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Avec ce petit ouvrage sérieux sur un sujet pourtant amusant, Bernard Andrès, historien des mentalités, contribue à l’interprétation « par le bas » de la Première Guerre mondiale en mettant de l’avant une approche nouvelle et originale de la vie quotidienne dans les tranchées. L’ouvrage rend hommage à la singularité des Canadiens-français qui ont combattu loyalement, mais avec ironie, au sein d’une armée britannique qu’ils méprisaient. L’ironie est double pour ces soldats qui doivent porter secours à une France dont l’indifférence des siècles passés était tributaire de leur amertume identitaire. La publication rend également justice aux soldats qui, une plaisanterie à la fois, sont parvenus à supporter les importunités du système militaire et les excès des mauvais officiers. Devenu un canal de distanciation face à l’omnipotence du danger, l’humour des combattants a aussi contribué à atténuer la lourdeur des atrocités et de la mort latente. Dans la force de l’humour, les soldats résistaient, « sourire en coin », à la domination anglaise, aux injustices de la hiérarchie et aux aléas des affrontements.

La première partie de cet ouvrage s’articule à la lumière des témoignages de six soldats déployés en France ainsi que de quelques publications journalistiques. Andrès conclut que l’unicité de l’humour chez ces Canadiens-français relevait de l’ambivalence de leur allégeance (à mi-chemin entre l’Angleterre et la France) et se manifestait par le sens de la dérision et de l’autodérision : la camaraderie et la solidarité des francophones enrôlés dans les régiments anglais étaient renforcées par le biais de plaisanteries aux dépens des Britanniques. L’humour est à la fois témoin et facteur de construction d’une identité culturelle propre aux Canadiens-français. Andrès remarque une utilité psychologique à l’humour au front ; en s’appuyant sur les théories de Sigmund Freud, il observe que l’humour en temps de guerre témoigne d’un détachement qui permet au soldat de devenir spectateur plutôt qu’acteur de l’hécatombe pour contrer la peur. L’humour permet aux soldats de « déjouer la gravité par la légèreté ».

La seconde partie est une déconstruction d’Une Unité Canadienne, une brochure humoristique publiée dans l’immédiat après-guerre et signée « E. L. Oval » et « M. E. Rastus », pseudonymes de Joseph-Arthur Lavoie et Moïse Ernest Martin, deux infirmiers d’hôpital stationnés à Paris. Une Unité Canadienne, par de multiples sketchs et anecdotes, ridiculise les hauts gradés paresseux qui accaparent les honneurs et la valeur des soldats du front. Andrès y voit plus qu’un règlement de compte entre « Oval et Rastus » et leurs mauvais officiers ; par l’humour, Une Unité Canadienne dénonce les abus du système militaire sur les soldats canadiens-français. A contrario de la première partie de l’ouvrage, c’est un point de vue par l’arrière qui a attiré l’attention d’Andrès. « Oval et Rastus », par leur poste d’infirmiers, étaient parmi les premiers spectateurs du décalage entre les officiers qui recevaient des récompenses à tout-va, les soldats mutilés dont les souffrances étaient ignorées et le personnel hospitalier dont le travail demeure méconnu. Avec des sketchs créatifs qui mènent à la dérision leur propre officier, le Colonel G. Beauchamps, « Oval et Rastus » sont devenus les représentants des incohérences du système militaire. À grande échelle, ces parodies rendent hommage aux soldats écrasés sous les ordres abusifs de leurs généraux, particulièrement aux Canadiens-français qui n’ont pu exprimer leurs frustrations dans un système militaire britannique.

Dans l’ensemble, l’ouvrage est une contribution simple, mais originale à l’historiographie des Canadiens-français durant la Première Guerre mondiale. Andrès arrive avec habileté à mettre en amont des types de sources très différents sans que cela nuise à la cohérence de l’interprétation ni à la pertinence de l’argumentaire général. Malgré que l’usage de sources multiples dans chacune des parties génère quelques petits manques de clarté çà et là, l’ensemble du matériel historique mobilisé appuie une analyse affinée qui témoigne de la grande sensibilité d’Andrès pour une approche par le bas orientée sur la vie quotidienne des soldats, autant ceux des tranchées que ceux de l’arrière-front. L’ouvrage rend un hommage particulier à des hommes à l’identité funambulesque, en équilibre précaire entre deux cultures, sans toutefois sombrer dans un nationalisme exacerbé. Il s’agit d’un ouvrage accessible et sans prétention qui satisfera les plus curieux, historiens comme amateurs, sur la question de la construction identitaire canadienne-française dans le contexte de la Grande Guerre.