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L’espace aurait été vide

une scène nue

un volume.

Il regarderait un projecteur.

La main aurait appuyé sur le bouton

les faisceaux de lumière auraient découpé

l’espace vide.

La lumière aurait été arrêtée

par la surface de la scène.

Dans la poussière du théâtre

l’image serait apparue.

Elle aurait proposé

un dialogue

avec l’espace

avec le corps de l’acteur.

Face à face

maintenant

l’image-lumière

regarde

l’image du corps.

En lettres blanches

dans le noir de l’espace

elle aurait proposé le verbe

Plein de mérites, mais en poète,

L’homme habite sur cette terre.

Le spectateur aurait alors

oublié le corps

un instant

pour voir le poème.

Puis dans la résonance de l’espace

la voix aurait lu le poème.

Le regard aurait alors

oublié l’image-texte

pour écouter

la voix dans le corps.

Réveillé

il aurait ensuite englobé l’espace

les lettres lumineuses

le corps immobile

pour reconstituer

l’infinité des possibles

Image

Poussière Spectre

Corps texte

espace Vie

Vérité Poème

Frontière

réel irréel

illusion désillusion

visible invisible

vera icona

Une lumière aveuglante

aurait surgi.

Les images

se seraient évanouies

sans laisser derrière elles

ne fût-ce qu’un brouillard.

Une voix définitive

aurait chuchoté

à l’espace vide :

SILENZIO

L’image-scène

L’image pour la scène a toujours accompagné mon parcours de vidéaste et de metteure en scène. En tant qu’espace projeté, elle constitue le point de départ de mes spectacles. Apparitions, disparitions, illusions... l’image dialogue avec l’espace de la scène, brouille les sens, les regards, détourne et dévoile un espace mental, invite à découvrir le caché et l’invisible.

L’image vidéo a envahi nos plateaux de théâtre et notre monde quotidien. L’image-scène est peut-être le plus grand bouleversement formel du théâtre d’aujourd’hui. La nécessité de mener une enquête pour décoder la mise en scène de l’image dans le spectacle vivant s’est imposée à moi. J’ai intitulé cette enquête Vera Icona : poétique de l’image-scène. Elle relève d’une ambition qui se veut artistique et subjective. Je ne juge pas, ne donne aucune leçon, je ne cherche qu’à établir des correspondances, mettre en tension, poser des énigmes.

Cette enquête a commencé avec mon premier spectacle : Shot[1]. Dans cette création et les suivantes, l’image vidéo occupe une place centrale dans la dramaturgie, qu’elle partage à parts égales avec le texte et le jeu de l’acteur. Espace, sens, actrice, l’image est au centre de la représentation. Shot est inspiré de l’essai poétique du même nom de Patrick Bouvet traitant des images-choc qui ont marqué le XXe siècle : « Pendant l’écriture de Shot, je travaillais sur Hiroshima, et je suis tombé sur le témoignage du pilote qui a lâché la bombe. Il expliquait que la prise de conscience de son acte n’avait eu lieu qu’après avoir vu les photos. La réalité passait par l’image », dit Bouvet (cité dans Dalain, 2001).

Cette parole m’a profondément marquée. Depuis, la pensée d’une surpuissance de l’image ne m’a jamais quittée. Le pilote d’Hiroshima a constaté la réalité de son acte en voyant la photographie. Le regard du spectateur aurait-il besoin de l’image-scène pour rendre le théâtre plus réel? L’image vidéo ouvrirait-elle un accès vers une autre dimension, une autre réalité, à la fois superposée et concomitante? Le théâtre, dans le cadre de sa scène, offre déjà une image scénique. L’ajout d’une image vidéo viendrait-elle créer un vertige, une mise en abîme des réalités, un nouveau cosmos? Le corps de l’acteur serait-il aspiré par la nébuleuse image? Ou bien, au contraire, plus vivant que vivant? Comment le verbe parviendrait-il à son destinataire? Par l’image, par la voix, par l’esprit? Le regard du spectateur, face aux multiples impulsions de l’image scénique augmentée de l’image vidéo, dialoguant avec le corps, le texte, l’espace, se perdrait-il dans ce théâtre abyssal ou cultiverait-il son extralucidité pour accéder à une perception aiguisée du sens?

Qu’est-ce que l’image-scène?

Qu’est-ce qu’elle fait?

