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introduction

La diffusion par CNN en 2017 d’un documentaire sur la vente aux enchères de migrants noirs originaires des pays d’Afrique subsaharienne, piégés sur les routes migratoires, a fait ressurgir des images que l’on pensait appartenir à l’histoire et aux commémorations. Cette résurgence de la « condition noire » est venue rappeler que, contrairement aux autres formes de xénophobie et de racisme qui mobilisent des catégories comme la religion, l’origine nationale ou ethnique, le racisme anti-Noirs continue à se baser sur le critère exclusif de la couleur de la peau (Fanon, 1952).

Dans La Condition Noire, Pap Ndiaye explicite que ce qui fait lien entre ces populations « ayant en partage, nolens volens, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires », c’est moins la couleur de leur peau que le racisme qu’elles subissent du fait du regard porté sur cette dernière (Ndiaye, 2008 : 24).

Le racisme envers les Noirs est revenu pour un temps sur la scène médiatico-politique, mais sans totalement sortir de l’invisibilité toutes ses déclinaisons. : celles qui se déploient, tout au long des itinéraires migratoires, dans l’invisibilité et l’indifférence envers les migrants en partance et en provenance des pays de l’Afrique subsaharienne avec comme destination espérée l’Europe (Bensaad, 2005 ; Timera, 2008 ; Pian, 2009 ; Mountz et Loyd, 2015). C’est dans ce contexte d’invisibilisation des violences faites aux migrants en provenance de l’Afrique subsaharienne que des recherches en sciences sociales ont émergé depuis les années 1990 et surtout 2000.

Ces travaux ont mis en évidence les nouvelles dynamiques, les destinations et la diversité des formes migratoires des pays de l’Afrique subsaharienne qui juxtaposent anciens et nouveaux modèles (Barrou, 2002 ; Timera, 2009 ; Timera et Garnier, 2010 ; Wihtol de Wenden, 2010). S’ils montrent que les mouvements migratoires ne se limitent plus à la vallée du fleuve Sénégal, mais touchent tous les pays de l’Afrique, ils en soulignent le faible nombre dans la migration internationale globale. Au passage, ils déconstruisent les discours sur la menace de la migration massive actuelle ou à venir de l’Afrique noire, tels que ceux publiés par Stephen Smith dans son ouvrage La ruée vers l’Europe (Smith, 2018). Ils participent aussi à déconstruire bon nombre d’idées reçues sur ces migrations diffusées par les médias et certains discours politiques en Europe comme en Afrique du Nord. Ces travaux se sont intéressés à trois dimensions des migrations subsahariennes en les articulant dans la majorité des cas : une première qui, tout en se décentrant des approches misérabilistes qui les présentent par le seul prisme de la fuite de la pauvreté, des conflits, des persécutions, des « épidémies », etc., s’intéresse aux nouvelles dynamiques transnationales migratoires des pays d’Afrique noire, soulignant leur intégration dans les mobilités internationales et les apports spécifiques qu’elles y impulsent (Tarius, 2002 ; Peraldi, 2011 ; Timera, 2008, 2009 ; Bensaad, 2005 ; Bustos et al., 2010) ; une seconde qui étudie la diversification des profils des migrants en termes de nationalité, de qualification, d’âge, de statut, de genre et de réseaux, leurs parcours et projets migratoires collectifs et individuels, les bifurcations et réagencements des trajectoires, les formes « d’agency » et de « capabilité », les mobilisations et résistances aux blocages aux frontières, les solidarités et tensions intra et interethniques, les conditions de vie et de subsistance et les discriminations subies tout au long des étapes provisoires plus ou moins longues de la migration (au Maroc, en Tunisie, en Algérie, en Libye) comme lors de l’installation (principalement en Espagne, en Italie, en France) (Jounin, 2004 ; Bredeloup, 2008 ; Gunhild, 2010 ; Pian, 2008, 2009, 2010 ; Ait Benlmadani et Chattou, 2014) ; une troisième dimension qui traite des politiques de fermeture des frontières européennes aux migrations subsahariennes, de l’enrôlement des pays du Maghreb dans la mise en oeuvre de ces dernières dans leurs espaces nationaux et de leurs effets en termes de blocage des mobilités des migrants, de transformation des pays de transit comme la Libye, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc en « sas », zone d’attente, de captivité, d’installation temporaire ou définitive, ou encore en douve de la forteresse Europe (Réa, 2003 ; Wender, 2006 ; Bensaad, 2005 ; Timera, 2008, 2009 ; Wihtol de Wenden, 2010 ; El Qadim, 2010 ; Loyd, 2015).

Mais si ces travaux abordent les conditions de vie difficiles, les relations et les rapports interethniques, à l’exception de quelques-uns (Timera, 2008 ; Jounin, 2004 ; Pian, 2009) le racisme anti-Noirs n’y constitue pas toujours la grille de lecture principale. Et il est posé, y compris dans les travaux qui lui accordent une large place, comme un produit et non un producteur qui vient s’encastrer, dans un second plan, dans les situations de vulnérabilité économique, administrative, sociale et culturelle. Autrement dit, la race y est souvent abordée par le prisme de la classe.

Comme le remarquait Pap Ndiaye, « il existe certes des études sur les immigrés africains, les étudiants africains (…) mais, il n’est pas question de Noirs comme si cette figuration par la couleur de peau n’avait pas de légitimité ou de pertinence pour décrire les situations sociales » (Ndiaye, 2009).

Pourtant, le racisme dont ils sont l’objet s’exprime d’une double manière :

  • institutionnellement, comme le démontre Loyd (2015), par des politiques migratoires de séparatisme racial entre l’Afrique subsaharienne et le continent européen. Ces politiques se déclinent sur un principe de dissuasion : par une militarisation des interceptions des migrants en pleine mer (Frontex, marine italienne, espagnole, française) ; par des accords bilatéraux de refoulement de migrants euphémisés à travers le terme de réadmission entre les pays européens et des régimes autoritaires (Turquie, Libye, Maroc, Niger, Tunisie même à l’époque de Ben Ali, etc.), voire des factions militaires comme en Libye, l’augmentation des capacités de rétention, y compris des familles avec enfants, dans des lieux hostiles et isolés et leur placement sous un régime administratif.

