Corps de l’article

1. Introduction

Bon an mal an, la configuration de la classe française héritée du xixe siècle connaît une permanence que peu d’évolutions sociales, politiques, pédagogiques ou technologiques semblent avoir été capables d’entamer (Cuban, 1997): la salle de classe continue peu ou prou de montrer un visage familier, celui d’un espace-temps refermé sur lui-même et organisé comme un panopticon dans lequel l’enseignant voit tout et entend tout, demeure le principal pourvoyeur de connaissances et imprime la cadence. Si l’utilisation de certains outils ou d’applications numériques ont quelque peu modifié cette configuration pédagogique quasi immuable en accordant, par exemple, une plus grande agentivité aux apprenants (Jézégou, 2014), elle n’est demeurée le fait que d’une minorité d’enseignants (Guichon, 2012) tandis que d’autres outils, tel le tableau blanc numérique, ont pu renforcer leur posture magistrale et figer davantage les interactions au sein de la salle de classe (Cutrim Schmid et Whyte, 2012).

L’introduction d’outils numériques nomades (téléphones intelligents, dictionnaires électroniques, tablettes, portables) depuis la fin des années 2000, non plus par les enseignants mais par les étudiants, semble induire de nouveaux comportements. Ainsi, Guichon et Koné (2015) ont mené une étude par questionnaire auprès d’étudiants internationaux dans un centre de langues en France. Ils ont mis au jour une connexion massive et quasi permanente de cette catégorie d’étudiants tout au long de la journée et ont repéré quelques effets sur leur comportement pendant le face-à-face pédagogique, en particulier la dispersion de l’attention et une dysrythmie au sein du groupe-classe. Faisant suite à cette première étude, le présent article conserve le même terrain mais déploie cette fois une étude par entretiens pour voir de quelle façon les acteurs de cette situation pédagogique (enseignants de français et étudiants internationaux) produisent des significations autour de l’utilisation de ces outils numériques nomades. Il s’agit, par le biais de l’analyse critique du discours (cfdéfinition infra), d’examiner comment les acteurs d’une même institution se positionnent à l'égard de ces outils en ce qui concerne les «rapports singuliers au savoir et au pouvoir» (Lahire, 2008, p. 229) et de déterminer quelles incidences ces usages numériques peuvent avoir sur l’identité professionnelle des enseignants et sur les contours d’une forme académique de la relation pédagogique en contexte universitaire en partie bouleversée par ces usages. Empruntant la notion de forme scolaire et l’appliquant à l’enseignement supérieur, nous définirons ici la forme académique comme un certain nombre de «règles impersonnelles ou de[s] principes généraux» (Lahire, 2008, p. 236) qui président à l’apprentissage en contexte universitaire et lui donnent une forme particulière à laquelle les étudiants sont incités à se soumettre (Vincent, 1980). En examinant d’une part les règles que produisent les enseignants vis-à-vis des outils numériques nomades et d’autre part la soumission plus ou moins manifeste à cette forme académique de la part des étudiants, il s’agit donc d’inscrire notre étude dans une approche sociocritique soucieuse de repérer les enjeux de pouvoir qui se font jour autour de l’usage des outils numériques afin d’obtenir des éléments de compréhension de la situation pédagogique.

Dans le cadre de cet article, nous présenterons tout d’abord une approche méthodologique basée sur l’analyse critique du discours dont nous montrons la pertinence pour servir une approche théorique sociocritique du numérique éducatif, puis le contexte empirique de notre travail et la méthodologie de recueil de données. Nous proposerons dans un deuxième temps une analyse du discours des enseignants et des étudiants et en discuterons les éléments saillants.

2. Analyse critique du discours sur les outils numériques pour l’apprentissage

2.1 Contexte théorique de la recherche

Nous ancrons notre recherche dans un courant critique qui s’est développé depuis une vingtaine d’années, examinant sous un jour nouveau certaines questions autour de la technologie dans le domaine éducatif.

Les travaux sur le numérique en éducation se sont essentiellement focalisés soit sur les objets techniques et leur potentiel en matière d’effet et de frein sur l’apprentissage, soit sur les usages (Albero, 2010; Crompton et Burke, 2018). Dans un article récent, Castañeda et Selwyn (2018) alertent sur le risque de se concentrer seulement sur le numérique éducatif en ce qui a trait à l’apprentissage et sans élargir la focale et étudier les aspects sociaux, économiques, politiques et éthiques qui vont de pair avec les usages du numérique en éducation. Lorsque la technologie est systématiquement associée à l’apprentissage dans sa dimension productive et instrumentale, cela limite non seulement les manières dont la technologie est comprise, mais occulte également les aspects politiques, économiques et culturels des technologies utilisées ainsi que les objectifs de socialisation et de subjectivation de l’éducation. Une approche limitée aux questions d’apprentissage contribue donc à construire un rapport fragmentaire à la technologie en privilégiant l’activité instrumentale sur l’activité communicationnelle et sa dimension intersubjective, et en négligeant la dimension humaine des acteurs (Albero, 2010).

Collin, Guichon et Ntebutse (2015), dans leur tentative séminale pour décrire une approche sociocritique du numérique en éducation, insistent sur le besoin de dépasser le paradigme positiviste pour prendre en compte et mettre au jour les variations du rapport au numérique construit par les acteurs au travers de leurs expériences individuelles et collectives, elles-mêmes façonnées par des représentations, des accès, des usages et des compétences. Cette approche invite à considérer les positions de domination et de subordination dans les sphères techniques (Feenberg, 2004) et plaide pour une «théorie critique qui encourage la compréhension de la technologie et de l’éducation comme un ensemble de processus et de pratiques profondément politiques qui s’articulent autour de questions de pouvoir, de contrôle, de conflit et de résistance» (Selwyn, 2015, p. 249)

Dès lors, il devient crucial d’examiner de quelles façons les acteurs inscrits dans un contexte socioéconomique et institutionnel construisent des discours vis-à-vis des outils numériques et négligent les forces symboliques à l’oeuvre quant au pouvoir et au savoir. Il s’agit ainsi d’explorer «la nature socialement contestée et “socialement façonnée” de la technologie» (Selwyn, 2018, p. 66) considérant la technologie éducative comme une préoccupation profondément sociale, culturelle et politique. Cela implique un certain nombre de changements dans la façon dont la recherche en technologie éducative est comprise et poursuivie et plaide pour des recherches qui «définiss[ent] la technologie et l’éducation comme un domaine d’engagement politique, testant les logiques et les hypothèses dominantes, et explorant les différences entre potentialité et réalité» (Selwyn, 2015, p. 249).

