Corps de l’article

1. Contexte et objectif dans le cadre de l’approche sociocritique

Un groupe de chercheurs francophones, le collectif Kairos, se constitue actuellement autour de la notion d’approche sociocritique des usages du numérique en éducation (Collin et al., 2016). Cette approche étant «récente et encore peu structurée dans l’espace francophone» (Collin, Guichon et Ntebutse, 2015), la présente contribution s’inscrit dans le travail de définition de ce que pourraient être les objets de recherche d’une telle approche et s’intéresse spécifiquement à sa pertinence pour la didactique des langues. Nous revenons pour cela sur des textes fondateurs de la théorie critique et explorons les relations de pouvoir entre enseignants et apprenants dans une tâche communicative en ligne. En cela, nous proposons des pistes de recherche concrètes en complément de celles ouvertes par Collin, Guichon et Ntebutse (2015) qui retiennent trois «thématiques saillantes»: la «congruence des contextes scolaire et extrascolaire dans la construction du rapport éducatif des élèves au numérique», les «inégalités numériques en éducation» et le «rapport éducatif des élèves migrants ou issus des minorités ethnoculturelles au numérique pour leur intégration linguistique et scolaire». À côté de ces aspects essentiellement socioculturels, nous entendons ajouter l’étude des relations de pouvoir au sein de l’interaction éducative – comme cela a été évoqué dans un texte récent du collectif Kairos (Collin et al., 2016).

En éducation, et plus particulièrement dans le domaine de l’enseignement-apprentissage des langues, ces questions sont essentielles si l’on considère que les interactions sociales et les éléments de pouvoir qui y sont liés sont déterminants pour toute communication. Il nous semble donc essentiel d’étudier, en situation didactique, l’effet du pouvoir de l’enseignant sur le discours des apprenants, que ce discours s’adresse ou non à l’enseignant. Ce dernier cas nous semble tout particulièrement intéressant car il est encore plus révélateur du pouvoir de l’enseignant.

2. Cadre conceptuel

2.1 Retour sur les fondements des études critiques

La question du pouvoir est fondamentale dans les textes constitutifs des études critiques (Horkheimer, 1937; Markuse et Horkheimer, 1937). S’intéresser à l’humain dans sa dimension historique et sociale et aux relations de pouvoir ne peut donc être qu’immanent à toute approche sociocritique qui s’inscrit dans la lignée de la «théorie critique» de l’École de Francfort.

Horkheimer (1937, p. 23) décrit ainsi le sujet de la critique et de sa théorie:

Es hat […] bewusst ein bestimmtes Individuum in seinen wirklichen Beziehungen mit anderen Individuen und Gruppen, in seiner Auseinandersetzung mit einer bestimmten Klasse und schließlich in der so vermittelten Verflechtung mit dem gesellschaftlichen Ganzen und der Natur zum Subjekt[1].

La théorie critique s’inscrit en rupture avec les théories précédentes qu’elle accuse de contribuer à maintenir dans la société un statu quo inégalitaire de domination. Il ne s’agit plus de travailler «au service d’une réalité existante» («im Dienst einer schon vorhandenen Realität»), mais d’en révéler le «secret» («sie spricht […] ihr Geheimnis aus») (Horkheimer, 1937, p. 29). L’objectif est de progresser vers une société future conçue comme une société d’hommes libres sans injustice («die Idee einer künftigen Gesellschaft als der Gemeinschaft freier Menschen» [Horkheimer, 1937, p. 30]; «Gesellschaft ohne Unrecht» [Horkheimer, 1937, p. 34]).

La théorie critique de la technologie s’inscrit dans cette ligne de pensée. Feenberg part ainsi du principe que la «technology has immediate and powerful social impacts» (Feenberg, 1992, p. 4) et représente une «scene of social struggle» (Feenberg, 1992, p. 6). Il pose que la technologie recèle d’innombrables potentialités souvent inexploitées et qu’il n’existe aucun impératif technique qui «dicte» («dictate») les relations hiérarchiques existant dans la société. Il lui semble donc essentiel de se tourner vers une société technologique qui favorise une grande diversité de valeurs, notamment la démocratie (Feenberg, 1992, p. 14).

Dans une telle perspective – Selwyn (2010) l’a déjà largement souligné – une approche sociocritique du numérique en éducation se doit de s’intéresser aux usages effectifs pour en dévoiler et dire le «secret». Il s’agit de dépasser le discours et les imaginaires (Musso, 2009; Scardigli, 1989) pour les confronter aux utilisations effectives – donc observables – et quotidiennes. Il ne s’agit donc pas de travailler sur les potentiels de la technologie et sur des situations d’expérimentation – qui gardent forcément un statut d’exception –, mais d’étudier les réalités des usages pour mieux comprendre ce qui les sous-tend socialement. Le chercheur sociocritique se tourne résolument vers «ce qui a trait à l’activité des sujets» et aux dynamiques sociales qui les relient «plutôt que de se focaliser sur les prouesses supposées des technologies» (Guichon, 2012).

