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Introduction

La hausse de la prescription de psychotropes chez les jeunes s’impose comme un enjeu social majeur au Québec. Cette thématique s’est ailleurs invitée dans la campagne électorale québécoise de septembre 2018, et a fait l’objet d’une couverture médiatique durant la semaine du 11 septembre 2018.

Cet article présente les résultats d’une recherche exploratoire menée en partenariat avec le Regroupement des Auberges du coeur du Québec (RACQ). S’inscrivant dans la mouvance de l’action communautaire autonome, ce regroupement rassemble trente Auberges membres réparties dans dix régions du Québec. Celles-ci offrent un hébergement transitoire pour des jeunes de 12 à 30 ans qui sont en difficulté ou en situation d’itinérance. Une grande proportion de ces jeunes — jusqu’à 70 % dans certaines auberges — composent avec des problèmes de santé mentale et sont médicamentés[1]. Pour cette recherche, nous nous sommes intéressés à la façon dont certaines ou certains jeunes hébergés vivent les diagnostics et la médication en santé mentale et à la manière dont elles ou ils sont suivis par les professionnelles ou professionnels de la santé.

Si notre recherche a donné lieu à une publication concernant l’intervention en milieu de vie et la santé mentale des jeunes (Giguère et collab., 2019) en nous appuyant principalement sur des groupes de discussion menés auprès d’intervenantes et d’intervenants d’Auberges du coeur, cet article synthétise les analyses qualitatives issues des entrevues individuelles et de groupe menées auprès de jeunes hébergés.

Nous présenterons d’abord une recension des écrits sur la hausse des diagnostics et de la médication chez les jeunes, ainsi que sur le rapport au diagnostic et à la médication chez des jeunes en difficulté ou en situation d’itinérance; puis nous exposerons la problématique, les questions de recherche, la méthodologie, puis les principaux résultats émergeant de l’analyse des récits des jeunes participantes et participants.

Hausse des diagnostics et de la médication en santé mentale chez les jeunes

Dans 75 % des cas, les problèmes de santé mentale se développent avant l’âge de 25 ans et la moitié de ces problèmes apparaîtraient avant l’âge de 14 ans (Bordeleau et Joubert, 2017, p. 1). Une enquête de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) (2018) révèle que les jeunes de 15 à 24 ans sont plus sujets que celles et ceux des autres tranches de la population à se situer à un niveau élevé de détresse psychologique (Baraldi, Joubert et Bordeleau, 2015). À ce propos, l’ISQ (2018) rapporte que les jeunes du secondaire sont plus nombreux à éprouver des problèmes de santé mentale qu’il y a six ans. La proportion d’élèves ayant un niveau élevé de détresse psychologique est passée de 21 % à 29 %.

Selon l’Institut canadien d’information sur la santé (2015), la prévalence de la prise de médicaments psychotropes a fortement augmenté au Canada, depuis 2007-2008, au sein des jeunes générations : en l’espace de cinq ans, il fut observé une hausse de 23 % de la proportion de jeunes ayant reçu des médicaments pour traiter les troubles anxieux ou de l’humeur, et de 45 % de celle de jeunes utilisant des antipsychotiques.

Au Québec, la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) (2016) indique que deux fois plus de jeunes prennent des antipsychotiques comparativement à il y a 10 ans.

Avec le temps, les élèves du secondaire prennent également plus de médicaments (ISQ, 2018). En 2016-2017, presque 15 % des élèves prenaient des médicaments pour se concentrer ou se calmer, comparativement à près de 8 % six ans plus tôt. De plus, 2,6 % des jeunes prenaient des médicaments contre l’anxiété ou la dépression il y a six ans, comparativement à 3,6 % en 2016-2017. Chez les filles, ce chiffre grimpe à 4,2 %.

La question des jeunes en difficulté ou en situation d’itinérance 

Si ces chiffres nous renseignent sur la hausse des diagnostics et la médication chez les jeunes au Québec, d’autres études s’intéressent plus spécifiquement aux jeunes en difficulté ou en situation d’itinérance.

Dans la région de Montréal, 20 % à 36 % des jeunes de 12 à 17 ans hébergés en Centre jeunesse reçoivent une médication psychotrope (Lafortune, Laurier et Gagnon, 2004). Le Comité de travail sur la santé mentale des jeunes suivis par les Centres Jeunesse (2007) révélait que près de la moitié d’entre elles ou d’entre eux avait reçu un diagnostic de trouble de santé mentale et que près de deux jeunes sur cinq prenaient des médicaments psychotropes. La polypharmacologie touche également les jeunes en Centres jeunesse : 44 % sous médication feraient l’objet de multiples prescriptions (Bouchard et Lafortune, 2006).

Les rapports au diagnostic et à la médication chez les jeunes

La littérature rapporte l’influence du rapport de pouvoir avec le médecin, et le cas échéant, avec les intervenantes ou intervenants psychosociaux. Il s’agit d’une piste qui permet en partie de comprendre leurs rapports au diagnostic et à la médication.

Bouchard et Lafortune (2006) ont mené une enquête auprès d’adolescentes ou adolescents placés en centres jeunesse. Y sont observés deux phénomènes intimement liés :

  1. l’inobservance ou la non-concordance entre le comportement de la patiente ou du patient et les prescriptions du médecin;

  2. le recours aux ordonnances pour des fins d’automédication ou de substituts à la drogue.

Afin de saisir les causes de l’inobservance quant aux prescriptions, il importe de considérer les croyances, attitudes, valeurs symboliques et représentations des jeunes entourant la médication. Alors que Bradley (2003) fait remarquer que ces représentations seront façonnées par les relations impliquant le médecin, l’intervenante ou l›intervenant et la patiente ou le patient, Bouchard et Lafortune (2006, p. 121-122) précisent que « le refus ou l’arrêt de médication est souvent interprété comme un moyen de manifester une opposition à l’autorité ».

En outre, les effets secondaires indésirables peuvent également mener à des réticences ou à un refus de traitement. Le jugement des autres ou la peur de passer pour « folle » ou « fou » sont autant de motifs d’inobservance. Ces constats renvoient d’une manière plus générale aux moyens de protection utilisés par les personnes ayant reçu un diagnostic en santé mentale, afin de préserver une identité positive d’elles-mêmes (Gaulin, 2017; de Gaulejac et Taboada-Léonetti, 2007).

