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Éditorial

Les 9, 10 et 11 mars 2017, à Porto Alegre au Brésil, s’est tenue la troisième édition du Colloque franco-latino-américain de recherche sur le handicap. Ce réseau né en 2012 a pour ambition de faire partager des connaissances, des approches théoriques et des résultats de recherche dans les espaces francophones et latino-américains, notamment du point de vue des sciences humaines et sociales, tout en permettant aux personnes directement concernées d’avoir une voix au sein de la communauté académique.

Les deux premières éditions qui ont eu lieu à Paris en juillet 2014 et à Santiago du Chili en décembre 2015 ont donné lieu à des échanges et des débats riches. À la suite de ces événements, la FADERS[1], la PUC-RS[2] — les organisateurs locaux — et le réseau franco-latino-américain de recherche sur le handicap ont organisé une troisième édition portant plus particulièrement sur la tension politique entre « Égalité et dignité : enjeux et controverses ».

À travers ce numéro thématique pour Eaquitas revue de développement humain, handicap et changement social, nous avons souhaité approfondir ces thématiques. Le colloque ayant réuni plus de 270 personnes pour 150 communications, nous avons opéré un choix visant à mettre en lumière ces tensions qui se jouent non seulement sur le plan philosophique, mais aussi aux niveaux politique et social. Ainsi, ce numéro réunit des contributions questionnant de façon transdisciplinaire les enjeux et les controverses liés à l’égalité et à la dignité.

En effet, depuis une vingtaine d’années, débats internationaux et politiques publiques liées à la santé (OMS, 2001), à l’éducation (Unesco, 1994), ou plus générales (ONU, 2007), tendent à favoriser un égal accès aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. De ce fait, les questions relatives à l’égalité d’accès à l’éducation, à l’emploi et, plus largement, à une vie sociale digne et épanouissante sont réinterrogées et reconfigurées sur le plan national et international, notamment dans le monde francophone et l’espace latino-américain. Ainsi, progressivement, l’égalité d’accès à travers l’idée d’équité vient s’opposer, dans une certaine mesure, à la notion d’égalité des chances (Derouet, 2017).

Dans le même temps, même si ces principes de justice (Boltanski, Thévenot, 1991) traversent de nombreuses politiques nationales, les questions relatives à la dignité et à l’égalité ne se jouent pas de la même manière selon les pays et les cultures. En effet, bien que les théories de la justice (Rawls, 1971 par exemple), celles relatives aux capabilités (Sen, 2010; Nussbaum, 2012) ou l’ethics of care (Gilligan, 1982; Tronto, 1993) se soient largement diffusées, nous sommes loin d’assister à une uniformisation des manières de considérer le handicap.

De fait, si aujourd’hui l’enjeu politique renvoie souvent aux conventions internationales, les acteurs sociaux aussi bien que les chercheurs développent des actions, des approches et des points de vue différents. Ainsi, les politiques publiques actuelles supposent qu’égalité et dignité vont nécessairement de pair mais qu’en est-il lorsque le chercheur interroge la réalité sociale ? L’accès à une plus grande égalité de traitement ou des chances conduit-elle toujours à une meilleure considération pour autrui ? Dans une autre perspective, les notions d’égalité et de dignité ne peuvent-elles pas s’opposer ? De façon plus générale, tous les acteurs sociaux cherchent-ils nécessairement à favoriser une forme de justice sociale où chacun pourrait s’épanouir ? Par ailleurs, faire valoir ses droits est-il toujours une stratégie payante lorsque l’on sait que le processus de stigmatisation conduit souvent à une forme d’exclusion sociale ?

Les contributions de ce numéro thématique tentent de répondre à ces questionnements en apportant un éclairage actuel, pluridisciplinaire et impliquant une diversité de terrains de recherche. Pour commencer, Isabelle Ville souligne l’ambivalence des liens possibles entre les concepts d’égalité et de dignité. Elle effectue pour cela une relecture de travaux empiriques portant sur deux périodes en France : l’entre-deux guerres, correspondant à l’émergence des premiers collectifs de personnes handicapées, et les années 1990, marquées par l’instauration de politiques d’un « État social actif » cherchant à limiter l’accès à certaines mesures de protection sociale au profit d’une émancipation davantage individuelle. Cette relecture permet de considérer différentes formes de protection, issues d’interventions de l’État ou de solidarités communautaires, et les manières dont elles encadrent l’expérience des personnes. Une discussion sur les conditions de possibilité d’une émancipation qui conjuguerait ces deux formes de protection sociale est finalement proposée.