Toujours dans cette perspective critique amorcée par l’École de Francfort, une approche sociocritique en éducation doit s’interroger sur le lien entre usage des technologies et relations de pouvoir au sein des interactions qui relient les différents acteurs du monde éducatif. La question essentielle est alors: dans quelle mesure l’usage du numérique en éducation renforce-t-il les relations de pouvoir déjà existantes ou au contraire permet-il une redéfinition de celles-ci contribuant à plus de démocratie, de liberté et d’égalité entre les acteurs?

2.2 Pouvoir

Dans ce texte, nous nous intéresserons aux questions de pouvoir en nous concentrant sur les aspects de droit à la parole et d’impact du dominant sur la parole du dominé. Cette question a irrigué la pensée et la recherche sur le discours (Bourdieu, 1999; Debray, 1979; Foucault, 1969, 1971; Kerbrat-Orecchioni, 2005) et était très présente en didactique (des langues), dans les années 1960 à 2000, à travers les recherches sur les interactions en classe.

Dans les années 1960-1970, Foucault a largement discuté l’idée de légitimation pensant que, pour chaque discours, il existe un rituel qui «définit la qualification que doivent posséder les individus qui parlent» (Foucault, 1971, p. 41). Pour ce philosophe, les questions essentielles tournent donc autour de la qualification légitimante:

Qui, dans l’ensemble de tous les individus parlants, est fondé à tenir cette sorte de langage? […] Quel est le statut des individus qui ont – et eux seuls – le droit réglementaire ou traditionnel, juridiquement défini ou spontanément accepté, de proférer un tel discours?

Foucault, 1969, p. 68

Ces questions ont été également abordées par Bourdieu dans Les règles de l’art (1992) et dans son article sur «Le fonctionnement du champ intellectuel» (1999), mais aussi par Debray dans Le pouvoir intellectuel en France. On se rappellera ainsi sa critique acerbe du monde éditorial: «quarante médiocrates (au grand maximum) ont pouvoir de vie ou de mort sur quarante mille auteurs» (Debray, 1979, p. 175).

L’émergence d’Internet et plus récemment du Web dit social ou participatif a suscité de nombreux fantasmes qui remettent en cause les questions de légitimation. Potentiellement[2], Internet permet en effet d’«augmenter nos espaces d’autonomie, notre puissance d’intervention sociale […] en conquérant […] l’exercice de fonctions sociales qui nous échappaient» (Weissberg, 1999, p. 137). C’est «aussi un espace d’expression où chacun est censé pouvoir s’adresser, sans autorisation préalable, au monde entier» (Weissberg, 1999, p. 128). Il «suffit» d’un accès à Internet et, le cas échéant – cela n’est pas négligeable! –, de l’argent nécessaire pour payer la connexion pour créer un blogue, participer à un forum, réagir à un article de presse… autrement dit pour rendre sa parole publique et exercer ainsi librement son droit à la parole sans subir le phénomène limitant de la qualification légitimante que décrit Foucault.

2.3 Compétence de communication

Ce texte étant en lien direct avec la didactique des langues, il nous semble opportun, pour assurer une meilleure compréhension de notre réflexion et de notre recherche, de relier les éléments de sociocritique à notre conception de la compétence de communication. L’enseignement-apprentissage des langues vise en effet à aider l’apprenant à développer une compétence d’action en langue étrangère s’appuyant fortement sur sa compétence de communication.

Nous nous inscrivons dans la lignée des chercheurs qui, à la suite de Hymes (1972, 1973), mettent en avant la dimension socioculturelle de l’apprentissage et de l’utilisation d’une langue. Nous considérons celle-ci comme l’élément déterminant de tout acte de communication et suivons le philosophe du langage F. Jacques (1979, 1985, 2000) qui pose le primum relationis. Le concept est repris par Grillo (2000) qui établit, lui aussi, que les interactions sociales se trouvent à la base de tout acte de communication et qu’il faut donc penser une compétence communicationnelle qui primerait sur toute autre compétence et permettrait au sujet parlant d’agir en adéquation avec la relation intersubjective dans laquelle la communication prend place:

[…] à y regarder de près, l’aptitude à la communication […] réclame encore et surtout une compétence communicationnelle qui garantit l’adéquation des actes accomplis relativement à la relation engagée.

