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Depuis la fin des années 1970, les travaux de recherches historiques consacrés aux personnes sourdes, plus particulièrement françaises, se sont presque uniquement consacrés à l’histoire de l’éducation de l’enfant sourd, des débats philosophiques autour de la question de la surdité, et de l’intelligence induite par celle-ci. Néanmoins, à force de revenir sur les mêmes sujets où « de telles discussions roulent éternellement dans un cercle » comme dirait Claudius Forestier en 1839[1], la recherche finit par s’épuiser à explorer les mêmes archives, à tenter d’expliquer autour d’une thématique sans cesse discutée : l’histoire de l’éducation des enfants sourds, dont de précieuses recherches ont produit des thèses très riches, plus particulièrement celle de Yves Bernard[2] qui est finalement publiée numériquement[3]. Dans le même laps de temps, des historiens bénévoles, le plus souvent sourds, s’intéressent davantage aux parcours de vies des personnes sourdes.

Depuis le début des années 2000, la recherche historique s’élargit progressivement des apports qui contribuent à un renouvellement qui sont justement ceux où l’usage de la généalogie, la reconstitution des personnalités sourdes permet de mieux comprendre les interactions de la communauté sourde avec la société en dehors du milieu éducatif, et donc, apporte une nouvelle réflexion dans l’historiographie.

Qu’est-ce donc l’historiographie sourde ?

La recherche historique sourde[4] s’intéresse à la question de la place de la personne sourde dans la société. C’est un domaine assez complexe puisqu’il est au croisement de différentes réflexions : handicap ; médecine avec la thèse d’Alexis Karacostas en 1981, L’institution nationale des Sourds-Muets de Paris de 1790 à 1800. Histoire d’un corps à corps, sur les premières années de l’Institution des Sourds de Paris depuis sa fondation ; éducation ; linguistique avec le langage des Sourds de Christian Cuxac en 1983, le premier ouvrage de linguistique sur la langue des signes française (LSF) qui comporte un volet d’histoire ; social et culturel avec les travaux majeurs en France dans les années 1980 et 1990, de Bernard Mottez réunis dans le recueil Les Sourds existent-ils ? et de Yves Delaporte avec Moi, Armand, né sourd et muet. Ainsi, cette pluralité de domaines qui s’enchevêtrent apporte un regard assez complexe de l’histoire sourde qui peut être lue de différentes manières selon l’angle de recherche choisi. On peut ainsi supposer que cette variété pourrait apporter une production scientifique assez conséquente. Et pourtant !

La recherche historique sourde, comme on l’appelle, est assez récente en regard de la recherche historique générale. Elle est un produit de l’évolution historiographique, où l’intérêt croissant des études des minorités, de la réflexivité autour de la microhistoire depuis les années 1980. Et le résultat des changements sociaux dans l’hémisphère occidentale depuis la fin des années 1960, où la lutte pour les droits des minorités, aux États-Unis, ont favorisé l’émergence d’un nouveau champ d’études, les Minority Studies dans le milieu universitaire américain dans un premier temps, et qui réunit des recherches issues de différents domaines, afin d’apporter un éclairage nouveau sur les minorités. C’est ainsi dans ce contexte particulier des années 1960 qu’émerge une nouvelle réflexion autour des travaux de William Stokoe[5] sur la place du Sourd[6] dans l’histoire, et donc du regard que la société porte sur les personnes sourdes.

En 1960, Stokoe a été le premier, depuis le français Roch-Ambroise Bébian en 1822, à reconnaître que la langue des signes, que l’on nommait langage gestuel ou langage mimique selon les époques, est bel et bien une langue à part entière. Cette nouvelle perception sur les Sourds apporte de nouvelles réflexions sur ce que l’on désigne de plus en plus par Sourd (ou Deaf en anglais) afin de pouvoir désigner ceux qui sont membres d’une communauté, et de différencier ceux qui n’en font pas partie, comme les personnes ayant perdu l’audition sur le tard[7].