Concernant l’automédication, Thoër, Pierret et Levy (2008, p. 20) notent que « les frontières entre les usages licites et illicites du médicament semblent de plus en plus brouillées ». Selon Bouchard et Lafortune (2006, p. 20), ce phénomène s’inscrit dans un contexte marqué par « un plus grand accès aux produits pharmacologiques et aux savoirs qui s’y rapportent, ainsi que par une tendance à la banalisation du recours chimique dans la vie quotidienne » et cet usage soulève « la question de l’autonomie du sujet en santé et du rapport des individus à l’expertise médicale ». Le brouillage des frontières peut également s’opérer entre la consommation de médicaments et la consommation de drogues ou d’alcool chez les jeunes. Menée au sein d’Auberges du coeur, une étude de Dallaire et collab. (2012, p. 31) indique que les perceptions entourant la consommation se situent entre deux pôles : d’un côté, une consommation perçue comme une libération ou une émancipation; de l’autre côté, une consommation vue comme dévastatrice. Les jeunes peuvent ainsi consommer des médicaments de la même manière qu’ils peuvent recourir à la consommation de drogues : de façon récréative (et contrôlée), ou dans une relation de dépendance, pouvant ultimement mener à la petite criminalité (Dallaire et collab., 2012, p. 111).

Enfin, Dallaire et collab. (2012) relèvent trois logiques d’utilisation de la médication chez les jeunes :

  1. le médicament comme solution unique aux problématiques vécues par les jeunes;

  2. l’accompagnement des médicaments par des alternatives psychosociales ou des activités extrascolaires;

  3. l’opportunité offerte par des médecins de ne pas prescrire de médicaments et de proposer des alternatives psychosociales et des activités parascolaires.

Si une approche globale est souhaitable afin que collaborent intervenantes ou intervenants, médecins, parents et jeunes, elle n’est pas toujours choisie par les médecins, laissant les jeunes et leurs parents seuls avec une médication.

Selon le degré d’automédication et de réajustement des doses, ou encore, selon les effets du médicament, la perception de la médication sera favorable, mitigée ou défavorable. À ces égards, les intervenantes ou intervenants soulignent que l’efficacité et le degré de satisfaction liés à la médication dépendront grandement de la qualité des suivis auprès du médecin et des intervenantes ou intervenants psychosociaux (Dallaire et collab., 2012). Or, il apparaît que les jeunes résidentes ou résidents des Auberges du coeur sont généralement multimédicamentés, et ce, sans avoir accès à des suivis médicaux. Un constat similaire à ce qui prévaut chez les jeunes placés en centre de réadaptation et qui sont privés de services psychologiques ou psychosociaux gratuits dans des délais raisonnables (Lafortune, 2006).

Quant au diagnostic en santé mentale, il « donne une forme de légitimité au problème et ouvre l’accès aux services et ressources, mais il entraîne aussi un étiquetage et une stigmatisation du jeune » (Dallaire et collab. 2012, p. 100). Comme le soulignent ces auteures et auteurs, les demandes de diagnostic provenant des milieux scolaires font en sorte que le processus d’évaluation est accéléré et conduit trop rapidement à un diagnostic et à la prescription de psychotropes, sans nécessairement tenir compte des impacts potentiels.

Problématique et questions de recherche

Si la littérature nous révèle isolément les rapports au diagnostic et à la médication en santé mentale chez les jeunes, la manière dont ils s’articulent a faiblement été explorée. Il apparaît particulièrement intéressant de s’y pencher, considérant la hausse des diagnostics et de la médication en santé mentale que nous avons rapportée.

Les rapports au diagnostic et à la médication des jeunes s’expliqueraient donc en partie par les relations de pouvoir avec des prestataires de services en santé, ainsi qu’en lien avec l’accompagnement offert. Cela nous amène donc à considérer les trajectoires de soins et services en santé mentale des jeunes, notamment de celles et de ceux qui sont en difficulté ou en situation d’itinérance.

Les barrières d’accès aux soins et services auprès des jeunes en difficulté ou en situation d’itinérance ont été largement documentées par des revues systématiques, dont celles de Brown et collab. (2016), de Robards et collab. (2018) ou encore, celle de Duford (2013) pour le cas spécifique du Québec. Ces écrits abordent deux principaux volets : les barrières d’accès d’ordre structurel et les facteurs personnels d’engagement amenant les usagers à recourir ou pas aux services.

Toutefois, cette littérature n’explicite pas en quoi les perceptions des jeunes quant à leurs trajectoires de services peuvent influencer leur rapport au diagnostic ou à la médication. Aussi, avons-nous songé à approfondir l’analyse des rapports des jeunes au diagnostic et à la santé mentale, et ce, en examinant leur position relative à leurs conditions d’accompagnement.

Ainsi, cet article propose de répondre à trois questions de recherche :

  1. Quels sont les rapports qu’entretiennent des jeunes résidentes ou résidents des Auberges du coeur avec leurs diagnostics et la médication en santé mentale? De quelle manière ces rapports s’articulent-ils avec le diagnostic et la médication?

  2. Quelles sont les perceptions des jeunes au regard de leur accès aux soins et aux services en santé mentale?

  3. Ces perceptions sont-elles en lien avec la manière dont les jeunes s’approprient le diagnostic ou la médication?

Méthodologie et profils des jeunes participantes et participants

Notre recherche qualitative a été menée auprès de jeunes résidentes ou résidents des Auberges du coeur recrutés sur une base volontaire et rémunérée[2]. La collecte des données s’est déroulée de février à mars 2018 dans deux Auberges (Montréal et Drummondville). Quinze entrevues individuelles (huit à Montréal et sept à Drummondville) ont été menées auprès de jeunes résidentes, résidents, ex-résidentes ou ex-résidents et par le biais de deux groupes de discussion regroupant en tout vingt et un jeunes (quinze à Montréal et six à Drummondville). Nous avons également rencontré des intervenantes et intervenants d’Auberges du coeur des deux villes lors de deux groupes de discussion. Pour cet article, nous nous appuyons principalement sur les entrevues individuelles menées auprès des jeunes.