Grillo, 2000, p. 257

Kerbrat-Orrechioni (1986) défend une position proche lorsqu’elle évoque une compétence conversationnelle «hiérarchiquement supérieure» qui permet aux sujets d’agir au sein de la relation qui les unit. Elle ajoute une dimension de pouvoir considérant que les interlocuteurs se répartissent en une position «haute», dominant l’interaction, et une position «basse».

On se demandera peut-être comment nous pouvons faire cohabiter une approche sociocritique et une vision intersubjective. Nous ne pouvons concevoir les relations de pouvoir que dans leur manifestation phénoménologique dans la rencontre intersubjective. Parfois, la situation de communication sera plus marquée par des aspects socioculturels, parfois plus par des aspects intersubjectifs. Dans tous les cas, la dynamique sociale de la communication est le produit de plusieurs histoires socialement et subjectivement déterminées et de l’interprétation des jeux de pouvoir par les sujets. La dimension interprétative joue en effet un rôle essentiel, chacun se conduisant en adéquation avec l’image qu’il se fait de l’autre et éventuellement avec l’image qu’il suppose que l’autre se fait de lui.

Poser le primum relationis, c’est forcément s’intéresser à la relation intersubjective, fruit de la société et des histoires individuelles, et s’interroger sur l’impact de cette interaction sociale intersubjective, elle-même implantée dans des structures sociétales. Poser le primum relationis requiert donc de considérer les relations de pouvoir et leur impact sur la communication et, en didactique des langues, sur l’acquisition de la compétence de communication.

Nous nous intéresserons dans cette contribution spécifiquement aux relations de pouvoir entre enseignant et apprenants, c’est-à-dire à la relation asymétrique et hiérarchique (Watzlawick, Beavin et Jackson, 1972) présente dans la situation éducative et encore assez peu été étudiée en relation avec les usages du numérique dans l’enseignement-apprentissage des langues.

2.4 Pouvoir et enseignement-apprentissage des langues – la recherche

2.4.1 Hors usages du numérique

Dans le domaine de l’enseignement-apprentissage (notamment des langues), les relations de pouvoir et leur impact ont été largement étudiées dans les années 1960 à 2000 à travers de nombreuses recherches sur les interactions enseignant-apprenants. Ces investigations ont fait ressortir l’«asymétrie de la participation verbale» (Florin, Véronique, Courtial et Goupil, 2002) et des rôles dans la relation enseignant-apprenants (Cicurel, 1985, 1998; Dabène, 1984). Elle ont montré le pouvoir important exercé par l’enseignant dans la monopolisation du temps de parole et son contrôle sur les processus conversationnels (Arnaud, 2001; Bellack et Davitz, 1965; Brossard, 1981; Flanders, 1970; Nuchèze, 2001; Stubbs et Delamont, 1976) et les rituels (Sinclair et Brazil, 1982). Plusieurs spécialistes en concluent que ces spécificités font que la communication en classe de langue ne peut être, dans la plupart des cas, que «simulée» (Cicurel, 1985, p. 16), «tendanciellement réduite voire supprimée» (Bange, 1992), paradoxe dans une situation dont le but final est l’apprentissage de la communication.

2.4.2 Avec utilisation du numérique

De façon générale, comme le souligne Rinaudo (2011), la question de la présence-absence de l’enseignant dans les espaces d’interaction en ligne est complexe et fait apparaître la difficulté qu’il y peut y avoir, pour l’enseignant, à trouver «dans une rencontre d’espaces psychiques avec les personnes en formation» une posture qui ne le fasse pas apparaître comme «tout-puissant».

L’émergence d’Internet et ses potentialités en matière d’ouverture sur le monde et de démocratisation ont donné lieu à de nombreux discours prophétiques riches de fantasmes, typiques de la phase d’émergence d’une technologie dans la société (Scardigli, 1989). Les chercheurs travaillant sur l’enseignement-apprentissage des langues voyaient dans la Toile une possibilité de dépasser les contraintes de la situation de classe traditionnelle pour permettre une communication «authentique» (Kelm, 1996; Korsvold et Rüschoff, 1997; Osuna et Meskill, 1998; Warschauer, 1996) et une plus grande démocratisation des relations au sein de la situation éducative.

Plusieurs recherches, centrées sur les étudiants, ont alors très rapidement établi que l’usage de la communication médiée par ordinateurs (CMO) pouvait répondre à la prédominance de la parole de l’enseignant et à la rareté des interactions entre apprenants. Elles ont montré que la CMO pouvait gommer les différences de sexe, d’âge et de statut socioéconomique et aider à instaurer ainsi des interactions plus horizontales, symétriques et démocratiques (Bump, 1990). Chun (1994) a montré que la décentralisation du rôle de l’enseignant permettait aux apprenants de prendre l’initiative de types de discours différents et de jouer un rôle plus important dans la gestion du discours, se sentant plus libres de suggérer un nouveau sujet de discussion ou de demander des informations complémentaires. Kelm (1992) a noté une distribution plus démocratique du pouvoir liée à une autorité diminuée de l’enseignant. Les recherches de Kern (1995) ont confirmé ce résultat et montré que l’enseignant n’est plus le «pivot» des interactions.

