ou de blog, ne tenant pas de permanence et ne diffusant pas de bulletin); plusieurs entretiens avec le président; et une intervention de ce dernier dans un séminaire de recherche début 2016 à Paris à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans lequel il explicite le positionnement de son association[17].

- L'ADPIC : émergence d'une association de victimes

En 2007, plusieurs personnes sourdes dispersées sur le territoire français se réunissent pour échanger et créer un collectif. Parmi elles, plusieurs personnes ex-implantées : l'une d'entre elles, Luc Burget, en deviendra le président. Alexis Estève, président depuis 2013, a été sollicité en 2007 par Bruno Moncelle – ancien président des Sourds en Colère – pour être trésorier. Alexis Estève a lui aussi, participé aux manifestations des Sourds en Colère dans les années 1990 : le 16 octobre 1993, à Lyon, il brise publiquement son implant cochléaire à coups de marteau. Il fait partie des jeunes sourds implantés dans les années 1980 : il reçoit un implant cochléaire à l'âge de 12 ans, subit deux pannes et une deuxième opération. Il grandit exclusivement dans l'oral jusqu'à l'âge de 17 ans, où il découvre la langue des signes dans un établissement spécialisé. Il se fait explanter à l'âge de 20 ans.

Les objectifs de l'ADPIC sont la représentation et la défense des personnes sourdes implantées et le développement des connaissances sur l'implant cochléaire, ainsi que la réflexion plus large sur la place de la personne sourde dans le savoir et les pratiques médicales[18]. En mars 2016, lors de son intervention à l'EHESS, son président précise les contours pratiques de son action : l'indemnisation des personnes victimes de l'implant cochléaire; l'action auprès du ministère de la Santé pour obtenir des recherches supplémentaires sur les échecs de l'implantation et sur les enfants sourds implantés; l'accueil et de l'information des personnes implantées ou en interrogation vis-à-vis de l'implant[19]. Dans cette perspective, l'ADPIC rassemble des témoignages de personnes sourdes pour lesquelles l'implantation cochléaire s'est soldée par ce qui est considéré comme un « échec » (autrement dit, soit s'est caractérisée par des conséquences médicales iatrogènes tels que maux de tête, réopération(s), inconfort marqué, etc.; soit parce qu'aucun résultat significatif en termes de compréhension de la parole orale n'a été obtenu). L'association s'efforce également de réaliser un travail de recueil de données et de construction de statistiques sur la réussite ou l'échec de l'implant afin d'appuyer ses affirmations[20], travail supposé apporter un contrepoint aux informations issues du milieu médical qui affirment le caractère essentiellement positif de l'implantation.

L'ADPIC est une association de défense des personnes implantées cochléaires que nous rapprochons du modèle des associations de « victimes accusatrices », suivant en ceci la catégorisation proposée par Janine Barbot et Emmanuelle Fillion. Il s'agit de « collectifs de victimes qui […] optent pour la voie judiciaire comme moyen privilégié d’accès à la vérité » (Barbot & Fillion, 2007). L'ADPIC est, en effet, dans un premier temps, un groupement de personnes sourdes se définissant comme victimes d'interventions médicales iatrogènes et qui souhaitent faire reconnaître leur préjudice pour obtenir réparation. Le signe [victime] est un terme qui revient de manière récurrente dans les discours du président de l'association pour qualifier les personnes sourdes ayant été implantées et ayant ensuite contacté l'ADPIC, tout comme dans les témoignages et commentaires publiés sur sa page Facebook. Ainsi, tandis que les Sourds en Colère se rapprochent davantage de ce que Janine Barbot et Emmanuelle Fillion ont appelé la « dynamique des minorités » – lesquelles pensent leur rapport au monde médical de manière politique plus que juridique –, l'ADPIC est une association centrée essentiellement sur une approche juridique de l'implantation cochléaire et de la régulation des relations entre le monde médical et les patients, ainsi que sur la défense des victimes.