Les jeunes participantes et participants étaient âgés de 18 à 30 ans. Il s’agit de quatre jeunes femmes et de onze jeunes hommes qui résidaient ou avaient résidé au sein d’une Auberge du coeur à Montréal ou à Drummondville, comme moyen de répondre à leur situation d’itinérance ou de rupture familiale. Les récits montrent des parcours marqués par des épreuves difficiles : décès d’un parent, abandon familial, échecs scolaires, abus sexuels, exploitation financière, négligence parentale, violences familiales, instabilité résidentielle, garde de leur enfant retirée par les services de protection de la jeunesse, ou autres. Pour cette recherche, les jeunes avaient été invités à discuter d’enjeux entourant la santé mentale, thématique à laquelle elles ou ils s’identifient d’une manière ou d’une autre. De fait, presque l’ensemble des participantes et des participants a déclaré avoir reçu un ou des diagnostics en santé mentale. Choc post-traumatique, trouble de la personnalité limite (TPL), trouble déficitaire de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), troubles anxieux, bipolarité et dépression sont, dans l’ordre, les diagnostics qui ont été les plus fréquemment cités.

Les entrevues semi-directives s’appuyaient sur des guides d’entrevues visant à recueillir des données concernant leurs parcours de vie en ciblant différentes sphères (entre autres, famille, école, emploi), leurs expériences vis-à-vis de la santé mentale, leurs trajectoires d’accompagnement au sein des services et leurs perceptions de l’avenir. Bien que guidées par nos questions de recherche, les entrevues étaient ouvertes à la spécificité des cas et à la réalité des jeunes.

Une fois retranscrites intégralement, les entrevues ont été analysées selon cinq thèmes :

  1. l’articulation du parcours de vie et de la trajectoire de services;

  2. le rapport au diagnostic et à la consommation de médicaments ou de drogues;

  3. les émotions;

  4. le rapport aux institutions et aux interventions;

  5. la conscience sociale et la mobilisation collective.

En réponse aux questions de recherche précédemment énoncées, trois constats principaux émergent de l’analyse thématique des récits : un long processus d’ajustement solitaire des jeunes vis-à-vis de la médication, lequel est susceptible de prendre différentes directions (six cas de figure selon les liens qu’établissent les jeunes entre leur médication et leur diagnostic); des difficultés d’accès aux soins et services en santé mentale; le développement de réflexions critiques vis-à-vis des conditions d’accompagnement.

Un long processus d’ajustement solitaire des jeunes vis-à-vis de la médication

Un premier constat qui émerge de notre étude est l’existence de processus d’ajustement solitaire des jeunes vis-à-vis de la médication. Le médicament est ailleurs souvent l’unique solution qui leur est proposée pour répondre aux problématiques qu’elles ou ils vivent. Peu d’alternatives et d’accompagnements leur étant proposés, elles et ils se retrouvent, de leur point de vue, seuls face à la médication.

Sentiment de solitude

D’une manière générale, un sentiment de solitude émane des récits de ces jeunes. En raison de sentiments de trahison ou parce qu’elles ou ils ont été abusés par des proches, la plupart s’en remettent principalement à elles-mêmes ou à eux-mêmes pour faire face à leurs difficultés :

« Ma justice c’est moi-même. […] Je m’arrange toute seule et puis… je ne demande rien aux autres. »

Gaëlle[3]

Malgré ce manque de confiance envers autrui, des jeunes mentionnent avoir préféré ne pas être seuls face aux défis à affronter en lien avec leur santé mentale. Ne serait-ce que connaître une personne de confiance à qui pouvoir se confier :

« Ça aide beaucoup de savoir qu’il y a, comme, au moins quelqu’un qui est là. Juste d’avoir la présence de quelqu’un qui est là pour écouter, ça aide beaucoup aussi. »

Neville

Diane s’est débrouillée seule pour s’informer, mais aurait souhaité être accompagnée dans ce processus, car cela ravivait en elle de mauvais souvenirs :

« Puis à travers mon désir ardent d’introspection, j’lis des recherches sur tous les problèmes de santé mentale possible là. […] J’ai fait des recherches internet, j’ai été explorer le DSM… Je me suis documentée, énormément. J’étais pas accompagnée. Mais c’est un peu ça le danger parce que t’sais, moi, j’ai vécu des gros traumatismes, puis d’aller refouiller là-dedans avec une grosse pelle, c’était un peu dangereux pour moi-même, parce que là j’étais toute seule là-dedans. »

Diane

D’une manière générale, ce sentiment de solitude influencera la manière dont ces jeunes appréhendent leur diagnostic et la médication.

Dissociation entre le diagnostic et la médication

Notre enquête fait ressortir un long processus d’ajustement solitaire vis-à-vis de la médication, lequel est susceptible de prendre différentes directions. Au regard des entrevues individuelles, la majorité des jeunes ont ajusté elles-mêmes ou eux-mêmes leur médication en la dissociant de leur diagnostic, n’établissant pas nécessairement de lien entre ce dernier et leur médication, cela selon trois principaux cas de figure.

Le premier cas de figure se caractérise ainsi par une tendance à considérer que le diagnostic reçu ne mène pas nécessairement à une médication, ou à une médication appropriée. Cela peut renvoyer à un besoin de diagnostic sans médication. Le diagnostic reçu sera parfois utilisé dans un but autre que médical, comme pour se faciliter l’existence, tel un rapport avec l’école ou son patron. Ainsi, lorsqu’il le croit nécessaire, Noah peut feindre certains symptômes en rencontrant un spécialiste pour recevoir un diagnostic de dépression afin d’éviter d’être renvoyé par son patron pour cause de dépendance à la drogue :

« J’étais conscient que j’étais dépendant. C’était… C’est juste plus parce que quand je suis allé voir mon médecin de famille eh… Au départ, j’ai eu un arrêt de travail pour eh… dépression. Puis eh… c’était de la menterie, là. Je n’étais pas en dépression, j’étais en… C’était des symptômes de consommation. C’est juste que… eh… Je ne pensais pas que l’employeur... Je ne pensais pas que ça existait un diagnostic de dépendance et puis que l’employeur ne pouvait pas te mettre à la porte pour ça. Fait que… J’ai… comme… simulé des symptômes… J’ai juste parlé des symptômes qui ressemblaient à une dépression pour avoir mon arrêt de travail. »