Ces études montrent que, dans les cas étudiés, l’enseignant n’est plus le maître de la parole. L’espace de discussion étant potentiellement disponible pour tous à tout moment, il ne relève plus de l’enseignant de donner ou refuser la parole. Il faut cependant relativiser ces résultats de recherche par la confrontation avec d’autres études, notamment celles de Peyton (1990) et de Balester, Halasek et Peterson (1992) que nous convoquerons dans l’analyse de nos données.

Depuis les années 2000, plusieurs recherches se sont intéressées à des possibilités de donner plus de pouvoir aux apprenants. Des chercheurs se sont intéressés à l’utilisation de l’anonymat (Levy et Stockwell, 2006; Marjanovic, 1999; Ollivier, 2008), montrant qu’il permet d’instituer des relations plus égales entre apprenants et de réduire la relation verticale de pouvoir entre enseignant et apprenants.

De nombreux travaux s’intéressent également à la télécollaboration et plus généralement à la collaboration en ligne[3] qui, comme le rappelle Jézégou (2010), se caractérise notamment par «l’égalité des statuts des membres du groupe et leur participation aux interactions sociales». L’une des questions qui se pose de façon récurrente est celle du degré de contrôle que l’enseignant doit ou non exercer dans ce genre de projets (Dooly, Masats, Müller-Hartmann et Caballero de Rodas, 2008; Fisher, Evans et Esch, 2004). Mais il est à noter que cela est souvent relié au développement de compétences en langue et de l’autonomie et non à une volonté en soi de modifier les rapports de pouvoir.

L’émergence du web 2.0 a suscité de nombreux travaux en lien avec une possible prise de pouvoir du citoyen et de l’apprenant. Jenkins notamment (Jenkins 1992; Jenkins, Ito et boyd, 2017; Jenkins, Purushotma, Weigel, Clinton et Robison, 2009) parle de «culture participative» pour évoquer la participation à des sites participatifs ouverts tels notamment les sites de fanfiction et souligne que le fandom, conçu originellement en partie comme «a response to the relative powerlessness of the consumer in relation to powerful institutions of cultural production and circulation» contient un fort potentiel d’empowerment permettant d’exprimer ses critiques et ses choix sociétaux (Jenkins, 1992, p. 289).

Dans le monde de l’éducation, plusieurs chercheurs ont fait des propositions pour mettre à profit les potentialités de cette culture participative (Jenkins et al., 2009). Dans le domaine des langues, les atouts de la participation informelle à de tels sites ont été largement démontrés (Black, 2005, 2006; Kramsch, A’Ness et Lam, 2000; Lam et Kramsch, 2003; Lam et Rosario-Ramos, 2009). Les études ont notamment montré les avantages pour la socialisation et l’empowerment d’apprenants orientaux immigrés aux États-Unis en contrepoids au sentiment d’exclusion et de marginalisation suscité par l’école. Des recherches autour de propositions didactiques ont été menées ces dernières années, notamment par S. Sauro (2014; Sauro et Sundmark, 2016). Elles se focalisent cependant majoritairement sur le développement de la compétence langagière, même si la dimension critique qui est à la base de ces sites est reconnue (Sauro, 2014, p. 240-241).

Quelques (rares) recherches se sont intéressées à la participation d’apprenants à des sites participatifs établissant un lien avec les questions de pouvoir et de posture de l’apprenant agissant en internaute produisant. Hanna et de Nooy (2003; 2009) ont montré l’importance pour les apprenants de s’émanciper de leur rôle d’apprenants pour se conformer au contrat social des forums ouverts auxquels ils entendent participer. Nous avons mis en lumière le fait que les apprenants se comportaient plus comme les usagers habituels d’Internet sur un site non contrôlé par l’enseignant que dans des échanges sur un espace contrôlé par celui-ci (Jeanneau et Ollivier, 2009).

La présente étude s’inscrit dans la lignée de ces recherches, elle porte sur les usages effectifs des apprenants en mettant l’accent sur les relations de pouvoir existant entre enseignants et apprenants et leur effet sur le discours des apprenants. Nous nous intéresserons pour cela à l’impact – encore très peu étudié – de la présence réduite de l’enseignant dans les processus communicationnels en ligne dans le cadre de l’enseignement-apprentissage des langues dans une situation où un effort a été déployé pour donner du pouvoir aux apprenants et réduire celui de l’enseignant.