Soline Vennetier présente également un regard socio-historique sur deux périodes passées. Il s’agit des mobilisations collectives de l’association Sourds en Colère (1993-1997) et de l'Association de Défense des Personnes Implantées Cochléaires (ADPIC, depuis 2007). Sont soulignés, d’une part, l'évolution de la composition de ces associations — personnes sourdes non implantées ou personnes sourdes implantées demandant réparation — et, d'autre part, le changement de leurs stratégies respectives, en recourant au droit de la santé publique ou aux droits humains, par exemple. L’auteure met finalement en exergue le fait que ces deux mobilisations sont représentatives de façons possibles de considérer et d’interroger la surdité et, plus largement, le handicap ainsi que les actes médicaux visant la réadaptation.

À partir d’une étude ethnographique menée récemment au Brésil (Porto Alegre), Helena Moura Fietz s’intéresse aux conséquences de la situation de handicap d’un enfant adulte sur sa famille proche. Les enquêtées, un groupe de mères d’adultes ayant un handicap cognitif, ont constitué un mouvement pour réclamer une action du gouvernement concernant le manque de disponibilité de structures d’hébergement assisté. L’analyse souligne notamment le décalage entre ce qui devrait être un droit constitutionnel et la réalité du quotidien de ces mères pour être culturellement perçues comme de « bons parents ». L’auteure s'attarde en effet sur l’accent qui est mis par les récentes lois brésiliennes sur le rôle de la famille dans les pratiques de soins. Ceci peut notamment stigmatiser le plaidoyer de ces mères en faveur d’établissements d'hébergement assisté. Cette contribution montre également en quoi l’hébergement assisté peut constituer un idéal de justice sociale en ce qu’il considère à la fois le droit et le bien-être des personnes avec handicap et des soignants/aidants.

Ana Cristina Cypriano Pereira nous offre un aperçu du fonctionnement de deux entreprises brésiliennes en termes d’accessibilité de la communication interne, entre employés d’une part et entre l’entreprise et les employés d’autre part. Si les deux entreprises en question sont très différentes (présence ou non d’interprètes en langue des signes durant les réunions par exemple), l’analyse montre que bon nombre de pratiques restent encore à déconstruire si l’on veut atteindre une meilleure accessibilité. L’auteure insiste sur le fait que le respect des quotas d’employés avec handicap reste insuffisant pour garantir leur insertion professionnelle. Sans recherche de mesures pertinentes, les espaces d’exclusion sociale au sein des entreprises perdurent. En outre, comme le rappelle l’auteure, le milieu de l’entreprise est révélateur des manquements également observables dans la société.

Enfin, il est également question d’accessibilité à travers le récit d’une expérience que nous propose Anne-Lyse Chabert. Cette thématique est ici évoquée du point de vue du lien entre l’individu et le milieu dans lequel il évolue. L’auteure souligne ainsi l’idée que l’accès à un bâtiment doit être pensé en amont de la construction de ce dernier et non comme un ajout ultérieur exécuté pour répondre à certaines exigences sans suffisamment tenir compte du vécu de la personne à laquelle il s’adresse. En effet, la façon d’accéder à un lieu, ou à une ressource quelle qu’elle soit, est aussi significative que son accessibilité en tant que telle. La qualité amoindrie des moyens d’accès alternatifs proposés aux personnes en situation de handicap, et dont l’auteure fait l’expérience, peuvent également constituer des marqueurs de différenciation qui ne sont pas neutres pour la personne. En ce sens, les expériences de vie, même les plus ordinaires, gagnent à être exprimées et entendues afin de rester vigilants quant à nos pratiques.

Ainsi, les différents articles présentés dans ce numéro nous permettent d’envisager la variété et la diversité des relations entre égalité et dignité de manière concrète. Les différentes approches mobilisées ici permettent de saisir que les enjeux politiques et éthiques renvoient à une certaine réalité vécue par des acteurs sociaux qui peuvent se mobiliser individuellement et/ou collectivement.

En ce sens, ce numéro thématique montre la pertinence d’un regard transversal relatif aux différentes expériences liées à la mise en oeuvre des politiques publiques et aux mobilisations faisant du champ du handicap un espace constitué de rapports de force. En effet, il apparaît que la justification de l’action publique se joue non seulement sur des principes éthiques construits théoriquement, mais aussi sur l’expérience vécue. Dans cette perspective, il semble que la conjonction entre égalité et dignité ne pourrait être légitimée que par l’expérience vécue des premiers concernés. Pour autant, et dans la même temporalité, d’autres acteurs concourant à la mise en oeuvre des politiques publiques tendent à ne pas tenir compte de cette expérience et semblent s’appuyer sur d’autres principes éthiques que ceux soutenus par les collectifs défendant les droits des personnes en situation de handicap.