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Nombre d’écrivains ayant adopté un pseudonyme pour signer tout ou partie de leurs oeuvres littéraires l’ont fait en altérant l’un ou l’autre des traits identitaires caractérisant la figure auctoriale qu’ils ont incarnée dans l’espace public. Trois paramètres en particulier sont susceptibles d’être affectés de la sorte : l’identité culturelle, comme chez Pierre Dumarchey, devenu Pierre Mac Orlan en littérature en affichant un patronyme formé sur un modèle écossais, ou encore Roman Kacew, qui a publié la plus grande part de son oeuvre sous le nom de Romain Gary; l’appartenance à une classe sociale, à la faveur de l’adoption d’un nom à particule, comme, selon des modalités diverses, chez Balzac, Nerval ou Lautréamont ou, au contraire, à travers l’abandon de cette marque tenue pour un indicateur d’appartenance à la noblesse, avec George Sand, par exemple; enfin, l’identité genrée induite par les noms, avec le cas bien connu de George Sand, encore une fois, ou celui de Marie d’Agoult lorsqu’elle publie sous le nom de Daniel Stern[2].

L’altération de l’identité de genre à la faveur de l’adoption d’un pseudonyme n’est cependant pas tout à fait du même ordre que les transformations qui touchent à l’appartenance culturelle ou sociale. Outre qu’elle passe en première instance, et pour l’essentiel, par le prénom[3], elle concerne en effet un caractère identitaire relevant d’une différence anatomique à laquelle sont attachées des significations socialement et historiquement déterminées, sur lesquelles se fondent des partages socio-culturels qui induisent des représentations et pratiques distinctes, chez les écrivains notamment. Ainsi est-il évident que, selon qu’ils soient hommes ou femmes, les auteurs ne sont pas égaux devant l’usage du pseudonyme. Soulignant que l’usage a longtemps prévalu, « pour les femmes mariées, de porter le nom de leur mari », Martine Reid remarque que « [l]e fait de quitter son nom n’est […] pas un geste du même ordre pour un homme que pour une femme, celle-ci ne portant jamais qu’un patronyme d’“emprunt”, habité de la possibilité voire de la nécessité, sociale, de la perte[4] ».

Cette asymétrie se traduit en particulier lorsque le nom de plume adopté joue, précisément, de la différence entre hommes et femmes. Chez un certain nombre de femmes écrivains qui ont signé d’un pseudonyme de facture masculine, ce choix semble pouvoir être assumé de manière relativement durable, que le pseudonyme signe l’ensemble de l’oeuvre (George Sand, André Léo, Fred Vargas…) ou une part seulement de celle-ci (Daniel Stern pour Marie d’Agoult). En revanche, pour ce qui concerne les hommes, le recours au pseudogyne (pseudonyme de facture féminine)[5] semble plus volontiers se faire de façon ponctuelle et réduite dans le temps, ainsi qu’en témoignent les supercheries publiées par Prosper Mérimée sous le nom de Clara Gazul, par Pierre Louÿs sous celui de Bilitis, par Raymond Queneau sous celui de Sally Mara ou encore par Frédérick Tristan sous celui de Danielle Sarréra. Si ce clivage ne correspond bien évidemment pas à l’ensemble des usages en matière d’altération de genre par pseudonyme interposé, il relève toutefois d’une ligne de force qui invite à prendre en considération le système des pratiques pseudonymiques dans sa globalité.

En la matière, à la suite, en particulier, des travaux de Jean-Benoît Puech, Gérard Genette et Jean-François Jeandillou, la théorie littéraire a essentiellement mis l’accent sur ce qui différencie l’hétéronymie, c’est-à-dire « l’attribution d’une oeuvre, par son auteur réel, à un auteur […] imaginaire[6] », de la pseudonymie, soit le fait de signer une oeuvre d’un autre nom que son nom officiel (ou d’usage courant). Sur la base de cette ligne de partage, l’usage s’est dès lors établi d’envisager de façon indépendante ces deux modes de signature. Cette distinction a sa raison d’être, dans la mesure où ils ne génèrent pas les mêmes effets de lecture et n’impliquent ni les mêmes modalités ni les mêmes finalités. Cependant, rendre compte des logiques qui sous-tendent ce qui relève d’un système de pratiques plus normé qu’il n’y paraît[7] suppose de recourir à des approches comparatives tenant compte de ce que ces procédés revêtent de commun, et apparaissent, aussi, comme des cas de figure d’une même pratique, inscrits dans un continuum dont ils constituent des formes différenciées.

Outre que leur distinction n’est pas toujours évidente en droit, pseudonymie et hétéronymie se fondent en effet sur un geste analogue consistant, pour un écrivain, à publier un texte sous un autre nom que celui sous lequel il se trouve enregistré à l’état civil. Le fait que nombre d’adeptes de la pseudonymie se soient également livrés à l’hétéronymie[8] suggère l’existence d’un point de convergence structurel entre ces deux pratiques. En témoigne également l’usage fréquent du terme de « pseudonyme » pour désigner des cas de figure qui relèvent de l’hétéronymie, de toute évidence parce qu’il correspond à la forme minimale, et donc la plus générale, de ces signatures ayant ceci en commun qu’elles procèdent de l’invention ou de l’adoption d’un « faux » nom. Dans cette perspective, sans pour autant les réduire l’un à l’autre, le pseudonyme et l’hétéronyme sont à envisager comme deux facettes distinctes d’un même procédé, selon un postulat qui conduit à focaliser l’attention sur des scénographies dont ces signatures font l’objet, ainsi que sur leurs effets[9].