3. Étude

3.1 Objectif de la recherche

L’étude que nous présentons entend analyser l’impact de la position institutionnellement dominante de l’enseignant dans les échanges entre des étudiants apprenants de français langue étrangère inscrits dans une université irlandaise et des francophones sur un forum ouvert à cet effet par une enseignante.

3.2 Méthodologie

3.2.1 Situation retenue

Nous avons choisi d’étudier une situation dans laquelle la «présence enseignante» (Anderson, Rourke, Garrison et Archer, 2001; Garrison, Anderson et Archer, 2001) était aussi réduite que possible. Ainsi, dans la situation choisie, l’enseignante a été présente en tant que «instructional designer» planifiant la tâche et mettant en place l’espace de discussion. Elle s’est cependant ensuite abstenue d’intervenir pendant le déroulement de la tâche et n’a fourni qu’une consigne qu’elle voulait «open and non prescriptive» (Batardière, 2013, p. 310[4]).

L’enseignante a laissé aux étudiants le choix des sujets à débattre. En outre, les participants étaient «free to express their views and opinions and the dialogue was not restricted to the topic selected». On reconnaît là une perspective de démocratisation et de réduction des rapports de hiérarchie: «However, in a more democratic and nonhierarchical application of computer conferencing, any group member may purposively or indirectly add a triggering event to the discourse» (Garrison et al., 2001). En outre, l’utilisation d’un forum ouvert à tous les étudiants devait leur permettre de consulter tous les échanges et de participer à d’autres fils de discussion que ceux qu’ils avaient lancés.

Une volonté est évidente de réduire le pouvoir de l’enseignante et de donner du pouvoir aux étudiants, mais l’enseignante conserve un pouvoir certain. L’espace de communication est un espace institutionnel contrôlé largement par l’enseignante qui l’a mis en place et y a un accès illimité. Or, comme le rappelle Jones (1995, p. 23), «the ability to create, maintain, and control space (whatever we call it – virtual, nonplace, networld), links us to notions of power and necessarily to issues of authority, dominance, submission, rebellion, and cooptation». Si, dans les échanges, l’enseignante n’est pas celle qui donne, interdit ou régule la parole, c’est elle qui l’a lancée par la tâche et l’ouverture du forum.

En outre, il est important de noter que les partenaires des étudiants avaient été invités par l’enseignante qui avait sollicité des connaissances, amis et collègues, lesquels avaient pu choisir les sujets des étudiants sur lesquels ils désiraient réagir.

Et finalement, l’évaluation du cours au sein duquel s’inscrivaient les échanges portait largement sur les discussions en ligne, renforçant ainsi le pouvoir de l’enseignante, comme le rappelle Rinaudo (2011).

3.2.2 Questionnement

Notre étude vise à analyser si et dans quelle mesure les efforts de réduction du pouvoir de l’enseignant ont porté leur fruit et, si ce n’est pas le cas, comment se traduisent les effets du pouvoir de l’enseignant sur le discours des étudiants et leurs échanges avec leurs partenaires de discussion.

3.2.3 Corpus et options méthodologiques pour l’analyse

Notre étude porte sur les échanges entre les 24 étudiants d’une université irlandaise et leurs partenaires francophones, certains étudiants, d’autres non. Il s’agit donc d’échanges en ligne qui ne représentaient pas une expérimentation en vue d’étudier les questions que nous avons choisies, mais, en accord avec l’objet d’une approche sociocritique, d’un usage effectif du numérique auquel nous avons pu avoir accès.

Avec une collègue, C. Jeanneau, nous avons recueilli les échanges sur 22 fils de discussion – deux fils auxquels j’avais participé ont été exclus –, de même que les textes réflexifs rédigés par les étudiants à la demande de l’enseignante dans le but de «reflect and report on the exchange with the native speaker» (Batardière, 2013, p. 313).

Nous avons également soumis à tous les étudiants un questionnaire qui a obtenu 16 réponses et avons mené des entretiens semi-directifs avec trois étudiants volontaires. Ce questionnaire et les entretiens visaient à obtenir des informations sur le comportement et le ressenti des étudiants concernant leurs échanges avec les francophones: leur motivation, leur intérêt pour le sujet choisi, leur comportement sur le forum, leur utilisation de la langue. Nous croisons ainsi une méthodologie fondée sur l’analyse des discours médiés par ordinateurs (Herring, 2004) appliquée à des données invoquées (les échanges) et l’analyse de contenu pratiquée sur des données suscitées (réponses au questionnaire et aux entretiens).

