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introduction

Nous traduisons ici un fragment d’un roman à paraître, écrit sous forme de journal personnel, de l’auteur ukrainien russophone Vitali Tchenski. Le protagoniste est un écrivain de Kyïv. En vue de la préparation d’un roman, il se livre à des observations et mène des expériences qui ne sont pas sans rappeler celles des sociologues. Dans le fragment reproduit ici, le protagoniste participe à la marche d’un groupe radical à Kyïv, à une époque qui nous est contemporaine et encore marquée par les événements de Maïdan. Le point de départ de son récit est un objet matériel, un flambeau. On pourrait facilement voir dans le fragment une référence au ton de Karl Kraus, et à son magazine Die Fackel (La torche).

Si le texte est en grande partie rédigé en russe, les dialogues sont parfois écrits en ukrainien. Pour rendre l’esprit du texte, du quotidien de la capitale ukrainienne et de son caractère bilingue, nous avons choisi de traduire les dialogues ukrainiens en anglais.

Barbara Thériault

Le flambeau

vitali tchenski
Traduit du russe et de l’ukrainien par Ksenia Burobina

Donc, je voulais enfin essayer par moi-même.
Qui sait quand se présenterait une autre occasion ?
Bien que tout laisse présager qu’il y aura d’autres marches aux flambeaux.
Et de plus grandes, et de plus belles.
Parce qu’il n’y a plus personne pour faire obstacle aux nazis maintenant.
Les « Berkuts »[1] avaient des années de pratique et une hostilité instinctive contre la droite et les ultras.
Nos policiers d’aujourd’hui ne sont que des pouilles mouillées à côté d’eux.
Aucun objectif ultime, que des exécutants.
Mais les nazis — ils ont leur Idée Nationale. Ils vont les réduire en bouillie s’ils en ont envie.
Et les libéraux avec. Eux ne pensent même pas aux nazis en ce moment. Ils sont occupés par leurs projets. Y’en a qui s’occupent des droits de la personne, d’autres d’un bureau anticorruption, d’autres de l’anglais. Des herbivores mous, quoi.
Alors des marches aux flambeaux, il y en aura encore beaucoup d’autres.
Très probablement.
Quoique, on ne sait jamais, et s’il arrivait quelque chose ? Ils réussissent souvent à foutre le bordel au moment décisif.
« Approchez-vous de la voiture, là, on distribue des flambeaux », disait au micro une voix venant de la scène.
Ben, je suis allé voir, par simple curiosité.
Je me suis approché — pour entendre ce qu’ils disent.
« Ils donnent des flambeaux juste à ceux qui sont membres d’une organisation ? » demande un gars.
« Non, non, à tout le monde, on dirait. »
Hum.
Je vois, il y a déjà du monde derrière moi.
Alors c’est comme si j’étais déjà dans la file.
Et ensuite j’entends la voix au micro qui dit : « Don’t worry, there will be enough for everybody. »
Mettons.
Et alors, je vais juste marcher comme ça, avec un flambeau ?
Je vois des mémés qui s’approchent.
Même un homme avec un enfant. Il passe le flambeau au garçon.
Ça m’a comme encouragé.
Et pis merde, j’en prends un.
Et tout d’un coup, j’ai tellement envie d’avoir un flambeau moi aussi que je commence à m’inquiéter qu’il n’y en ait pas assez.
Je me précipite vers l’avant.
La voiture est presque vide. Les gens partent avec des piles.
J’ai le mien.
J’en reviens pas.
Je le tiens dans les mains.
Wow ! C’est comme si j’étais moi-même un nazi.
C’est une sorte de bâton d’un mètre de long, rectangulaire.
Le bout est enrobé de quelques couches de toile.
Attachées par un fil métallique. En dessous, une couche de papier aluminium, pour qu’il ne s’enflamme pas.
Je pensais que la toile était trempée d’essence. J’ai senti — na.
Je demande à un gars à côté : « C’est trempé dans quoi ? »
Lui aussi, il regarde attentivement. Mais on voit que lui s’y connaît.
« De la paraffine », dit-il et me montrant une trace sur le côté.
OK, intéressant.
Ça brûle donc comme une bougie.
Là les gens ont commencé à se masser à l’entrée de la rue Mazepa.
La police a bloqué la circulation. Tout pour le peuple. Tout pour la nation titulaire.
« Dear Friends, we’ll now start our march », entend-on à l’avant. « Attention… »
Maintenant, il faut donc les allumer.
Ça doit être fait de façon centralisée, j’imagine, non ?
Ben merde non, apparemment pas.
Les gens se groupent eux-mêmes, agitent leurs briquets.