Dans le cadre d’une recherche globale sur les différentes formes que peuvent prendre les poétiques de la pseudonymie, les stratégies mettant en jeu un changement de genre présentent deux inclinations distinctes, selon qu’elles sont mises en oeuvre par des auteurs ou des autrices[10]. Aurore Dudevant (George Sand), Marie d’Agoult (Daniel Stern), Prosper Mérimée (Clara Gazul) et Pierre Louÿs (Bilitis) ont ainsi en commun d’avoir signé leur premier livre publié d’un nom de l’autre sexe. Mais alors que les premières façonnent un pseudonyme sur la durée, les seconds n’adoptent que brièvement une identité qu’ils élaborent comme un hétéronyme. Pour autant, en dépit de la disparité de ces modes de signature, les traits de genre affectant la figure d’auteur élaborée montrent que l’adoption d’un pseudonyme de l’autre sexe et sa mise en oeuvre comme rite d’institution auctoriale signent, dans un cas comme dans l’autre, l’avènement à un espace littéraire dont l’accès semble demeurer soumis à la sanction symbolique du masculin.

Comment des noms d’hommes viennent aux femmes de lettres

Mode de signature qui tranche avec l’usage du nom légal, le recours au pseudonyme semble fréquemment devoir être justifié. Aussi les écrivains qui adoptent un pseudonyme sont-ils souvent invités, s’ils ne l’ont déjà fait eux-mêmes (et même lorsqu’ils l’ont déjà fait, au demeurant), à motiver leur nom de plume, qu’il s’agisse de dévoiler sa signification – comme chez Cendrars[11] ou Gary[12], qui rapportent volontiers leur pseudonyme au symbolisme du feu – ou de se livrer au récit des circonstances ou des raisons qui ont conduit à son adoption (le fait de signer d’un pseudonyme) ou à son choix (celui de tel ou tel pseudonyme)[13]. À cet égard, et contrairement à l’idée selon laquelle rien ne serait plus personnel qu’un nom que l’on se choisit, on n’est pas toujours, d’une part, l’auteur (ou le seul auteur) de son pseudonyme et, d’autre part, la décision de publier sous pseudonyme n’est pas toujours (perçue ou présentée comme) un acte d’entière liberté. Elle résulte parfois de contraintes extérieures, liées à des questions familiales ou de politique éditoriale, tout particulièrement lorsque l’auteur est une femme[14].

Dans un passage souvent commenté d’Histoire de ma vie (1855), Aurore Dudevant rapporte ainsi comment elle est devenue écrivain sous le nom de George Sand. Au début des années 1830, séparée de son époux, elle vit à Paris et collabore avec son amant d’alors, Jules Sandeau, à l’écriture d’un roman. Rose et Blanche ou la comédienne et la religieuse est publié sous la signature « J. Sand », proposée par leur ami commun, Henri Delatouche, alors directeur du Figaro. Quelques mois après ce premier volume, en mai 1832, paraît Indiana, sous le nom « G. Sand » cette fois. Affirmant avoir décidé de publier anonymement parce que sa belle-mère, la baronne Dudevant, était peu désireuse de voir son nom figurer sur la couverture « d’ouvrages imprimés », Sand explique comment elle a été incitée à conserver le nom utilisé pour signer ce deuxième roman :

Un premier ouvrage fut ébauché par moi, refait en entier ensuite par Jules Sandeau, à qui Delatouche fit le nom de Jules Sand. Cet ouvrage amena un éditeur qui demanda un autre roman sous le même pseudonyme. J’avais écrit Indiana à Nohant, je voulus le donner sous le pseudonyme demandé; mais Jules Sandeau, par modestie, ne voulut pas accepter la paternité d’un livre auquel il était complètement étranger. Cela ne faisait pas le compte de l’éditeur. Le nom est tout pour la vente et le pseudonyme s’était bien écoulé […]. Delatouche, consulté, trancha la question par un compromis : Sand resterait intact et je prendrais un autre prénom qui ne servirait qu’à moi. Je pris vite et sans chercher celui de George, qui me paraissait synonyme de Berrichon […][15].

Loin d’être présenté comme le fruit d’un acte d’absolue liberté par lequel un sujet serait advenu à l’auctorialité à la faveur d’une nomination de soi par soi, le pseudonyme apparaît comme la résultante d’un concours de circonstances et d’intérêts impliquant, en plus de l’autrice elle-même, pas moins de trois tiers : Jules Sandeau, qui aurait assuré la finalisation du premier roman et prêté son nom pour façonner le pseudonyme, Henri Delatouche, auteur des deux versions du pseudonyme, et l’éditeur, qui en aurait imposé l’emploi à l’autrice lors de la publication de son deuxième roman. À en croire le récit qu’elle livre à ce sujet, trois décennies après ces livres qui ont conduit à la « fixation » de sa signature, Sand devrait ainsi à l’implication de trois intervenants le nom de plume qu’elle a fait sien et sous lequel elle s’est illustrée.