Le développement des Deaf Studies, aux États-Unis dans un premier temps, entraîne de nouveaux travaux sur l’histoire sourde, et ces recherches réalisées dans le pays ont un impact considérable dans les autres pays. En France, l’ouvrage Quand l’Esprit entend, de Harlan Lane[8], publié en 1985, et qui s’est grandement appuyé sur les archives de l’INJS concernant la partie consacrée à la France, pose un nouveau jalon dans la hiérarchie de la qualité de la recherche historique française dans ce nouveau domaine[9]. En effet, l’ouvrage de Harlan Lane est souvent cité en référence en France depuis la fin des années 1980 où sa publication a fait un grand retentissement au sein de la communauté sourde. Ce retentissement s’inscrit dans un contexte où la communauté sourde française, depuis la fin des années 1970, revendique le droit d’entrer de plain-pied dans la société française, et donc de prendre en charge sa destinée. D’autre part, en Allemagne, l’université de Hambourg, où un département de linguistique de langue des signes publie une revue en allemand sur les Études Sourdes[10] depuis 1987, et qui aborde régulièrement des thématiques historiques autour de l’histoire sourde allemande.

C’est seulement aux États-Unis que la recherche historique garde un rythme régulier, grâce au soutien de l’université Gallaudet[11], à Washington, qui comporte un département d’histoire sourde. Dans les autres pays, la production, après avoir connu un pic dans les années 1990, reste très fortement dépendante des associations de bénévoles. À partir des années 1990, se développe la Deaf History, un champ de recherches à part entière, sous l’impulsion d’une association internationale, la Deaf History International[12], qui organise des colloques tous les quatre ans, et portant exclusivement sur l’histoire de la communauté sourde, et qui permet de réunir des universitaires et des bénévoles autour de cette thématique de recherche.

La part des bénévoles dans la contribution à la recherche historique sourde française est très importante, et demeure pourtant méconnue. Les premiers travaux historiques remontent au XIXe siècle, par un enseignant sourd, Ferdinand Berthier, avec son Histoire et statistique de l’éducation des Sourds-Muets, qui s’est justement reposé sur des archives de l’Institution des Sourds-Muets de Paris, et qui répond aux écrits du baron Joseph-Marie de Gerando qui a réalisé, en 1827, une synthèse de l’histoire éducative des Sourds avec son De l’éducation des Sourds-Muets de naissance. Plus tard, ses successeurs entendants, Théophile Denis et Adolphe Bélanger, se sont surtout intéressés aux biographies des personnalités sourdes de leur temps, dans les années 1870–1920, sans s’interroger davantage sur les évolutions de la communauté sourde depuis le XIXe siècle.

Après un sommeil de quasiment 50 ans, dès la fin des années 1970, se développe une nouvelle vague de recherches historiques sourdes françaises, ouvertes par des linguistes comme Christian Cuxac[13], qui a mis en place les premières recherches linguistiques de la langue des signes française et qui insiste sur l’importance du lien entre les travaux linguistiques des langues des signes et les travaux historiques portant sur les Sourds, ou des sociologues comme Bernard Mottez[14], le premier à s’intéresser à la communauté sourde dès 1975, et qui a été l’un des moteurs du Réveil Sourd[15], ou encore par l’anthropologue Yves Delaporte[16] qui a produit des recherches fondamentales sur la communauté sourde des années 1990.