  • sous une forme sociale et corporelle. Dans les faits, cette géopolitique de la dissuasion s’exprime par les dégâts qu’elle peut avoir sur le corps des migrants (plus de trente mille morts en mer depuis 2013, enfermement, sévices dans les prisons des pays de réadmission, angoisse et maladie mentale dans les centres de rétention, humiliations physiques et psychologiques, rationnement alimentaire, etc.). Comme l’explicite Sharpe (2016) à travers l’expression « vivre dans le sillage » (living in the wake), la mort continue à entretenir une grande proximité avec le corps noir. Criminalisé, il devient le porteur de cette présomption de culpabilité qui sera convoquée dans les contrôles aux frontières comme à l’intérieur, et dans les rapports sociaux même les plus anodins.

C’est à une partie de ces formes de reconversion sociale du racisme anti-Noirs que nous nous sommes intéressé. Nous avons exploré son expression dans les rapports et relations sociales quotidiennes entre les migrants subsahariens (au statut administratif instable et vulnérable[1]), qui circulent et s’installent provisoirement ou définitivement sur les territoires marocains, espagnols et français, et les populations nationales de ces trois pays.

Notre propos défendra l’idée que la « condition noire » et le racisme caractérisent la singularité des migrants subsahariens —, et ce, quels que soient leur nationalité d’origine, leur religion, leur statut migratoire — et que c’est bien à partir de « la race » qu’est positionnée leur place. Pour ce faire, nous avons interrogé empiriquement les mécanismes qui sous-tendent la racialisation de ces derniers : son invisibilisation politique et scientifique et ses effets sur leurs conditions de vie tout au long des routes migratoires.

Quelles sont les formes contemporaines de ce racisme et comment les qualifier ou les sortir de l’invisibilité ? Comment se déploie le racisme sur ces routes (Maroc, Espagne, France) ? Comment la racisation se mue-t-elle en idéologie d’infériorisation de ces migrants ? Comment ce racisme structure-t-il leurs relations sociales quotidiennes ?

invisibilisation et dénis du racisme

Dans son ouvrage, Le racisme est un problème de Blancs, Reni Eddo-Lodge (2018) évoque le déni comme une des caractéristiques du racisme anti-Noirs. C’est en partie de ce déni que se nourrit l’invisibilisation ou la relégation du racisme envers les migrants subsahariens comme phénomène secondaire moins structurant que leur statut migratoire, leur statut social ou leur nationalité étrangère. Ce déni se décline sous différentes formes qui s’articulent et s’alimentent entre elles.

1.1 Le déni de l’héritage culturel et social de l’histoire de la traite

La première forme concerne le déni politique et scientifique du poids de l’histoire de la traite dans la construction des identités nationales blanches et arabo-musulmanes, et dans leur rapport à l’Afrique noire, aux Africains et aux Noirs en général. Ce passé esclavagiste et colonial n’est que marginalement convoqué pour évoquer les dimensions sociohistorique et structurelle du racisme actuel dans de nombreux pays et à des degrés divers dans les trois pays où nous avons mené notre enquête (Stella, 2000 ; Vergès, 2001 ; Coquery Vidrovitch, 2018 ; N’Diaye, 2008 ; El Hamel, 2013 ; Trabelsi, 2016).

Si la France fut le premier des rares pays à reconnaître l’esclavage comme un crime contre l’humanité et à décréter une journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, cela ne s’est réalisé qu’en 2006. Et malgré cette évolution, même tardive, le sentiment « d’extranéité » (Vergès, 2000 ; Vidrovitch, 2018) à l’histoire raciale et de l’esclavage continue à être dominant dans la réflexion aussi bien politique qu’intellectuelle relativement au racisme anti-Noirs et au traitement des migrations subsahariennes appréhendées principalement comme un « problème » lié aux seuls retards démocratique et économique de l’Afrique. Les mêmes observations peuvent être effectuées sur l’Espagne où le sentiment « d’extranéité » au passé esclavagiste domine, alors même que les travaux de Stella (2000) montrent l’importance économique et sociale de l’esclavage dans la constitution de la péninsule ibérique et de l’Espagne en particulier. Ce déni de l’histoire est aussi important au Maroc et dans le monde arabo-musulman, comme le souligne Trabelsi :

Aussi, ne manque-t-on pas d’affirmer que, à l’opposé des mondes antique et atlantique, les pays d’islam ont ignoré la grande propriété domaniale et la violence de l’esclavage massif et anonyme […]. Au concept d’esclavage, l’on a préféré une nomenclature incertaine. Les différentes catégories d’esclaves sont souvent exprimées à travers les classes sémantiques de domesticité, de dépendance, voire de servitude bénigne. Or, l’un des traits typiques de cette vision est le déni du recours durable à une main d’oeuvre servile dans les oasis, les mines, les champs et les chantiers de construction.

Trabelsi, 2016 : 2

Ce déni est en grande partie lié au peu de travaux sur le thème et à l’enracinement du racisme anti-Noirs dans les sociétés arabo-berbères, comme l’observent dans leurs ouvrages respectifs N’Diaye (2008), Le génocide voilé, et El Hamel (2013), Black Morocco : A History of Slavery, Race, and Islam. Le Maroc est un des rares pays à avoir remis en esclavage des Noirs libres (Haratin) pour la constitution de l’armée du sultan Moulay Ismail (1672-1727). Il fut aussi le dernier pays du Maghreb et l’un des derniers au monde à abolir l’esclavage (Tunisie, 1842 ; Algérie, 1848 ; Maroc, 1950) sous le protectorat français sans qu’aucun décret royal n’ait été émis à ce sujet (El Hamel, 2013). Le déni se prolonge dans ce cas par l’invisibilité totale de cette histoire dans les manuels scolaires et un discours public qui se limite à reconnaître quelques discriminations envers les « Subsahariens[2] », mais plus du fait de leur statut de migrants irréguliers que de leur couleur de peau.