Bien qu’elles puissent sembler quelque peu surprenantes, de telles conditions d’émergence du pseudonyme chez les femmes de lettres ne sont pas aussi exceptionnelles qu’il y paraît. Membre de la noblesse comme Sand, Marie d’Agoult a en effet elle aussi été conduite par les circonstances à adopter un pseudonyme masculin, celui de Daniel Stern, à partir de décembre 1841, pour signer certains de ses écrits, des articles publiés dans La Presse tout d’abord. Dans ses mémoires inachevés, et publiés de façon posthume, l’autrice de Nelida relate la manière dont elle a été amenée au choix de ce nom de plume afin de répondre aux sollicitations de celui qui fut son premier éditeur, Émile de Girardin, directeur du quotidien La Presse :

« […] Si vous voulez me donner ce que vous faites, cela paraîtra dans La Presse. » […] Un soir, je lui annonçai qu’ayant été le matin à l’École des beaux-arts voir les peintures de l’hémicycle par P. Delaroche, j’avais analysé mes impressions; je lui lus ce que j’avais fait. Il saisit les feuillets. « C’est excellent, me dit-il. […] J’emporte cela, demain matin je vous enverrai les épreuves. » […] Il était déjà à ma porte. « Vous n’avez pas signé, me dit monsieur de Girardin. – Mais non. – Il faut signer. – Je ne peux pas. – Pourquoi? – Je ne peux pas disposer d’un nom qui ne m’appartient pas à moi seule; je ne veux pas demander d’autorisation. Si je dois être critiquée dans les journaux, je veux que personne ne soit engagé d’honneur à me défendre. – C’est juste, s’écria monsieur de Girardin. Eh bien, alors, prenez un pseudonyme. – Lequel? – Essayez un nom, me dit-il. – […] Je pris machinalement […] [un] crayon et j’écrivis Daniel. C’était le nom que j’avais donné à l’un de mes enfants, le nom du prophète sauvé de la fosse aux lions […]. Cette histoire me plaisait entre toutes les histoires de la Bible. […] Daniel… Mais après? Je cherchais un nom allemand, me sentant Allemande… Daniel Wahr; je voulais être vraie avant tout. Daniel Stern, j’aurais peut-être une étoile. Daniel Stern! Le nom était trouvé, le secret promis[16].

Comme en ce qui concerne le récit publié par Sand quelques années auparavant, les raisons qui ont conduit Marie d’Agoult à ce changement onomastique reposent sur un refus de signer d’un nom qui est celui d’un autre, en l’occurrence le mari dont la comtesse s’est séparée. Pour elle comme pour George Sand, la démarche pseudonymique résulterait ainsi, en première instance, de l’interdit pesant très fréquemment sur l’usage du nom de l’époux par les femmes auteurs[17], un interdit sans doute plus particulièrement prononcé lorsque ce patronyme est noble, compte tenu de la fonction du nom au sein de cette catégorie sociale[18]. Reste que cette motivation explicite, de même que les significations attribuées à ces noms[19], ne sont, pour l’une comme pour l’autre, que ce qui justifie la démarche transgressive que constitue le choix d’un pseudonyme par rapport à l’usage du nom propre légal, problématique en l’occurrence.

Ces récits gardent en revanche le silence sur la décision de publier sous un nom masculin. Bien qu’elles ne soient pas uniques[20], ces adoptions de noms de plume de l’autre genre ne vont pas sans surprendre. Cet aspect demeure cependant forclos de ces scènes primitives relatives à l’origine du nom d’auteur. Tout se passe à cet égard comme si ce changement de genre ne semblait guère poser question : Sand prétend avoir choisi le prénom « George » parce qu’il lui paraissait « synonyme de Berrichon », tandis que Marie d’Agoult affirme avoir opté pour Daniel en songeant au prénom donné à son fils en hommage au prophète Daniel. Pourtant, avec la suppression de la particule aristocratique, qui n’est motivée qu’à demi-mot, l’altération de genre ne laisse pas de poser question, dans la mesure où elle constitue à l’évidence l’un des traits majeurs – à tout le moins l’un des plus manifestes – de ces deux stratégies pseudonymiques, tout comme à l’occasion des premiers livres publiés par Prosper Mérimée et Pierre Louÿs.

Comment de jeunes auteurs signent sous des noms de femmes

Sur l’autre versant de la différence des sexes, il est aussi arrivé à des hommes d’adopter des pseudonymes féminins pour publier certaines de leurs oeuvres. Sans doute sont-ils moins nombreux que les femmes qui ont signé sous un pseudonyme masculin. Mais, surtout, leur manière de changer de genre en recourant à un pseudonyme diffère souvent de manière significative des pratiques en vigueur chez les femmes auteurs. Ainsi, alors que la baronne Dudevant et la comtesse d’Agoult adoptent une signature masculine qu’elles conservent de façon relativement durable, nombre d’écrivains masculins ayant opté pour un pseudogyne ne l’ont fait que ponctuellement et, de toute évidence, le plus souvent dans le cadre de supercheries dont la finalité n’était pas de donner à croire au lectorat – en tous les cas pas de façon prolongée – que les oeuvres signées de ce nom étaient véritablement écrites par des femmes.

