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Bonne cuisine et bon vin, c’est le paradis sur terre.

Henri IV, Roi de France (1553–1610)[1]

Introduction

Le Canada est un important producteur de vins, de bières et de spiritueux[2]. Ces produits sont confectionnés par des producteurs locaux de chaque province; en ce qui concerne le vin et la bière, plus de 90 % des revenus de ces industries proviennent de livraisons intérieures[3]. Or, certains produits locaux ne sont pas vendus par les commissions provinciales des alcools[4]. Pour un résident d’une province productrice de produits alcoolisés, aucun problème ne se pose : un résident de l’Ontario peut être membre d’un club de vin d’un vignoble ontarien et recevoir du vin directement du vignoble par la poste[5]. La situation est différente si un résident du Nouveau-Brunswick est un grand amateur de ce même vin ontarien : seules des quantités réglementées par la province d’accueil peuvent être transportées physiquement sur ce territoire[6]. De même, un résident de l’Ontario qui se rend en Nouvelle-Écosse en voiture — et qui traverse le Nouveau-Brunswick — ne peut rapporter chez lui, pour sa consommation personnelle, plus d’une bouteille de vin néo-écossais, même s’il est assujetti à des quotas d’importation d’alcool plus élevés dans sa province de résidence.

L’importation interprovinciale de produits alcoolisés soulève plusieurs questions d’ordre constitutionnel. En effet, la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que la réglementation du commerce relève du Parlement canadien, alors que les activités commerciales locales sont de compétence provinciale[7]. Qu’en est-il du commerce des produits alcoolisés? À l’heure actuelle, la Loi sur l’importation de boissons enivrantes prévoit qu’un individu peut importer du vin, de la bière ou des spiritueux d’une province à l’autre pour sa consommation personnelle « selon les quantités et les modalités permises par les lois de cette dernière »[8]. La majorité des provinces ont modifié leurs lois pour permettre l’importation d’une quantité — limitée ou non — de produits alcoolisés pour consommation personnelle sur leur territoire[9]. Or, le Nouveau-Brunswick applique toujours des limites mises en place dans les années 1960[10]. En 2018, dans la décision R c. Comeau[11], la Cour suprême du Canada s’est interrogée sur la constitutionnalité des limites adoptées par le législateur néo-brunswickois : ces limites sont-elles contraires à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui semble interdire toute forme de barrière commerciale? En se basant sur la décision Gold Seal v. Alberta[12] rendue en 1921, la Cour suprême conclut qu’il n’est pas inconstitutionnel pour une province d’adopter des limites en matière d’importation de boissons alcoolisées à des fins personnelles; l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 n’impose pas le libre-échange entre les provinces canadiennes[13].

Dans Comeau, la Cour suprême confirme une règle de droit adoptée pendant la période de prohibition de la vente et de la consommation d’alcool sur le territoire canadien. Cependant, il aurait été justifié que la Cour suprême revoie l’interprétation de l’article 121 adoptée dans l’arrêt Gold Seal à la lumière du critère de changement social et législatif développé dans les arrêts Canada (PG) c. Bedford[14] et Carter c. Canada (PG)[15]. Ainsi, compte tenu des changements législatifs et sociaux en matière d’importation interprovinciale de boissons alcoolisées à des fins personnelles, la disposition néo-brunswickoise aurait dû être déclarée inconstitutionnelle.

Ce commentaire a pour objet d’exposer le lecteur au contexte historique entourant l’adoption, par le Parlement canadien et par le Nouveau-Brunswick, de mesures de réglementation du commerce interprovincial des boissons alcoolisées à des fins personnelles. L’auteure se penche également sur la décision Comeau en discutant particulièrement du standard de révision de précédents pour cause de changements sociaux et législatifs qui auraient permis à la Cour suprême d’interpréter différemment — à la lumière de données nouvelles — l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867.