Ce déni du rôle que joue l’histoire raciale et de l’esclavage dans le racisme actuel a pour principal effet de l’invisibiliser. Cet héritage est toujours actif dans le regard que portent les Blancs sur les Noirs (Cohen, 1981 ; Verges, 2001 ; El Hamel, 2013 ; Coquery- Vidrovitch, 2003), bien que ce dernier soit essentiellement pensé comme un rapport circonstancié entre les nationaux et les étrangers, les immigrés ou supposés tels.

1.2 L’illégitimité scientifique des rapports de racialisation : un déni feutré

La seconde forme du déni se présente sous les traits de la disqualification de la réalité du racisme et de la racialisation comme catégorie scientifique (Belkacem et al., 2019) pour décrire les rapports sociaux, au même titre par exemple que le concept de classe et de genre.

Tel que le soulignait Lamy dans son article consacré aux recherches américaines et anglaises sur le racisme (Lamy, 1990 : 113-114), ce dernier a fait l’objet de peu de publications, hormis celle de la pionnière C. Guillaumin en 1972, d’aucune publication dans les principales revues de la sociologie française (L’Année sociologique, Sociologie du travail, Revue française de sociologie, Actes de la recherche en sciences sociales) et de peu de traductions de la littérature anglophone sur le sujet jusqu’aux années 1990. C’est à partir de ces années qu’émergent des travaux théoriques et empiriques sur la question des discriminations et du racisme (Taguieff, 1987, 1998 ; Wieviorka, 1992 ; Bataille, 1997 ; De Ruder, Poiret et Vourc’h, 2001, Balibar, 2005). Ces derniers ont permis d’ouvrir le débat sur un angle mort des sciences sociales. Ces travaux seront, non sans controverse, voire clivage, terminés à partir des années 2000 par d’autres plus critiques et plus enclins à utiliser les apports des travaux américains s’inscrivant dans le courant des Subaltern Studies. Mais ces derniers se concentrent principalement sur « les nouvelles formes d’expression » de ce « nouveau racisme », telles que l’islamophobie (Hajjat et Marwan, 2103 ; Asal, 2014), le racisme anti-Arabes et, de manière plus large, en termes de discrimination des minorités (Simon, 1998 ; Fassin et Fassin, 2006 ; Fassin, 2010 ; Eberhard, 2010).

Malgré ces travaux, le racisme reste un objet scientifique flou, comme le souligne E. Balibar (2005 : 11) et dont la légitimité reste discutée (Belkacem et al., 2019). Les controverses au sujet de la légitimité des travaux sur le racisme cantonnent une grande partie des recherches dans la démonstration de la légitimité des outils et concepts mobilisés. Les termes « race » (dans son acception sociale), « racisé » et « ethno-racial » sont l’objet de vives, voire de violentes polémiques (comme celle sur la notion de racisme d’État[3]).

La démarche qui consiste à évoquer la persistance du regard colonial comme source de compréhension de l’invisibilisation et du déni des formes structurelles du racisme (Cohen, 1981 ; Vergés, 2001 ; Coquery-Vidrovitch, 2018) est, quant à elle, l’objet de contestations d’une extrême violence. Et lorsqu’il s’agit de décrire scientifiquement les phénomènes de racialisation et leur inscription dans les processus coloniaux et postcoloniaux, la recherche devient alors une ligne de front où les controverses glissent du débat scientifique vers le débat moral et politique.

Cette censure n’a pas un fondement scientifique, mais moral : la notion de racisme étant infamante, certains objets particulièrement précieux (groupes sociaux, unités politiques, époques, etc.) devraient être considérés au-delà de tout soupçon. Ainsi les analyses qui interrogent les continuités entre l’époque coloniale et la période postcoloniale, ou celles qui interrogent de front les rapports entre État-nation ou institutions françaises et discriminations racistes sont-elles particulièrement sujettes à caution. Les règles de l’analogie contrôlée et de la comparaison réglée, outils de base des sciences sociales (Passeron, 1991), deviennent soudainement et spécifiquement plus contraignantes lorsqu’il en est question

Belkacem et al., 2019 : 12

Ainsi, les travaux et les chercheurs — de surcroît lorsque ceux-ci sont racisés —, qui mobilisent ces questionnements et les notions se rapportant aux logiques de racialisation, sont l’objet d’un double procès qui combine rhétorique politique et scientifique. Ils sont accusés de remettre à l’ordre du jour les théories de la race dans le champ scientifique, voire de promulguer un nouveau racisme sur le plan politique. « Cette forme particulière de rhétorique est notamment problématique lorsqu’elle conduit à une inversion pure et simple de responsabilité. Le véritable raciste serait celui qui emploie le champ lexical de la race, et l’enquête sur le racisme deviendrait elle-même racisme » (Belkacem et al., 2019 : 6).

À cette inversion des responsabilités s’ajoute, dans le contexte français et de plus en plus européen, l’accusation d’anti-universalisme, anti-républicanisme, anti-Lumières ou encore de communautarisme, sachant que, comme le souligne Poiret : « l’accusation de “communautarisme” est l’un des moyens les plus efficaces pour légitimer la stigmatisation d’un groupe racisé dans le contexte de l’idéologie républicaine française » (Poiret, 2011 : 123).

Dans ce contexte, les recherches sur ces questions, même critiques, continuent à s’inscrire sous la contrainte de ces débats et d’une forme de nationalisme méthodologique (Dumitru, 2014).

En refusant d’interroger les fondements historiques, esclavagistes et coloniaux du racisme et les liens qu’ils entretiennent avec les sociétés contemporaines, le déni du racisme participe à son invisibilisation et à son expression décomplexée dans les relations sociales quotidiennes sous forme de nanoracisme (M’Bembé, 2016). C’est à l’explicitation des mécanismes de ce dernier dans la vie des migrants que nous avons rencontrés que nous allons consacrer les pages qui suivent.