En mai 1825, le jeune Prosper Mérimée publie chez Sautelet le Théâtre de Clara Gazul, sans autre nom d’auteur que celui de la « comédienne espagnole » que désigne la page de titre de l’ouvrage et que présente la « Notice sur Clara Gazul », attribuée à un traducteur supposé au nom particulièrement marqué de Joseph L’Estrange. Présentées comme traduites de l’espagnol, les courtes pièces rassemblées dans ce volume mettent en jeu, avant le retentissement de l’Hernani de Victor Hugo, certains des principes du théâtre romantique, tels que les formule le Racine et Shakespeare de Stendhal, paru deux ans auparavant. Ce livre est le premier ouvrage publié par un jeune écrivain alors âgé d’à peine 22 ans, qui entre donc en littérature travesti en jeune femme, et dont les livres ultérieurs renverront à cette première publication, à l’instar de la Chronique du règne de Charles IX, roman paru en 1829 et attribué à « l’auteur du Théâtre de Clara Gazul ».

70 ans plus tard, en décembre 1894 (bien que l’édition originale indique 1895), Pierre Louÿs – presque aussi jeune que Mérimée lors de la parution du Théâtre de Clara Gazul puisqu’il a alors 24 ans – fait paraître chez Bailly les Chansons de Bilitis, recueil de poèmes d’inspiration saphique attribués à une prétendue jeune poétesse de l’Antiquité grecque. Dans la « Vie de Bilitis » qui ouvre le volume, Louÿs se présente comme le traducteur de ces poèmes « [t]raduit[s] du grec pour la première fois[21] ». Censés avoir été écrits par une adepte des plaisirs de Lesbos, ces textes sont présentés comme ayant été retrouvés par un archéologue allemand du nom de G. Heim, gravés au sein du tombeau de la poétesse. À l’instar de Mérimée, l’écrivain publie là son premier livre en dissimulant ses traits sous ceux d’une jeune femme disparue depuis plusieurs siècles et dont la dépouille, mise au jour après des lustres passés dans les ténèbres, était devenue « si fragile qu’au moment où on l’effleura, [elle] se confondit en poussière[22] ».

À travers ces supercheries, deux jeunes hommes publient des recueils de textes en les attribuant à de jeunes autrices imaginaires créées de toutes pièces pour la circonstance. Dans ces « pseudogynies hétéronymiques », pour reprendre la terminologie de Jean-François Jeandillou, la mise en scène d’une origine linguistique et culturelle factice – l’Espagne du début du xixe siècle pour Mérimée et la Grèce du ive siècle avant notre ère pour Louÿs –, qui participe du procédé de la pseudo-traduction[23], se conjugue à la mise en jeu d’une différence de genre entre le véritable auteur et la figure féminine de papier à laquelle il attribue son livre. Cette dernière se voit dotée d’une biographie propre, introduite par les textes préfaciels sur lesquels s’ouvrent ces volumes. Reposant sur des variantes du topos du manuscrit trouvé[24], ces textes rassemblent, avec quelques éléments de la vie de ces autrices, des informations qui contribuent, sinon à asseoir la crédibilité de la supercherie[25], du moins à lui assurer une certaine consistance.

Si, en ce qui concerne Le Théâtre de Clara Gazul, le dispositif mis en oeuvre n’a manifestement trompé que peu de monde, la supercherie de Louÿs a semble-t-il mieux pris, et plus durablement. Il n’en reste pas moins que, conçues comme autant de clins d’oeil à l’adresse du lecteur pour lui signifier leur part de feintise, ces supercheries ne semblent élaborées que pour opérer à court ou moyen terme un glissement dans la sphère de la fiction[26], c’est-à-dire de la feintise ludique partagée[27]. D’autant que leurs auteurs ne se sont guère montrés discrets quant à leur rôle effectif dans la publication de ces livres : Mérimée a lu en public plusieurs pièces du recueil avant sa parution, tandis que Louÿs, bien qu’il prenne soin de donner corps à sa supercherie, assume dans le même temps une assez voyante fonction de traducteur. En ce sens, à quelques rares exceptions près, il semble qu’il n’y ait guère eu tromperie sur la marchandise et qu’il ne s’agissait guère de faire croire que ces textes avaient effectivement été écrits par des femmes.

Comment comprendre dès lors, par-delà la part de plaisanterie qu’il revêt, les finalités de ce choix consistant pour ces deux impétrants du champ littéraire à faire signer leur première oeuvre par une autrice fictive? Ce parti pris, assez marquant tout de même, n’a été explicité ni par Mérimée ni par Louÿs, pas plus que celui du nom masculin ne l’est chez Aurore Dudevant et Marie d’Agoult. Mais poser la question en ces termes revient à n’envisager le dispositif pseudonymique mis en oeuvre par ces auteurs que selon la relation entre l’écrivain et l’autrice imaginaire qu’il a façonnée. Une telle perspective fait complètement l’impasse sur le rôle dévolu aux autres acteurs de la supercherie, évoqués dans la « Notice sur Clara Gazul » et la « Vie de Bilitis » : bien qu’il s’agisse d’êtres de fiction, ce préfacier, ce traducteur et cet archéologue n’en assument pas moins un rôle décisif dans le dispositif de signature élaboré. Comme dans les récits de la genèse du pseudonyme de Sand et d’Agoult, les scénographies préfacielles mettant en jeu l’hétéronyme de Mérimée et Louÿs impliquent en effet des tiers, dont les fonctions sont déterminantes dans le partage des genres qui préside à l’avènement de la signature.