L’étude menée par Guichon et Koné (2015) à l’origine de notre recherche et effectuée sur le même terrain s’était concentrée sur des usages et des représentations déclarés par le biais d'un questionnaire, comme la grande majorité des études sur le numérique éducatif (Pollara et Kee Broussard, 2011). Si elle a pu déterminer que la connexion massive et quasi permanente des étudiants internationaux tout au long de la journée avait une influence sur les comportements en classe et induisait «une attention multifocale» et des détournements attentionnels potentiellement nuisibles à l’apprentissage (voir aussi Dumas, Martin-Juchat et Pierre, 2014, pour une méthodologie mixte), elle ne mobilisait pas les discours des acteurs pour comprendre de manière critique le pourquoi des usages. Nous avons souhaité lui donner un second volet en nous appuyant, cette fois, sur des discours recueillis dans le cadre d’entretiens collectifs, méthodologie mieux à même de recueillir les points de vue des acteurs dans leur diversité et capable de mettre au jour la circulation des positionnements idéologiques, des attitudes, des représentations autour de la présence des objets connectés en classe et des usages qui en sont faits, au sein d’une communauté de pratiques.

2.2 L’analyse critique du discours

Pour la présente recherche, nous adoptons l’analyse critique du discours (désormais ACD) afin d’analyser les données recueillies auprès d’enseignants et d’étudiants dans une institution universitaire, le Centre international d’études françaises (désormais CIEF), département universitaire pour étudiants étrangers venus en France apprendre le français ou poursuivre leurs études en français, au sein de l’Université Lumière Lyon 2.

Dans le domaine éducatif, les travaux qui relèvent de l’analyse du discours (désormais AD) sont rares (Delormas, 2017); le champ éducatif a été beaucoup plus investi par la sociolinguistique et la didactique. L’AD s’est intéressé, depuis les années 1970, essentiellement aux discours ordinaires et assez peu aux discours produits au sein de l’école. L’apport de l’ACD à l’AD est de relier la problématique du pouvoir et des idéologies dans les groupes sociaux à l’activité des sujets en interaction. L’ACD est un cadre à la fois théorique et méthodologique, mobilisant des outils méthodologiques de recherche «à la lumière des interrogations théoriques et épistémologiques sur la production de sens dans la société» (Angermuller, 2017, p. 153).

L’ACD est une approche élaborée par un certain nombre de linguistes (Wodak, Fairclough, Blommaert, van Dijk) qui sont d’une part désireux d’intégrer des éléments de la théorie sociale (le pouvoir, les idéologies, les identités sociales, etc.) dans l’analyse du discours et qui d’autre part revendiquent une recherche socialement engagée et interventionniste (Fairclough, 2013), deux dimensions qui nous semblent congruentes avec une approche sociocritique du numérique en éducation (Collin et al., 2015) que nous adoptons. Pour rappel, cette approche se caractérise par «une curiosité, lucide mais réelle, vis-à-vis des outils et, surtout, une attention aux spécificités des acteurs, aux discours auxquels ils sont soumis, aux contextes dans lesquels ils évoluent, aux usages qu’ils déploient réellement à travers différents contextes» (Guichon, 2019).

Le projet principal des chercheurs recourant à l’ACD est d’analyser «opaque as well as transparent relationships of dominance, discrimination, power and control as manifested in language» (Wodak 1995, p. 204). Fairclough (1992), certainement l’un des chercheurs les plus importants de ce courant, identifie un cadre tridimensionnel qui fonde cette approche (cf. Blommaert et Bulcaen, 2000 pour une description des enjeux épistémologiques). La première dimension repérée par Fairclough, le discours-comme-texte, s’intéresse aux traits linguistiques et à l’organisation concrète de données discursives, par exemple les choix opérés par les énonciateurs en termes lexicaux, de marqueurs grammaticaux de modalité, ou des éléments utilisés pour apporter de la cohésion à leur discours.

Dans l’exemple ci-après, un enseignant se livre à une interprétation de ce que font ses étudiants avec leur téléphone portable: y en a plein qu’ont l’téléphone sur la table et qui l’utilisent très visiblement à mon avis ‘fin si c’est c’que j’imagine avec la fonction dictionnaire (Étienne). L’expression à mon avis, qui est une modalité épistémique de l’opinion, est atténuée par l’expression hypothétique si c’est ce que j’imagine qui signale aux locuteurs que l’interprétation demande à être confirmée. Mis en demeure d’exprimer leurs interprétations des situations vécues, les acteurs se positionnent au travers de leurs discours et des formes langagières qu’ils choisissent.

La seconde dimension, le discours-comme-pratique-discursive, concerne le discours tel qu’il est produit, diffusé, distribué et consommé. Fairclough non seulement invite à repérer quels types de textes sont produits mais à examiner en même temps quelles sont les conditions (économiques, politiques) de production de ces textes. Pour explorer cette dimension, il peut par exemple être utile d’examiner comment une institution met en avant – ou pas – l’utilisation des outils numériques pour l’enseignement ou bien encore les fiches de poste des enseignants pour déterminer si cette dimension pédagogique est valorisée et comment elle est exprimée dans les documents institutionnels. Dans l’institution qui a servi de terrain, le CIEF de l’Université Lyon 2, il ne nous a pas été possible de repérer de tels documents institutionnels imposant et affichant des discours liés aux usages numériques en classe de manière à proposer une doxa institutionnelle, ce qui constitue en soi une marque en creux de mise en discours au sein de cette institution comme nous le verrons dans la suite des analyses.