Nous nous concentrerons ici sur l’analyse des effets des positions de pouvoir[5]. Nous nous intéresserons à l’impact de la présence invisible de l’enseignante sur le contenu et la forme des interventions des étudiants. Pour cela, nous avons procédé à plusieurs comptages manuels: notamment, dans les contributions des étudiants et des francophones, celui des traces de construction d’une identité et d’une relation interpersonnelle (Kerbrat-Orecchioni, 1986, 2005), avec une attention spécifique aux marques socio-affectives telles que les émoticônes ou des éléments de ponctuation exprimant un sentiment. En effet, la forte ou faible présence de marques socio-affectives permet de mettre au jour le degré d’implication dans la relation avec un partenaire de communication (Atifi, Gauducheau et Marcoccia, 2011; Marcoccia, 2005; Rourke, Anderson, Garrison et Archer, 1999). Nous reviendrons ici sur le cas exemplaire des émoticônes et proposerons des éléments d’explication à travers une analyse de contenu touchant aux façons dont les apprenants interrogés ont qualifié les échanges dans les entretiens et leurs textes réflexifs. Nous analyserons également les réponses aux questions du questionnaire portant sur l’attention à la langue et la non-participation aux fils de discussion des autres étudiants.

3.3 Données, analyses et résultats

3.3.1 Présentation des données

L’expression non verbale du ressenti – à travers les émoticônes et des éléments de ponctuation – fait ressortir une forte disparité entre les étudiants et les francophones. On aurait pu s’attendre à ce que les étudiants, en moyenne plus jeunes que les francophones, aient plus recours que ces derniers à ces signes et que la présence de marqueurs socio-affectifs non verbaux dans les posts des francophones les conforte dans cet usage. Les comptages donnent cependant une image inversée. Les étudiants utilisent dans leurs contributions nettement moins de marqueurs que les francophones. Sur l’ensemble des messages, nous avons compté 4 marqueurs chez les étudiants et 24 chez les francophones, ce qui correspond respectivement à un marqueur dans 6,2 % et dans 38,7 % des messages.

Ces résultats vont dans le même sens que ceux qui ressortent de l’analyse de la construction d’une relation interpersonnelle, à travers par exemple le fait de donner des informations sur soi. On remarque, de façon générale, que les étudiants se sont concentrés sur la dimension informationnelle laissant de côté la dimension interpersonnelle. Cela est confirmé par les textes réflexifs. Les étudiants soulignent l’intérêt des échanges pour alimenter leur réflexion et nourrir leur connaissance et leur compréhension des sujets abordés[6]. E21 précise que «grâce à la discussion, [s]es vues sur le sujet ont évolué»; E4 résume ainsi l’intérêt des échanges: «le forum […] était une bonne méthode d’apprendre sur ma sujet»[7]. Une seule étudiante évoque la dimension interpersonnelle pour justement s’étonner de sa faible présence. Elle souligne que les discussions ont été «plutôt impersonnel[les]» alors que cela est «curieux pour les discussions de forum».

Figure 1

Présence de marqueurs socio-affectifs non verbaux

Présence de marqueurs socio-affectifs non verbaux

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Figure 2

Pourquoi avez-vous fait particulièrement attention à votre français?

Pourquoi avez-vous fait particulièrement attention à votre français?
  1. Vous étiez conscient qu’un Français lisait vos messages.

  2. Vous pensiez que votre partenaire français attendait de vous un haut niveau de qualité en français.

  3. Votre partenaire français vous a donné le sentiment de devoir utiliser un haut niveau de qualité en français.

  4. Vous saviez que votre professeur lirait vos messages.

  5. Vous saviez que vos pairs liraient vos messages.

  6. Vous vouliez obtenir une bonne note.

  7. Vous faites toujours attention à la qualité du français que vous utilisez.

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Il ressort de l’analyse des textes réflexifs et des réponses aux questionnaires et entretiens que les échanges ont été essentiellement ressentis comme un exercice pédagogique. L’étudiante E20 utilise explicitement le terme. Une grande majorité des étudiants indique dans le questionnaire qu’ils ont participé pour des raisons pédagogiques, notamment parce que cela représentait un des éléments de l’évaluation ou que cela pouvait les aider, notamment linguistiquement et culturellement.

Les réponses aux questions concernant l’attention que les étudiants ont porté à la correction linguistique sont particulièrement intéressantes. Tous les étudiants ont en effet déclaré avoir prêté une attention particulière à la qualité linguistique de leurs messages. Les raisons invoquées sont significatives. La présence non participante de l’enseignant a joué un rôle important pour 12 étudiants sur 16. Cela est confirmé et expliqué par le fait qu’ils voulaient tous avoir une bonne note. Une exigence de qualité supposée chez le partenaire francophone est peu citée par les étudiants – seuls sept l’évoquent.