I. La réglementation du commerce interprovincial des boissons alcoolisées : une compétence partagée entre le Parlement canadien et les provinces 

A. Les premiers efforts de réglementation du commerce de boissons alcoolisées

La réglementation du commerce de l’alcool est depuis plusieurs siècles une préoccupation pour la population[16]. Au moment de la colonisation française, des mesures sont prises pour empêcher le commerce de boissons alcoolisées avec les Autochtones et l’importation de ces boissons dans la colonie[17]. Ces efforts de réglementation se poursuivent sous la colonisation anglaise, pendant laquelle des taxes sont imposées sur les produits alcoolisés et des mesures de contrôle sont adoptées dans les provinces du Haut-Canada, du Bas-Canada et du Canada-Uni[18]. Toutefois, la réglementation et le système de permis en place ne permettent pas de résoudre les problèmes liés à la consommation de produits alcoolisés.

À la suite de ces échecs et de l’influence d’idées venues des États-Unis, le mouvement de la tempérance s’organise au XIXe siècle : à cette époque, certains affirment que l’alcool constitue un obstacle au succès économique, à la cohésion sociale, et à la pureté morale et religieuse[19]. La vente de spiritueux étant interdite pour la première fois dans l’État du Maine, le Nouveau-Brunswick est la première région de l’Amérique du Nord britannique à adopter une loi interdisant le commerce et la production de l’alcool[20]. En raison des oppositions de la communauté et des difficultés de mise en oeuvre de cette loi par les magistrats, la loi ne reste en vigueur que huit mois avant d’être abrogée[21]. Les Provinces-Unies du Canada adoptent une loi interdisant la vente d’alcool en 1864[22]; plusieurs municipalités du Haut et Bas-Canada votent des règlements en faveur de son application sur leur territoire, mais plusieurs sont rapidement abrogés[23]. Ainsi, ces premiers efforts de prohibition s’avèrent un échec.

Après la Confédération, les efforts des défenseurs de la tempérance reprennent[24]. Les questions touchant au partage des compétences entre le Parlement canadien et les provinces en matière de réglementation du commerce de l’alcool se posent lorsque le Parlement canadien se penche, au début du XXe siècle, sur la possibilité d’adopter une loi sur la prohibition de la vente d’alcool[25] : mais qui, du Parlement canadien ou des législatures provinciales, a compétence en la matière? En 1878, la Cour suprême confirme que la compétence de légiférer en matière de commerce et de taxes appartient au Parlement canadien, sauf dans le cas de délégation aux législatures provinciales[26]. Cette même année, le Parlement canadien adopte l’Acte relatif à la vente des boissons enivrantes — aussi connu sous le titre d’Acte sur la tempérance —, qui cherche à réglementer uniformément la vente de boissons enivrantes sur le territoire canadien[27]. La Cour suprême confirme que cette loi est intra vires du Parlement canadien et conclut que, selon son pouvoir de légiférer en matière de commerce, seul le Parlement canadien a le pouvoir d’interdire le commerce de boissons enivrantes dans le Dominion[28]. En 1882, le Comité judiciaire du Conseil privé, dans une affaire similaire, confirme que l’objectif de la loi canadienne — qui est de réglementer uniformément sur le territoire du Dominion la vente, la fabrication et le commerce de l’alcool — se rapporte à son pouvoir résiduel en matière de paix, ordre et bon gouvernement[29].

Qu’en est-il de la compétence en matière de commerce interprovincial des boissons alcoolisées? La Cour suprême rend deux décisions contradictoires. Elle conclut dans la décision In re Prohibitory Liquor Laws que les provinces n’ont pas de compétence en matière de vente et de commerce interprovincial des boissons alcoolisées[30]. Dans la décision Huson v. South Norwich (Township), les législatures provinciales peuvent réglementer la vente d’alcool, mais la réglementation du commerce interprovincial et l’interdiction de la fabrication de boissons alcoolisées est de compétence fédérale[31]. Le Comité judiciaire du Conseil privé vient mettre un terme au débat : en raison de leur compétence en matière de droits civils et de propriété, les provinces sont en mesure d’interdire le commerce sur leur territoire. Toutefois, l’interdiction du commerce interprovincial de l’alcool peut faire partie du pouvoir résiduel de paix, ordre et bon gouvernement[32].