La troisième dimension recouvre le discours-comme-pratique-sociale, c’est-à-dire les effets idéologiques et les processus hégémoniques dont le discours constitue une des caractéristiques. Ainsi, la façon dont le discours est re-présenté, re-dit ou ré-écrit met en lumière l’émergence de nouveaux ordres du discours, des débats sur la norme, des tentatives de contrôle et des résistances vis-à-vis de certains régimes de pouvoir. Lorsqu’une des étudiant·e·s interrogées affirme: à mon avis euh: c’est très important pour les étudiants euh: de: de continuer comme dans les années passées euh: dans les cours d’utiliser: le cerveau/euh: plus que: leur portable (Elen), l’opposition qu’elle construit entre cerveau et portable relaie un ensemble de controverses du champ médiatique quant aux risques de l’utilisation des outils numériques pour l’apprentissage. Le discours des acteurs et les positions qu’il permet de prendre à propos du sujet de la discussion s’ancrent dans d’autres discours sociaux et des champs de pratiques plus larges que ceux produits par l’entretien.

Nous proposons de considérer ces régimes discursifs comme les «instruments d’une construction sociale de la réalité» (van Leeuwen, 1993, p. 193), c’est-à-dire des modèles mentaux que l’individu se construit de la situation et qui sont modelés plus ou moins explicitement par des idéologies. À des niveaux variables, deux dimensions que nous reprenons à Fairclough, le discours-comme-texte et le discours-comme-pratique-sociale, vont être explorées dans cet article[1]. En provoquant des discours sur le numérique[2] dans une institution, la visée de cette recherche est donc de déterminer quelles valeurs sont véhiculées par ces discours et quelles normes et résistances autour des outils numériques se dévoilent.

Il apparaît en effet que l’ACD peut apporter à une réflexion sur l’usage des outils numériques en éducation en permettant d’identifier «the multiple ways in which individuals move through such institutionalized discursive regimes, constructing selves, social categories, and social realities» (Blommaert et Bulcaen, 2000, p. 449).

2.3 Éléments contextuels et méthodologiques

Pour ancrer notre analyse de l’intégration des outils numériques dans les pratiques d’enseignement et d’apprentissage, une enquête par entretiens collectifs a été menée au CIEF de Lyon, un centre d’apprentissage du français dont le public est constitué d’étudiants internationaux.

Deux entretiens de groupe ont été organisés en confrontant les participants aux principaux résultats d’une première enquête par questionnaire (Guichon et Koné, 2015, cf. supra).

Un premier groupe constitué de sept enseignants et enseignants-chercheurs au CIEF de Lyon a été réuni pour un entretien collectif qui a duré 90 minutes, mené par les deux auteurs de cet article. Les enseignants ont tous été recrutés par l’envoi d’un courriel précisant l’objet de la recherche à toute la communauté éducative, mais les participants à l’entretien occupent des places différentes au sein de l’institution et dans la communauté enseignante: deux d’entre eux ont un statut de vacataire, tandis que les autres sont titulaires dans l’institution. Parmi ceux-là, deux sont enseignants-chercheurs. Les participants tirent donc leur légitimité discursive soit de leur expérience pédagogique (référence à une pratique), soit de leurs lectures théoriques (référence à un savoir validé dans leur champ), soit des deux pour les participants qui sont enseignants-chercheurs. Par ailleurs, le fait que les deux chercheurs soient identifiés, dans l’institution et par les participants, comme des spécialistes des technologies en didactique des langues et soient des titulaires, induit un certain biais. Ainsi, par exemple, une posture d’autodévalorisation de la part de certains des participants se révèle à la production d’énoncés marqués par une prudence épistémique (il y a sûrement des choses que je ne comprends pas).

L’entretien collectif avec les étudiants s’est fait auprès d’un groupe déjà constitué de neuf étudiants en voie d’acquisition du niveau B2 du CECRL[3], dans la même institution, et dont la plupart terminait leur premier semestre d’études en France. Cet entretien, d’une durée de 62 minutes, a été mené par le premier auteur de la recherche, lui-même un des enseignants du groupe[4]. L’âge moyen des participants était de 24 ans et les provenances géographiques variées, mais principalement asiatique (Chine et Corée) et nord-américaine (États-Unis). L’entretien a été mené lors d’une dernière séance consacrée à la production orale, après l’examen final, afin de minimiser tout biais reliant l’évaluation du cours à la participation à l’entretien.

Dans les deux entretiens, des questions (1) portaient sur les usages numériques de chacun des étudiants pendant les cours, (2) les confrontaient aux résultats de la première enquête[5] et (3) leur demandaient leur avis concernant l’utilité de ces usages quant à l’apprentissage.

Dans une approche d’analyse de discours, les idées sont toujours affectées par les circonstances de leur énonciation (Angermuller, 2017). Le fait que les participants aient été mobilisés de manière différente constitue un biais à notre étude. En effet, les enseignants se sont réunis de manière volontaire, alors que le groupe d’étudiants a été sollicité par l’un de ses enseignants. De même, la proximité des chercheurs et des participants, malgré les précautions prises lors des entretiens et dans l’analyse, en est un autre. Pour autant, nous avons cherché à minimiser ces biais en construisant un dispositif de recherche qui confrontait les discours des acteurs entre eux pour repérer des zones de confrontation ou d’accord tacite. Ainsi, lors des deux entretiens, les participants ont été amenés à réagir aux résultats de l’enquête menée en amont auprès des étudiants de l’institution, c’est-à-dire à un discours déjà-là émanant d’une communauté dans laquelle ils s’inscrivent de manière plus ou moins affirmée. En outre, notre dispositif de recherche par entretiens collectifs a mis à l’oeuvre, en sollicitant la coopération interactionnelle des sujets, une construction dialogique du sens donné à l’usage des outils connectés dans une situation institutionnelle d’enseignement ou d’apprentissage partagée par tous les acteurs, chercheurs y compris. Cela a permis de minimiser le rapport d’autorité pouvant s’installer dans les deux situations d’entretien, les chercheurs étant identifiés comme membres à part entière de la communauté de pratiques de référence.

Les entretiens ont été transcris puis analysés parallèlement par les deux auteurs pour examiner les discours sur les usages et leur perception quant à l’identité et l’acceptabilité par rapport aux normes de la situation de classe vécue.

Les analyses qui suivent ne visent pas à opposer un discours enseignant qui serait forcément conservateur à un discours des étudiants dont les usages seraient naturellement innovants et potentiellement riches. Il s’agit au contraire de les mettre en tension, dans un champ/contre-champ, pour comprendre de quelles façons ces deux catégories d’acteurs envisagent les usages des outils numériques nomades et de mettre au jour les jeux de pouvoir occasionnés tels qu’ils se manifestent dans les discours.