2. un « nanoracisme » qui singularise, altérise et infériorise

Pour la majorité des migrants subsahariens, l’expérience du racisme débute sur les routes migratoires et de manière plus forte pour ceux qui louent les services des passeurs illégaux. Cette qualification par la couleur de la peau est une frontière ethno-raciale (Park, 1950) qui s’érige au fur et à mesure des contacts avec les non-marqués. Faye[4], jeune Sénégalais sans papiers, illustre cette expérience relatée dans la majorité de nos entretiens. Il est devenu « noir » tout au long de son voyage migratoire jusqu’à son blocage dans le « sas » marocain :

(…) dès qu’on a commencé à arriver en Mauritanie, (…) ils nous ont appelés zoulous pendant tout le voyage. « Hé zoulou, viens » et là, souvent, on ne savait pas lequel de nous ils appelaient. Et là depuis qu’on est ici (région de Oujda au Maroc), on est les Noirs pour tous (…). Même nous, on s’est mis à répondre lorsqu’on nous interpelle en nous appelant « al khol » (le noir en arabe).

Entretien avec Faye arrivé dans la région de Oujda, 2015

Ce processus d’étiquetage (Becker, 1963, 1985) a un effet social puissant. Il est le corollaire d’un racisme structurel (Fanon,1952) qui participe d’une altérisation et d’une mise à l’écart de la communauté de référence. Cette catégorisation a moins pour finalité de qualifier les Noirs que de libérer, sans risque de transgression de la morale en vigueur, un certain nombre de comportements racistes envers eux. Ces relations sont alors caractérisées par ce que A. Mbembé qualifie de « nanoracisme » :

Mais que faut-il comprendre par nanoracisme sinon cette forme narcotique du préjugé de couleur qui s’exprime dans les gestes apparemment anodins de tous les jours, au détour d’un rien, d’un propos en apparence inconscient, d’une plaisanterie, d’une allusion ou d’une insinuation, d’un lapsus, d’une blague, d’un sous-entendu et, il faut bien le dire, d’une méchanceté voulue, d’une intention malveillante, d’un piétinement ou d’un tacle délibérés, d’un obscur désir de stigmatiser, et surtout de faire violence, de blesser et d’humilier, de souiller celui que l’on ne considère pas comme étant des nôtres ?

Mbembé, 2016 : 80-81

Dès leur arrivée dans ce qui constitue la première étape avant l’entrée en Europe, le Maroc, ces migrants se découvrent noirs avant d’être sénégalais, maliens, guinéens, nigérians, ivoiriens. Ils perdent leur prénom, leur nationalité, leur langue, leur identité. Ces migrants qui se voient pourtant très différents les uns des autres ne sont plus nommés qu’à travers quelques termes qui les unifient : des « Afriqayin » (Africains en marocain, sous-entendu Noirs), « Khol » (Noir), « Négro »,« Abd » (esclave), « Zoulou », « Mandela » (moins pour rappeler le héros de la lutte anti-apartheid que pour rappeler sa condition de Noir en Afrique du Sud), « Bakhouche » (cafard en marocain), « Éthiopie » (en référence à la famine), Somalie (moins en référence au pays qu’à la guerre et ses atrocités, ce qui vient souligner l’animalité) ou encore « King Kong » (en référence au gorille de cinéma). Tous ces termes, que nous avons relevés de manière non exhaustive lors de nos observations sur le terrain marocain, et qui sont parfois propres à certaines régions que nous ne détaillons pas ici, sont autant de termes utilisés, sans hostilité apparente dans la forme, pour interpeller les « Subsahariens » au quotidien.

C’est là le premier effet du nanoracisme : il qualifie dans un premier temps, en les fondant dans un tout, « les extérieurs » au groupe comme pour les préparer à en accepter les conditions qui suivent, à savoir l’infériorisation qui s’exprimera tout au long de leur route migratoire.

2.1 Une familiarité dégradante

Par cette notion de familiarité dégradante, nous souhaitons souligner l’asymétrie des rapports sociaux. Les migrants noirs sont de fait considérés et traités comme des enfants, avec comme principale caractéristique le préjugé que leur capacité de réflexion et de compréhension est forcément limitée. Cette infantilisation produit des interactions racistes teintées d’hostilité affichée et d’une familiarité qui infériorise. Le tutoiement est de rigueur dans toutes les interactions et les formules de politesse qui caractérisent les codes de sociabilité habituels ne leur sont pas appliquées.

Mais le trait le plus caractéristique de ce racisme au quotidien passe par une familiarité dégradante à leur égard. Celle-ci s’exprime principalement par un humour qui transforme le « Noir » en objet comique, qui fait rire malgré lui et à ses dépens, dont le corps est convoqué pour divertir les non-racisés. Cette pratique d’un humour raciste populaire — observée au Maroc, en Espagne et en France — est la plus répandue, elle rappelle quotidiennement aux « Subsahariens » leur altérité. Cet humour des majoritaires s’appuie généralement sur des préjugés construits sur le corps noir : la noirceur, qui renvoie au monde de la nuit ; les cheveux, qui rappellent le monde végétal (buisson, arbuste, paille, etc.) ; le sexe, qui renvoie au monde animal ; la manière de parler et de prononcer, qui est comparée avec celle des jeunes enfants. Cet humour participe à la construction d’une image de la figure noire mêlant le « bon sauvage » et le « grand enfant ».