Après l’adoption de l’Acte sur la tempérance par le Parlement canadien en 1878[33], la ville de Fredericton est la première à interdire la vente d’alcool sur son territoire[34], suivie des villes de Saint-Jean[35] et de Moncton[36]. La position du gouvernement néo-brunswickois est claire : une loi générale de prohibition de l’alcool serait bénéfique à la population de la province et serait approuvée par une majorité de l’électorat[37]. En 1896, l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick adopte la Liquor License Law permettant à des municipalités d’interdire la vente d’alcool à la suite d’une pétition auprès de leur population[38].

Ainsi, à la fin du XIXe siècle, la question constitutionnelle de la réglementation de la vente, de la fabrication et du commerce des boissons alcoolisées se résume de la manière suivante : le Parlement canadien a la compétence de légiférer en la matière conformément à son pouvoir résiduel de paix, ordre et bon gouvernement[39]. Par contre, cette compétence ne s’étend pas au pouvoir d’interdire complètement la vente, la fabrication ou le commerce de l’alcool sur le territoire canadien. Pour leur part, les provinces ont la compétence d’interdire le commerce de l’alcool en raison de leur pouvoir en matière de droits civils et droits de propriété sur leur territoire.

B. L’époque de la prohibition et l’interprétation de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 dans l’arrêt Gold Seal v. Alberta

Plusieurs mesures de restriction du commerce des boissons alcoolisées sont adoptées comme mesures de guerre[40]. Au Nouveau-Brunswick, l’Assemblée législative adopte la prohibition complète en 1916 : l’objectif premier de la Intoxicating Liquor Act, 1916 est de limiter le commerce de boissons alcoolisées dans la province[41].

Dans cet élan de prohibition, le Parlement canadien se penche, en 1919, sur la question de l’importation des boissons enivrantes et modifie la Loi sur la tempérance[42]. Selon le nouvel article 152, il est possible pour une législature provinciale de demander à ce qu’une proclamation du gouverneur en conseil soit faite pour « que l’importation et l’introduction des liqueurs enivrantes dans cette province [puissent] être prohibées » [notre traduction][43]. Pour ce faire, il doit y avoir en place dans la province des mesures de prohibition de la vente d’alcool et une résolution de la législature doit être adoptée à cet effet[44]. En cas de proclamation, il est prévu que « nul ne peut importer, expédier, apporter, ni transporter de la boisson enivrante dans cette province » [notre traduction][45].

C’est d’ailleurs dans ce contexte que l’arrêt Gold Seal — précédent confirmé dans l’arrêt Comeau — est rendu par la Cour suprême en 1921[46]. Dans cet arrêt, un détaillant et commerçant de produits alcoolisés conteste l’interdiction de commerce interprovincial prévue à la Loi sur la tempérance. La Cour suprême se penche sur la question de la séparation des pouvoirs et de la compétence du Parlement canadien d’adopter cette loi. Elle confirme que le Parlement canadien a compétence en matière de réglementation du commerce interprovincial des boissons alcoolisées[47].

En ce qui concerne l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 — mentionné succinctement dans la décision Gold Seal — le juge Idington, dissident, affirme que « cet article n’a pas [...] été considéré autrement qu’accessoirement par les cours ayant à traiter du genre de questions en jeu dans la présente affaire » [notre traduction][48]. Il conclut d’ailleurs, en se basant sur la décision Ontario (AG) v. Canada (AG)[49], qu’une telle disposition ne permettrait pas à une province d’empêcher le flot de biens provenant d’une autre province, sauf dans un cas légiféré par le Parlement canadien[50]. Le juge en chef Davies ne mentionne pas l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, alors que les juges Duff et Anglin en font une analyse en quelques lignes[51]. Pour sa part, le juge Mignault conclut que 

the object of section 121 was not to decree that all articles of the growth, produce or manufacture of any of the provinces should be admitted into the others, but merely to secure that they should be admitted “free”, that is to say without any tax or duty imposed as a condition of their admission. The essential word here is “free” and what is prohibited is the levying of custom duties or other charges of a like nature in matters of interprovincial trade[52].

La Cour suprême conclut donc que l’article 121 n’a pas pour objet d’assurer un libre-échange des boissons alcoolisées au Canada, mais bien d’empêcher l’imposition de taxes ou de droits de douane.