3. Analyse du discours des enseignants et des étudiants

3.1 L’utilisation des outils numériques par les étudiants perçue par les enseignants

Reprenant à Platon et à Derrida la notion de pharmakon, Kern (2014) avance de manière convaincante que les outils technologiques peuvent à la fois présenter des promesses et des défis, qu’ils sont simultanément le remède ou le poison[6]. Ce caractère paradoxal des outils nomades connectés apparaît clairement dans le tableau 1 qui établit le relevé des usages numériques des étudiants pendant les cours tels qu’ils sont perçus par les enseignants interrogés. Il présente des usages légitimés pour l’apprentissage d’une langue étrangère en miroir avec des usages identifiés comme problématiques, une mise en miroir qui participe d’une tentative de découvrir et de déconstruire les controverses pédagogiques et sociales autour des objets techniques.

Tableau 1

Relevé des usages numériques identifiés par les enseignants

Relevé des usages numériques identifiés par les enseignants

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Un tel relevé montre que si les enseignants sont à même de repérer le potentiel des outils numériques pour le travail de l’étudiant, ils continuent néanmoins à tenir un discours sceptique sur des pratiques qui leur restent souvent opaques. Les utilisations des outils nomades sont la plupart du temps perçues comme problématiques et les enseignants interrogent leur pertinence et leur efficacité. Ces utilisations suscitent amusement, crainte, méfiance, circonspection, effarement, déstabilisation, désapprobation, gêne, perturbation (tous ces mots apparaissent dans les discours sous leur forme adjective ou substantive). En outre, il est à noter que la référence aux outils se fait par le biais de «ça», de «de là», de «dedans», c’est-à-dire à des outils qui sont à la fois mal définis et dans lesquels les étudiants semblent comme engloutis (ils sont tellement dedans (Bernard). Ainsi, le «ça» fait référence à des objets et des usages multiples mais, comme l’expression «le numérique», il tend à les indifférencier mettant au même niveau un usage licite (la recherche d’un mot inconnu) et des usages récréatifs (la consultation de la page Facebook pendant un cours). Ces expressions révèlent une stratégie discursive d’évitement, afin de mettre à distance une réalité mal contrôlée, peu questionnée, mais qui s’inscrit dans un rapport idéologiquement potentiellement conflictuel avec des manières de faire personnelles.

Dans les sections suivantes, nous allons analyser le discours des enseignants sur les pratiques de leurs étudiants et utiliser le discours des étudiants en contre-champ de la perception enseignante, de manière à percevoir les éventuelles congruences ou inadéquations qui s’y révèlent. Nous produirons des extraits de discours, parfois édités pour faciliter la lecture.

3.2 Opacité des pratiques numériques

Lorsque les enseignants se positionnent par rapport à l’utilisation des objets nomades par les étudiants, on remarque en premier lieu que la mise en discours vis-à-vis de celle-ci laisse apparaître des positionnements flottants qui se manifestent par le biais de nombreuses hésitations et pauses dans le discours, et des marqueurs d’indécision (je sais pas exactement; peut-être; je sais pas; mais de quoi exactement?, je veux pas le savoir).

Étienne (titulaire): Ben je le vois euh: ce qu’ils font euh: régulièrement ce qu’ils font avec euh: je le sais pas précisément je veux pas le savoir […]. Donc euh: c’est peut-être un problème je sais pas je le prends comme un indice de l’attention générale ou de: mais je: m’attarde pas dessus et puis:[7]

Chercheur 2: Tu dis que tu veux pas le savoir/

Étienne: Euh: je vais pas l’interroger euh: je vais pas euh: je le prends comme un indice/mais de quoi exactement?... C’est un indice parmi d’autres dans le le le la dynamique de groupe quoi. Je vois que ça se passe donc euh: ça veut peut-être euh: je sais pas exactement.

Étienne est témoin des pratiques numériques de ses étudiants, pratiques qu’il constate mais dont il ne souhaite pas connaître la teneur exacte. Si, pour lui, l’utilisation des outils fait partie d’une nouvelle réalité pédagogique, elle demeure une pratique dont la signification reste opaque (je le sais pas précisément, je veux pas le savoir; je sais pas exactement ce que ça veut dire) et à la lisière de ses préoccupations pédagogiques.

Par ailleurs, l’utilisation des ressources numériques constitue un indice de l’attention (ou du manque d’attention) des étudiants. En observant leurs comportements (ben si on si si on si on observe bien les étudiants euh: s’il est en train de: d’écrire un texto ou de réseauter), en repérant des pauses dans leur attention (tu as des éclats de rire tout d’un coup hi hi hi), et les perturbations occasionnées (y a un petit papotage qui suit [Virginie, vacataire]), les enseignants se donnent les moyens de décrypter les pratiques des étudiants pour démêler les usages académiques des usages récréatifs.

L’observation des pratiques étudiantes conduit certains enseignants à mettre en avant une évolution de leur propre attitude vis-à-vis de ces usages instrumentés. Le discours d’Isabelle montre que certaines évolutions se manifestent dans la durée.

Isabelle (titulaire): Ben ils l’utilisent et je leur demande/alors j’ai j’ai évolué (rires) dans cet aspect-là parce qu’au départ j’avais un peu l’impression qu’c’était quelque chose que je ne maîtrisais pas du tout et qu’c’était beaucoup plus du domaine SMS et compagnie/alors qu’en fait/certains commencent à dire mais non mais c’est le dictionnaire (pause) et j’ai trouvé extrêmement intéressant et du coup avec le wifi de les envoyer sur le bureau virtuel et le Robert et donc systématiquement et là je sors encore un cours où ils étaient en train d’regarder et d’utiliser avec les soucis parfois de connexion du wifi donc y a cet aspect-là où j’l’ai réintégré alors qu’avant euh: j’suis pas la seule collègue on dit pas d’portable/euh: et du coup ça devient un objet que j’ai intégré d’cette manière-là j’pense qu’y a certainement d’autres utilisations mais euh: j’ai un vieux portable donc moi j’connais rien en applis euh: mais sur l’utilisation du dictionnaire MONOLINGUE/ […]. Après effectivement y a certainement des débordements mais d’la même manière que les gens jouent au morpion au poker d’là on papote on regarde par la fenêtre.