Qu’est-ce qu’elle nous fait?

Répondre à ces questions revient à considérer la puissance sémiologique de l’image vidéo sur scène. Par sa faculté de représenter la présence du réel en son absence, de l’augmenter ou le commenter, d’agir sur l’inconscient du spectateur, l’image-scène ne peut pas être seulement décorative ou anecdotique. Elle est partie prenante du processus de création d’un spectacle, comme un messager, un acteur central de la dramaturgie et de la scénographie. Les formes de l’image-scène étant multiples (vidéo en direct ou tournée en amont, diffusion sur écran, projection, image abstraite ou narrative, etc.), il n’est pas aisé pour le créateur de déterminer le « rôle » de notre personnage-image, de trouver le juste chemin dans cette nébuleuse. L’image-scène peut devenir vertige, avaler, échapper, engloutir celui qui voudrait la saisir. Elle est une énigme que j’ai eu envie de décoder au sein même de ma pratique artistique, mais également de manière plus théorique pour donner envie d’écrire des spectacles avec elle et pour elle. J’ai alors entrepris cette enquête artistique et théorique, ce voyage initiatique sur l’image-scène, intitulée Vera Icona, l’image vraie.

L’image-scène dans Genius Loci et Silenzio

Mes spectacles Genius Loci[2] et Silenzio[3] témoignent de cette recherche sur l’image-scène. Genius Loci fait de l’espace – l’église de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon[4] – le personnage principal de la représentation. Un mur d’enceinte, deux cloîtres austères, des murs de pierre, une voûte à demi-effondrée, l’église de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon ne ressemble plus à l’édifice baroque décrit par l’Abbé Soumille en 1743. Pourtant, à peine entrée dans le lieu, j’ai senti que cet espace a souhaité me transmettre sa mémoire : des images de lustres, de stalles, de tableaux, et des rideaux rouges du passé ont symboliquement impressionné ma rétine. Il me semblait entendre les pas d’un Chartreux dans le cloître, à moins que ce ne fussent mes propres talons qui résonnaient en écho? Folie? Illusion? Le lieu semblait habité. Avec évidence, il devint alors l’espace-sujet du spectacle.

Les spectateurs, après avoir déambulé devant les anciennes cellules de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, sont conduits dans l’église. Ils sont invités à s’asseoir dans l’ancien choeur, dont la voûte s’est effondrée face à un gouffre, qui va devenir théâtre d’ombres, de sons et d’images. Au départ, tout est noir, le spectateur peut à peine distinguer l’architecture du lieu, le ventre de l’église. Puis des bruits de pas résonnent, le spectateur ne parvient pas à voir si oui ou non quelqu’un marche devant lui. Il entend une voix féminine. C’est une autrice en résidence à la Chartreuse. Elle explique comment elle a effectué tous les jours le chemin que le spectateur vient de parcourir en se questionnant sans cesse sur l’histoire qui pèse sur ces pierres : qu’ont-elles vu? Qu’ont-elles entendu? Une faible lumière vient éclairer les murs. Les lignes porteuses de l’architecture de l’église apparaissent, puis tout un paysage se révèle très lentement et vient orner la pierre, comme pour en faire éclater l’histoire. Le spectateur se retrouve face à la parfaite restitution de l’église, telle qu’elle l’était au XVIIIe siècle. Pendant que ces images vont et viennent à leur gré, apparaissant et disparaissant comme le ferait un fantôme (le génie du lieu?), un paysage sonore spatialisé est diffusé. Musiques, psaumes, dialogues entre l’autrice et un Chartreux résonnent tour à tour, invitant à méditer sur les paroles entendues au fil des siècles dans ce lieu sacré. L’immatérialité des sons et des images constitue le fil conducteur du spectacle, pour évoquer ce qui n’est justement plus de l’ordre du visible. Mais soudain, dans ce lieu habité de ces fantômes visuels ou sonores, un acteur surgit des profondeurs de l’église. La silhouette noire du Chartreux dont le spectateur a déjà entendu la voix apparaît en chair et en os dans ce décor en mutation constante. Le temps d’un psaume, dit doucement au pied des spectateurs, l’église redevient gouffre noir. À la frontière entre passé et présent, réel et virtuel, la présence de l’acteur surprend. S’agit-il d’un revenant échappé du passé qui invite à plonger totalement avec lui dans ce qui a été, ou est-ce un acteur venant rappeler au spectateur qu’il est bel et bien en 2011 et qu’il faut se souvenir de l’instant présent? Avant d’avoir eu le temps de spéculer, le spectateur est laissé témoin d’un tableau aux airs de constellation venant sceller cette fenêtre sur le passé; la personne a déjà disparu. Les étoiles deviennent de plus en plus blanches, pour recouvrir en aplat de lumière l’intégralité de l’église. Le spectateur voit alors pour la première fois la réalité de l’édifice, des pierres blanches, sans fioritures. Il est invité à traverser l’église pour sortir par la porte opposée et prendre conscience de sa propre réalité dans cet espace habité par l’esprit du lieu, le Genius Loci.