Lors de nos observations de terrain, nous avons constaté la prégnance de cet humour racialisant dans la vie quotidienne des migrants noirs. Pour en vérifier la fréquence, nous avons comptabilisé le nombre de ces interpellations lorsque nous avions la possibilité de suivre durant une journée entière nos enquêtés. Celles-ci oscillaient entre 15 et 50[5] par jour et étaient plus importantes en situation de travail. Loin de constituer une « socialisation par l’humour », comme le constatait Jounin (2014 : 11) dans son enquête sur les chantiers, ce harcèlement racial par l’humour désocialise en infantilisant et en dégradant ceux qui en font les frais. Comme nous l’avons observé dans les interactions entre Idriss, ancien étudiant d’origine sénégalaise resté irrégulièrement au Maroc après l’expiration de son statut d’étudiant étranger dans l’espoir de passer en Europe, et des commerçants marocains de son quartier d’habitation. Bien qu’habitant ce quartier populaire et louant une chambre dans un appartement à l’un de ces commerçants depuis plus d’un an, il est régulièrement apostrophé, comme l’illustre la note de terrain ci-dessous, sur des dimensions qui renvoient aux préjugés sur les attributs sociaux et culturels supposés des Noirs.

Idriss est interpellé tous les jours par les propriétaires des magasins de sa rue : « Eh l’ami, viens, viens voir un peu… » (…) Comme chaque fois, on lui demande de répéter certains mots en arabe. Idriss s’exécute et sa prononciation crée l’hilarité générale. Il est seul à ne pas rire à cette interaction et il quitte le groupe avec un visage fermé. Il me dira plus tard : « Tu vois, ces gens pensent qu’ils sont sympas. Chaque jour je suis obligé de me plier à leurs moqueries alors que je suis allé plus longtemps à l’école que la plupart d’entre eux. (…) Je leur laisse croire que je comprends pas leurs moqueries, mais à chaque fois ça me blesse et des fois je me fais honte de rien dire…

Extrait de journal de terrain : suivi d’Idriss et de son ami, tous deux migrants sénégalais installés dans la région de Meknès depuis un an et en attente d’un départ vers l’Espagne, avril 2016

Ces plaisanteries racistes sur la prononciation participent à la négation du plurilinguisme des « Subsahariens » (qui parlent souvent plusieurs langues africaines en plus du français, de l’arabe et pour certains, de l’anglais) et transforment une compétence en indicateur d’une infériorité.

Cette proximité dégradante se base sur le préjugé que les « Subsahariens » ne peuvent être affectés par des interactions qu’ils ne sont pas en mesure de comprendre. Dans ces relations sociales aux allures de bienveillance, les migrants noirs sont appréhendés comme des corps d’adultes qui abritent l’esprit de jeunes enfants, et ce, quels que soient leur âge ou leur qualification.

Ainsi les interactions avec les populations locales sont souvent vectrices d’une infériorisation lorsqu’elles se déploient, elles octroient un statut de mineur « aux Noirs », ce qui les positionne dans un rapport d’infériorité dans l’ensemble des échanges. Ce sont donc le corps et la parole qui deviennent les objets d’un humour raciste. Ce statut participe à un classement implicite des « Subsahariens » aux abords, voire en dessous, de la civilisation humaine. Il a pour principal effet une forme de déclassement social et de reclassement racial.

2.2 La pathologisation des « Subsahariens »

Si le corps noir fait l’objet d’un humour dégradant comme nous venons de le voir, il fait aussi l’objet d’une pathologisation stigmatisante. Il est l’objet d’un certain nombre de fantasmes sur les maladies qu’il transporterait et qui sont imputées aux conditions de vie, mais aussi à ses modes de vie supposés. Cela a été amplifié par la médiatisation du VIH, de sa diffusion en Afrique noire, ou encore de l’épidémie d’Ébola, qui ont contribué à ancrer l’idée que les Noirs étaient porteurs de maladies graves. Or, plus que d’importer des maladies de leur pays d’origine, certains migrants sont infectés sur les routes migratoires : « Selon une enquête dite “Parcours” menée par l’Agence nationale de recherche sur le sida, 49 %[6] des personnes migrantes originaires d’Afrique subsaharienne et vivant en Île-de-France se sont contaminées au VIH après leur arrivée en France » (Klausser, 2017 : 13).

Cette pathologisation, bien qu’étant floue dans ses déclinaisons sociales, souligne la peur d’être contaminé par des maladies au contact des « Subsahariens ». Cette crainte se base sur la couleur de la peau, considérée comme l’indicateur d’une forme d’impureté. À la proximité dégradante, se substitue la mise à distance stigmatisante, comme nous l’avons observé à de nombreuses reprises lors de notre enquête de terrain. La mise à distance des migrants noirs intervient dès lors que la séparation physique est jugée insuffisante par les non-racisés dans les espaces publics comme les commerces, les transports en commun, les administrations et les hôpitaux.

Si dans les administrations publiques, il est difficile de produire une séparation entre les populations noires originaires d’Afrique et les autres, certains commerces n’hésitent pas à le faire de manière plus ou moins discrète. C’est ce que nous indiquait, sans détour, le patron d’un café qui regroupait les « Africains » comme il les nomme dans un même espace en retrait dans son commerce : « J’ai rien contre ces gens. Le problème est que s’ils s’installent dans mon café, les gens ne veulent pas venir. Ils ont peur de boire dans les verres utilisés par les Africains. Et c’est vrai, ils sont pas toujours propres et c’est pas de leur faute, mais c’est comme ça… » (Entretien avec un patron de café marocain à Malaga, Espagne, 2017)

Ces interactions font partie des expériences sociales vécues d’une majorité des migrants noirs, comme nous l’avons observé lors de notre enquête de terrain :

Une cliente demande au commerçant d’intervenir pour que Bami arrête de toucher les fruits. Elle ajoute : « Déjà que ces fruits sont arrosés par des pesticides, si en plus on y ajoute autre chose… » Le commerçant demande à Bami de ne plus rien toucher, alors que la plaignante touchait elle-même les fruits.

