Corps de l’article

Dans la continuité de leurs travaux, Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet proposent une théorie de l’entreprise fondée sur le Projet. À travers cet ouvrage, les auteurs nous donnent à voir près de vingt ans de réflexion sur le sujet.

L’objectif de cet ouvrage est double. Il s’agit dans un premier temps de s’interroger sur la (les) finalité(s) de l’entreprise. Comme le résument bien les auteurs, il serait bien légitime de se poser la question suivante : pourquoi les entreprises existent-elles ? Le second temps correspond à leur volonté de se libérer de la pensée dominante qui s’est développée dans les recherches sur les organisations en général et en science de gestion en particulier : la théorie de l’agence étayée par le modèle de la grande entreprise. Ils proposent, dans ce sillage, une théorie plus à même de refléter l’évolution des entreprises dans le temps à travers une théorie de l’entreprise fondée sur le Projet[1]. La réflexion proposée par Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet ne doit pas être vue comme une synthèse des travaux existants sur le fondement de l’entreprise, mais bien comme une contribution à part entière. À travers cet ouvrage, ils rappellent combien l’entreprise est complexe et montrent que bien des réponses apportées jusqu’aujourd’hui ne proposent qu’une approche partielle de l’entreprise (théorie de l’agence, théorie de la propriété, théorie des compétences, théorie de l’apprentissage, etc.). Les auteurs, à travers leur proposition de théorie de l’entreprise fondée sur le Projet, oeuvrent en fait à répondre à trois types de questions : pourquoi les entreprises existent-elles ? Qu’est-ce qu’elles font ? Comment le font-elles ? Ces trois questions doivent être envisagées de façon concomitante et non de façon séparée comme le font traditionnellement les théories classiques.

Sans vouloir décrire les cinq chapitres qui composent cet ouvrage, attardons-nous plutôt sur les concepts qui composent la théorie proposée de l’entreprise fondée sur le Projet. Le premier concept est naturellement le concept de Projet. Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet inscrivent leur réflexion dans la lignée des travaux de Jean-Pierre Boutinet sur le Projet. Le Projet ne saurait se résumer qu’à sa dimension technique ; il inclut aussi la dimension individuelle, la dimension sociétale et la dimension existentielle. L’originalité des travaux proposés dans cet ouvrage repose notamment sur une épistémologie de l’action collective. Comme nous avons pu l’évoquer à différentes reprises (L’Agir entrepreneurial et La Fabrique de l’entrepreneuriat), il est nécessaire de (re)discuter le statut de l’action dans nos recherches et de considérer que l’action ne pourrait être confinée à la conséquence d’une décision comme nous l’ont enseigné les théories classiques, notamment celles provenant de l’économie. Cette action collective est au coeur des pratiques dans l’entreprise. Prenant pour tremplin les travaux de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, les auteurs voient que l’action collective est régie par des règles formelles (régulation de contrôle) et des règles informelles (régulation autonome), issues de l’interaction entre les acteurs de l’entreprise. Dans cette perspective, le Projet doit être envisagé comme une action collective organisée autour de règles. Le Projet est de ce fait un construit collectif.

Le deuxième concept renvoie à la subjectivité du Projet. Les auteurs parlent « d’une théorie subjectiviste ». Il s’agit d’aller plus loin que de considérer qu’au niveau de l’entreprise, il existe des représentations différentes en fonction des acteurs. La question est surtout de savoir comment prendre en considération cette subjectivité. Les auteurs proposent dans la veine des travaux de Simon de parler de rationalité limitée et donc située, afin d’inscrire l’action collective dans l’ici et le maintenant et non dans une perspective absolue et déconnectée. Il ne s’agit pas de vouloir objectiver le subjectif, mais de pouvoir prendre en considération cette dimension subjective afin de restituer au mieux la complexité de l’action collective.

Le troisième concept porte sur la dimension multidimensionnelle du Projet. Pour les deux auteurs, si le Projet est central à l’entreprise, il faut l’envisager sous une forme permettant de tenir compte en même temps des différentes dimensions de l’entreprise évoquées précédemment (technico-économique, individuelle, existentielle et collective). Alors que les principales théories de l’entreprise se sont focalisées sur une dimension en particulier, ce que nous proposent Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet est de pouvoir envisager de façon conjointe, comme le propose Edgar Morin à travers sa notion de dialogique, les différentes dimensions en lien avec l’entreprise.

Enfin, le quatrième et dernier concept renvoie à l’aspect processuel du Projet. Il est possible de renvoyer le lecteur aux nombreux travaux portant sur l’approche processuelle, notamment en entrepreneuriat. L’approche retenue par les deux auteurs s’inscrit dans ce qu’il est possible de trouver dans la littérature et, notamment, dans le domaine de l’entrepreneuriat. Il convient toutefois de souligner la dimension dynamique qui prévaut dans la notion de processus retenue par les auteurs, nous invitant à prendre en considération la notion de temps dans nos approches de l’entreprise.

Au final, la réflexion proposée par Alain Desreumaux et Jean-Pierre Bréchet dans leur ouvrage est une vision moderne et donc renouvelée de l’entreprise autour du Projet. Cet ouvrage montre indéniablement la maturité de la réflexion portée par les auteurs depuis une vingtaine d’années dans le domaine. Il permet d’englober l’ensemble de la réflexion qu’ils ont menée. Ils rappellent pour certains et ouvrent pour d’autres des voies qu’il convient d’explorer sur des aspects épistémologiques. Reste aux uns et aux autres de s’emparer de cette proposition de théorie et de la décliner du point de vue méthodologique afin de la rendre actionnable.

Au-delà de cette réflexion, les auteurs apportent un souffle nouveau en matière de théorie de l’entreprise. À l’heure où les recherches s’inscrivent essentiellement dans une logique confirmatoire, il est important, voire nécessaire, que des auteurs s’intéressent aux frontières de nos objets de recherche comme pour nous rappeler que l’entreprise n’est pas un objet figé dans le temps et que son approche ne dépend que de notre regard et de notre volonté de vouloir le renouveler. Cet ouvrage doit faire partie de la bibliothèque des chercheurs autant en devenir que confirmés.