- Un usage varié du droit

Toutefois, le discours porté par l'ADPIC – tout comme celui des Sourds en Colère – navigue entre plusieurs représentations de l'implantation cochléaire. Ces différences sont articulées à des qualifications variables de ce que constitue cet acte médical – même si elles participent toutes d'une même valeur négative. Partant, ces diverses qualifications peuvent s'accompagner, comme nous allons le voir, de recours à différentes ressources juridiques. Enfin, nous pouvons remarquer que ces qualifications de l'implant et ces choix de ressources peuvent être corrélées aux trajectoires sociales et militantes de membres de l'ADPIC, et plus précisément aux experts juridiques rencontrés, et aux réseaux militants développés.

En effet, on constate une certaine variabilité du cadrage que l'ADPIC propose de l'implant cochléaire dans les discours développés par l'association à travers son représentant. Tantôt est abordée la question de l'expérimentation, tantôt celle du manque d'exposition des enfants implantés à la langue des signes française, tantôt celle de l'identité incertaine du sourd implanté. L'implant apparaît, une fois de plus, au coeur de questions tout autant médicales que linguistiques, politiques, anthropologiques et identitaires.

Le positionnement juridique adopté par l'ADPIC face aux questions posées par l'implantation cochléaire oscille entre deux pôles : d'une part, le recours au droit de la santé appliqué dans un cadre national (protection des victimes d'erreurs médicales), d'autre part le recours aux droits humains soutenus par des instances supra-nationales (protection de l'intégrité physique). L'implant est en effet, dans un premier temps (2007-2015), qualifié comme une expérimentation ou une intervention médicale iatrogène[21]. Dans un second temps, à partir du tournant 2015-2016 et la rencontre avec des militants intersexes[22], l'ADPIC réoriente sa stratégie en défendant une catégorisation de l'implantation cochléaire pédiatrique comme torture et/ou atteinte à l'intégrité physique[23] – par analogie avec les interventions médicales précoces sur les enfants intersexes telles que les militants rencontrés les qualifient –, ce qui suppose alors, comme les militants intersexes le font, le recours aux droits humains promus et défendus à l'échelle internationale (Union européenne et Organisation des nations unies (ONU), en particulier dans le cas des personnes intersexes[24]) mais aussi nationale (loi de 2004 défendant notamment l'intégrité physique[25]).

Ainsi, l'ADPIC propose d'abord de requalifier les implantations cochléaires comme une intervention iatrogène préjudiciable aux personnes qui la subissent (problèmes de santé supplémentaires, maux de tête, réopérations, échecs scolaires, etc.) et cherche à développer une contre-expertise prouvant la non-innocuité des implantations (recueil de témoignages, élaboration de statistiques, etc.). En ceci, elle suit la perspective prévalant dans la « dynamique des victimes » décrite par Janine Barbot et Emmanuelle Fillion. En effet, « la dynamique des victimes suppose la reconnaissance d’un préjudice lié aux thérapeutiques elles-mêmes. [...] La dynamique des victimes est accompagnée de controverses dans lesquelles différents acteurs (associations de malades ou de consommateurs, médecins, institutions publiques, notamment) défendent des conceptions, souvent très contrastées, qui touchent au bien-fondé des thérapeutiques et à l’opportunité d’une redéfinition de leurs modalités d’évaluation, à la nature des préjudices invoqués et, s’il y a lieu, aux formes de réparation les mieux ajustées pour y répondre. » Ainsi, l'ADPIC commence, à partir de 2015, à recourir aux services d'un avocat. Cette procédure consiste à individualiser les cas, soumettant chacun des plaignants à une expertise médicale visant à évaluer la nature du préjudice subi afin de plaider pour l'obtention de dommages et intérêts[26]. L'implant est posé comme un problème individuel, et les rapports entre les victimes et la médecine sont régulés par le droit de la santé à travers la demande de réparation du préjudice causé par l'intervention médicale.