Au cours des années 1920, les provinces lèvent la prohibition et permettent la vente réglementée d’alcool sur leur territoire[53]. Le Nouveau-Brunswick emboîte le pas — tardivement — en 1927[54]. La Société des alcools du Nouveau-Brunswick naît : son rôle est d’assurer « la gestion, la supervision de tous les magasins d’alcool du gouvernement et de faire l’administration de la présente loi » [notre traduction][55] ainsi que de contrôler la vente et l’importation de l’alcool dans la province[56]. Il n’existe à cette époque aucune exception d’importation pour consommation personnelle. En effet, toute importation de boissons alcoolisées doit se faire par l’entremise de la Société des alcools de la province.

Lorsque la prohibition se termine à la fin des années 1920, ce qui rend la Loi sur la tempérance inapplicable aux provinces[57], le Parlement canadien adopte une loi interdisant le commerce international et interprovincial des boissons enivrantes[58]. Cette loi, toujours en vigueur[59], a toutefois subi quelques modifications depuis son adoption en 1928, comme nous le verrons dans la partie suivante.

II. L’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 : une entrave à la libre circulation des boissons alcoolisées à des fins personnelles?

A. La réglementation néo-brunswickoise de l’importation de boissons alcoolisées à des fins personnelles : l’arrêt R c. Comeau

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le paysage législatif en matière de réglementation de l’alcool est le suivant : les provinces ont la compétence de légiférer en matière de commercialisation de l’alcool sur leur territoire. Toutefois, une interdiction fédérale d’importation entre les provinces est en place; malgré cette interdiction, les provinces adoptent des modifications législatives pour permettre des importations limitées sur le territoire[60].

Au début des années 1960, des changements sont proposés à la Intoxicating Liquor Act du Nouveau-Brunswick, notamment pour permettre la vente d’alcool dans certains établissements ainsi que l’importation de certaines quantités d’alcool à des fins personnelles. Le projet de loi est mal reçu : les membres de l’Assemblée législative soulèvent des préoccupations quant à une libéralisation de la vente de boissons alcoolisées, dont les risques associés à la conduite d’un véhicule à moteur sous l’influence de l’alcool[61] et les possibilités pour les consommateurs de fréquenter les tavernes pendant de plus longues durées[62]. En ce qui concerne le commerce interprovincial des boissons alcoolisées, le parrain du projet de loi affirme qu’en appliquant les nouvelles normes législatives, il serait possible pour un particulier d’importer d’une autre province une quantité de boissons alcoolisées limitée[63]. Hormis cette permission, il n’y a toutefois aucune distinction entre une importation de boissons alcoolisées de l’État du Maine ou de la province de Québec[64].

La Liquor Control Act[65] est adoptée en 1962 : plusieurs établissements peuvent se procurer un permis de vente de boissons alcoolisées[66]. En ce qui concerne l’importation de boissons alcoolisées à des fins personnelles, l’article 42 prévoit qu’« [u]ne personne à qui la loi n’interdit pas d’avoir ni de consommer des boissons alcooliques peut avoir et consommer [...] une bouteille de boisson alcoolique ou une douzaine de chopines de bière au plus, achetée par elle-même ou par la personne qui lui en a fait un cadeau véritable, hors du Nouveau-Brunswick »[67]. Cette disposition législative est toujours en vigueur aujourd’hui. Ainsi, un résident du Nouveau-Brunswick ne peut pas importer, à des fins personnelles, plus d’une bouteille d’alcool ou 12 bouteilles de bière[68]. Malgré la libéralisation des marchés au cours des dernières décennies, les règles néo-brunswickoises sont toujours en vigueur[69] — et ont mené à une décision rendue par la Cour suprême en avril 2018.