Observation faite dans un commerce à Almeria en Espagne durant le suivi de Bami, un migrant camerounais demandeur d’asile rencontré dans le sud de l’Espagne dans une association d’aide aux migrants, 2015

Youssoufa entre dans une boucherie et avant même qu’il commande, on lui demande de ne pas s’approcher plus de la viande, alors que les autres clients sont à proximité. Il me dira : « Il avait peur que je donne des maladies. Ils croient tous qu’on est des virus sur pattes… »

Migrant sénégalais rencontré à Oujda au Maroc en 2015 ; il a été régularisé en 2014 par les autorités marocaines, mais envisage de partir en Espagne clandestinement

Les préjugés convoqués pour appuyer cette pathologisation renvoient aux odeurs corporelles jugées particulières chez les Noirs et de manière générale à l’hygiène jugée inexistante, à leur alimentation, qui fait l’objet de fantasmes, et principalement à l’importation de maladies qui proviendraient de leur pays d’origine et dont ils seraient porteurs selon les croyances locales.

Le nom du virus Ébola est devenu un qualificatif pour nommer les « Subsahariens » dans la région de Tanger, au moment de l’épidémie. Plusieurs de nos enquêtés, rencontrés dans cette ville frontière avec l’Espagne (Mouna, 2016), nous ont fait état de leur mise à distance physique durant la médiatisation du virus Ébola, de la difficulté à trouver du travail, à s’installer dans les espaces publics, les bus, à être pris par un taxi, etc.

Comme nous le précisait Diaba, un jeune migrant guinéen installé en 2016 à Tanger depuis son expulsion de l’Espagne en 2013, ce séparatisme touche y compris les lieux religieux censés être au-dessus de ces considérations : « même à la mosquée, on était dans un coin et on avait un vide autour de nous. Pourtant, ce sont des musulmans comme nous. Mais si on s’installait, les autres partaient (les Marocains) et alors je ne te dis même pas le robinet qu’on utilise (à la mosquée) pour se laver. Une fois, on l’a utilisé et quand on sortait on a vu quelqu’un le laver au savon… »

Cette pathologisation est fortement ancrée socialement et participe d’une certaine forme d’endiguement des rapports sociaux des populations en provenance de l’Afrique subsaharienne.

Ainsi, devenir noir, racisé, c’est devenir un sujet défini par les autres (les Blancs). C’est aussi perdre la maîtrise de soi, être ramené à un statut de mineur, de « sauvage », de pathologie. C’est l’imbrication de ces processus qui produit une mise sous tutelle et sous surveillance des altérisés. Lorsque leur présence est tolérée ou non combattue, elle devient l’objet d’un contrôle intense.

3. la mise sous surveillance sociale

La mise sous « contrôle populaire » est une des principales dimensions qui caractérisent ce nanoracisme. Par cette notion, nous souhaitons souligner un fait moins étudié : la tutelle qu’exerce tout membre du groupe majoritaire sur les racisés. Les « Noirs » pathologisés et infantilisés sont aussi criminalisés. Cette criminalisation sans délit est activée dès lors que ces derniers se trouvent dans des espaces où ils ne sont pas attendus.

3.1 Le poids du regard du majoritaire

C’est le contrôle social diffus exercé par une partie de la population majoritaire au Maroc, en Espagne et en France qui retient notre attention. Bien qu’il emprunte des formes a priori plus douces que celle du contrôle policier, il n’en demeure pas moins efficace dans ses effets sur les racisés. Chaque membre du groupe majoritaire peut s’autosaisir, s’instituer en magistrature sociale et exercer un pouvoir de contrôle socio-racial. Cette surveillance prend des formes diverses et s’exerce de différentes manières, mais c’est par ses logiques d’activation que l’on en comprend les mécanismes.

À partir de nos observations et entretiens, nous avons relevé des circonstances d’activation systématiques de ces logiques de surveillance diffuses. Ces circonstances s’apparentent à une forme de veille sociale qui vise à préserver la supériorité du groupe majoritaire sur les racisés. Elles participent donc à éviter les intrusions dans les espaces de « l’entre-soi » des « autres », afin que ces populations stigmatisées ne viennent pas y troubler l’ordre social et racial établi (Launay, 2014). Ces logiques de surveillance s’activent principalement et systématiquement dans les espaces sociaux et géographiques où se joue une distinction socioraciale par leur fréquentation.

Les lois raciales et leurs usages aux États-Unis et en Afrique du Sud avaient codifié ces espaces réservés aux Blancs. Au-delà des lieux réservés aux catégories supérieures, ils sanctuarisaient différents espaces qui avaient vocation à rappeler les attributs de la « race supérieure », même de condition populaire, et les tolérances envers la race inférieure. La reconversion de ces espaces réservés, leur passage d’une forme institutionnelle abolie à une forme sociale, plus ou moins discrète, a son équivalent dans de nombreuses sociétés, y compris celles qui ne l’ont jamais institutionnalisé dans leur histoire récente.

Comme nous l’avons déjà évoqué, la surveillance des membres du groupe majoritaire s’active dès lors que les racisés se présentent dans ces espaces réservés. D’ailleurs, les migrants noirs font l’expérience de cette mise sous surveillance dès les premières semaines d’installation au Maroc, en Espagne ou en France. Cette expérience d’être sous le regard permanent des nationaux dans certains lieux est une dimension qui a été abordée dans la quasi-totalité de nos entretiens, comme l’illustrent les expériences de Joseph et Moussa, deux migrants que nous avons rencontrés pour le premier en Espagne et le second en France :

Un mois après mon arrivée à Malaga, (…) on a décidé d’aller se baigner à la mer avec quatre amis. On s’est installés sur la plage, il y avait des familles et des enfants un peu partout. Déjà en nous voyant arriver, on avait l’impression que les gens avaient arrêté de vivre, le temps qu’on s’installe. Les regards étaient fixés sur nous. Les personnes d’à côté se sont mises à ranger certaines affaires dans les sacs et à les mettre sur leur serviette. Les hommes n’allaient plus nager et restaient surveiller en le disant assez fort pour qu’on les comprenne et les entende (…) 10 à 20 minutes après, des policiers ont débarqué et nous ont demandé nos papiers. Ce jour on a compris que des Africains ne pouvaient s’installer au milieu des Blancs. Depuis, on va dans un endroit peu fréquenté…

Entretien avec Joseph, migrant camerounais ayant obtenu un titre temporaire de séjour et installé à Madrid en Espagne, 2015

… On devait prendre le train et il y avait plus de place sauf en première. Alors on a pris le billet pour partir. On est montés dans le wagon et là, en entrant, les regards se sont tournés vers nous pendant qu’on cherchait notre place. On s’arrête devant notre numéro de siège où un couple était installé à côté et là l’homme nous dit : « Vous vous êtes pas trompés de place, vous êtes sûr ? Là on est en première. On répond non et on s’installe. Il est parti ramener le contrôleur qui a contrôlé, et que nous, dans le wagon.