Néanmoins, jusqu’au début des années 2000, la recherche historique sourde en France reste l’apanage de bénévoles tels que Bernard Truffaut, fondateur d’une association d’histoire sourde, Étienne de Fay, du nom d’un savant sourd du XVIIe siècle, ou Thierry Ruchot[17], qui a publié un ouvrage sur l’abbé de l’Épée au Japon, qui ont défriché les premiers ce domaine nouveau. Ces chercheurs bénévoles ont une contribution importante dans la recherche historique sourde en France, en défrichant ce champ de recherches. Se concentrant dans un premier temps sur la redécouverte des personnalités oubliées de l’histoire sourde, ces premières recherches[18] ont imprimé profondément la réflexion historique sourde en France, en faisant articuler sa chronologie autour de quelques dates pivots : 1759, année de la rencontre de l’abbé de l’Épée et de deux soeurs sourdes ; 1880, l’année du congrès de Milan qui bannit l’éducation par la langue des signes ; et 1975, début du Réveil Sourd, période de renaissance culturelle et linguistique de la communauté sourde en France et en Europe.

Cette structure chronologique s’est construite sur la base de la consultation des archives disponibles à cette époque, pour les années 1970–1990 : celles de l’Institution Nationale des Jeunes Sourds de Paris qui dispose d’une bibliothèque historique très riche, gérée par des bibliothécaires comme René Bernard qui a écrit une thèse sur la présence des Sourds dans le théâtre français, en 1940[19], une recherche assez particulière et unique en son temps. Cette bibliothèque s’est principalement constituée autour de la question de l’éducation de l’enfant sourd : revues spécialisées de l’éducation, presse dite sourde, ouvrage de réflexion sur l’éducation, documents manuscrits des enseignants de l’INJS, dossiers des anciens élèves de l’institution, oeuvres et ouvrages des artistes sourds déposés dans un ancien musée[20], photographies anciennes. La constitution de ces archives dans la bibliothèque historique de l’INJS se structure clairement autour de la question de l’éducation, et des réalisations de ses anciens élèves.

Or, et c’est ce qui est intéressant, la première chronologie de l’histoire sourde se repose en particulier sur l’histoire éducative sourde, et sur les luttes entre l’éducation par la langue des signes, et l’éducation exclusivement orale. Cette lutte se retrouve ainsi dans la réflexivité historique sourde, et sur la disponibilité des archives de l’INJS de Paris, très consultées encore à l’heure actuelle :

Fort logiquement, l’histoire des Sourds telle qu’elle a été écrite dans les années 1970–1980 effectue finalement assez peu des liens entre l’évolution de la société française en général et l’évolution de la situation des Sourds : ce rapprochement est inutile au regard de cet objectif.[21]

Ce constat d’un manque de diversité d’angles de recherches s’explique par l’absence d’historiens de formation dans ce domaine. Ainsi, c’est seulement à partir de l’an 2000 que l’on commence à observer des recherches provenant d’historiens comme Fabrice Bertin[22], Florence Encrevé[23], François Buton[24], Yann Cantin[25]. La nouvelle vague apporte de nouvelles réflexions sur l’histoire sourde, en dehors de l’histoire éducative jusqu’alors abondamment étudiée : histoire sociale, histoire administrative, histoire associative, histoire des pensées. Au seuil des années 2020, cette diversification des recherches s’accompagne d’un élargissement de la base des sources d’archives, ne se reposant plus sur la seule bibliothèque historique de l’INJS de Paris.

Quelles nouvelles archives ?

Depuis les années 1970, les archives de la bibliothèque historique de l’INJS de Paris constituent l’unique source documentaire pour les chercheurs s’intéressant à l’histoire sourde en France. Disposant d’une largue collection de monographies, de journaux, de manuscrits, de revues, et même des oeuvres réalisées par des artistes sourds du XIXe siècle, cette bibliothèque est un lieu de premier plan, ayant fortement contribué à une meilleure compréhension de l’histoire de la communauté sourde en France. De plus, après que René Bernard ait publié un catalogue de la collection dans les années 1940, la bibliothèque historique est entrée dans un relatif abandon durant les années 1970 ce qui freine grandement son accès. En effet, le relatif oubli des archives de cette institution au cours des années 1970 coïncide avec l’oubli grandissant de l’histoire de la communauté sourde. Les instances associatives officielles de cette période, contrairement à celles d’avant la Seconde Guerre mondiale, ne s’y s’intéressent plus, et donc, la préservation du patrimoine historique sourd est reléguée au second plan. Cette occultation de l’histoire sourde survient paradoxalement avec le Réveil Sourd.[26] La reprise en main de ces archives date justement des années 1995–2005, au moment où elles sont de plus en plus sollicitées par des chercheurs universitaires. La mise en ligne récente de son catalogue facilite grandement son accès.