Pour créer cette illusion visuelle, j’ai travaillé en collaboration avec le laboratoire de recherche MAP-GAMSAU[5] spécialisé dans la restitution 3D de l’architecture et le laboratoire de recherche en informatique LIMSI-CNRS[6]. Les effets visuels du spectacle sont issus d’une technique scientifique inédite développée pour l’occasion. Elle est construite à l’intersection de trois dimensions complémentaires : patrimoniale, informatique (réalité augmentée spatialisée) et artistique[7]. Grâce au travail du MAP-GAMSAU qui a numérisé l’ensemble de l’église de la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon, une base de données 3D a été élaborée. Elle a ensuite permis d’établir des hypothèses de représentations visuelles de l’église, notamment au XVIIIe siècle, telle qu’elle est décrite dans l’inventaire de l’abbé Soumille. Cette hypothèse révèle une église baroque alors qu’elle est partiellement détruite aujourd’hui. Cette base de données a permis également de créer des hypothèses de représentations visuelles de l’église mettant l’accent sur l’architecture du lieu, ou une projection vers le futur, telle une constellation. À partir de la base de données 3D et du scan de l’église, Christian Jacquemin[8] du LIMSI-CNRS a développé un code informatique en « réalité augmentée spatialisée » permettant la projection de cet espace hypothétique (avec ses volumes, ses couleurs, etc.) directement sur l’espace réel à travers la construction d’anamorphoses numériques. La mise en scène de ces représentations hypothétiques a permis, durant le travail avec ces laboratoires, de choisir et de définir les restitutions visuelles, puis de construire une dramaturgie basée sur le temps et un dialogue entre une autrice et un Chartreux. La révélation des images, très lente, venait à chaque instant surprendre le spectateur pour lui offrir une expérience sensorielle immersive à l’intérieur du Genius Loci.

Dans Silenzio également, l’image est au centre de la représentation. La scène est vide, c’est-à-dire sans comédiens, sans leur corps, mais avec leur présence révélée dans une nature morte, machine à voix et à images. Les spectateurs sont conviés à venir assister à une représentation théâtrale inspirée par L’impromptu de Versailles de Molière. Ils prennent place dans les fauteuils de la salle face à la scène du Club Silenzio, théâtre désuet des années 1950. Un metteur en scène y dirige la répétition de la pièce de Molière depuis la cabine du souffleur à l’avant-scène. Les acteurs, derrière le rideau rouge du théâtre, lui reprochent leurs conditions de travail (manque de temps, d’argent, d’arguments...), refusent de répéter et la scène reste vide. Ils ne franchiront jamais le rideau et enfermeront le metteur en scène furieux dans la cabine du souffleur. Confronté à ce refus de jouer et aidé par une Madame Loyal fantomatique nommée Die Hexe, le metteur en scène convoque des spectres issus d’oeuvres qui questionnent la notion de représentation : Opening Night de Cassavetes, Mulholland Drive de Lynch, Prova d’orchestra de Fellini, Persona de Bergman, Sunset Boulevard de Wilder, L’illusion comique de Corneille, Hamlet de Shakespeare, les oeuvres de Duchamp, etc. Apparaissent ainsi plusieurs personnages en image ou en son (hologrammes, illusions visuelles et sonores) tels que Gena Rowland, des acrobates, une enfant, les docteurs du tableau La leçon d’anatomie de Rembrandt, un cheval, etc. Ces fantômes, disparus aussitôt apparus, viennent livrer au metteur en scène leurs doutes existentiels sur le réel au théâtre.