Enfance de l’art et parrainages au masculin

Signer d’un pseudonyme de l’autre genre constitue, à l’évidence, un geste particulièrement marqué sur le plan symbolique. Un tel acte ne va pas de soi et le pseudonyme, cet « indice postural[28] » privilégié, ne se réduit pas à un nom propre apparaissant sur la couverture et les pages de titre de livres. Il est loin de toujours fonctionner tout seul, dépourvu de discours d’escorte. Les auteurs lui confèrent souvent ses significations à travers des textes qui, relatifs à la signature, en déterminent la réception (ce qui vaut au demeurant pour tout type de pseudonyme, que la question du genre soit impliquée ou non). Or, lorsque ces textes engagent d’autres acteurs que l’écrivain et son double de papier, ils mettent en perspective le pseudonyme et la relation qu’il entretient avec celui ou celle qui l’a adopté, son origine, les raisons de son adoption et, le cas échéant, son histoire, en fonction du rôle de ces autres agents par rapport à lui. Comme le pointe Maurice Laugaa, « [à] la lueur pseudonyme, les relations sociales, familiales, professionnelles, et plus profondément le jeu des élaborations symboliques sur l’identité et le sexe, s’éclairent d’étranges suppléments[29] ».

Certes, les textes de Sand et de d’Agoult relèvent de scénographies différentes de celles à l’oeuvre dans ceux de Mérimée et de Louÿs. Alors que les premiers sont le fait d’autrices établies au sein du champ littéraire et appartiennent au domaine de l’écriture de soi factuelle, qui implique un attendu d’authenticité, les seconds sont publiés par des écrivains en herbe et participent du domaine de la supercherie, qui repose, au contraire, sur les jeux de la feintise. Si les premiers reviennent a posteriori sur la scène fondatrice de l’adoption du pseudonyme, les seconds sont le lieu même de cette mise en scène instituante à valeur rituelle. Pour autant, en dépit de leurs disparités, ces textes de Sand, d’Agoult, Mérimée et Louÿs partagent une mise en scène de « la hiérarchisation sexuée des rapports sociaux » qui « confère au masculin un pouvoir normatif régissant l’accès à la reconnaissance institutionnelle[30] ». Ils tendent en effet à conférer un rôle cardinal à un ou plusieurs hommes qui, pour chacune de ces autrices, qu’elles soient fictives ou non, servent d’adjuvants, voire de parrains dans l’accès à l’espace de la publication et à une auctorialité littéraire dont le nom de plume apparaît à la fois comme l’opérateur et l’emblème.

George Sand & Daniel Stern

Pour ce qui concerne Sand et Stern, la critique a le plus souvent fait porter l’accent sur le versant le plus frappant de leur changement de nom : le choix d’un pseudonyme masculin par une femme qui trouverait dans ce geste un moyen de manifester une émancipation dans l’espace de la littérature. Néanmoins, ainsi que le souligne Christine Planté, « quelle que soit la commodité sociale réelle qu’ils ont représentée pour les femmes qui les utilisaient, cette explication n’épuise pas le problème[31] ». Si, comme le pointe Gérard Genette, dans le cas de pseudonymes tels que « George Sand » et « George Eliot », « la féminité du désigné efface complètement la “virilité” du désignant[32] », cette remarque ne porte cependant que sur la dénotation du nom. En ce qui concerne ses connotations, ainsi que celles attachées à « Daniel Stern », la connaissance de l’identité de l’autrice ne les neutralise pas. La dimension masculine demeure et participe dès lors de la stratégie posturale de ces autrices, ainsi que tendent à le suggérer leurs récits de l’adoption d’un pseudonyme à la faveur desquels se fait jour la part décisive qu’y ont eue des tiers[33], pour l’essentiel des hommes.

Alors que le nom de Sand, ainsi qu’elle le rappelle, procède en partie de celui d’un autre écrivain, Jules Sandeau, et qu’elle le doit à l’intervention de leur ami commun Delatouche, qui apparaît presque comme le véritable auteur de ce pseudonyme, chez Daniel Stern, le nom de plume est certes inventé par l’autrice, mais, il résulterait, d’une part, tout comme pour Sand, d’une suggestion de l’éditeur (Girardin) et, d’autre part, d’une formation par emprunt au prénom de son fils. Dans chacun de ces récits, le caractère masculin du nom choisi paraît en somme surdéterminé par les circonstances de son adoption. De plus, Aurore Dupin et Marie d’Agoult prennent toutes deux un pseudonyme à l’instigation d’intercesseurs masculins : la première accepte de conserver le nom de Sand à la demande insistante de son éditeur et grâce à l’intervention de Henri Delatouche, tandis que le seconde répond à la sollicitation d’Émile de Girardin, directeur de La Presse, qui souhaite qu’elle publie dans les colonnes de son journal.

Si la justification de ce caractère masculin n’est certes pas livrée, la fonction des différents acteurs impliqués dans l’invention de ces signatures ne laisse pourtant pas d’accuser leur dimension masculine. En d’autres termes, et corollairement à la dimension matrilinéaire de celui de Marie d’Agoult[34], ces pseudonymes ne sont pas marqués au coin du masculin en vertu de leur seule forme, mais aussi parce qu’ils sont dus à l’implication – volontaire ou non – de plusieurs hommes. Ce caractère masculin paraît même redoublé par l’évocation a posteriori de l’invention pseudonymique de ces autrices, lesquelles, en relatant leur naissance en tant qu’écrivain, mettent l’accent sur l’inscription que l’adoption de leur nom de plume leur a permise au sein d’un espace encore largement régi par des hommes, et dont l’accès est par conséquent sanctionné par leur reconnaissance. Leur auctorialité semble ainsi se constituer par un capital relationnel fondé sur des relations avec des hommes et qui se convertit d’autant mieux en capital symbolique que tous appartiennent au monde littéraire.