Et pourtant, cette exclusivité archivistique entraîne une certaine limite dans la compréhension historique, car les recherches effectuées jusqu’à présent concernent davantage la question éducative sourde, du questionnement théorique autour du Sourd en société. Cette réflexion est justement influencée par la disponibilité des archives au sein de cette institution éducative vieille de trois siècles. Pour les chercheurs s’intéressant à la question sociale ou culturelle, ces archives connaissent vite leurs limites bien qu’il y ait un grand nombre d’oeuvres faites par des artistes sourds, d’autant que la presse sourde, conservée au sein de l’INJS, est loin d’y être complète, ce qui entrave les possibilités de recherches dans l’histoire sociale, et de l’analyse des interactions au sein de la communauté sourde française.

C’est pourquoi la Bibliothèque Nationale de France, où chaque ouvrage ou journal imprimé et publié y est obligatoirement conservé, représente une seconde source d’archives d’importance pour les imprimés. Ainsi, grâce au dépôt légal institué François Ier en 1537, la BNF dispose également de la plus riche collection de la presse sourde, et la plus complète, ce qui permet une étude quasiment exhaustive de cette presse spécialisée depuis ses origines, au début du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette source comporte également de nombreux ouvrages rédigés par des Sourds qui ne sont pas nécessairement conservés dans la bibliothèque historique, en particulier à partir de 1880 où l’institution décide de bannir l’usage des signes dans l’éducation de l’enfant sourd, et donc, s’intéresse nettement moins aux réalisations de la communauté sourde.

Or, depuis la fin des années 1980, dans les discussions historiennes, de la part des bénévoles, mais également chez les universitaires, la période 1880–1980 est considérée comme une période sombre marquée par un appauvrissement de la présence des écrits, ou des oeuvres artistiques réalisées par des Sourds. Ces discussions, souvent non écrites, se basent sur un constat dans les archives de l’INJS. Ainsi, Bernard Truffaut, avec Christian Cuxac et Bernard Mottez ont posé les bases de la chronologie historique sourde au début des années 1980. À leur époque, la chronologie est construite sur la base des archives accessibles : celles de l’institution nationale des jeunes sourds qui est la principale source. Ainsi, la chronologie s’est construite sur une structure simple : la rencontre, l’âge d’or, la période sombre et le Réveil Sourd[27].

Ainsi, dans les archives de l’INJS, ce qui a frappé les premiers chercheurs, c’est l’abondance des écrits issus des Sourds avant 1880, d’où la dénomination de l’âge d’or. Et pourtant, les recherches menées depuis le début des années 2000 tendent à contredire cette vision et y apportent une certaine nuance en précisant que la Belle Époque est au contraire une période bien plus prolifique de la production littéraire sourde[28], et où les auteurs sourds ne s’intéressent pas uniquement à la question éducative, comme Henri Demarest qui a publié un ouvrage autour de la photographie[29], et probablement d’autres ouvrages. Ainsi, la BNF constitue une ressource très importante contribuant à un élargissement de la base archivistique de l’histoire de la communauté sourde, plus particulièrement au niveau des imprimés où cette bibliothèque peut grandement compléter les lacunes, et même franchir les limites des disponibilités au sein des archives de l’INJS.