Pour ce spectacle, dont j’ai écrit la dramaturgie – texte, son, image –, j’ai travaillé avec une vingtaine d’acteurs et un cheval. Ils ont été filmés ou enregistrés. Le travail scénique a ensuite consisté à créer une illusion sonore et visuelle parfaite, grâce à toutes sortes de techniques (vidéo, illusion, trucage, machinerie, sonorisation spatialisée), pouvant donner l’impression d’une présence physique des interprètes et du cheval sur scène. Mais la seule présence dans Silenzio est bien celle des spectateurs. Par un jeu de lumière inversée vers la salle, il est invité, l’espace d’un instant, à en prendre conscience. Silenzio est un spectacle en négatif, une vanité théâtrale invitant le spectateur de l’autre côté du miroir pour peut-être se voir lui-même.

Les développements visuels dans Genius Loci et Silenzio sont au coeur de ma recherche sur l’image-scène. Je lui accorde une place centrale et déterminante, au centre de l’espace et de la dramaturgie. Ce travail, proche d’une écriture poétique ou plastique, propose des lectures multiples, ouvertes, réflexives au spectateur. Cette manière de travailler avec l’image-scène m’est singulière, c’est une des possibilités d’intervention de ce médium au théâtre. Le champ des possibles est vaste. Après Genius Loci et Silenzio, j’ai eu envie de décoder, plus « théoriquement », ces formes de l’image-scène pour éclairer les regards des spectateurs ou des créateurs.

Vera Icona : cartographie de l’image-scène

Mon enquête « théorique » sur l’image-scène intitulée Vera Icona commence par une collection, un désir de voir le visible et l’invisible. Comme certains le font pour les timbres ou les papillons, je recueille toutes sortes de documents ayant à voir, de près ou de loin, avec cette image-scène; des films; des captations de spectacles; des essais d’histoire de l’art; des textes philosophiques, sociaux, politiques, psychanalytiques; des pièces de théâtre; de la poésie; des romans, etc. Ma collection s'enrichit de créations chaque année. Elle n’a pas de fin, mais un début précis. Je la commence à la vera icona, l’image vraie. C’est personnel, non scientifique et totalement arbitraire, j’aurais pu commencer à la grotte de Lascaux ou à la caverne de Platon.

Un des récits de l’histoire qui manifeste de la fixation du réel par l’image est celui de la vera icona. Le terme désigne l’une des premières images « non faites de la main de l’homme ». L’empreinte du visage du Christ laissé sur le voile tendu par Véronique sur le chemin de croix donne à contempler « une image-empreinte qui s’apparente à la photographie, bien avant que celle-ci ait été effectivement inventée » (Grojnowski, 2012 : 367). Indépendamment de la véracité de la légende, cette image-empreinte ouvre le développement « politique » des images – notamment au travers des différentes querelles des iconoclasmes (Byzantins en Orient au viiie siècle, protestants en Occident au xvie siècle…) – et façonne le cheminement de l’histoire occidentale des images, de l’icône aux avant-gardes à la vidéo contemporaine sur scène. Ernst Gombrich n’aura de cesse, dans son Histoire de l’art (2006) et des images, de rappeler le caractère décisif de « l’écologie », c’est-à-dire du contexte de production des images, et particulièrement le lien indissoluble entre l’image et le pouvoir (religieux, bourgeois, étatique, etc.). Pour lui, « l’image évolue, mais l’écologie, le contexte social, agit en retour sur les raisons pour lesquelles on fait des images et sur la manière dont on les fait » (Gombrich et Éribon, 2009 : 83). À partir de ce point de départ historique, ma collection s’agence en une série de cartes iconographiques. Inspirées par L’atlas Mnémosyne (2012) de l’historien de l’art Aby Warburg, elles mettent en correspondance les formules et les motifs récurrents à l’image sur scène.