Qu’il s’agisse de Sandeau, de Delatouche et de l’éditeur d’Indiana, pour Sand, tous sont en effet des hommes de lettres. Il en va de même en ce qui concerne Émile de Girardin pour Marie d’Agoult, qui justifie le choix du prénom de son fils en renvoyant au livre des livres, la Bible, et confère ce faisant une aura culturelle et sacrée à ce choix issu en première instance de la sphère de l’intimité familiale. En outre, à l’exception de Sandeau, tous sont des agents du monde littéraire qui exercent une fonction, en tant qu’éditeurs, dans l’accès à l’univers de la publication. Ainsi Sand expose-t-elle son attachement à ce pseudonyme, « bien que ce soit, a-t-on dit, la moitié du nom d’un autre écrivain », et s’« honore » d’avoir trouvé en Delatouche, « ce poète, cet ami », rien de moins qu’un « parrain[35] ». Aussi est-ce d’un parrainage symbolique qu’il y va, tout se passant comme s’il s’agissait pour ces deux femmes de rapporter comment, abandonnant le nom du mari, interdit (par une femme, dans le cas de Sand), et par là l’état d’épouses, elles sont devenues, par les vertus d’un nom qui « entérine une rupture », ainsi que « l’accès à une occupation spécifique[36] », les paires de leurs parrains dans un espace littéraire au sein duquel les hommes se taillent la part du lion.

Sans doute le rôle de ces hommes peut-il paraître anecdotique, en ce qu’il procède de conditions sociales en vertu desquelles, au xixe siècle plus encore qu’aujourd’hui, ils occupent dans le monde littéraire et éditorial des positions qui les conduisent tout naturellement à assumer cette fonction d’intercesseur. Mais ces récits relatifs aux circonstances de l’adoption de leur pseudonyme ne se font pas au début de la carrière de Sand et de Marie d’Agoult. Elles reviennent sur cet épisode à un moment où « ce sont des femmes [...] [qui] ont, dans leur rapport à leur nom de plume, l’aisance et la familiarité que seul le passage du temps peut accorder[37] ». Il ne s’agit donc pas seulement de témoigner d’un état de fait[38], mais aussi de remobiliser, dans des écrits qui dressent le bilan d’une vie, et sans pour autant remettre en question une identité féminine que l’une et l’autre continuent de revendiquer[39], le pouvoir d’avènement à l’auctorialité que revêt la part du masculin affichée par le pseudonyme, mais également par les circonstances de son invention.

Prosper Mérimée & Pierre Louÿs

Les supercheries de Mérimée et de Louÿs mettant en jeu un hétéronyme féminin présentent des aspects tout à fait différents des récits de Sand et d’Agoult portant sur la genèse de leur pseudonyme masculin : d’une part, on l’a déjà noté, ces livres sont le fait d’écrivains débutants; d’autre part, la figure auctoriale à laquelle ils les attribuent est celle d’une femme. Si Sand et Stern font du genre masculin attaché à leur pseudonyme un marqueur de leur avènement au statut d’auteur, que peuvent bien rechercher des écrivains en herbe dans le recours à un hétéronyme féminin? En l’occurrence, la dynamique de genre impliquée dans le mode de signature adopté régit l’interaction entre les actants mis en scène dans la supercherie, ainsi qu’entre les genres respectifs de ces actants. Cette dynamique ne va pas sans présenter avec les récits de Sand et d’Agoult relatifs à leur pseudonyme certaines analogies, d’autant plus frappantes que ces textes, de statuts et de formes différents, portent sur des types de pseudonymes distincts.

Tout d’abord, les textes d’escorte qui sous-tendent les supercheries de Mérimée et de Louÿs ne façonnent pas n’importe quel type de femmes. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit en effet de femmes encore particulièrement jeunes : Clara Gazul « avait […] quatorze ans » lorsque Joseph L’Estrange « la vi[t] pour la première fois[40] »; Bilitis paraît également placée sous le signe de la jeunesse, dans la mesure où sa « Vie » ne mentionne qu’un seul âge identifié avec quelque précision par Louÿs, « à peine seize ans[41] », et que, si elle a un enfant, elle l’abandonne rapidement[42], refusant ainsi, en même temps que sa progéniture, le statut de mère et d’adulte. N’ayant pas atteint leur majorité, les deux femmes évoquées sont donc essentiellement présentées comme des mineures. À peine sorties de l’enfance, soit, selon l’étymologie bien connue d’infans, encore dépourvues de la parole, elles vont cependant y accéder puisque, précisément, il s’agit de donner à lire des textes dont elles sont les autrices.