Noah

Certaines ou certains jeunes vont considérer que leur diagnostic peut se traiter autrement que par la médication :

« C’est pas une maladie mentale [trouble de personnalité limite] qui se traite avec une médication. C’est un amas de symptômes, un amas de schémas comportementaux qui sont là, qui ont été créés par x y z raisons. »

Diane

Ou encore, la posologie des médicaments peut être respectée, mais remise en question. Certaines ou certains vont se résoudre à suivre la prescription du médecin et à respecter la posologie, tout en exprimant leurs doutes. C’est le cas notamment de certaines ou de certains jeunes qui étaient mineurs au moment de la première prescription et étaient contraints de la prendre, malgré leur désaccord. Mathieu était trop jeune pour s’opposer à sa médication (Ritalin). Il blâme sa mère qui a pris la décision de le médicamenter jusqu’à ses 14 ans.

Il peut arriver que la prise de médicaments soit ajustée ou abandonnée. C’est souvent l’expérience d’effets secondaires indésirables qui en est la raison. C’est le cas de Jennifer qui doit prendre des médicaments en lien avec un diagnostic de bipolarité. Trouvant sa médication exagérée, elle ajuste la posologie au fil du temps :

« Parce que j’avais plein de médicaments, puis le Seroquel ça me faisait faire des cauchemars. J’étais vide le matin. Puis avec les autres médicaments, je faisais des cauchemars. Fait qu’à un moment donné, moi j’ai dit “on stoppe tout ça pour la nuit”. […] Puis j’sais que j’ai pas besoin de mon psychiatre pour me dire quoi faire. »

Jennifer

D’autres cessent complètement leur médication en raison d’effets secondaires incommodants. L’idée d’effets persistants après la cessation de la prise de médicaments est ressortie à plusieurs reprises :

« Je vais mélanger les termes génériques, puis les noms parce que ça dépend de quand je les prenais, Seroquel, Venlafaxine, Olanzapine, Wellbutrin, Citalopram, à part ça, Zoloft. […] On me les prescrivait surtout pour le sommeil, l’anxiété, pis pour l’humeur, vraiment les trois facteurs qu’on essayait de réparer avec les médicaments. Mais les doses étaient mal ajustées. J’étais malade physiquement, j’en vomissais… Tremblements. […] J’ai encore des effets secondaires de cette médication-là. J’ai des tremblements permanents maintenant. »

Neville

L’abandon de la médication peut se faire également sur la base d’une autoévaluation des bienfaits et des méfaits :

« J’ai jamais vraiment vu en tant que tel rien de positif. Si y’a eu un changement quelque part, c’est dur à expliquer. Mais comme on a comme arrondi les coins des symptômes, t’sais, c’était comme moins intense. Mais c’était toujours présent. »

Neville

Certaines ou certains vont consommer pour contrebalancer certains effets secondaires. C’est le cas de Victor qui prenait de l’amphétamine pour se « réveiller » et un médicament prescrit, le Séroquel, pour « dormir ». Quant à Neville, il se met à consommer de la cocaïne après avoir arrêté sa médication.

À travers ces exemples, nous voyons que les jeunes ont considéré que leur médication n’était pas appropriée ou nécessaire, sans toutefois remettre en cause leur diagnostic.

Le deuxième cas de figure concerne les jeunes qui remettent en question la nécessité d’un diagnostic pour envisager une médication. Certaines ou certains jeunes se préoccupent davantage des symptômes que du diagnostic. La médication est vécue comme utile pour traiter des symptômes liés à la santé mentale.

« I used to take medication because in November after I lost my child and my mom being that with me and my ex, I’ve took pills to sleep, because I wasn’t sleeping, I was having a lot of anxiety, I was always having that feeling that my ex was gonna hurt me and my dreams stuff like that. »

Ariane

D’autres jeunes contestent la légitimité de recevoir un diagnostic, ayant peur de la stigmatisation qui lui est associée. Ainsi, ils ne révéleront pas tous leurs symptômes au médecin. C’est par exemple le cas de Victor, qui signale ne pas avoir tout révélé à son psychiatre qui l’a suivi de 18 à 20 ans lors de sa première thérapie pour cesser de consommer :

« J’ai pas eu de diagnostic clair, mais j’étais du genre à bien cacher mon jeu aussi. Je disais pas tout. Je disais pas tout ce qu’il se passait dans ma tête parce que j’avais peur des répercussions. »

Victor

Somme toute, ces témoignages dissocient la médication du diagnostic, en ce sens que le diagnostic est perçu comme non nécessaire, voire stigmatisant.

Le troisième cas de figure concerne des jeunes qui pensent avoir reçu un diagnostic erroné, donc une médication inappropriée. Le diagnostic posé ne correspond pas à l’expérience des jeunes ou à leur vécu :

« Il… était après me parler de peut-être sociopathe ou quelque chose dans le genre. [Silence] Bon… sociopathe, selon les termes médicaux, c’est quelqu’un qui n’a aucune émotion. Je suis capable de vivre de la colère, je suis capable de vivre de la tristesse. »

Noah

Pour plusieurs, leurs problèmes de santé mentale ne sont pas attribuables à un dysfonctionnement devant être traité par des médicaments. Les causes sont plutôt identifiées comme découlant directement de problèmes sociaux ou de conditions de vie difficiles. C’est le cas d’André qui a un parcours marqué par une relation conflictuelle avec sa mère — qu’il considère comme « folle » — et une instabilité résidentielle. Après avoir quitté à 20 ans le domicile de sa mère, il déménage neuf fois en huit ans, avant d’être référé par un ami à une Auberge du coeur. Ces dernières années il a été hospitalisé trois fois pour pensées suicidaires ou tentatives de suicide :

« Mais je ne suis pas fou, je suis juste en criss. Ils veulent me donner des pilules, mais c’est normal que je sois en criss, avec tout ce qui est arrivé. »

André

À travers les trois cas de figure présentés, nous constatons que les jeunes peuvent rejeter la médication, le diagnostic, les deux à la fois, ou l’un sans l’autre. À l’inverse, abordons les différentes formes d’associations faites par les jeunes entre le diagnostic et la médication.