La lecture des cartes est iconographique, écologique et symptomale : à quelles survivances formelles les images appartiennent-elles? Quelle est l’écologie (selon Gombrich) – autrement dit le contexte de production – de l’image-scène? Quels gestes, comportements anthropologiques ont inspiré leur production? Quels symptômes critiques du monde contemporain l’image-symptôme révèle-t-elle? La notion de symptôme fait ici référence à la pensée du philosophe Georges Didi-Huberman. L’image est symptôme non pas d’une maladie, mais bien d’une époque, d’une société qui se déploie dans une prolifération d’images quotidiennes. « Est-ce que cela revient à supposer une maladie inhérente aux images? Tout dépend de ce qu’on appelle une maladie, mais en aucun cas ce que j’entends par symptôme ne se réfère à un désir de désignation clinique. Le mot n’est pas là en vue d’une clinique, mais d’une critique » (Didi-Huberman, cité dans Cricri, 2012). Par exemple, sur scène, le spectateur voit apparaître de nombreuses caméras filmant les acteurs en direct et en gros plan. L’omniprésence des visages semble évoquer les usages des réseaux sociaux (selfies, photos de la vie privée, etc.). L’image de la face pourrait être lue comme un symptôme d’une nécessité de reconnaissance du moi dans une société individualiste. Cette lecture transversale – iconographique, écologique et symptomale – me permet d’établir une cartographie subjective de l’utilisation de l’image sur scène. Se dessinent six continents aux multiples pays, villes, chemins, ramifications et itinéraires.

Carte 1 : image sans l’image (les iconoclastes)

Au commencement, la parole...

Évangile selon saint Jean (1.1)

Tu ne feras pour toi ni sculpture ni image de ce qui est dans les cieux en haut, de ce qui est sur la terre en bas et de ce qui est dans les eaux sous la terre.

Exode (20.4)

Carte des énigmes – Je pense aux artistes qui créent un théâtre d’images sans avoir recours à l’image vidéo. Je les appelle les « iconoclastes », ces « briseurs d’images » qui mettent en tension le texte et l’image. Deux metteurs en scène sont emblématiques pour moi : l’Américain Robert Wilson et l’Italien Romeo Castellucci. Wilson mêle dans son théâtre visuel plusieurs médiums artistiques, dont la danse, le mouvement, la lumière, la sculpture, la musique et le texte. Explorateur dans l’utilisation de l’espace et du temps scéniques, il propose avec son théâtre d’images des expériences sensorielles inédites. À trente ans, il crée un spectacle symbolique pour le renouvellement des formes théâtrales. Le regard du sourd [9] (Deafman Glance), créé en 1970 aux États-Unis, inspiré par le monde intérieur d’enfants sourds et muets et de personnes autistes, réinvente l’action de voir au théâtre. Face à l’étirement du temps, la quasi-immobilité des acteurs, les tableaux dessinés, le spectateur éprouve des sensations inconnues. C’est un théâtre d’images, sans pour autant avoir recours au médium vidéo.

Carte 2 : image-poème (les poètes)

Plein de mérites, mais en poète,
L’homme habite sur cette terre.

Friedrich Hölderlin

Carte du poème – L’image est au service du poème s’écrivant sur la scène. Elle crée un espace visuel, mental et onirique indissociable de l’oeuvre, et poursuit la réflexion que Martin Heidegger expose en 1951 dans sa conférence intitulée « L’homme habite en poète ». Je pense par exemple aux spectacles : Dance de Lucinda Childs (États-Unis, 1979 et 2009), Holistic Strata de Hiroaki Umeda (Japon, 2011), Voyage de Dump Type (Japon, 2002) et Autour du domaine de Marion Collé (France, 2016). Dans Dance[10], Childs associe à la chorégraphie sur scène une installation filmique réalisée par Sol LeWitt. L’ensemble de la scène est recouvert d’un écran transparent sur lequel est projeté, en même temps que les interprètes évoluent, un film qui détaille cette danse selon un montage complexe. Ainsi se superpose à la chorégraphie un film qui offre une multitude de points de vue sur celle-ci et crée la sensation d’un poème scénique en gestes et images.

Carte 3 : image-narration (les conteurs)

Errant, je lance mon visage au matin, à la poussière
Je le lance à la folie...

Adonis

Carte du voyage – Certains artistes pourraient être perçus comme de « nouveaux conteurs ». Tragédie ou épopée, roman ou témoignage, des histoires se déploient sous les yeux des spectateurs dans des formes utilisant l’image comme ressort dramaturgique. Souvent fragmentée, l’image-narration devient décor, indice ou preuve, personnage de l’histoire contée. Les précurseurs seraient sans doute le Canadien Robert Lepage ou, dans une autre esthétique, les Américains du Wooster Group ou l’Anglais Simon McBurney. Suivent pour certains spectacles les Libanais Wajdi Mouawad et Rabih Mroué, le Suisse Yan Duyvendak, l’Allemand Heiner Goebbels et le Français Joris Mathieu. Cette carte serait celle du voyage initiatique, de Homère à Dante en passant par Adonis ou al-Hallāj.