Cependant, la production imprimée n’est pas la seule à être utilisée pour la recherche. Les manuscrits, et plus particulièrement les lettres en sont des fenêtres précieuses de la pensée de l’époque. En effet, les lettres écrites par des Sourds, surtout celles issues des associations, sont rarement conservées en France, et disparaissent le plus souvent à la fermeture des associations quand leurs archives sont dispersées, voire détruites. Or, on peut retrouver quelques-unes de ces lettres françaises au sein des Archives historiques de l’Université Gallaudet. Peu accessibles dans les années 1980 pour les chercheurs bénévoles surtout, leur accès s’est trouvé grandement facilité dans la foulée d’un événement historique, le Deaf President Now[30], où des étudiants sourds de cette université réclament un président sourd, le 7 mars 1988. C’est au lendemain de cet événement important que la recherche historique sourde s’est lancée dans un processus de développement sans précédent. Ainsi, les archives Gallaudet, peu accessibles pour les chercheurs bénévoles français, redeviennent intéressantes pour les universitaires, car elles disposent de nombreuses lettres écrites par des militants sourds français de la Belle Époque, introuvables en France. Ils apportent ainsi un complément très précieux aux articles parus dans la presse sourde de cette époque.

L’impact de la recherche historique sourde en France devient considérable dans la mesure où des responsables associatifs prennent conscience de la valeur de leurs archives, comme à Reims, où l’association des Sourds de Reims et de Champagne dispose de sources depuis 1894, dont un cahier de comptes de mutuelles associatives sourdes unique en France ! La redécouverte des archives associatives préservées et oubliées jusqu’alors permet d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion historique en dehors du domaine purement éducatif, et même de retrouver un grand nombre de photographies associatives, dans un cadre moins formel qu’une institution.

Ainsi, les archives des associations à Reims, à Rouen, et à Lille permettront de mieux comprendre les évolutions de ces associations depuis la Belle Époque. D’ailleurs, la fondation d’un nouveau musée, le Musée d’Histoire et de Culture des Sourds, à Louhans en 2009, permet de réunir des sources iconographiques, manuscrites ou imprimées encore présentes chez des particuliers dans ce nouveau lieu archivistique. Le patient travail de Yves Delaporte et d’Armand Pelletier[31] a permis la naissance du musée, l’un des premiers en France. Ainsi, l’apparition de ces nouveaux lieux apporte une plus grande diversité, et plus particulièrement le regard d’une communauté non centrée sur Paris, mais également des communautés sourdes des autres villes de France. Cela permet un certain élargissement des informations accessibles.

Ensuite, le cumul des recherches effectuées depuis 40 années permet ainsi d’aller explorer d’autres lieux archivistiques comme celles de la Société des Gens de Lettres, où l’on peut lire les dossiers des membres sourds comme Henri Gaillard, l’un des plus illustres militants sourds de la Belle Époque, ou encore Louise Gruizet[32], l’une des écrivaines sourdes de cette époque. La consultation de ces dossiers apporte un éclairage assez unique sur ces personnalités, plus particulièrement dans les dernières années de leurs vies, qui ne sont plus accessibles au travers de la presse sourde. En effet, l’une des limites de la presse sourde est révélée lorsque l’une de ces personnalités commence à diminuer ses apparitions ou à restreindre ses publications et que l’on perd alors rapidement sa trace. Les dossiers au sein de cette association permettent ainsi de compléter les informations. Mais, pas seulement ! Il faut aussi penser à une recherche au sein des archives départementales et municipales qui comportent des documents issus des institutions de Sourds comme celle de Claudius Forestier à Lyon, ou encore à Arras.

Du côté des artistes sourds, plus particulièrement ceux de la Belle Époque, on peut dresser une liste de leurs participations au Salon des Artistes[33], où ils peuvent exposer leurs oeuvres. En effet, la presse sourde ne permet pas de prendre en compte de façon exhaustive les années de participation des artistes Sourds au Salon des Artistes, et du nom des oeuvres exposées. L’association du salon des artistes dispose en effet d’un fonds d’archives assez riche où l’on peut trouver les années de participation de chacun des artistes, et d’un fonds d’imprimés de catalogues d’oeuvres complètes depuis le milieu du XIXe siècle. Cette exhaustivité sur les carrières des artistes sourds ne se retrouve pas dans les archives de l’INJS, ce qui permet de nuancer la vision sombre de l’histoire sourde à la Belle Époque véhiculée par les premiers chercheurs, et qui reste encore utilisée au sein de la communauté sourde, en dépit des récentes évolutions dans ces recherches.