Entretien avec Moussa sans papiers, originaire du Sénégal et installé à Berre, en France, 2016

Le point commun entre ces récits est qu’ils mettent en évidence le poids du « regard » du majoritaire qui instaure une surveillance diffuse de la circulation des « Subsahariens ». Repérables par la couleur de leur peau, ils sont à la fois l’objet de « regards appuyés » et font face au sentiment de leur inexistence (Poiret, 2011 : 115).

3.2 De la mise sous surveillance à l’autocensure

Comme nous l’avons évoqué, ce type de contrôle est l’objet d’un apprentissage de la part des migrants subsahariens et a comme effet de les contenir dans les lieux où ils sont tolérés et de leur faire adopter un comportement de « discrétion » sociale. Le terme utilisé par nos enquêtés subsahariens pour exprimer leur manière de faire face à ces logiques est : « Il faut éviter de provoquer. » Cette notion a été employée par nos enquêtés racisés dans les contextes marocain, espagnol et français. C’est dire le poids en termes de domination ethno-raciale de cette logique de surveillance. La notion de provocation renvoie à une incorporation par les « Subsahariens » de l’idée que la fréquentation d’espaces où ils ne sont pas attendus relèverait d’une certaine forme de transgression. Cette surveillance des majoritaires sur les minoritaires a d’autant plus d’efficacité que, dans bien des cas, elle fait appel à l’arbitrage d’une autorité institutionnelle publique ou privée (agent administratif, police, vigile, contrôleur, employeur, etc.) qui tranche souvent et a priori en défaveur des racisés, ce qui rappelle la présence du racisme institutionnel. L’effet de ce nanoracisme basé en partie sur le regard inquisiteur produit une forme d’assignation à « résidence raciale ». Non désirés, non tolérés et contrôlés, les Noirs finissent par adopter un comportement d’évitement de l’humiliation en public que représente une mise à l’index. Cette surveillance finit par être incorporée et fonctionne comme un mécanisme d’autocensure qui se déploiera sur différentes dimensions de la vie sociale.

Tableau 1

Les pratiques d’autocensure dans les relations sociales quotidiennes

Les pratiques d’autocensure dans les relations sociales quotidiennes

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Nous avons élaboré une synthèse des formes d’autocensure à partir de nos observations des lieux de vie des migrants au Maroc, en Espagne et en France, et à partir d’entretiens avec ces derniers. Celle-ci recoupe les principaux types d’activités cités et sur lesquels nos enquêtés subsahariens s’autocontrôlent dans les trois contextes nationaux. Les éléments regroupés dans ce tableau sont ceux que nous avons observés dans la plupart de nos terrains et ceux qui ont été abordés par la majorité de nos enquêtés lors de nos entretiens. Il faut préciser que les migrants sans papiers exercent encore plus d’autocensure que les autres, du fait de leur statut migratoire.

Ainsi, les « Subsahariens » font l’expérience d’un nouveau mode de gouvernement de leur corps qui s’apparente à une colonisation de l’intérieur, au sens foucaldien du terme (Foucault, 1977). Celui-ci instaure un régime de surveillance et de sanction permanent qui a pour objet de les discipliner dans cette acception de leur infériorité biologique. La construction de cette altérité radicale par ces formes de nanoracisme, en plus d’inférioriser les Noirs, dessine en creux une sorte de territoire social colonial pour les non-racisés. Elle libère et légitime les comportements racistes et naturalise une certaine forme de prise de pouvoir dans les interactions au quotidien.

4. des corps à disposition

Comme nous venons de le voir, les migrants subsahariens se retrouvent assignés dans leurs aspirations sociales, politiques et économiques, à « résidence raciale ». Ils n’ont d’autre choix que de se diriger vers les activités qui leur sont ouvertes, aux marges du salariat. Ils sont ceux pour qui les tâches d’exécution ne sont pas liées à leur qualification effective, mais aux préjugés séculaires qui leur collent à la peau. L’ancrage de ce racisme, qui produit une idéologie non seulement du Noir mais du corps noir, structure l’exploitation au travail de ces derniers. Comme le rappelle T. Jobert, « la figure du “corps noir” s’élabore à partir d’une sédimentation historique dont les couches les plus basses alimentent les couches plus récentes tout en se transformant » (Jobert, 2009 : 65). Le positionnement au sein des activités professionnelles d’une partie des « Subsahariens » a souvent comme base les préjugés raciaux sur leur compétence intellectuelle — dégradée par leur infantilisation comme nous l’avons vu —, sur leur endurance physique et sur leur psychisme.

Évidemment, leur statut migratoire d’indésirables (Agier, 2008) les vulnérabilise, mais leur traitement au travail les distingue des autres migrants « non noirs ».