Toutefois, les résidents néo-brunswickois se rendraient souvent au Québec pour acheter des boissons alcoolisées à des prix inférieurs à ceux fixés dans leur province[70]. En octobre 2012, c’est ce que fait M. Comeau, résident de Tracadie, dans le nord-est de la province. Il se rendit au Québec pour y acheter 354 bouteilles de bière et trois bouteilles de spiritueux. Interpelé par la police à son retour au Nouveau-Brunswick, les autorités confisquent ses boissons alcoolisées et lui imposent une amende[71]. M. Comeau soutient que l’interdiction prescrite par la loi néo-brunswickoise est invalide « parce qu’[elle] constitue un obstacle commercial qui contrevient à l’[article] 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 »[72]. En effet, selon une interprétation téléologique, l’intention de l’article 121 est d’assurer le libre-échange entre les provinces, sans obstacle commercial[73]. Or, dans cette affaire, la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick déduit que la Cour suprême, dans son arrêt Gold Seal rendu en 1921, arrive à une conclusion différente : « l’[article] 121 ne fait rien de plus que de protéger la circulation des produits canadiens contre des “droits de douane” ou des “taxes” interprovinciaux »[74].

Soulevant que « les propos des juges Duff, Mignault et Anglin [dans l’arrêt Gold Seal] ont été interprétés par la suite comme signant l’arrêt de mort de ce que la défense soutient être un droit au libre-échange interprovincial protégé par la Constitution »[75], la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick se propose toutefois d’examiner l’affaire Gold Seal à la lumière d’une nouvelle preuve d’expert[76]. En effet, elle affirme que « les tribunaux ne doivent pas adopter des interprétations inflexibles ancrées dans le passé »[77]. Après une étude du concept de libre-échange au moment de la Confédération et du contexte d’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867[78], elle arrive à la conclusion que

les Pères de la Confédération voulaient le libre-échange entre leurs ressorts respectifs. Ils voulaient aussi éliminer les droits de douane entre les provinces afin d’ouvrir le marché à la circulation de leurs produits. Je conclus que pour les Pères de la Confédération, l’union voulait dire le libre-échange, l’élimination de tous les obstacles commerciaux entre les provinces qui feraient partie du Dominion du Canada qu’ils projetaient[79].

Pour se permettre d’écarter ce précédent, la Cour provinciale affirme qu’il existe un changement important dans la preuve. Elle note qu’aucune preuve quant au contexte d’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 n’a été présentée au juge des faits dans les décisions précédentes[80]. Elle ajoute toutefois que « [l]’intention des auteurs de la Constitution dans la rédaction du texte de loi est évidemment un facteur très important dont il faut tenir compte, mais ce n’est pas un facteur déterminant »[81], tout en se penchant sur la question du fédéralisme canadien et des différents monopoles mis en place par les provinces[82]. La Cour provinciale conclut que le libre-échange entre les provinces était l’un des objectifs des Pères de la Confédération pour assurer le développement économique dans le Dominion, mais également pour pallier la perte du libre-échange avec les États-Unis[83].

En obiter, la Cour provinciale ajoute qu’elle est consciente des effets potentiels de sa décision sur la libre circulation des produits entre les provinces. Elle affirme d’ailleurs que la façon de procéder la plus simple serait de suivre la décision rendue dans l’affaire Gold Seal et de permettre le maintien des structures et des systèmes qui sont en vigueur depuis près d’un siècle. Or, c’est ce qu’elle décide de ne pas faire en adoptant plutôt une interprétation de l’article 121 ancrée dans le contexte historique d’adoption de cette disposition[84].

La Cour suprême décide de préconiser la solution rejetée par la Cour provinciale et opte pour la voie offrant une stabilité économique et fédérale : étant donné que l’arrêt Gold Seal a interprété l’article 121 en 1921, la Cour provinciale était liée par cette règle de droit en raison du principe du stare decisis[85]. Pour contourner ce principe, une cour doit être convaincue que « de nouvelles questions de droit sont soulevées par suite d’une évolution importante du droit ou qu’une modification de la situation ou de la preuve change radicalement la donne »[86]. Or, il n’est pas possible de « déroger au principe du stare decisis vertical sur le fondement de nouveaux éléments de preuve en raison d’un désaccord ou d’une interprétation différente »[87]. Aucune preuve acceptée par le juge du procès ne constitue une preuve de l’évolution des faits législatifs et sociaux; la preuve acceptée — une description de renseignements historiques et l’évaluation de ces renseignements — ne démontre pas qu’« un changement profond des circonstances sociales est survenu depuis l’époque où l’arrêt Gold Seal a été rendu »[88]. Ainsi, le juge du procès n’était pas en mesure de déroger au principe du stare decisis vertical[89].