Au cours de notre enquête de terrain – qui a débuté en 2014 lors de la découverte de l'ADPIC au cours de notre mémoire de Master –, nous avons constaté un changement de stratégie au sein de l'association coïncidant avec la rencontre de militants associatifs intersexes et des experts juridiques qui les accompagnent. Cette rencontre s'est faite à l'occasion du Festival de Douarnenez, organisé chaque été dans la ville bretonne éponyme depuis une quarantaine d'années et qui s'ouvre depuis les années 2000 aux personnes sourdes. Au début des années 2010, le festival se dote d'une thématique Lesbienne, Gai, Bisexuel, Trans, Queer et Intersexe (LGBTQI) et devient un événement important pour le milieu militant intersexe. En 2015 et 2016, deux tables rondes ont rassemblé sourds et intersexes autour de thématiques communes, en particulier de ce qu'ils considèrent être leur médicalisation[27]. Ce tournant s'accompagne d'un changement du cadrage juridique défendu par l'ADPIC, et d'une nouvelle qualification de l'implantation. Ainsi, Alexis Estève nous a-t-il expliqué lors d'un entretien en 2017 que :

« Pour moi, on est davantage dans la catégorie de la torture… Erreur médicale, non… Je ne pense pas, parce que les implantations peuvent fonctionner, les personnes peuvent entendre, on ne peut pas dire que ce soit une erreur médicale. Les implantations d'enfants sourds ont un certain succès, ça marche, on ne peut pas dire qu'il y ait eu une erreur. Pour moi, c'est plus une torture[28]. »

Lorsque nous l'interrogeons sur l'origine de cette catégorisation de l'implant cochléaire, il nous répond :

« Cette notion de torture, cela ne fait pas longtemps qu'elle m'est apparue. C'était au festival de Douarnenez. Avant, je ne pensais pas à la torture – enfin, je n'étais pas sûr qu'il s'agissait de cela, c'était une idée un peu flottante, qui circulait, mais très hypothétique, même si au fond de moi je sentais que c'était ça – et j'ai ensuite participé au festival de Douarnenez – et là, Vincent [Guillot, militant(e) intersexe, fondateur(ice) de l'Organisation internationale intersexe-Francophonie] ne cessait de répéter avec conviction le mot ''torture'', disant que les intersexes avaient été torturés, que les changements qui leur avaient été infligés équivalaient à la torture. Et ces affirmations de Vincent, ses arguments sur les interventions sur les organes génitaux m'ont peu à peu convaincu. Et je me suis dit que quand on comparait aux implantations, aux opérations réalisées, on pouvait alors dire qu'il s'agissait de torture. Essayer ainsi de changer le corps des enfants sourds… Déjà avant, j'hésitais sur le terme de torture, mais ce festival de Douarnenez a été un moment de bascule important où j'ai été convaincu de l'adéquation du terme. J'ai compris qu'il s'agissait réellement d'une torture[29]. »

Ainsi, la rencontre avec le milieu militant intersexe a ouvert une porte d'entrée sur une nouvelle stratégie juridique, dont s'est saisi le responsable de l'ADPIC. Au moment de l'entretien, ce dernier évoque la possibilité de peser pour modifier la législation existante, de concert avec les militants intersexes, ceci afin de sortir du domaine médical en défaisant le lien entre implantation cochléaire pédiatrique et intervention thérapeutique :

« Il est vraiment difficile de faire passer dans la loi une interdiction des implantations – il n'y aucune loi qui permette de protéger et d'éviter les implantations… C'est vraiment un énorme travail. […]. Les intersexes, eux, se rapprochent de leur objectif de mettre un terme aux opérations sur les personnes intersexes. Je sens qu'ils s'en approchent. […] Moi, j'ai envie de… Cette loi de 2004 sur l'intégrité physique, elle présente une liste de cas où les interventions sont interdites – et moi j'ai envie de rajouter l'interdiction de l'implantation à cette liste. Je veux présenter cette revendication auprès du ministère des Droits de la famille – Laurence Rossignol – qui va présenter une loi à l'Assemblée en 2018, et il faudrait revendiquer l'ajout de l'interdiction des opérations sur les personnes intersexes ainsi que la question de l'implant. Ce qui signifierait que les médecins seraient contraints par cette interdiction. Cela a été placé à l'agenda de l'Assemblée pour 2018. […] Oui, il est question de maladie. Jusqu'à maintenant, l'intersexuation était considérée comme une anormalité, une maladie, bien sûr, tout comme les sourds étaient considérés comme malades. Les deux cas étaient rapportés à celui de la maladie, qu'il faut réparer. Heureusement, l'ONU a statué sur le cas des intersexes, mais il n'y a rien encore sur le cas des sourds. Il n'y a pas d'interdiction de l'implant dans cette loi de 2004 sur l'intégrité physique. On va essayer de mettre les intersexes et l'implant dans la loi en 2018[30]. »