Association entre le diagnostic et la médication

D’abord, nous retrouvons une forme d’acceptation du lien entre le diagnostic et la médication qui y est associée. C’est le cas des jeunes qui perçoivent positivement le diagnostic et ne remettent pas en question la médication. Marcus ignorait même le nom de ses médicaments en lien avec son trouble de stress post-traumatique sévère, son anxiété et ses traits de personnalité limite. Greg exprime de son côté sa satisfaction de recevoir une médication qui pourrait l’aider avec son diagnostic :

« Pour vrai j’étais content, parce que je voyais comme, OK, j’suis pas tout seul, t’sais. Y’a enfin un nom à ce que je vis là, cette souffrance que c’est pas clair, que je connais pas. […] Puis en plus, c’est là qu’on a commencé, que j’ai commencé à prendre des médicaments. J’me disais, bon grandis osti, prends les médicaments et ça va partir tout seul. »

Greg

Ensuite, on peut retracer dans les récits des jeunes un besoin de lier la médication au diagnostic, pouvant mener à un refus de prendre une médication sans diagnostic. C’est le cas des jeunes qui ne vont pas envisager de médication sans diagnostic en santé mentale, allant jusqu’à s’autodiagnostiquer un problème de santé mentale.

Finalement, on retrouve chez certaines ou certains jeunes le développement d’une expertise du lien entre le diagnostic et la médication qui y a été associée. Nous sommes dans ce dernier cas en présence de jeunes qui se considèrent les spécialistes de leur diagnostic et de leur médication. Certaines et certains essaient d’influencer les professionnelles ou professionnels de la santé. Lors d’un groupe de discussion, plusieurs ont expliqué être en mesure de « manipuler le médecin » à leur guise afin d’obtenir la médication ou le diagnostic désiré.

Ces différents rapports ne sont pas figés et peuvent donc tous se manifester chez une même personne à travers le temps. Les rapports de ces jeunes à leur diagnostic et à la médication sont à considérer comme un processus d’ajustement évolutif, mais solitaire. Fait important à noter, les jeunes qui acceptent plus favorablement à la fois leur diagnostic et leur médication sans remise en question semblent plus portés à endosser une vision biomédicale de leur problème en santé mentale. Les jeunes qui ont développé une expertise quant à leur médication et leur diagnostic sont celles et ceux qui ont eu accès à une plus grande variété de soins et services en santé mentale, notamment les services psychosociaux. Les jeunes qui ont vécu des difficultés d’accès à des services psychosociaux avaient tendance à s’approprier leur diagnostic de manière moins favorable. Comme nous l’abordons dans la prochaine section, chez la majorité des jeunes participantes ou participants, on dénote des difficultés prononcées d’accès aux soins et services en santé mentale, menant à des réflexions très critiques vis-à-vis du diagnostic, de la médication ou des conditions d’accompagnement.

Des difficultés d’accès aux soins et services

Le long processus d’ajustement solitaire renvoie directement aux problèmes d’accessibilité aux soins et services, sur lesquels les jeunes ont insisté. Si des problèmes d’accessibilité aux services psychosociaux ont été mentionnés, le manque d’informations et de suivis quant au diagnostic et à la médication est également décrié.

L’accès aux services psychosociaux

Le fait d’accéder à des services psychosociaux a permis à des jeunes d’accepter leur passé et de s’approprier positivement leur diagnostic, c’est-à-dire vivre avec le diagnostic plutôt que d’être limités par celui-ci.

Se confier à une intervenante ou à un intervenant psychosocial ou à une ou un psychologue semble particulièrement aidant dans la mesure où les participantes ou participants se sont sentis seuls face à leurs difficultés en lien avec leur santé mentale :

« When I left my mom I immediately went to see a psychologist and it went well. It was very overwhelming, because I never really told anyone what’s really going on in my life. »

Ariane

Chez certaines ou certains, recourir à des thérapies pour cesser ou modérer leur usage de substances psychoactives est présenté comme essentiel. C’est le cas de Diane qui continue de fréquenter les Narcotiques anonymes  deux fois par semaine afin d’éviter de retomber dans la consommation. Elle aménage spécialement ses horaires de cours en fonction de ces rencontres.

Mike est allé jusqu’à appeler son avocat pour que la cour lui impose une thérapie pour qu’il cesse de consommer :

« Parce que… C’est ça, la troisième fois que j’ai fait une demande de thérapie, J’ai appelé mon avocat, pis j’ai dit : “Je veux qu’on m’oblige à aller en thérapie”. » Y a appelé le juge, y a signé un consentement, pis j’ai fait une thérapie de six mois. »

Mike

C’est généralement par le bouche-à-oreille que la plupart ont connu des services psychosociaux. L’information circule entre jeunes vivant des problématiques similaires de santé mentale. Il peut également s’agir d’initiatives propres aux jeunes. C’est en « se promenant » que Diane est parvenue elle-même à rejoindre des intervenantes ou intervenants psychosociaux. Selon elle, « c’est laissé à la discrétion de la personne », ou autrement dit, c’est laissé à l’initiative individuelle.

Plusieurs ont mentionné le manque d’information, comme Jennifer qui aimerait consulter une ou un psychologue, mais ignore comment entreprendre les démarches. Dans leurs récits, il est rare d’entendre que c’est le médecin qui les réfère à des services psychosociaux. Victor se plaint durant l’entrevue que son médecin de famille a posé rapidement un diagnostic en santé mentale, qu’il lui a prescrit des médicaments et qu’il ne l’a pas référé à de l’aide psychologique. De fait, la porte d’accès aux services psychosociaux se fait souvent par les urgences lorsque les jeunes se retrouvent en situation de crise. André critique la manière dont il a été pris en charge à l’hôpital :

« C’était toujours des idées suicidaires […] T’sais, j’essaye de communiquer ça que, t’sais, j’ai des pensées comme ça. Pis je voulais juste un peu d’empathie. Puis eux, ils ne savaient pas comment dealer avec ça. C’est ça qui me fait chier le plus. C’est que tu parles à quelqu’un et il te dit “hey tu devrais parler à quelqu’un”. Tu n’es pas une personne genre? T’es-tu un robot? »

André

Parmi les jeunes, deux étaient des anciens combattants de l’armée canadienne. Cette institution a payé les coûts de consultation psychologique après leur mission. Pour Mike, c’était « une chance, le psychiatre, le psychologue, le psychothérapeute, c’était payé par l’armée. Parce que ça aurait pu me coûter très cher ».

