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La commémoration du centenaire du génocide des Arméniens a généré de nombreux ouvrages et colloques qui analysent autant le déroulement que les conséquences d’un tel événement. Dirigé par les universitaires canadien.nes Joceline Chabot, Marie-Michèle Doucet, Sylvia Kasparian et Jean-François Thibault, l’ouvrage Le génocide des Arméniens : représentations, traces, mémoires s’inscrit dans cette lancée en présentant les dernières avancées de la recherche académique sur l’histoire et la mémoire reliées à cet événement. Ces spécialistes proposent une approche multidisciplinaire ralliant diverses disciplines telles que l’histoire, la philosophie, la linguistique, l’anthropologie, la science politique, la sociologie, l’histoire de l’art et la psychanalyse. C’est par l’entremise de trois axes que les problématiques, questions et méthodes liées aux sciences humaines seront abordées dans le but de couvrir l’ensemble des aspects qui structure les débats contemporains entourant le génocide arménien : représentations, traces et mémoires. Chacune des parties se compose de quatre courts articles qui, malgré leur lien commun avec la perspective englobante, offrent une variété impressionnante de points de vue et de possibilités. D’ailleurs, l’un des points forts de l’ouvrage est la transversalité des approches. Ainsi, la multidisciplinarité est mise de l’avant et ne renferme pas les disciplines dans leur carcan méthodologique, mais offre plutôt une complémentarité qui permet de mieux concevoir le sujet mis à l’étude à travers divers spectres d’analyse.

La première partie aborde la question des représentations au sens large tel que transmit par Paul Ricoeur, soit : « l’ensemble des messages qui propose une mimésis de la réalité historique qu’ils soient récits […] ou tout autre mode de figuration comme la peinture, la photographie, l’architecture »[1]. C’est avec ceci en tête que les auteurs s’interrogent sur certaines embûches entourant la définition, la description et la représentation du génocide dont il est question. On retrouve des articles qui traitent de l’usage politique, mémoriel et identitaire des images qui représentent le génocide, du cheminement artistique d’un peintre qui a fait du génocide sa muse, du rôle joué par la politique dans la création d’art publique et, pour finir, de la représentation du mot génocide dans la qualification d’événements traumatiques d’extrême violence. On se retrouve donc ici dans l’étude de la réappropriation artistique, politique, linguistique et même académique de la représentation d’un génocide.

La seconde partie s’interroge sur le traitement des traces, sources et témoignages dans la création des discours scientifiques, éthiques et mémoriels du génocide. C’est dans cette perspective que les articles insérés dans l’axe Traces abordent les conditions d’émergence, de diffusion et d’attestation de témoignages. On retrouve, par exemple, un article fort pertinent rédigé par Joceline Chabot, Marie-Michel Doucet et Sylvia Kasparian qui analyse le corpus linguistique du récit d’une survivante dans l’idée d’explorer la nature genrée des violences perpétrées, et la capacité de la victime à pouvoir en parler. Les autres articles discutent de la culpabilité que le génocide a laissée chez les populations participantes telles que les Kurdes, du témoignage d’un diplomate français qui était en poste à Constantinople lors du génocide, et, finalement, d’une étude comparative entre les massacres survenus entre 1894–1896 en Arménie et de ceux de 1915–1916 durant la période génocidaire.

Enfin, la troisième et dernière partie discute des dynamiques mémorielles au travers de l’espace, du temps et des générations. On y retrouve des articles sur divers sujets tels qu’une étude sur la reconnaissance du génocide en France et en Belgique ainsi que la répression de son négationnisme, ou bien une analyse de l’imaginaire des communautés arméniennes à Montréal exilées depuis 1915. En plus, l’article de Nazli Temir Beyleryan s’intéresse au rapport identitaire qu’entretiennent les communautés arméniennes de Turquie avec le génocide. À l’aide d’une approche psychanalytique, le dernier article rédigé par Janine Altounian fait une histoire du journal de déportation de son père et s’intéresse plus particulièrement à la temporalité transgénérationnelle des effets sur sa fille.

Bref, l’ouvrage nous offre un intéressant corpus de nouvelles méthodes, de questionnements et de pistes pour les futures recherches sur la postérité de ce génocide et, surtout, sur les manières de saisir les divers mécanismes de transmission de la mémoire, des traces et des représentations. Sans surprise, l’oeuvre ne s’adresse pas au néophyte, mais au spécialiste qui souhaiterait prendre le pouls de la recherche et des débats actuels sur le sujet. Il est évident que la force de l’ouvrage réside dans la multidisciplinarité et dans l’application de nouvelles tendances telles que la lexicométrie et les études portant sur le genre dans l’analyse d’événements traumatiques. D’ailleurs, il est agréable de voir les frontières s’ouvrir entre diverses disciplines des sciences humaines et sociales au service de la connaissance. Une initiative audacieuse qui devrait être répétée plus souvent.