Conclusion

Comme nous y invitent les sociologues Janine Barbot et Emmanuelle Fillion, « le cadre d’analyse des dynamiques de transformations du monde associatif [qu'elles étudient] pourrait être utile pour aborder d’autres mobilisations ». Certains domaines sont marqués par l'émergence de collectifs qui « relèvent à la fois d’une dynamique des minorités et d’une dynamique des victimes » et certaines dynamiques peuvent conduire les acteurs à sortir de l'univers médical, notamment dans la dynamique des minorités, lorsque « les associations en viennent à critiquer le fondement même de l’intervention médicale et à revendiquer une identité spécifique en s’appuyant sur d’autres disciplines que la médecine. » (Barbot & Fillion, 2007). Les auteures citent, entre autres, l'exemple des associations de sourds qui contestent l'implant cochléaire en s'appuyant sur des arguments fournis par la linguistique, se référant en ceci particulièrement au mouvement des années 1990 où la valeur linguistique de la langue des signes française était avancée contre l'implantation précoce des enfants sourds dans la perspective de leur oralisation, présentée alors comme la seule voie possible de l'accès de l'enfant sourd au langage.

Notre étude des mobilisations collectives des sourds autour de l'implant cochléaire et de leurs usages du droit se situe dans le prolongement de cette analyse, tout en la nuançant sur au moins deux aspects. En premier lieu, nous avons vu que, si l'association Sourds en Colère semble en effet se situer dans une dynamique des minorités, du point de vue de son discours et sa représentation de l'implant comme technologie normalisatrice cristallisant les rapports politiques entre majorité entendante et minorité sourde, le recours qu'elle fait de l'outil juridique se situe cependant dans le domaine médical, puisque la loi Huriet-Sérusclat vise à réguler l'expérimentation sur l'homme. En second lieu, on peut considérer que la qualification de l'implantation pédiatrique comme acte de torture violant l'intégrité physique de l'enfant sourd relève, elle aussi, de cette dynamique des minorités, en s'appuyant sur les neurosciences (développement cognitif de l'enfant sourd); la linguistique (valeur de la langue des signes); la sociologie ou l'anthropologie (appartenance du sourd à une communauté qui peut l'aider à participer à la société majoritaire) pour contester l'implantation pédiatrique. Tous ces arguments visent à démontrer que l'implantation cochléaire ne constituerait pas une réduction du handicap par compensation de la déficience auditive ou une thérapeutique, mais une intervention médicale lourde et non fondée, entraînant sur le corps d'un personne qui n'aurait pas exprimé son consentement – et dont le cas typique est l'enfant implanté – une violation de son intégrité.

Alors même que les représentations de l'implant cochléaire qui fondent les mobilisations collectives des sourds depuis les années 1990 restent, en même temps que plurielles, marquées par leur stabilité – l'implant comme technologie médicale expérimentale et/ou iatrogène ou comme instrument de normalisation –, le recours à l'outil juridique évolue. Le droit de la santé laisse la place aux droits humains pour la défense des personnes implantées. Ce nouvel usage du droit requalifie l'implant cochléaire en même temps qu'il recaractérise ce qu'est être sourd – la caractérisation de l'implantation comme torture et/ou violation de l'intégrité physique suppose qu'il ne peut être assimilé à une technologie médicale de réadaptation; il sous-entend également qu'il s'agit moins d'un problème médical que d'un problème politique dans lequel la responsabilité de l’État et des institutions médicales est engagée. En effet, il y existe un gouffre entre la qualification de l'implantation cochléaire comme pouvant causer un préjudice individuel résultant d'une mauvaise intervention médicale, mais préjudice somme toute contingent et variable interindividuellement, et la qualification de torture qui appelle alors à une abolition de l'acte même de l'implantation cochléaire, malum per se, et à un changement des politiques publiques qui jusqu'alors le prenaient en charge et organisaient son déploiement sur le territoire national.