Dans la préface du Théâtre de Clara Gazul, le motif du livre détermine la nature des relations qui régissent le système des personnages. Née de père inconnu, Clara Gazul est confiée par sa mère à un oncle. Dénommé Gil Vargas, celui-ci est pendu par les troupes françaises. Aussi se voit-elle placée sous « la tutelle du père Fray Roque Medrano, son parent, inquisiteur au tribunal de Grenade[43] », qui interdit à la jeune fille toute autre lecture que celle de ses très sages et pieux « livres d’Heures ». Désireux de ne laisser aucune latitude à la jeune femme, « pour rendre sa défense plus efficace », il « avait fait brûler tous les volumes que […] Gil Vargas avait légués à sa nièce[44] », selon un geste dont Gérard Haddad a souligné la dimension de parricide symbolique[45]. Coupée de tout contact avec une littérature extra-religieuse – en même temps qu’avec le monde sexué –, la jeune femme se trouve ainsi maintenue, jusqu’à ce qu’elle se révolte, du moins, dans un état d’enfance par la contrainte autoritaire exercée par un homme d’église.

De façon significative, la Bilitis de Pierre Louÿs voit elle aussi sa biographie marquée par l’absence du père. « Elle semble n’avoir pas connu son père, car il n’est mêlé nulle part aux souvenirs de son enfance. Peut-être même était-il mort avant qu’elle ne vînt au monde[46] », dans un pays dont le préfacier note que les « vallées étaient pleines de silence[47] ». Elle mène ainsi dans un univers pastoral une « vie tranquille avec sa mère et ses soeurs », que vient briser un amour malheureux[48] qui lui vaut un enfant. Elle quitte ensuite son pays natal pour la capitale de Lesbos, Mytilène, où elle fait la connaissance de Sapho, puis se rend à Chypre où elle devient courtisane du temple d’Aphrodite, au culte de laquelle elle demeure fidèle tant que la déesse « consentit à prolonger la jeunesse de sa plus pure adoratrice[49] ». Louÿs ajoute qu’elle affirme avoir cessé d’écrire lorsque prit fin cette jeunesse prolongée, mais pour mieux mettre en doute cette affirmation :

[I]l est difficile d’admettre que les chansons de Pamphylie aient été écrites à l’époque où elles furent vécues. Comment une petite bergère des montagnes eût-elle appris à scander ses vers selon les rythmes difficiles de la tradition éolienne? On trouvera plus vraisemblable que, devenue vieille, Bilitis se plut à chanter pour elle-même les souvenirs de sa lointaine enfance[50].

Dépourvues de père digne de ce nom, tout comme Sand et Stern se détachent du nom du mari (qui se substitue dans la tradition occidentale à celui du père), ces autrices rencontrent toutefois des figures de substitution, qui leur ouvrent la voie à l’écriture. Ainsi Joseph L’Estrange « avai[t-il] dans [s]on petit bagage trois ou quatre volumes dépareillés » qu’« [il] […] donn[a] à Clara[51] », dans un geste qui s’inscrit en faux contre les autodafés de Fray Roque Medrano. Et si, du côté de Bilitis, l’initiatrice à la poésie est Sapho, c’est tout de même Pierre Louÿs, en tant que traducteur, et l’archéologue allemand G. Heim, en découvrant son tombeau, qui la tirent d’un oubli de plusieurs siècles. Les textes que nous lisons en français sont au demeurant de la plume du supposé traducteur, et se distinguent dès lors de l’original[52], qui brille par son absence. Les écrits de ces deux jeunes femmes ont ainsi été pris en charge et publiés par des hommes, qui en assurent la médiation vers le public.

La publication de ces premiers livres de Mérimée et de Louÿs repose sur un dispositif de signature qui n’est conçu que pour être dévoilé. En ce sens, l’adoption d’une identité féminine, qui apparaît comme l’un des versants de la minorité mise en scène, semble n’être mobilisée que pour mieux être remise en cause[53]. Ainsi peut s’opérer la transformation de l’autrice supposée, une enfant, en jeune homme et, du même geste, celle du (pseudo-)traducteur – mineur, lui aussi, sur le plan de la reconnaissance symbolique dans l’espace de l’écriture littéraire – en authentique auteur. L’attribution de leur premier livre à une jeune femme imaginaire aurait dès lors pour effet, chez Mérimée comme chez Louÿs, de donner corps à un changement de statut. Celui qui a lieu à la faveur de la dynamique de dévoilement de la supercherie, et que figure le retour au sexe masculin, mime ainsi ce qui se joue pour ces deux écrivains à travers leur premier livre : rien de moins qu’une entrée en littérature et le fait même, à la faveur de cette publication, de devenir écrivain.

Un mode de signature minoritaire

Envisager la pseudonymie comme une panoplie de procédés englobant ce que la théorie littéraire a pris pour habitude de distinguer sous les termes de pseudonyme et d’hétéronyme revient à faire droit à la cohérence des logiques qui sous-tendent la diversité des manifestations d’un même phénomène, si distinctes puissent-elles paraître en première instance. La dissociation quasi systématique des travaux sur la pseudonymie et de ceux sur l’hétéronymie, traditionnellement adoptée, a manifestement limité la latitude du questionnement, en jetant l’interdit sur toute tentative de réflexion globale à propos des pratiques de signature auctoriales qui consistent à adopter un autre nom que celui qui est usité dans la vie courante. Sur un plan épistémologique, il s’agit donc, en proposant un infléchissement de point de vue, de faire surgir, par une approche fondée sur la mise en perspective comparative de modes pseudonymiques distincts, certains aspects de ce système de pratiques de signature jusqu’à présent méconnus en raison même du clivage le plus communément admis au sein de la théorie littéraire.