Par contre, les autres mentionnent qu’elles ou ils n’avaient pas toujours les moyens de payer une ou un psychologue et devaient se résoudre à attendre le suivi par une travailleuse ou un travailleur social ou par une ou un psychologue affilié à un Centre local de services communautaires (CLSC). L’attente pouvait durer plus de six mois. D’autres ont déboursé des sommes importantes pour accéder à des thérapies :

« La première thérapie, elle m’a coûté… eh… 2 000 piasses pour y aller. Le monde qui était sur l’aide sociale ça ne leur coûtait rien, eh, le monde qui était sur le chômage, ça leur coûtait deux ou trois cents piasses; le monde qui n’avait pas de chômage, qui avait un héritier ou que tu sais qui n’était pas sur l’aide sociale, bien… c’était 2 000 piasses sur la table. Fait que c’est la première fois que je me suis rendu compte qu’il y a une inégalité… entre… les… ressources […] 2 000 piasses, là, c’est un gros montant, pareil, là! C’est pas tout le monde qui peut sortir ça. »

Noah

Enfin, soulignons que l’accès à des services psychosociaux est parfois limité en termes de conditions d’admissibilité, notamment en fonction de l’âge, ou conditionnelle au fait d’avoir reçu un diagnostic. C’est le cas de Victor qui déplore que certains programmes d’appartements supervisés offrent l’accompagnement seulement aux jeunes de moins de 20 ans.

Informations et suivis en lien avec le diagnostic et la médication

Plusieurs participantes ou participants de notre étude mettent de l’avant le fait de n’avoir pas été bien informés lorsque leur diagnostic en santé mentale a été posé. C’est le cas de Diane qui a reçu son diagnostic de trouble de personnalité limite (TPL) à 21 ans, par la poste, sous forme écrite dans un rapport. Aucune intervenante ou aucun intervenant n’était présent pour répondre à ses questions ou la réconforter :

« [C’était] extrêmement dur. Quand j’ai eu le rapport, j’ai claqué trois crises d’hyper ventilation, back à back. C’était horrible, des vraies crises de panique. J’étais à genoux à terre, plus capable de respirer. »

Diane

La question du suivi en lien avec le diagnostic est également mise de l’avant par plusieurs. Pour Mike c’est important « d’avoir un suivi avec un médecin… Ou avoir quelqu’un, pareil… Pis de savoir, si le diagnostic de ma personne change ou pas ». Toutefois, le fait que les jeunes soient en situation de rupture familiale, de précarité professionnelle et résidentielle joue sur l’accès à ce suivi. Pour George, il est difficile d’avoir un suivi dans ces conditions :

« Puis là j’étais jamais stable. J’avais des jobs de trois mois, de trois semaines… Je changeais tout le temps de logement à cause de ma colère. »

George

À 17 ans et demi, Jennifer fait une tentative de suicide et reste deux mois dans le coma, puis sept mois en psychose. Elle recevra un diagnostic de bipolarité et devra prendre une médication. En sortant de l’hôpital, elle est majeure. Sa mère refuse de l’héberger et vu son âge, elle ne peut aller en Centre jeunesse. Elle se retrouve donc à la rue, sans aucun suivi en lien avec son diagnostic. Elle retombe temporairement dans la prostitution et se retrouve à l’Auberge du coeur à 19 ans. Entretemps, elle n’a toujours pas de suivi en lien avec son diagnostic.

Des jeunes ont aussi souligné l’abandon vécu pour cheminer avec leur médication au moment de leur majorité :

« Dans le fond, j’étais suivi par un psychiatre pour enfant. Donc, après 18 ans, son mandat est terminé. Donc lui, m’a fait une prescription longue durée, puis il m’a dit “ tiens amuse-toi”. […] Mais c’était vraiment un manque de suivi. Avec l’horaire que lui avait, il pouvait juste me donner un rendez-vous aux deux semaines. On s’entend qu’en deux semaines, ça peut évoluer vite. Je n’avais pas un suivi assez serré, que j’avais besoin. Fait que lui, il essayait de couper les coins et boucher les trous avec des médicaments. »

Neville

Les problèmes d’accessibilité et le manque de suivi que vivent ces jeunes débouchent sur des réflexions critiques à l’égard du réseau de la santé et des services sociaux et de l’accompagnement qui y est offert.

Le développement de réflexions critiques vis-à-vis des conditions d’accompagnement en santé mentale 

Le dernier constat qui émerge des récits des participantes et des participants est intimement lié aux deux premiers : la forte solitude ressentie vis-à-vis de la compréhension du diagnostic et la médication, de même que les difficultés d’accès à certains services débouchent sans surprise sur l’émergence de postures critiques vis-à-vis des conditions d’accompagnement en santé mentale. 

Des problèmes d’ordre structurels

Plusieurs jeunes vont ainsi mettre de l’avant les problèmes structurels liés à l’accessibilité aux ressources. Est ainsi dénoncé le sous-financement du milieu communautaire, qui en raison de l’encombrement du réseau de la santé et des services sociaux, affecte les personnes ayant des problèmes de santé mentale. Victor considère ainsi que les décideurs conçoivent « à la rigolade » les budgets alloués aux organismes communautaires, ce qui peut se répercuter défavorablement en termes de suivis et d’accompagnement.