De la numérisation des archives

Un troisième élément mérite d’être détaillé, et qui bouleverse le temps de recherche des historiens : la numérisation des archives, et leur reconnaissance typographique. Ainsi, depuis une dizaine d’années, avec le développement des politiques de numérisation des archives, on assiste à un changement profond des processus de recherche des historiens, plus particulièrement des générations arrivées dans le monde universitaire depuis les années 2000.

À l’image des discussions autour du Goût des archives d’Arlette Farge, et de la reprise de ces réflexions par Caroline Muller, et de Frédéric Clavert[34], à l’aune de la numérisation de ces archives, la recherche historique sourde traverse également ces bouleversements à mesure que le département des archives de l’université Gallaudet numérise des journaux sourds du XIXe siècle issus de ce pays tel que le Deaf and Dumb Journal, l’un des plus anciens journaux sourds des États-Unis, datant des années 1840, le Silent Worker qui lui succède dans les années 1890, et la plupart des ouvrages en anglais s’intéressant aux Sourds depuis le XIXe siècle. Le programme de numérisation du département des archives de l’université Gallaudet, amorcé à la fin des années 2000, prend toute son ampleur depuis cinq années environ, à mesure que le site archive.org, portail précieux qui réunit les éléments numérisés issus de la plupart des institutions universitaires en dehors de la France simplifie encore plus l’accès à ces éléments.

Cet accès aisé est de surcroît encore plus facilité avec la reconnaissance optique des caractères (ROC ou OCR en anglais)[35] des textes numérisés. Cette reconnaissance incluse dans les fonds numérisés permet un travail de réflexion encore plus approfondi, prenant en compte les différents points de vue d’un tel ou tel fait historique, ce qui est la condition cruciale d’une réflexion historiographique. D’autant que la littérature, qu’elle soit scientifique ou autre, entourant la communauté sourde, de sa langue, ou encore des arts qui en découlent, est peu étudiée jusqu’à présent. Ainsi, la reconnaissance OCR permet d’amorcer des études de métadonnées, et même de voir les évolutions de cette littérature en corrélation avec les changements entourant les méthodes éducatives des enfants sourds, à l’image de la courbe statistique des variations des publications réalisées par des Sourds depuis deux siècles[36].

Cela ouvre ainsi de nouvelles perspectives de recherches historiques, corrélées avec les méthodes d’analyse de métadonnées. Cela permettra de mieux comprendre ces évolutions, non pas à l’échelle d’un pays, mais bel et bien au niveau des continents, et des interactions entre les différentes communautés sourdes de chaque pays, chose qui paraissait assez peu faisable il y a quelques années. De l’autre côté, le système OCR permet également de retrouver directement un sujet précis, sans passer des heures à rechercher une information précise. Cependant, l’une des limites de la reconnaissance automatique est qu’elle ne permet pas de découvrir de nouvelles pistes de réflexion au fil des pages parcourues, et donc, de la sérendipité de la recherche historique.

D’autre part, ce n’est pas seulement l’accès aisé aux archives de l’université Gallaudet, mais également aux archives outre-Atlantique qui s’ouvre aux chercheurs français telles que celles de Ellis Island qui recense les migrants et les voyageurs entrant aux États-Unis jusqu’aux années 1920, ce qui permet de reconstituer la riche histoire des congrès mondiaux sourds, comme celui de Chicago en 1893. En effet, ces registres d’entrée dans le territoire américain comportent des éléments comme la taille, la couleur des cheveux et bien d’autres qui sont introuvables dans les archives traditionnelles utilisées par l’historiographie sourde. Or, l’étude des archives d’immigration, et accessibles en ligne, permet également de mieux comprendre le degré d’accueil fait aux Sourds, après l’évolution des politiques d’immigration plus restrictives juste après 1919 qui freine l’installation des Sourds dans le pays. Cela permet de mieux équilibrer la vision de la presse sourde concernant ces lois qui s’en indignait[37].