« Light them from the top, they will burn longer », nous conseille la voix au microphone.
Ah, ok. Une astuce vraiment utile.
Ça met du temps avec le briquet.
Tranquillement, ça commence à marcher pour certains.
D’autres se mettent à allumer leurs flambeaux en se servant de ceux qui sont déjà allumés.
Là, je commence à m’inquiéter.
La marche est sur le point de commencer, et moi mon flambeau n’est pas allumé, merde.
Je ne vois pas à qui demander du feu.
À ce moment-là, un moustachu me fait un signe de tête, voulant dire : « Viens par ici. Prends du feu pour l’allumer. »
Dieu merci. Merci à toi, bonne âme.
Entre nazis, on s’entraide.
Je mets le truc dans le feu.
Cette cochonnerie de flambeau ne s’allume toujours pas.
Il devrait pourtant.
Ce n’est pas moi qui l’ai fabriqué. C’est ce qu’on m’a donné à la voiture. Ça doit être du bon flambeau.
Mais cette saloperie ne s’allume toujours pas.
Tout le monde a déjà allumé le sien, merde, et le mien ne s’allume pas.
C’est vraiment chiant.
Je le tourne un peu — ça va peut-être mieux fonctionner de l’autre côté.
Ok.
Comme ça.
Enfin, merde.
Yes !
Fiou, j’ai eu chaud avec tout ça.
Les hommes doivent éprouver quelque chose du genre au lit quand ils ne bandent pas.
Au lit, ça m’est jamais arrivé. Mais là avec le flambeau, je l’ai senti.
Ok.
En avant, on commence à jouer du tambour.
On s’est mis en marche.
Wow.
Je marche. Avec un flambeau, man.
Je m’imaginais pas faire ça.
J’ai travaillé dans un journal, pas loin d’ici.
J’écrivais sur la culture. Sur l’art. Et maintenant je marche dans la rue avec un flambeau.
« Ça brûle bien, commente un gars. Ils ont appris à en fabriquer des bons. »
C’est vrai. Le mien brûle bien.
« Glory to the nation ! Death to the Enemies ! », hurle un type devant moi. « To the Kruty heroes ! Three times. Glory ! Glory ! Glory ! »
Je hurle aussi.
Avant, j’aurais été embarrassé. Mais maintenant, avec le flambeau, ça va.
On se sent plus à l’aise avec.
Avant je marchais seulement à côté. Je regardais.
Maintenant, je suis au milieu du rang.
Les gens me sourient. Je souris aussi.
On marche.
Après l’intersection, nous prenons l’allée des Héros de Krouty.
Il s’est mis à pleuvoir.
Mais ça brûle toujours.
Je veille à ce que les étincelles ne tombent pas sur quelqu’un.
En avant, des jeunes en vestes bleues.
Sur leurs dos, on peut lire :
« Falcon[2].
Where power is, there is freedom. »
N’importe quoi, vraiment.
« One for all ! » hurle le gars.
Je connais ça. Je réponds : « And all for one ! »
« One ! Language ! »
Merde, celui-là, je ne m’en rappelle plus.
« One ! Nation ! One ! Fatherland ! This is ! Ukraine ! ! »
La deuxième fois, je me reprends.
« Those who have flares, take them out and at the signal… »
Le signal est donné.
Les fusées s’allument.
C’est fou. Tellement clair. Tellement lumineux.
Bref, on va les réduire en purée, nos ennemis !
« Today, us ! The Ukrainians ! The Kyiv people, all those gathered ! We commemorate the heroes, those three hundred hearts that lit up, like our torches today[3]. »
Et mon flambeau, qu’est-ce qui se passe ?
Le salaud, il commence à s’éteindre.
Il devrait brûler, encore et encore.
Mais lui, il….
Du coup, je commence à me sentir mal.
Là, il va s’éteindre. Ma couche protectrice disparaît, et ils commenceront tous à me regarder de travers, à me montrer du doigt. Et puis celui-là, qui hurle « Glory to Ukraine », se jettera sur moi…
Il faut le tourner un peu, délicatement. Voilà, ça va un peu mieux. Mais quand même. Ceux des autres, ils brûlent bien, c’est juste le mien qui est sur le point de s’éteindre.
Tout comme le feu patriotique dans mon coeur.
Est-ce qu’on a encore beaucoup à marcher ?
« To whom belongs Kyiv ! ? To us ! To whom belongs Ukraine ! ? To us ! To whom belongs the Donbass ! ? To the Ukrainians ! To whom belongs Kuban ! ? To the Ukrainians ! To whom belongs Crimea ? To the Ukrainians ! »
« Lock Putin up ! — In jail ! Jail ! Jail ! »
Brûle, truc de merde. Brûle.
« Attention ! All those whose torches are still lit go to the memorial monument. If they went out, go to the car with the loudspeaker… »
« And what’s there ? »
« Water buckets. »
J’ai réussi alors.
Je m’approche de la voiture.
Je mets mon flambeau qui brûle à peine dans le sceau.
Tu as réussi, mon petit.
Tu l’as fait.
Chapeau, mon gars