Nous nous intéressons maintenant à la participation ou non aux divers fils de discussion accessibles sur le forum. L’analyse montre qu’aucun étudiant n’a participé à un autre fil de discussion que celui qu’il avait ouvert. Nous avons interrogé les étudiants sur les causes de ce comportement non voulu par l’enseignante (cf. supra). Les raisons majoritairement invoquées ne touchent ni à l’absence d’envie ni à l’absence de temps ou de choses à dire, elles sont toutes liées à la notion d’habilitation. Les étudiants ont en effet pensé que ce n’était pas attendu d’eux (7 réponses) voire que cela n’était ni souhaitable ni permis (12 réponses sur 16).

Figure 3

Raisons pour la non-participation à d’autres fils de discussion

Raisons pour la non-participation à d’autres fils de discussion
  1. Vous pensiez que ce n’était pas souhaitable/permis.

  2. Vous pensiez que l’on n’attendait pas cela de vous.

  3. Vous n’avez rien à dire.

  4. Vous n’aviez pas le temps pour plus de contributions.

  5. Vous n’aviez pas envie.

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Dans un des entretiens, une des étudiantes a précisé:

I actually had a discussion with a number of the class members on whether or not it was allowed as some of us had not received many replies and would have enjoyed discussing each others. However everyone seemed unsure whether or not this was an option and it certainly was not mentioned in class.

3.3.2 Discussion

L’analyse révèle l’importance de la position de pouvoir forte occupée par l’enseignante voire imaginée par les apprenants. Malgré les efforts déployés par l’enseignante pour réduire sa visibilité et son pouvoir et permettre une communication aussi authentique que possible entre les étudiants et leurs partenaires, les étudiants se sont comportés dans leur production de discours dans le respect de l’interaction sociale les unissant dans un rapport hiérarchique à leur enseignante. Ils ont prêté une attention particulière à la correction linguistique, non pas à cause de possibles attentes de leurs partenaires directs de communication, mais parce qu’ils se savaient lus par l’enseignante, essayant ainsi de répondre aux attentes supposées de celle-ci. On notera en effet que l’enseignante n’avait fixé aucune attente spécifique quant à la forme des contributions.

L’analyse de l’attention portée à la langue peut, pensons-nous, s’étendre à celle de l’usage ou non d’éléments socio-affectifs non verbaux. On peut supposer que les émoticônes, par exemple, qui font partie des éléments spécifiques de la communication sur forum, mais pas de la communication écrite académique, ont été évitées car n’appartenant pas à un registre standard supposé être privilégié et attendu par l’enseignante.

L’évocation par les étudiants d’une volonté d’obtenir une bonne note motivant l’attention à la langue incite à penser que le pouvoir lié au statut de l’enseignante en tant qu’évaluatrice a joué un rôle de première importance en faisant passer au second plan les paramètres d’une communication plus égalitaire entre francophones et étudiants. Cela recoupe les résultats de Balester et al. (1992) qui ont montré que, dans la situation qu’elles ont étudiée, le partage de l’autorité n’a pas fonctionné comme espéré, notamment à cause du pouvoir que l’enseignant détient en tant qu’évaluateur: «[…] the realities of instructors evaluating students’ work invariably highlight the power differential in any classroom[8]».

La position de pouvoir de l’enseignante conduit au final à une rupture d’authenticité de la communication avec leurs partenaires francophones (visée par la tâche proposée) puisque les étudiants tiennent plus compte de l’interaction sociale qui les unit à l’enseignante que de celle qui les relie aux locuteurs natifs.

Nos résultats montrent également que le pouvoir de l’enseignante inclut, au-delà de ce qui était prévu initialement, celui d’habiliter ou non à prendre la parole. Nous l’avons évoqué: en ouvrant l’espace de discussion en ligne avec un accès (en lecture et écriture) à tous les fils de discussion, elle donne symboliquement la parole aux étudiants. En indiquant une consigne, elle impose la prise de parole, mais fait preuve d’une volonté d’ouverture évidente puisque la consigne se veut «ouverte et non prescriptive» et que les étudiants avaient toute latitude sur le forum. L’analyse montre que le pouvoir que lui confère l’imaginaire des étudiants en ce qui concerne l’habilitation à la prise de parole est très fort puisque ceux-ci réfrènent leur participation à des fils de discussion autres que le leur, se disant que cela n’est ni attendu ni souhaité par l’enseignante. La position de pouvoir de l’enseignante provoque une inhibition de la communication, les étudiants ne prenant pas la parole sur d’autres fils de discussion alors qu’ils en ont parfois ressenti l’envie. L’enseignante, propriétaire de l’espace de discussion qu’elle avait ouvert spécifiquement pour les échanges, initiatrice de la tâche et évaluatrice est considérée comme le maître des lieux qui en fixe les règles – explicitement ou dans l’imaginaire des étudiants.