En France également, la numérisation de l’état civil jusqu’aux années 1950 apporte de l’huile à la machinerie de recherche historienne, dans le domaine biographique, en facilitant la reconstitution des parcours des personnalités sourdes. Le travail du Dictionnaire biographique des grands sourds en France[38] a pu être réalisé grâce à la politique de numérisation de telles archives. Certes, cela n’exempte pas l’importance d’avoir recours aux archives dites traditionnelles, mais, cette numérisation permet une accélération du processus de défrichage des archives.

D’autres bibliothèques numériques comme gallica.org, et books.google.com y contribuent également de façon croissante. D’ailleurs, la numérisation et la reconnaissance OCR des enluminures médiévales apportent de grands espoirs dans l’extension de la recherche historique sourde vers des périodes jusqu’à présent peu ou pas étudiées faute de sources accessibles, et/ou disponibles. Enfin, de façon non institutionnelle, les contributions des généalogistes amateurs, utilisant des plateformes comme geneanet.org, ou filae.org, permettent de retrouver des éléments qui auraient exigé un certain temps de recherche au sein de ces archives, comme les minutes de notaires, qui sont également de plus en plus numérisées par les Archives Nationales pour les notaires de Paris. Ainsi, l’utilisation de ces différentes sources d’archives accélère le processus de recherche historienne par rapport aux décennies précédentes, ce qui fait évoluer vers une direction nouvelle l’histoire sourde.

De l’apport de la généalogie

La recherche généalogique est un précieux outil de recherche pour celles et ceux qui s’intéressent aux personnes peu ou pas connues, de ce que l’on appelle les « ombres de l’Histoire ». Ainsi, la méthodologie de recherche généalogique, bien qu’historienne, s’intéresse tout particulièrement aux parcours de vie, et donc, aux différentes étapes depuis la naissance jusqu’à leur décès. La reconstitution des biographies de ces « ombres de l’histoire », surtout de la communauté sourde où l’écrit est essentiellement celui d’une élite parisienne, s’interrogeant davantage sur la question éducative, permet de prendre en compte les différences des vécus de ces Sourds de province, peu ou mal connus.

Le croisement des sources généalogiques avec celles de la démographie, comme les recensements de 1901 et de 1911, en France, permet de mieux analyser les motifs des réactions et des choix d’action des militants sourds de la Belle Époque. D’autre part, l’étude de telles données généalogiques permet également de confirmer les données démographiques des années 1901 et 1911 en s’intéressant aux recensements, et donc, de disposer des « sondages généalogiques » sur une telle population.

Ainsi, on a découvert l’ampleur d’un célibat sourd, bien plus important que supposé. Le taux moyen des 80 % de Sourds célibataires en France en 1901 nous a bien surpris, et pourtant, oui, les quelques sondages généalogiques, réalisés/effectués grâce aux noms retrouvés dans les journaux sourds de cette époque, confirment le grand nombre de célibataires. Et pourquoi ce célibat important ?[39] Nous nous sommes donc intéressés à un des outils généalogiques : les mentions de professions dans les registres d’état civil, et de recensement, voire des registres matricules. Ainsi, la mention de ces professions nous permet de mieux comprendre l’une des causes de ce taux important du célibat sourd : la faible rémunération, du fait de la faiblesse de la qualité éducative dans les écoles d’enfants sourds, faiblesse justement pointée par les militants dans leurs articles et ouvrages. Tout ceci dans un contexte où le Code civil napoléonien exige l’accord des familles pour l’union sans lequel il serait impossible d’y procéder sans avoir recours à des sommations respectueuses via un notaire ou un huissier. On arrive ici à un renouvellement dans les discussions autour de la question éducative, et de la pertinence de ces témoignages. La généalogie permet donc de confirmer ou d’infirmer ces discussions, mais également de les approfondir.