Le discours de l’enseignante oscille incessamment entre un avant et un après, l’acceptation de certains usages trouvant leur place dans l’action pédagogique. La reconnaissance de la pertinence de certaines pratiques (utilisation du dictionnaire en ligne) sert de déclencheur à l’évolution d’une représentation initiale qui se caractérisait par une méfiance vis-à-vis des outils, l’aveu d’un manque de maîtrise et une interdiction de les importer en situation pédagogique, à une représentation actuelle qui proclame une intégration (plus ou moins avérée), un regard plus empathique et l’amorce d’une réflexion pédagogique à leur égard. Toutefois, cette enseignante qualifie l’utilisation des outils numériques comme une pratique qui «déborde» (parfois) le cadre pédagogique bien qu’elle reconnaisse que l’inattention en classe existait avant l’apparition de ces outils.

Comme on le détecte dans les discours des enseignants, les usages numériques des étudiants comportent à la fois une part d’opacité et la mise à mal du contrôle qu’ils exercent sur la situation pédagogique, ce qui a pour effet de questionner leur identité professionnelle.

3.3 Des identités questionnées par les usages numériques

3.3.1 Une essentialisation générationnelle

Il est frappant de voir que l’identité des enseignants se manifeste par des généralisations sur les compétences des étudiants qui font écho aux discours médiatiques et au «concept-slogan» des «natifs du numérique» (Lardellier, 2017). En effet, les enseignants prêtent à ces étudiants des compétences et des goûts relativement homogènes à l’égard des outils numériques.

Étienne: Si on leur demande d’enregistrer une p’tite vidéo pour s’présenter en production orale y vont le faire euh: avec plaisir y sont contents euh: google drive y savent très bien où mettre les: les vidéos y a pas besoin d’expliquer (rires) euh: voilà/mais: mais ça y savent mais: […] y sont assez contents/que c’est les outils qu’ils utilisent dans: dans la vie quotidienne pour eux-mêmes enfin: donc pour les cours quand on va dessus ça: suscite un peu d’intérêt je pense mais: c’est assez naturel.

Cherchant l’intérêt et la motivation de ses étudiants, l’enseignant est amené à leur proposer des activités tirant profit de leurs compétences (ils savent faire, y a pas besoin d’expliquer), de leur appétence (ils vont le faire avec plaisir, ils sont contents, ça suscite un peu d’intérêt). Ces compétences, supposées installées, sont envisagées comme source manifeste de plaisir (le mot «content» est répété trois fois) et construites «naturellement» dans les activités du quotidien. Ainsi, cette compétence vis-à-vis des outils n’est pas questionnée mais présentée comme allant de soi.

De plus, les pratiques des étudiants sont parfois présentées comme étant exotiques en comparaison de celles des enseignants. Les discours s’emploient alors à tracer une frontière entre un «eux» et un «nous» marquée par l’usage des outils numériques.

Angèle (titulaire): Bon effectivement là: là y a des habitudes qu’on euh: qu’on n’a pas/par exemple euh: hm: on: je sais pas mais: moi spontanément quand y a des trucs écrits au tableau ou qui m’intéressent je le note/eux jamais/y sortent euh: l’appareil photo et y prennent une photo de c’qui est au tableau hein c’est pas un réflexe spontané qui est le nôtre.

Le positionnement énonciatif du locuteur se fait par le «on» et le «nous» et s’oppose à un «eux» et à un «ils». Les pratiques sont envisagées en tant qu’«habitudes», «réflexe spontané», qui délimitent une différence marquée par des répertoires de pratiques intellectuelles et la place qu’y tiennent les usages technologiques: ainsi, dans une situation de classe, les uns feraient systématiquement usage du stylo (moi spontanément […] je le note), alors que les autres sortent l’appareil photo. Le discours s’articule autour d’une opposition entre une génération qui serait celle du papier et une autre qui serait celle du numérique.

3.3.2 Le constat d’une perte de contrôle

Même en contexte universitaire, la salle de classe correspond à «un dispositif hétéro-structuré exerçant un fort contrôle pédagogique sur les conditions d’apprentissage» (Jézégou, 2014). Cette configuration implique de se comporter selon des règles et instaure un type particulier de relations de pouvoir. En raison de sa position dominante dans l’institution, l’enseignant est habitué à exercer une «domination légale» (Lahire, 2008, p. 236) qui se voit toutefois entamée par l’importation des outils numériques dans la salle de classe.

Un exemple relatif à l’espace nous est fourni par Virginie:

Virginie: Pour moi c’est comme si la: la porte: de la de la classe était ouverte […] et qu’on voyait les: les: les les autres enfin les gens passer euh: j’veux dire ça ça crée une une ouverture vers l’extérieur qui est qui euh: qui est pas facile à à gérer.

Dans l’espace-temps de la salle de classe, des personnes étrangères à la situation de classe (les autres) peuvent se rendre présent par les écrans et capter l’attention. Cette métaphore de l’ouverture de la porte de classe qui permet de regarder les gens passer est reprise par les enseignants interrogés pour signifier que, comme la fenêtre de classe qui permettait de s’échapper mais d’aller moins loin (Mathilde), les écrans et les objets numériques possèdent un fort effet de captation de l’attention, qui doit être récupérée et re-captée. L’ouverture sur le dehors que permettent ces outils est perçue comme une perte de contrôle sur la situation pédagogique, comme une perturbation qu’il faut réguler et recadrer.

L’enseignant est alors conduit, pour conserver le cadre, à traquer les signes d’inattention révélateurs de l’utilisation du téléphone portable. Leur utilisation est souvent exprimée au travers de la référence à des postures corporelles, l’étudiant étant replié sur lui-même, le nez dans le dictionnaire (Isabelle). Il est à noter par ailleurs que la référence aux outils se fait par le biais de «ça», de «de là», de «dedans», c’est-à-dire des instruments qui sont à la fois mal définis et par lesquels les étudiants sont engloutis, tellement dedans (Bernard). Ces regards qui s’échappent et ces corps qui se replient sur eux-mêmes sont autant de brèches individuelles dans le rythme commun imprimé par l’enseignant, autant de moments où l’étudiant ne fait plus corps avec la classe, la personne est complètement ailleurs. Cette individualisation de l’activité des étudiants, qui sortent pas au même moment de leur outil numérique, est jugée problématique et parfois de manière extrêmement négative (c’est effarant, dit Isabelle) car la compétence de gestion de classe de l’enseignant semble être remise en jeu.