D’ailleurs, le procureur général du Nouveau-Brunswick affirme, dans son mémoire, qu’une libre circulation des biens entre les provinces ne serait pas optimale compte tenu de leurs différences économiques, sociales et culturelles, et qu’elle ne permettrait pas de respecter le principe de fédéralisme[90]. De plus, la Cour provinciale ne pouvait pas présumer que la « nouvelle preuve » qu’elle a prise en compte n’avait pas également été présentée lors d’affaires antérieures[91].

En ce qui concerne l’interprétation à donner à l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, la Cour suprême conclut que 

[l]’article 121 n’impose pas de libre-échange absolu dans l’ensemble du Canada. [...] [C]ette disposition interdit aux gouvernements de percevoir des tarifs ou de mettre en place des mesures semblables [...], mais [...] elle n’interdit pas aux gouvernements d’adopter des mesures législatives et des régimes de réglementation visant d’autres objectifs et qui ont des effets accessoires sur la circulation des biens d’une province à une autre[92].

L’objectif principal de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick est de permettre « la supervision par des entités publiques de la production, de la circulation, de la vente et de l’utilisation »[93] des boissons alcoolisées sur le territoire de la province. Donc, comme l’objectif de la province n’est pas de restreindre le commerce interprovincial de ces boissons, il n’y a pas de violation de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867[94]. De plus, comme le mentionne le procureur général du Nouveau-Brunswick, la Loi sur la réglementation des alcools a pour effet de créer un monopole dans la province — ce qui est permis en vertu de l’article 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 —, la vente d’alcool étant une importante source de revenus pour le gouvernement[95]. Les procureurs généraux des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut soulèvent également les raisons sociales et de santé publique en lien avec une réglementation accrue de la vente des boissons alcoolisées[96].

En somme, la Cour suprême infirme la décision rendue en première instance parce que M. Comeau n’avait introduit aucune preuve de l’évolution des faits législatifs et sociaux. Toutefois, M. Comeau soulève dans son mémoire que la décision Gold Seal — qui a été confirmée par la Cour suprême comme précédent — est erronée : aucune preuve quant à l’objet de l’article 121 n’est tenue en compte par les juges Duff, Anglin et Mignault[97]. De plus, bien que certaines restrictions au commerce puissent être justifiées, d’autres ne semblent motivées que par la volonté des entreprises locales de se protéger de la concurrence interprovinciale[98].

B. Le contexte social et législatif du commerce interprovincial de l’alcool : une raison pour réinterpréter Gold Seal v. Alberta?

Le paysage social et législatif en matière de commerce de boissons alcoolisées a changé depuis l’adoption des règles d’interprétation de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 par la Cour suprême dans l’arrêt Gold Seal[99]. Ainsi, certains intervenants proposent une interprétation large de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867, notamment en adoptant un test qui met un frein à l’approche protectionniste préconisée par cet arrêt[100]. Pour ce faire, il faut écarter ce précédent en se basant sur le principe établi dans les affaires Bedford[101] et Carter[102], selon lequel

le principe du stare decisis ne constitue pas un carcan qui condamne le droit à l’inertie. Les juridictions inférieures peuvent réexaminer les précédents de tribunaux supérieurs dans deux situations : (1) lorsqu’une nouvelle question juridique se pose; et (2) lorsqu’une modification de la situation ou de la preuve « change radicalement la donne »[103].

La Cour suprême rejette l’argument comme quoi la nouvelle preuve d’expert est un élément qui change la donne. Elle ne se penche pas sur la question de la modification de la situation; or, le contexte social et législatif a radicalement changé depuis l’adoption de la décision Gold Seal en 1921. En effet, rappelons que l’arrêt Gold Seal a été rendu par la Cour suprême à une période où des lois provinciales interdisant la vente et la consommation d’alcool étaient en vigueur — ou abrogées peu auparavant — et que le Parlement canadien interdisait le commerce interprovincial des boissons alcoolisées.