En l’occurrence, les pseudonymes adoptés par Sand, d’Agoult, Mérimée et Louÿs ne rendent certes pas compte de la diversité qui caractérise les pseudonymes conduisant un auteur à changer d’identité genrée[54]. Une approche plus systématique, élargie à d’autres cas de figure, permettrait de mesurer le poids effectif et d’historiciser les éventuelles transformations de l’inclination commune dont témoignent ces gestes de signature, en amont et en aval du xixe siècle. Au demeurant, ces oeuvres présentent elles-mêmes une grande variété : outre la distinction entre pseudonyme et hétéronyme, alors que George Sand adopte son nom de plume de façon définitive, Marie d’Agoult réserve pour sa part la signature « Daniel Stern » à certaines de ses publications. Pour ce qui concerne Mérimée et Louÿs, si tous deux ne signent qu’un seul livre sous un nom de femme, les fictions qui sous-tendent leurs supercheries divergent : l’un évoque une jeune espagnole du début du xixe siècle, tandis que l’autre situe son hétéronyme dans l’Antiquité. Les scénographies dont ont été l’objet ces pseudonymes de l’autre genre choisis par des auteurs pour publier leur premier livre n’en révèlent pas moins certains points de convergence entre des scénarios de l’avènement à l’auctorialité d’autant plus notables qu’ils procèdent de récits de types différents et portent sur la mise en oeuvre de types distincts de pseudonymie.

Chez ces différents auteurs, ces récits de l’avènement à la publication mettent en jeu des relations genrées à la faveur desquelles les figures masculines assurent systématiquement auprès de femmes auteurs le rôle d’intercesseur, comme s’il était indispensable que quelque « deus ex machina leur arrivât de l’extérieur pour faire naître, confirmer ou consacrer une vocation littéraire[55] ». En d’autres termes, en dépit de leurs évidentes différences, ces oeuvres sont toutes marquées au coin de cet imaginaire en vertu duquel une autrice, réelle ou fictive, semble incitée à en passer, lorsqu’un pseudonyme est en jeu, par des tuteurs masculins : chez Sand et d’Agoult, cette part du masculin, remotivée a posteriori, semble manifester l’appartenance à une communauté, celle des écrivains; chez Mérimée et Louÿs, le féminin donne corps à une minorité, celle de l’impétrant dans le champ littéraire, que surdétermine l’âge de Clara Gazul et de Bilitis, créées à la seule fin de se voir ravalées au rang de fiction plaisante et largement codée et de laisser au final apparaître le visage du véritable auteur, non sans ambiguïté[56]. Les différentes facettes de ce caractère minoritaire des autrices mises en scène (leur âge, leur genre…) correspondent en ce sens à la nature du dispositif de signature adopté, moins fréquent que l’usage qui consiste à conserver son nom propre (et son genre) dans sa signature.

Sans doute convient-il de faire la part de la topique dans ces analogies marquantes entre des textes qui diffèrent tant les uns des autres. Ainsi, l’on peut à bon droit se demander ce qui revient au modèle sandien, c’est-à-dire de la lecture de Histoire de ma vie, dans le souhait de Marie d’Agoult de relater dans ses mémoires – et dans la manière dont elle le fait – les circonstances l’ayant conduite à se choisir un pseudonyme masculin sous l’égide d’Émile de Girardin (l’autrice a tôt lu l’oeuvre de Sand et ne manque pas de l’évoquer dans le cadre de ses mémoires)? De même, le topos du manuscrit trouvé et les tours coutumiers de la supercherie, dont le xviiie siècle présente plusieurs cas de figure mettant en jeu des hétéronymes féminins – Hortense Malcrais de La Vigne / Paul Desforges-Maillard (1730) ou encore Clotilde de Surville / Joseph Étienne de Surville (1797) –, ne laissent sans doute pas de peser sur Le Théâtre de Clara Gazul et les Chansons de Bilitis, ainsi que, au cours du xxe siècle, sur des auteurs comme Raymond Queneau lorsqu’il revêt le masque de Sally Mara.

Cette intertextualité dense ne remet cependant pas en cause les fonctions manifestement assignées aux textes relatifs à ces signatures. Au contraire, ainsi que le montrent ces modèles remaniés à plaisir, et en dépit des différences entre les stratégies pseudonymiques et les textes qui en rendent compte ou les mettent en oeuvre, chez Sand et d’Agoult comme chez Mérimée et Louÿs, le choix du pseudonyme apparaît à la fois comme le signe et comme l’opérateur de l’entrée d’un écrivain dans l’espace littéraire. Dans l’un et l’autre cas de figure, c’est l’avènement à l’écriture et à la publication, l’entrée dans le champ littéraire, qui est scénographiée. L’adoption du pseudonyme se trouve présentée comme un acte de naissance littéraire qui place l’opération instituante sous le signe du masculin et qui, dans le même temps, n’opère pas de la même manière pour les auteurs et pour les autrices. En l’espèce, que ces noms de plume soient, comme s’ils constituaient une métonymie de l’accès au monde de l’imprimé, associés à l’exercice de la langue et, plus précisément, à celui de l’écriture, renforce leur pouvoir rituel d’« actes d’institution[57] » qui consiste à marquer une seconde naissance, celle de l’entrée en littérature d’auteurs en situation de minorité (symbolique à tout le moins) au moment où ils adoptent leur nom de plume et qui, à travers lui, accèdent au statut d’écrivain, mais par la petite porte.