3.3.3 L’usage du dictionnaire et la question du rythme de l’activité

Nous avons remarqué dans les entretiens que l’utilisation du dictionnaire représentait un enjeu particulièrement important pour les enseignants interrogés car elle mobilisait leur expertise professionnelle. Cette utilisation questionne particulièrement les enseignants quant à leur rôle et à leur pouvoir dans la gestion et la régulation des activités de classe.

Bernard (titulaire): Il y a ceux qui continuent à chercher sempiternellement l’inconnu et ils oublient y compris la question qui vient d’être posée parce qu’ils ne l’ont pas entendue parce qu’ils étaient le nez euh: (pause) dans leur euh: appareil/(pause). Et ça ça me semble-t-il ça se sent assez vite et ça se maîtrise assez vite parce que ça finit par gêner les autres (pause) quand on est obligé de répéter QUATRE fois la même question parce que y en a quatre qui sortent pas au même moment de leur: dictionnaire euh: le cinquième qui lui avait compris dès le premier coup, il commence à trouver ça un peu: lassant.

L’utilisation du dictionnaire électronique constitue un exemple de pratique qui s’écarte de la pédagogie lorsqu’elle est envisagée comme un apport progressif et pertinent de connaissances par l’enseignant. Sont critiquées ici à la fois une stratégie de recherche systématique de vocabulaire à l’aide de l’outil numérique et deux conséquences: un manque d’attention et la dysrythmie que cela occasionne au sein du groupe de pairs et par rapport au rythme donné par l’enseignant à la situation pédagogique. Ces comportements, perçus comme erratiques et lassants, appellent une maîtrise de la part des enseignants pour réintroduire des règles dans la situation pédagogique. En outre, le fait de disposer d’un tel outil peut occasionner des stratégies inappropriées d’apprentissage (il y a ceux qui continuent à chercher sempiternellement l’inconnu). En ce qui concerne les étudiants, leurs discours mettent au jour, de la même façon, une grande sensibilité au rythme de classe et à l’importance de pouvoir se mettre au diapason de ce tempo pédagogique. Par contre, l’usage du téléphone comme dictionnaire est considéré comme légitime par les étudiants lorsqu’il a pour but la compréhension du cours.

Elen: Oui euh: je pense que: si: si on a: un mot ou bien u- une phrase qu’on: ne connaît pas (pause) c’est bien de donner le temps/pour regarder dans le dictionnaire (rires) ça/ça c’est juste pour tu parce que: tu peux avoir euh: le dictionnaire dans ta propre langue et: on peut voir/et donc on est ensemble encore ah/donc tout le monde: comprend maintenant/on continue.

Elen revendique ici l’usage du portable qui permet aux étudiants de rester à l’unisson de l’activité collective (donc tout le monde: comprend maintenant). Pour cela, l’étudiante revendique le fait d’avoir le temps de consulter le dictionnaire; elle demande à l’enseignant de donner le temps dans le but que tout le monde puisse se maintenir dans le rythme de l’activité.

On le voit, le contenu et le rythme du cours restent perçus comme fortement contrôlés par l’enseignant: On doit apprendre: ça/et ça/et ça/aujourd’hui et on doit finir/aujourd’hui, dit Maddy, en mimant le phrasé d’un enseignant. Ce dernier est identifié comme exerçant le contrôle sur la progressivité de la leçon et du rythme d’apprentissage.

3.4 À la recherche d’une norme académique

La plupart du temps, les outils numériques restent en dehors du contrat didactique, ce qui provoque un hiatus entre la norme académique (cf. supra), et la réalité des pratiques numériques étudiantes qui demeurent dans une sorte de clandestinité (cf. Guichon et Koné, 2015), à la marge de cette norme.

Cette section va analyser à la fois à la difficulté de faire évoluer une norme intégrant les outils numériques et aux façons dont une norme alternative malgré tout se construit.

3.4.1 Les manifestations discursives de la norme académique

Si, dans la situation de classe, le statut des objets connectés par rapport à la forme académique semble ne pas être explicité, les discours à leur égard révèlent des normes en cours de construction qui se caractérisent par différents régimes.

Un régime d’interdiction

Dans la majorité des discours, de manière plus ou moins manifeste, apparaît l’expression d’une norme qui passe par l’imposition de règles non négociées mais exprimées en termes d’interdiction:

Bernard: Et moi ça m’arrive d’alterner les phases c’t’à dire qu’y a ça m’arrive de ramasser TOUS les téléphones portables de tout l’monde

Mathilde: Alors j’parle pas du: enfin du: de l’ordinateur ou du téléphone c’t’à dire courrier personnel sms là/ça me dérange énormément et c’est: c’est niet quoi/

Ces discours de l’enseignant ont pour but de délégitimer un usage autonome et personnel de l’outil numérique et s’expriment la plupart du temps par le biais d’une expertise pédagogique, l’expression d’une norme didactique – construite sur des savoirs d’action qui aboutit à un rejet des aides externes pour certaines activités pédagogiques: je fais partie des gens qui quand on fait d’la compréhension on refuse catégoriquement qu’il y ait l’utilisation de: de: dictionnaire (Isabelle). Il s’agit d’un certain nombre de principes pédagogiques établis par l’enseignant qui cimentent une norme; l’emploi du «on» marque à la fois la référence à des pratiques qui inscrivent les enseignants dans une communauté de pratiques (je fais partie des gens qui) et ce pronom impersonnel constitue sans nul doute le vecteur du discours-comme-pratique-sociale (cf. supra).

Quant aux étudiants, ils apprennent à repérer ce qui est autorisé pour certaines activités et interdit pour d’autres, d’autant plus que le principe pédagogique ne semble pas toujours explicite (il nous a dit que on peut avoir qu’un dictionnaire en papier alors si il voit quelqu’un avec un portable je pense que c’est plus interdit comme ça [Maddy]). La règle déduite est que l’on peut avoir un dictionnaire papier; rien n’est dit sur l’autorisation éventuelle d’une ressource numérique, mais cela est interprété par l’étudiante comme une interdiction. On constate parmi les étudiants interrogés une docilité, au moins apparente, à accepter ces interdictions.