Dans la mise en scène d’Eraritjaritjaka[11], Goebbels mêle la musique, la voix, le mouvement et la vidéo afin de créer un monde critique et poétique, inspiré par les observations existentielles d’Elias Canetti. Dans ce spectacle, l’image vidéo occupe une place centrale de la dramaturgie. Vers le milieu de la représentation, le comédien André Wilms quitte la scène. Le décor – la façade d’une maison – devient support de projection à un film tourné en direct dans lequel on le voit prendre un taxi et rentrer chez lui. Quand il commence à se cuisiner des oignons dans sa cuisine, le spectateur est surpris par l’odeur qui envahit le théâtre. Le trouble grandit quand les musiciens sur scène rejoignent l’acteur chez lui dans la vidéo projetée. Finalement, la façade de la maison tombe pour dévoiler l’appartement de l’acteur. On le retrouve accompagné des musiciens, comprenant que le film projeté était filmé depuis l’arrière du décor. Cette dramaturgie contée en images trouve un écho dans les réflexions existentielles de Canetti sur le réel et l’illusion.

Carte 4 : image-cinéma (les cinéastes)

Ailleurs  RÊVER...

Jean-Luc Godard

Carte du rêve – Le plateau de théâtre se transforme en plateau de cinéma. Les acteurs sont filmés en direct et leurs images retransmises sur des écrans. Un film se monte sous le regard du spectateur. Les metteurs en scène deviennent cinéastes et utilisent les codes cinématographiques (champ-contrechamp, hors-champ, gros plan, plan-séquence, montage, mixage, etc.). Je pense particulièrement au travail du Flamand Ivo van Hove, du Polonais Krzysztof Warlikowski, de la Brésilienne Christiane Jatahy et de l’Anglaise Katie Mitchell. Dans La règle du jeu, adaptation du film de Jean Renoir faite par Jatahy en 2017, la metteure en scène utilise l’image-cinéma pour mettre en abîme l’univers bourgeois aristocrate et moribond de l’oeuvre du cinéaste de 1939. Le spectacle commence par un film de vingt-cinq minutes diffusé sur un écran devant la scène. Il est réalisé par un des protagonistes de la pièce, Robert, qui organise une soirée dans son manoir, ici la Comédie-Française. Une fois l’immense écran écarté, le spectateur retrouve Robert sur scène, caméra à la main. Les images cinématographiques qu’il réalise sont projetées en direct sur des écrans sur scène. La caméra dévoile des scènes cachées au regard du public dans l’arrière du décor. La part immorale de l’intrigue est ainsi dévoilée dans la forme même de cette image-cinéma, laissant apparaître toute l’hypocrisie de cette société bourgeoise.

Carte 5 : image-télévision (les voyeurs)

Histoire de la solitude
Solitude de l’histoire...

Jean-Luc Godard

Carte de la solitude – Fascination (ou critique) de la télévision, les artistes s’emparent des codes dramaturgiques et visuels des séries, de la téléréalité, du soap opera. Souvent l’image-télévision (plus « brute » que l’image-cinéma de la carte précédente) fait irruption dans les spectacles de l’Allemand Frank Castorf, de l’Espagnol Rodrigo García ou du Français Julien Gosselin. Dans La dame aux camélias[12], Castorf utilise la vidéo tournée en direct selon les codes visuels de la télévision (caméra à l’épaule, genre documentaire et montage en temps réel) pour mettre en scène une des parties du spectacle. Les acteurs sont cachés dans une « maison » sur scène, et ne reste visible pour le spectateur que le film « télévision » tourné en direct et projeté sur un écran. Au moyen de cette image-télévision, dont le metteur en scène se joue des codes, une transposition contemporaine de la fable critique d’Alexandre Dumas est proposée.

Carte 6 : image-temps (les scientifiques)

Les tours ennuagées, les palais somptueux,
Les temples solennels et ce grand globe même
Avec tous ceux qui l’habitent, se dissoudront,
S’évanouiront tel ce spectacle incorporel
Sans laisser derrière eux ne fût-ce qu’un brouillard.
Nous sommes de la même étoffe que les songes
Et notre vie infime est cernée de sommeil...