Dans l’historiographie sourde traditionnelle française, on estime que les années 1840 ont été une période de commencement du mariage endogamique sourd sur la base d’un article de presse du Journal des Sourds-Muets de 1896[40]. Les travaux récents permettent de comprendre que cette vision, basée justement sur une seule source d’archives, est partiellement biaisée par sa localisation exclusive. L’analyse minutieuse des écrits antérieurs comme celle de Jean Massieu, datant de 1841, permet la découverte du plus ancien mariage sourd connu français, située à Brest, et datant de 1821, grâce à l’utilisation de la généalogie qui permet de confirmer ce témoignage.

D’autre part, la généalogie permet également, ce dont les archives de l’INJS ne font pas mention, de comprendre les relations entre ces personnalités. Ainsi, l’étude de l’état civil de Félix Martin, un fameux artiste sourd de la Belle Époque, met en évidence sa filiation généalogique avec un autre artiste sourd, Gustave Hennequin, son cousin par alliance au travers de l’épouse de Hennequin, Jenny Geoffroy. Cette proximité familiale est accentuée par la proximité géographique : ils vivaient dans la même rue à Paris ! Ces données nous ont permis de mieux comprendre les relations, et les moyens utilisés pour garder une certaine solidarité, avec l’exemple du remariage d’une épouse d’un photographe sourd, Alexis Gouïn, avec son ami Frédéric Peyson. Ce remariage permet de soutenir financièrement la veuve tout en préservant les apparences sociétales[41].

Ainsi, la numérisation de l’état civil en France, et la facilité de suivre une piste au travers des contributions de nombreux généalogistes amateurs permettent à l’historien de pouvoir reconstituer le parcours d’une vie, et ainsi, de mieux comprendre une part de l’histoire d’une communauté très mal connue telle que celle des Sourds. L’apport des bénévoles est assez considérable pour qu’il soit mentionné ici. Cela n’exempte pas l’historien de réaliser des vérifications archivistiques, mais cela transforme profondément le métier, au niveau de ses pratiques, en le facilitant dans une certaine mesure, mais aussi en l’enrichissant.

Dans notre cas, avec l’histoire sourde, c’est tout simplement une ouverture exponentielle de sources, d’éléments nouveaux, et le faible nombre d’historiens dans ce domaine laisse penser qu’il y a encore bien plus de possibilités de recherches que l’on puisse envisager actuellement. Ainsi, pour terminer cette réflexion, l’étude et l’usage des nouvelles sources d’archives, qu’elles soient numériques ou non, plus particulièrement à des époques où l’on ne peut compter sur l’aide des témoins, disparus, permet de contribuer à l’enrichissement de la réflexion historienne sur ce domaine assez nouveau. Contrairement à l’histoire générale qui prend appui sur une longue tradition de publications historiennes, que ce soient du côté des biographies, ou encore des études de sociohistoire, la recherche historique sourde doit s’appuyer sur ces archives nouvelles afin de pouvoir se développer, et se reposer sur une seule source d’archives, surtout en France, témoigne non pas de sa « faiblesse d’archives », mais bel et bien de sa jeunesse.

Or, l’arrivée de nouvelles technologies de communication est un catalyseur de sa maturation, et de son enrichissement réflexif, en lui permettant enfin d’aller explorer de nouvelles sources d’archives, et surtout d’avoir une vision à la fois plus large et plus fine de l’histoire sourde, en se reposant, non plus sur l’histoire éducative sourde, mais également du côté social, et aussi de l’histoire de la langue des signes. Tout ceci est encore assez nouveau, mais l’usage de nouveaux éléments d’analyse apporte de grands espoirs pour la recherche historique sourde.