Un régime de délégitimation

Un certain nombre de comportements pédagogiques dévalorisent l’utilisation des outils et provoquent de la gêne chez les étudiants. Ainsi, lorsque l’utilisation du portable devient trop déviante ou ostensible, Angèle signale sa désapprobation non par un énoncé prohibitif frontal mais de manière subreptice: si visiblement euh: quelqu’un est en train de: de faire ses mails personnels je j’arrive derrière j’le pose tout simplement tu vois mais j’ai pas de: j’ai pas d’déclaration à: à faire. L’enseignante prend cependant physiquement l’appareil de la main de l’étudiant et l’écarte de lui. Étienne, quant à lui, recourt à la moquerie pour décourager l’utilisation du téléphone intelligent:

Étienne: Après/si y en a un qui tient absolument à regarder je: en général je: j’essaie d’être un peu caustique et de rigoler avec ça euh: si y persiste euh: je lui dis c’est pas du tout l’but mais en général y: ils arrêtent quoi/‘fin: ils osent pas trop non plus.

Son discours traduit véritablement le rapport de force qui peut s’installer à l’occasion: devant une volonté étudiante manifeste un qui tient absolument à le regarder, le discours tente de déstabiliser par la plaisanterie caustique et une connivence feinte (rigoler), mais impose toutefois une interdiction indirecte (je lui dis c’est pas du tout le but) et établit un rapport de force avec les étudiants (ils osent pas trop).

Dans les deux cas, il s’agit d’imposer à l’étudiant un certain pouvoir, par des manifestations physiques ou verbales, et le comportement de l’enseignant a pour but l’abandon de l’utilisation de l’outil, considéré comme non pertinent.

Le corollaire à ces deux régimes de discours est de provoquer des usages qui se font à l’insu de l’enseignant de manière dissimulée. Ainsi, les étudiants se plient aux impositions enseignantes en adoptant des stratégies de dissimulation.

Katty: Même si je j’utilise mon portable pendant le cours j’essaie de le cacher parce que le professeur est en train de euh: parler et je n’veux pas être impolie.

Pour cette étudiante, le fait même d’utiliser son smartphone en classe peut être interprété comme une action menaçant le pouvoir et la face de l’enseignant.

Un régime d’invisibilisation

Enfin, certains enseignants exercent un rejet subtil des outils connectés en adoptant une cécité circonstancielle qui va de pair avec le refus de prendre une position nette à leur égard.

Angèle (titulaire): Au: CIEF euh: j’ai pas de politique à affirmer c’est-à-dire que je je: dis pas qu’c’est interdit je dis pas qu’c’est autorisé euh: on: on doit voir que j’aime pas tellement/en fait (rires) mais: mais: euh: mais je: hm: j’ai pas de: j’ai pas de réflexion si c’est pas systématique si euh: si y a un usage modéré euh: euh: du portable. En fait je fais semblant de pas voir mais je m’en sers pas/euh: je fais semblant de pas voir mais je m’appuie pas dessus hein? euh: sauf quand on est comme euh: comme c’est le cas en ce moment où on euh: ils travaillent sur des projets là ils ont droit à tout. Ils ont à: à l’ordinateur à leur euh: leur téléphone portable parce que là: d’toute façon y sont pressés de terminer/et moi aussi parc’qu’y sont très à la bourre donc euh: tout: on fait feu de tout bois mais d’façon générale j’ai pas de: j’ai pas énoncé de règles au début d’l’année.

Le discours d’Angèle montre que la norme envers les usages des outils numériques en situation pédagogique n’est pas explicitée ni en début de semestre ni par la suite. Plusieurs indices témoignent d’un entre-deux: des hésitations, une énonciation faite de non-dits (je: dis pas que c’est interdit je dis pas que c’est autorisé) et un discours enchaînant des énoncés négatifs (je n’ai pas de politique; je ne dis pas; je n’aime pas tellement; je ne m’en sers pas, etc.) comme si une norme déterminée se dérobait. L’attitude d’Angèle vis-à-vis des outils numériques se construit par défaut (j’ai pas de réflexion si c’est pas systématique) et par le truchement d’une indifférence manifeste (on doit voir que j’aime pas tellement/en fait). Ces outils restent en dehors du cadre de son activité pédagogique (mais je m’appuie pas dessus hein) et n’ont pas d’existence reconnue (je fais semblant de pas voir). Pourtant, la prérogative pédagogique se manifeste par l’autorisation qui est donnée pour certaines activités (là ils ont droit à tout) de les utiliser comme d’autres ressources (on fait feu de tout bois).

En bref, l’analyse critique des discours nous a permis de repérer trois régimes autour de ces pratiques: l’interdiction, la délégitimation ou l’invisibilisation. À aucun moment, nous n’avons pu percevoir un quatrième régime, pourtant possible, qui serait celui d’une contractualisation par laquelle se négocieraient des normes d’usage entre étudiants et enseignants. Seul ce régime donnerait un certain pouvoir de contrôle sur la situation aux étudiants. Ce qui se joue au travers des trois régimes repérés, ce sont des stratégies de domination qui passent par des discours délégitimants et sceptiques à l’égard des usages personnels étudiants.

4. Discussion et conclusion

À la suite de Cuban (1997), notre étude atteste de la permanence d’une forme académique où perdure l’organisation pratique et symbolique de la classe, des rapports de pouvoir en son sein et d’une représentation plutôt figée de l’apprentissage et de l’enseignement. Cependant, peu ou prou, l’apparition d’objets numériques personnels appartenant aux étudiants vient questionner cette forme académique, non par une déstabilisation radicale mais par le constat, qui s’impose progressivement aux enseignants, de comportements estudiantins qui modifient l’écologie de la classe, son rythme, ses habitudes, son rapport à l’extérieur.