La situation décrite étant incluse dans un cours en milieu universitaire, il nous semble opportun de dépasser le niveau intersubjectif et de garder à l’esprit le fait que l’on est en présence de personnes qui agissent dans le cadre d’une structure institutionnalisée et que la dimension de pouvoir est ici fortement liée à l’acceptation des règles du système. On peut en effet voir dans les comportements des étudiants la difficulté qu’ils éprouvent à s’émanciper des relations traditionnelles de pouvoir qui sous-tendent l’institution éducative et leur tendance à perpétuer les relations de pouvoir existantes. Alors que l’enseignante leur en offrait l’occasion, les étudiants semblent avoir du mal à remettre en cause certains principes de base de la «forme scolaire», notamment la forte présence d’une culture de l’écrit académique et de relations de pouvoir verticales.

Cela nous semble à mettre en lien avec le fait que les étudiants ont ressenti les échanges comme une activité essentiellement pédagogique et ne se sont pas impliqués en tant que personnes, mais en tant qu’apprenants. Ils demeurent ainsi dans le cadre éducatif et celui des relations de pouvoir socialement établies. Dans ce cadre, ils se montrent soucieux de respecter les règles hiérarchiques et les positions de pouvoir qui caractérisent traditionnellement les relations au sein de leur monde académique.

Au final, pour reprendre Foucault, c’est l’enseignante, à travers le pouvoir que lui confèrent l’institution et l’imaginaire des étudiants, qui décide directement et indirectement, d’une part, du droit qu’ont les étudiants de prendre ou non la parole et, d’autre part, qui est fondé à tenir telle ou telle sorte de langage.

Malgré les discours qui vantent l’effet de démocratisation que le numérique peut avoir, malgré les discours sur le potentiel exercice de nouvelles fonctions et la possibilité de s’adresser à tous sans habilitation légitimante, l’utilisation du numérique ne conduit pas forcément à la mise en oeuvre des potentiels même si des actions sont mises en place par les enseignants en ce sens. Au contraire, sommes-nous tentés de dire, le numérique en éducation peut contribuer à conforter voire renforcer les positions de pouvoir dans le cas où l’enseignant est le propriétaire ou du moins l’administrateur des espaces numériques utilisés et qu’il dispose ainsi de pouvoirs réels ou imaginés très forts.

4. Perspectives

Ces résultats laissent entrevoir l’importance d’une approche qui mette l’accent sur les rapports de pouvoir en présence et leur effet sur le comportement des acteurs du système éducatif. Dans une discipline qui vise l’acquisition de compétences permettant d’utiliser les langues dans des situations diverses, notamment au sein d’interactions sociales diversifiées, des études sociocritiques qui abordent la question des enjeux de pouvoir ne peuvent qu’être essentielles. Elles permettront de savoir dans quelle mesure les tâches proposées aux apprenants dans des conditions spécifiques permettent ou non de faire l’expérience d’une communication authentique au sein de relations plus ou moins horizontales ou verticales. Elles devraient également, dans une perspective interventionniste, permettre de faire émerger des propositions pédagogiques visant une utilisation du numérique qui encourage une communication plus égalitaire et authentique et conduise à réduire l’impact de la présence visible ou invisible de l’enseignant.

La «Praxis» et l’intervention sociale (ici didactique et pédagogique) nous semblent en effet avoir toute leur place dans l’approche sociocritique. Pour l’École de Francfort, dire le secret des relations de pouvoir dans la société était une façon suffisante d’allier «Theorie» et «Praxis» dans l’espoir que le dévoilement des dysfonctionnements pousserait le peuple à agir pour modifier la société. Pour une sociocritique moderne, il nous semble important, en accord avec De Munck (2011), d’ajouter au dévoilement une dimension interventionniste qui propose des pistes pour apporter des solutions aux problèmes identifiés.

Dans le cas présent, il est ainsi possible, si l’on entend promouvoir une communication plus authentique et plus démocratique, de réduire encore plus les éléments de pouvoir de l’enseignant par exemple en optant pour des espaces numériques dont il ne soit pas le gestionnaire et de proposer des interactions en ligne dont l’enseignant ne soit pas l’évaluateur. Mais surtout, au vu des difficultés constatées chez les étudiants à s’émanciper de leur rôle d’apprenant et des rapports de pouvoir établis par le système éducatif, il nous semble essentiel de travailler avec les apprenants sur les relations de pouvoir et leur possible remise en cause. L’une des pistes nous semble la participation à des sites de type 2.0 qui offrent des espaces d’action et interaction en dehors du monde éducatif, encore faut-il que cela soit fait avec la volonté d’empowerment de l’apprenant acceptée par celui-ci et non seulement pour les bénéfices en matière d’apprentissage.