William Shakespeare

Carte de l’illusion – Je pense à des artistes qui opèrent à la frontière des arts et de la science. Le développement de nouvelles techniques de communication et d’outils technologiques sophistiqués (Internet, réseaux sociaux, échange de données immédiat, capteurs, caméras, réalité augmentée) fascine. Certains créateurs, dont le Belge / Américain Eli Commins et le Japonais Ryoji Ikeda, s’emparent de ces dispositifs scientifiques pour mettre en abîme le temps et l’espace. Dans Superposition[13], Ikeda explore avec sa musique la matrice générative du son et des images : un univers visuel constitué d’algorithmes, de lignes, de points qui rappelle le code informatique à l’origine de ces images. Superposition évoque la mécanique quantique. Deux performeurs sur scène exécutent la partition matricielle de l’oeuvre. Le spectacle est un rituel inédit dans lequel les images-codes mettent en abîme notre rapport au monde réel.

L’image-scène : une nouvelle esthétique?

Ma cartographie de l’image-scène est subjective et évolutive. Elle est le point de départ de cette enquête et propose quelques repères aux spectateurs ou créateurs de théâtre pour peut-être définir une nouvelle esthétique : existe-t-il une (ou des) poétique(s) de l’image-scène révélant une force, indicible par le texte et ouvrant la porte d’un monde secret? Quelle serait cette nouvelle esthétique de l’image-scène? Pour y répondre, j’invite chacun à se situer ou à augmenter la cartographie, pour en déterminer finement les motifs récurrents et peut-être dessiner ensemble cette nouvelle esthétique. Pour ma part, mon travail s’inscrit résolument dans l’image-scène : image-poème et image-temps. Ma création Vera Icona, installation / performance[14], en témoigne. Débutant cette enquête, je suis partie à Jérusalem sur la trace de la vera icona. Dans les rues de la ville, les signes tangibles de la légende semblent s’être évaporés, mais une métaphore s’est imposée dans les milliers de caméras de surveillance, produisant les nouvelles « images non faites de la main de l’homme ». La vera icona historique donnait à voir le signe d’un visage, la vera icona contemporaine aussi, celui des milliers de personnes arpentant la ville sous le regard des caméras qui traquent les visages. À partir de films réalisés à Jérusalem et grâce à un système vidéo en réalité augmentée développé avec des scientifiques en informatique, j’ai créé une installation / performance qui met en abîme les visages des regardés-surveillés et ceux des spectateurs de ces images.

Dans la salle hypostyle de l’Institut du monde arabe à Paris, une projection vidéo dévoile les panneaux de contrôle vidéo des caméras de surveillance de Jérusalem. Les vidéos ont été réalisées sous les caméras réelles, au niveau du sol. Les visages sont absents et c’est une humanité en marche, en pied, qui devient visible. Devant cet écran de contrôle, un socle présente un « écran-icône ». Il évoque l’écran de l’ordinateur de celui qui contrôle les images des caméras de surveillance. Il évoque aussi une icône-peinture que le visiteur viendrait admirer. Le spectateur de l’installation est invité à prendre la posture de l’homme devant son écran. Mais lorsque le visiteur s’approche, un visage apparaît en gros plan. Il croit voir une femme – un archétype d’icône – mais c’est en réalité son propre visage qui vient habiter l’écran. Ainsi, l’espace vidé des présences-visages des personnes filmées par les caméras de surveillance est habité par l’icône-miroir de chacun des visiteurs. Il invite chaque individu à reconsidérer sa propre image, sa propre valeur, à réinvestir sa propre existence physique et réelle face à une société en marche vers le virtuel.

Cette installation vidéo associant les notions d’image-scène, image-temps et image-poème est le coeur de la performance qui l’accompagne. Des comédiens et danseurs déambulent dans l’installation parmi le public convié pour la performance. Leur visage est couvert et seul celui des spectateurs habite l’espace. Les performeurs exécutent une partition constituée de poèmes, sons et chorégraphies au milieu des spectateurs, partition dont la finalité est de guider ces derniers vers l’icône-écran à la découverte de leur visage, d’eux-mêmes. L’installation / performance Vera Icona, poétique, plastique et scientifique, est une de mes réponses artistiques à cette enquête théorique. Elle affirme une nouvelle esthétique de l’image-scène dans laquelle l’image n’est plus médium ou technique, mais essence de la création.