En 2012, le Parlement canadien modifie la Loi sur l’importation de boissons enivrantes pour lever l’interdiction d’importation interprovinciale à des fins personnelles, laissant toutefois le soin aux provinces de réglementer la quantité pouvant être importée sur leur territoire[104]. En 2014, cette exception est élargie pour s’appliquer également à la bière et aux spiritueux[105]. La majorité des provinces ont modifié leurs lois respectives de contrôle du commerce des boissons alcoolisées en conséquence.

Certaines provinces préfèrent ne pas réglementer ce commerce ou l’autoriser sans limites. L’Ontario décide de ne pas interdire le commerce de boissons alcoolisées, sans pour autant le réglementer outre mesure[106]. D’autres autorisent ce commerce : la loi manitobaine n’empêche pas l’importation de produits alcoolisés[107], alors que l’Alberta permet l’importation des boissons alcoolisées pour consommation personnelle, mais charge la Commission des liqueurs de fixer les quantités pouvant être importées[108]. Depuis 2015, la Nouvelle-Écosse permet l’importation personnelle de vins dans certaines circonstances[109]. D’autres provinces permettent une importation interprovinciale, tout en fixant par règlement les quantités pouvant être importées. Ainsi, l’Île-du-Prince-Édouard[110], le Québec[111], la Saskatchewan[112] et la Colombie-Britannique[113] ont adopté des limites permettant un commerce interprovincial d’alcool accru : trois litres de spiritueux, neuf litres de vin et 24,6 litres de bière. Seuls le Nouveau-Brunswick[114] et Terre-Neuve[115] maintiennent des limites d’importation minimales : 12 bouteilles de bière ou une bouteille de boisson alcoolisée.

Les modifications législatives récentes du Parlement canadien ont été proposées pour permettre au marché canadien du vin de se développer et, ainsi, pour encourager la production de produits alcoolisés locaux, sans que les commerçants locaux aient à se soumettre aux politiques contraignantes pour la vente dans les commissions des alcools provinciales[116]. En effet, les méthodes commerciales — notamment en matière de commerce électronique et d’envois par la poste — permettent aux producteurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs[117]. Les producteurs locaux de vin et de bière dépendent des livraisons intérieures pour plus de 90 % de leurs ventes[118]; la vente directe aux consommateurs est donc primordiale pour leur survie économique[119]. Comme le mentionne l’intervenant Liquidity Wine Ltd.,

[t]his federal amendment ignited hope in small producers of Canadian-made wine who rely on direct to consumer shipping for their survival. Interprovincial trade barriers erected by the provinces extinguished this hope and subverted both s. 121 and the Parliamentary amendment to the [Loi sur l’importation des boissons enivrantes][120].

Elle ajoute que

[l]egitimate provincial purposes such as health and safety regulations and direct taxation do not require laws that prohibit Canadians from purchasing directly from producers in other provinces, that force Canadians to purchase Canadian-made liquor only from provincial monopolies, or that unreasonably restrict the quantity of Canadian-made liquor a Canadian may import from another province[121].

La mise en place d’interdictions d’importations interprovinciales à des fins personnelles a un effet majeur sur ces producteurs.

Il est important d’ajouter qu’une multitude de producteurs de vins, de bières et de spiritueux locaux ont vu le jour au cours des dernières décennies. À titre d’exemple, le Nouveau-Brunswick compte, pour l’année 2016-2017, 29 brasseries, deux cidreries, 19 vineries locales et trois distilleries[122]. Bien qu’Alcool Nouveau-Brunswick semble offrir une vitrine intéressante aux producteurs locaux de la province en diminuant les prérequis pour la vente d’un produit dans les commissions des alcools[123], les barrières mises en place par l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 — et maintenue par la Cour suprême — rendent difficile, voire impossible, le commerce de ces produits à l’extérieur de la province.