Outre les problèmes liés à l’accessibilité, des jeunes ont aussi dénoncé le fait de poser des diagnostics de manière précoce; certains devraient se faire uniquement à l’âge adulte. C’est le cas de Jimmy, qui a reçu un diagnostic de bipolarité à 15 ans, alors qu’il s’agit normalement d’un diagnostic posé à l’âge adulte. D’autres jeunes ont déploré qu’après quelques minutes de consultation seulement, un médecin puisse poser un diagnostic sans véritablement connaître la personne et son parcours. Victor rapporte avoir été diagnostiqué pour dépression sans considération pour le fait qu’il vivait une séparation difficile. C’est ainsi que chez certaines ou certains jeunes émerge un discours critiquant la réponse strictement médicale aux problèmes de santé mentale. Neville dénonce la « surmédication » des jeunes et il établit un lien entre cette surmédication et les profits des entreprises pharmacologiques :

« Souvent la surmédication, c’est un problème qui affecte beaucoup les jeunes. Veux, veux pas, les jeunes c’est l’avenir. Là, on est en train de scrapper une génération à coup de médicaments. C’est rough à dire, mais c’est ça. […] C’est fou comment les compagnies pharmaceutiques ils font de l’argent. C’est fou leur chiffre d’affaires. Pis moi, ce qui m’a vraiment frappé, c’est quand j’ai vu que mon psychiatre m’écrivait mes prescriptions avec un stylo à la marque du médicament que je prenais. »

Neville

Des préjugés persistants

Outre ces critiques d’ordre plus structurel, plusieurs jeunes ont souligné la persistance des préjugés concernant les problèmes de santé mentale. Dans certains cas, les diagnostics peuvent être vécus comme des étiquettes qui réduiraient la personne à son diagnostic :

« Je me suis vraiment senti, étiqueté. Mais t’sais, c’est vraiment, j’trouve que les diagnostics, ça devient comme… on les accepte comme étant une partie de notre personnalité et non juste comme une maladie dans l’fond. »

Neville

« Oui on a un diagnostic qu’on est bipolaire, mais ça nous définit pas parce qu’on est un être humain avec des émotions. »

Jennifer

Le fait d’avoir reçu un diagnostic en santé mentale a pu avoir des répercussions dans les parcours scolaires ou professionnels. C’est le cas de Mathieu, qui s’est senti jugé défavorablement sur le plan de ses capacités scolaires à partir de ses six ans en raison de ses diagnostics de TDAH et de trouble de comportement. Cela l’a amené à être expulsé de son école primaire en première année et à suivre un cheminement particulier. Il estime que ses difficultés académiques se sont accentuées en étant dans un cheminement particulier, car il évoluait avec des élèves ayant des difficultés d’apprentissage :

« Bin, c’est sûr que si j’aurais été dans une classe comme les autres […] j’serais peut-être pas en sixième année après dix ans, après quoi, quinze ans là. J’aurais peut-être été au secondaire et je l’aurais peut-être déjà fini. Donc, j’sais pas. J’trouve ça un peu ridicule parce que ça a… T’sais, dans mon cas, j’aurais été comme quelqu’un de normal. J’aurais été dans des classes régulières comme tout le monde. »

Mathieu

Quant à Jennifer, elle a senti qu’on jugeait de ses capacités à pouvoir travailler uniquement sur la base de son diagnostic. Au moment de la pose de son diagnostic, elle a reçu une « indication de contrainte sévère à l’emploi ». Or en travaillant, elle indique avoir retrouvé confiance en ses capacités :

« C’est tellement gratifiant parce qu’on sent, genre, qu’on devient une personne. Puis on se fait confiance, genre, en nos capacités. On se fait plus confiance, puis ça nous aide à avancer. »

Jennifer

Les préjugés en lien avec la santé mentale peuvent aussi avoir amené certaines ou certains jeunes à ressentir de la stigmatisation lors de leur passage dans certaines ressources ou en ayant recours à certains services. C’est le cas de Diane qui n’a pas terminé une thérapie de groupe :

« Un intervenant a utilisé un mot qui n’était pas approprié à la situation. […] Je l’ai repris. J’lui ai dit “excuse-moi, c’est honteux ce mot-là dans cette situation”. […] Il n’a pas aimé ça. Fait que là, il m’a renvoyé la balle comme si, “ah, mais regarde de toute façon t’es TPL. T’as besoin de me corriger parce que… T’sais”. Mais là, il m’a renvoyé à mes symptômes si tu veux. Puis t’sais, j’ai ressenti que là dans l’fond, mon opinion n’était pas importante parce que moi de toute façon je suis TPL. »

Diane

Notons aussi l’existence de relations de pouvoir asymétriques entre jeunes et professionnelles ou professionnels de la santé, et aussi les parents. Dans cette asymétrie, peu d’importance fut accordée à l’expertise des jeunes.

Les expériences négatives peuvent également concerner le sentiment d’être stigmatisé ou non respecté dans ses droits au sein de certaines institutions ou certains services (Centres jeunesse, écoles, hôpitaux).

« L’hospitalisation… c’est tellement une mauvaise expérience! Ce n’est pas agréable d’aller là-bas… Je faisais vraiment un effort d’avoir l’air pas fou. So, je faisais un effort pour sortir vite. »

André

Mathieu a vécu des interventions musclées alors qu’il était à l’école :

« Ils venaient à deux-trois intervenants, puis ils te sortaient là. Y en a un qui te prend les jambes, l’autre les bras. »

Mathieu

Certaines expériences positives d’accompagnement

Néanmoins, des expériences positives en termes d’accompagnement en santé mentale sont rapportées. Tout en concevant les limites de la capacité d’agir des intervenantes et intervenants, des jeunes ont mentionné les rôles clefs que ces dernières ou ces derniers ont pu jouer en assurant un suivi à long terme. Ces professionnelles et professionnels ont accompagné leur réflexion sur la pertinence de leur médication sur leur qualité de vie, ou les ont guidés vers une appropriation positive du diagnostic. Les intervenantes et intervenants peuvent ainsi jouer le rôle de « sensibilisatrice » ou de « sensibilisateur », en tentant d’informer les jeunes sur les effets secondaires ou potentiellement interactifs des médicaments et en les aidant à développer une posture réflexive et critique, mais aussi en validant auprès du médecin si la médication répond aux besoins de la jeune ou du jeune.