Confrontés à l’intrusion d’un objet étranger au statut incertain, nous avons vu que les enseignants se voient contraints de se débrouiller face à des débordements et mettent en place des stratégies pédagogiques qui visent la plupart du temps à préserver une forme académique dont la représentation paraît bien souvent coïncider avec celle des étudiants. Ainsi, Étienne remarque que les étudiants restent formatés par la situation de cours en face-à-face. Pour cet enseignant, si conservatisme il y a, il est plutôt du côté des étudiants qui s’attendent à une situation de cours en face-à-face, une attente qu’il qualifie de vraiment très classique. Ce conservatisme supposé est peut-être encore plus patent pour les étudiants asiatiques qui forment actuellement la majorité du public des centres de langue française et pour qui la forme académique semble avoir moins évolué que pour d’autres publics (Wang, 2012). La forme académique semble tellement ancrée dans une représentation culturellement partagée qu’elle génère des comportements attendus de la part des enseignants comme des étudiants desquels il semble difficile de s’émanciper.

Ainsi, l’enseignant, médiateur des ressources disponibles, par crainte d’une captation de l’attention, d’un repli sur soi découlant de l’usage des objets numériques, d’une coupure qui s’installe (Martine), s’en tient la plupart du temps à freiner des usages qui se répandent. L’action pédagogique des enseignants consiste donc souvent à réinscrire les «échappées numériques» (Guichon et Koné, 2015) dans le cadre de la classe, à refermer ces ouvertures sur l’extérieur, à utiliser leur corps pour faire écran à ces autres écrans, à produire des discours ironiques ou prohibitifs pour domestiquer l’utilisation de ces outils.

Un des biais méthodologiques de cette enquête était de reposer sur deux classes de discours; le fait que les étudiants interrogés ne disposaient que d’un niveau intermédiaire ne nous a pas permis d’avoir accès à des discours aussi riches et complexes que ceux des enseignants, ce qui explique un déséquilibre dans l’analyse des discours en faveur des enseignants. Cependant, un examen attentif de ces deux classes de discours, celui des enseignants et celui des étudiants, montre qu’ils se construisent en écho, dans un rapport dialogique où la voix de l’un se construit en référence aux discours et aux pratiques de l’autre. L’intérêt de ces focus group a été en effet de permettre l’exposition de régimes discursifs différents. En organisant la confrontation aux normes des autres, le dispositif permet de recueillir un continuum de régimes de discours, plus ou moins autorisés, légitimés, consensuels ou conflictuels et de repérer la circulation des représentations. Par la rencontre des sujets autour de la confrontation de leurs discours, l’entretien collectif peut se muer en une situation forte de communication, un espace social dans lequel une pensée collective et individuelle accède à la formulation.

Ainsi, en mettant en miroir les discours des enseignants et des étudiants, nous avons vu affleurer des tensions quant à l’usage de ces objets entre des étudiants qui se cachent et des enseignants qui préfèrent souvent faire semblant de ne pas voir. À des usages plus ou moins ostensibles, plus ou moins clandestins de la part des étudiants, correspond une cécité au moins partielle de la part des enseignants. Semble donc se dessiner un statu quo relatif à ces objets en situation pédagogique: les étudiants acceptent de ne pas faire un usage trop massif des outils connectés, car ils perçoivent que cela déstabilise l’identité professionnelle de l’enseignant. Ces derniers acceptent des usages parcimonieux et contrôlés des étudiants tant qu’ils gardent la maîtrise sur la situation pédagogique. La dialectique de la docilité et du contrôle perdure au sein de la salle de classe dans un entre-deux où les règles vis-à-vis de l’usage des objets connectés ne sont pas clairement édictées et où ce qui est autorisé ou interdit dépend d’un jugement ad hoc de la part des acteurs. Elle correspond à une forme discrète de domination «enacted and reproducted by subtle routine everyday forms of text and talk that appear natural and acceptable» (van Dijk, 1993, p. 254).

Toutefois, les discours enseignants ne traduisent ni angélisme par rapport à ce que peut apporter l’objet numérique connecté dans leurs pratiques de classe ni un rejet franc et définitif de la technologie. Il s’agit bien plutôt d’un discours méfiant, sainement sceptique, face à des usages qui demeurent opaques, même si les enseignants sont en mesure de reconnaître le potentiel de ces objets (cf. tableau 1). Si cette reconnaissance semble encore se limiter à observer, souvent avec une certaine méfiance, l’émergence de ces usages chez les seuls étudiants, on peut gager que des pratiques intégrant ces objets numériques vont progressivement se mettre en place une fois que l’expertise des enseignants se sera développée.

Le relevé des pratiques opaques ou problématiques que cette étude a opéré permet enfin d’établir un programme de recherche où il s’agira, cette fois par le biais d’une étude ethnographique, d’appréhender plus finement que cela est possible à l’aide d’entretiens ponctuels, ce qui se joue en classe et hors classe autour de l’utilisation de ces outils par les étudiants internationaux. En effet, si l’institution académique elle-même peine à changer, la recherche peut contribuer à apporter des éléments de compréhension des usages du numérique qui sont susceptibles de désopacifier les pratiques réelles des étudiants et pourront éventuellement permettre d’ajuster la pédagogie universitaire à des usages émergents. Comme nous y invite Kern (2014, p. 341), «we must be attentive to the particular ways that communication technologies transform spatial and temporal relations and, accordingly, be willing to reconsider the understandings and beliefs that have traditionally underlain our practice».

Par ailleurs, si l’on pense que cette forme scolaire est déterminante dans l’attitude à l’égard des usages des objets connectés, il serait utile de comparer des contextes où la forme scolaire est prégnante – par exemple le collège en France où le téléphone portable est en passe d’être interdit – à d’autres, où la forme scolaire est faible – par exemple les structures d’accueil des populations migrantes, où l’on peut présager une plus grande prise de conscience de l’importance sociale de ces outils de la part des formateurs.

C’est tout l’intérêt d’une approche sociocritique que de déployer des méthodologies mixtes sur un même terrain et auprès d’un même public pour affiner la compréhension de la question des usages numériques, ou encore de confronter les contextes à de mêmes questions de recherche. Si le questionnaire permettait d’identifier les usages déclarés (Guichon et Koné, 2015), l’analyse critique du discours déployée dans cet article a mis au jour les enjeux de pouvoir qui se trament autour des objets numériques au sein de l’institution et comment celle-ci «peut être traversée par des formes de relations sociales différentes» (Vincent, Lahire et Thin, 1994, p. 37). C’est en multipliant les méthodologies et les échelles d’analyse qu’une approche sociocritique peut contribuer à élucider les usages du numérique en éducation en les envisageant dans toute leur complexité et en révélant les jeux de pouvoir qui se nouent autour d’eux.