Il est mentionné dans la décision de la Cour suprême — et réitéré dans le mémoire de l’intervenant Dairy Farmers of Canada, Egg Farmers of Canada, Chicken Farmers of Canada, Turkey Farmers of Canada and Canadian Hatching Egg Producers[124] — qu’une telle ouverture du marché pourrait avoir des effets non négligeables dans plusieurs domaines connexes[125]. Certains procureurs généraux des provinces ont d’ailleurs soulevé que si la Cour suprême maintenait l’interprétation de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 donnée par le juge de première instance, celle-ci aurait des effets sur une multitude d’aspects du commerce, notamment en matière de mise en marché collective, de monopoles, d’entreprises d’État et d’accords de commerce[126]. Ce point de vue est partagé par M. Comeau qui affirme que « l’interprétation faite dans Comeau pourrait exiger des modifications à la réglementation existante pour permettre la vente de beurre, de fromage, de yogourt, de poulet, d’oeufs et de dinde d’une province à une autre » [notre traduction][127]. Il est cependant important de rappeler — et je trouve déplorable que cet élément n’ait pas été soulevé par les parties — que les limites mises en place par l’article 43(c) de la Loi sur la réglementation des alcools du Nouveau-Brunswick ne s’appliquent que dans le cas d’importations de boissons alcoolisées à des fins personnelles. Déclarer cet alinéa inconstitutionnel aurait eu des effets minimes sur la mise en marché de produits par les commissions des alcools[128]. Dans le même ordre d’idée, aucune règle juridique ne semble interdire à un résident d’une province canadienne de se procurer des oeufs, du lait ou tout autre bien, pour sa consommation personnelle, dans une autre province[129].

La levée de l’exception de l’importation de boissons alcoolisées à des fins personnelles aurait donc eu, à mon avis, très peu d’effets sur le commerce de produits au Canada. Celle-ci aurait toutefois permis aux producteurs locaux de vins, de bières et de spiritueux de développer leur commerce directement auprès des consommateurs des autres provinces, tout en proposant à l’ensemble des consommateurs canadiens la variété exceptionnelle de produits alcoolisés artisanaux que nous offre notre pays.

Conclusion

Malgré un contexte législatif et social différent de celui des années 1920, la Cour suprême confirme dans l’arrêt Comeau une règle de droit adoptée pendant la prohibition. En effet, la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle sont ponctués de vagues d’actions afin d’encourager les législateurs fédéral et provinciaux à adopter des mesures de prohibition de la vente et du commerce de l’alcool, sauf dans des circonstances bien précises en lien avec la santé, la science, la religion et la mécanique. Après la levée de la prohibition par les législatures provinciales, le Parlement canadien adopte en 1928 une loi interdisant complètement le commerce interprovincial de boissons alcoolisées, loi qui est modifiée d’abord en 2012 puis en 2014 pour permettre le commerce interprovincial de boissons alcoolisées à des fins personnelles.

Le Nouveau-Brunswick a été touché par la prohibition depuis le début de cette vague politique : c’est d’ailleurs la première province à adopter une loi prohibitive à la fin du XIXe siècle et l’une des dernières à abroger sa loi sur la prohibition dans les années 1920. Ce n’est que dans les années 1960 que le gouvernement permet à un particulier d’importer — pour son usage personnel — une quantité très limitée de boissons alcoolisées, limites qui sont toujours en vigueur à ce jour, et ce, malgré les modifications législatives apportées par le Parlement canadien et par les autres législatures provinciales. Malgré le contexte changeant au cours du dernier siècle et les arguments présentés par les représentants des producteurs locaux, la Cour suprême a choisi la solution assurant une certaine stabilité économique et fédérale.

Dans un contexte de libéralisation accrue du commerce international[130], quelles pourraient être les options pour permettre un décloisonnement de l’économie canadienne? Dans son mémoire, le procureur général de l’Ontario affirme que seuls les représentants élus devraient avoir la possibilité de négocier des ententes de commerce interprovincial[131], comme c’est le cas de l’Accord de libre-échange canadien[132]. Est-ce la solution? Compte tenu de l’interprétation restrictive de l’article 121 de la Loi constitutionnelle de 1867 par la Cour suprême, de tels accords permettraient-ils de répondre aux tensions possibles entre l’interprétation stricte de l’article 121 et la libéralisation des marchés?