Conclusion

Globalement, les jeunes participantes et participants à notre étude développent un regard ambigu, à la fois « expert » et « critique » sur les usages de la médication ou leur diagnostic, et sont en mesure de prendre une distance vis-à-vis de certaines institutions perçues comme normatives, voire coercitives.

En ce qui a trait à notre première question de recherche qui portait sur les rapports qu’entretiennent des jeunes résidentes ou résidents des Auberges du coeur avec leurs diagnostics et la médication en santé mentale, nous avons d’abord relevé leur long processus d’ajustement solitaire, lequel peut prendre différentes directions. Plusieurs cas de figure sont ressortis selon que les jeunes perçoivent une dissociation ou une association entre leur diagnostic et la médication.

Trois cas de figure sont ressortis dans le cas où les jeunes percevaient une dissociation entre leur diagnostic et la médication :

  1. remise en question de la médication, mais pas du diagnostic;

  2. remise en question de la nécessité d’un diagnostic pour envisager une médication; et

  3. remise en question du diagnostic et de la médication qui y est associée.

Trois cas de figure sont ressortis dans ce cas où les jeunes percevaient une association entre leur diagnostic et la médication :

  1. acceptation à la fois du diagnostic et de la médication qui y est associée;

  2. refus de prendre une médication sans diagnostic;

  3. expertise du diagnostic et de la médication associée.

Si la littérature nous indique que le respect de la posologie des médicaments est fortement déterminé par le degré d’appropriation du diagnostic, notre étude permet d’expliciter davantage l’articulation entre le rapport au diagnostic et la médication.

La deuxième question de recherche a abouti à des constats similaires des autres études menées sur le sujet, à savoir, des difficultés d’accès aux services psychosociaux, à de l’information et à des suivis en regard de la médication ou du diagnostic. Or, les études menées sur les perceptions des jeunes en situation d’itinérance sur les difficultés d’accès aux soins et services en santé mentale (Duford, 2014; Darbyshire, Muir-Cochrane et Fereday, 2006), à l’instar des revues systématiques (Brown et collab., 2016; Robards et collab., 2018), ne se sont pas penchées sur les liens entre leurs expériences de soins et services et leur rapport à la médication ou au diagnostic en santé mentale.

Notre troisième question de recherche explore précisément ces liens. Nous avons vu qu’en général, les jeunes qui acceptent plus favorablement leur diagnostic ou leur médication sont celles et ceux qui vivent le plus positivement leur expérience d’accompagnement et qui ont accès à un soutien psychosocial. Ce constat nous pousse à nous interroger sur ce qu’il advient de ces jeunes pour qui le diagnostic ne concorde pas aux expériences vécues, de ces jeunes pour qui le diagnostic fut apposé trop rapidement, ou encore pour qui le diagnostic contribue à la stigmatisation au niveau scolaire et professionnel. Ou encore, est-il dans leur intérêt de s’approprier une médication qui ne contribue pas à leur qualité de vie, ou pour laquelle elles ou ils n’obtiennent pas suffisamment d’information ou de possibilités d’offrir un consentement libre et éclairé? Le contexte actuel de la pose du diagnostic ou d’une prescription de médication, tel que décrit par les jeunes, tend à révéler l’inflexibilité des institutions et le manque de reconnaissance de leur vécu. Il fut par ailleurs souligné qu’en général, un diagnostic est conditionnel à recevoir de l’aide, point également rapporté par la littérature (Dallaire et collab. 2012, p. 100).

Quand nous avons demandé aux jeunes ce que signifiait pour elles ou pour eux « avoir une bonne santé mentale », ce sont des réponses adéquates à des besoins primordiaux — tels que se loger, se nourrir, dormir — qui ont été mises en avant. La santé mentale était ainsi considérée comme indissociable de leurs conditions de vie, et moins perçue comme un problème biomédical.

Si les enquêtes statistiques révèlent une hausse des diagnostics et de la médication chez les jeunes, les raisons sous-jacentes doivent encore faire l’objet de recherches plus approfondies (Bordeleau et Joubert, 2017). Parmi ces facteurs, il nous apparaît important de ne pas écarter les conditions d’existence des jeunes et de se pencher sur la prise en compte des déterminants sociaux de la santé dans le plan de traitement.

La réflexivité de ces jeunes est particulièrement marquante. Semés de nombreuses épreuves individuelles, leurs parcours n’entravent en rien leur capacité à prendre du recul et à y inscrire leurs difficultés, et ce, dans une dimension collective et une posture critique. À titre illustratif, pour la majorité des jeunes participantes et participants, la responsabilité des enjeux en santé mentale devrait être collective.

« Je pense que c’est un problème de société qu’on adresse comme-ci c’était un problème individuel. »

Neville

Pas étonnant, dès lors, qu’elles ou ils tiennent à mettre de l’avant le manque d’accompagnement psychosocial disponible au fil de leur trajectoire. La présence de ces intervenantes ou intervenants psychosociaux est d’ailleurs décrite comme une expérience positive d’accompagnement, permettant d’alimenter leur prise de conscience, de contester l’ajustement de leur médication, de jouer le rôle de relais entre elles ou eux et leur médecin.

Cette étude demeurant exploratoire, les futures recherches pourraient expliciter davantage les liens entre le rapport au diagnostic et à la médication; cela, en regard de l’expérience de soins et services reçus. Il semble admis de facto que l’appropriation du diagnostic et de la médication est dans l’intérêt de la patiente ou du patient, cela sans considérer les failles dans le système de santé pour reconnaître notamment l’expertise quant au vécu de la personne, les conditions parfois trop rapides pour poser le diagnostic ou la stigmatisation reliée au diagnostic.

À la suite de cette recherche exploratoire avec des jeunes en difficulté ou en situation d’itinérance des Auberges du coeur, un projet en cours, Engagement partenarial (Van de Velde, Giguère, Leclercq, CRSH, 2019-20) vise à explorer la diversité des expériences des jeunes par rapport à la médication, aux diagnostics en santé mentale et aux modes d’accompagnement au Québec, dans le but d’apporter des améliorations à leurs trajectoires de service et d’ajuster les stratégies d’intervention à leurs différents profils sociaux.