4.1 Aux marges du travail et des travailleurs

Tableau 2

Statut et tâches occupés aux marges du travail des migrants noirs

Statut et tâches occupés aux marges du travail des migrants noirs

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Si une partie des migrants sont acculés à la mendicité, en dernier recours, sur les routes migratoires (Pian, 2012), la recherche d’un travail constitue une activité importante dans leur quotidien. Qu’ils soient en règle ou sans papiers, la plupart des migrants démarchent les employeurs potentiels et proposent leur service sur les chantiers, dans les fermes agricoles, les hôtels et restaurants, aux particuliers, sur les marchés, auprès des autres migrants, etc. Ils acceptent tous les emplois disponibles et les activités les plus pénibles auxquelles ils sont affectés pour pouvoir subsister ou financer la suite de leur voyage migratoire. Comme le notait Jounin pour le cas des manoeuvres africains du bâtiment :

Dans le gros oeuvre, les manoeuvres sont presque tous intérimaires, et sont souvent de jeunes immigrés maliens, sénégalais, mauritaniens, parfois caribéens. L’absence de qualification ne désigne pas le manoeuvre à une tâche en particulier (comme pour l’O.S.), mais à toutes les tâches subalternes, souvent solitaires, que peut fournir un chantier, ne demandant que de la force brute, tâches préalables à une opération, ou bien la terminant (duo marteau-piqueur/nettoyage, rangement).

Jounin, 2004 : 14

Nous avons observé l’équivalent de cette distribution des tâches dans l’ensemble des secteurs d’activités qui emploient de la main-d’oeuvre migrante légalement ou illégalement. En recoupant nos observations de terrain et nos entretiens, nous avons pu établir avec précision les activités salariales occupées et leur statut par les migrants noirs. Au-delà des tâches pénibles et du positionnement aux marges du travail, ce qui caractérise ces travailleurs, c’est leur invisibilité à la fois pour leurs collègues de travail non racisés et surtout pour le public, car ils ne sont jamais positionnés au contact de celui-ci. Soit leurs horaires de travail se déroulent de nuit ou tôt le matin, soit leurs lieux de travail sont des arrière-salles, ou les confins des exploitations. Les seuls à être au contact des usagers sont les domestiques et les employés du care et de la sécurité.

Évidemment, les « Subsahariens » dont l’activité salariale est déclarée bénéficient d’une meilleure protection ou au moins d’une certitude d’être payés pour leur travail contrairement à ceux qui l’exercent de manière informelle[7]. Toutefois, exercer une activité professionnelle déclarée ne met pas plus à l’abri de l’assignation raciale et du racisme. Ainsi les Noirs en provenance des pays d’Afrique subsaharienne sont employés dans les secteurs d’activités marqués par un recrutement de migrants assez fort, mais leur place les distingue parce que déterminée par leur race supposée. S’il nous est arrivé d’observer que des migrants non noirs pouvaient occuper les mêmes activités et les mêmes tâches, nous n’avons jamais observé tout au long de notre terrain l’occupation d’activités plus valorisées par les Noirs (encadrement d’équipe, poste autonome, tâches de conception, tâches techniques, etc.). Cette assignation raciale aux marges du travail, observée dans les trois pays et dans les différents secteurs d’activités, est active au sein des grandes entreprises, des petits artisans, des petits commerces comme chez les employeurs particuliers. Basée sur les préjugées raciaux, elle participe à construire l’idée que les Noirs ne sont employables que pour certaines tâches ou que certaines d’entre elles (celles qui réclament la « force brute ») sont faites pour les Noirs.

4.2 Le préjugé du corps désincarné et résistant au travail

L’infériorité intellectuelle supposée des « Noirs » et leur résistance physique caractérisent cette idée que le corps noir est prédisposé pour certaines tâches. Cette conception des qualifications des « Subsahariens » nous semble caractériser nos observations de terrain aussi bien au Maroc, en Espagne qu’en France, même si elle s’exprime à des degrés différents en fonction des contextes nationaux. L’idée que certains « Subsahariens » puissent être qualifiés, diplômés — ce qui est peut-être le cas pour ces migrants plus que pour d’autres (El Miri, 2014) — n’effleure pas les employeurs. Même lorsqu’il y a reconnaissance de leurs diplômes, les « Subsahariens » sont renvoyés au trafic qui sévirait dans les pays africains ou alors au contenu des enseignements qui seraient bien en deçà de ce qui est attendu. Si ce discours est au service d’une certaine exploitation économique, comme le souligne Jounin (2004), il ne faut pas sous-estimer la prégnance de sa dimension raciale et l’ancrage de la forte conviction de l’infériorité des Noirs et son poids sur la valeur du travail de ces derniers. Comme l’exprime, dans cet extrait d’entretien, ce gérant d’un hôtel à Tanger où nous avions séjourné, en 2016, et repéré que le personnel de ménage était composé principalement de migrants subsahariens :

Le problème est que quand tu les embauches, ils te disent oui à tout. Oui je sais faire, j’ai fait des études, j’ai un diplôme… Et puis dès que tu les mets en situation, là tu vois que ça foire, ils savent pas faire, c’est le merdier et il faut rattraper. Je dis pas qu’ils mentent, ils peuvent avoir des diplômes mais dans leur pays, l’école, c’est pas l’école d’ici. Alors, moi je commence toujours par les mettre à la blanchisserie, au nettoyage et après je vois et on peut changer les choses.

Moi : Vous avez un exemple, en tête, d’une situation de ce type où vous avez attribué une fonction liée à la qualification et où vous avez constaté que la personne ne s’en sortait pas ?

Gérant : (réponse sans hésitation) Eh bien non, justement j’évite que ça arrive. C’est pour ça que je les fais commencer toujours par la blanchisserie et le nettoyage…

Ce même gérant nous dira hors du cadre de l’entretien formel : C’est pas une question de racisme, on s’entend bien au travail. Mais il y a des choses qu’ils peuvent pas faire ici parce qu’ils ont une autre mentalité. Le mieux, c’est de donner des tâches simples et là, le travail est très bien fait…

Quand ce n’est pas l’employeur qui assigne cette infériorité intellectuelle aux Noirs, ce sont les collègues de travail et les usagers qui se chargent de rappeler cette frontière au quotidien. C’est ainsi que Maminda, une jeune aide-soignante d’origine sénégalaise qui avait entamé des études de médecine avant de quitter son pays pour l’Europe en a fait l’expérience. Son diplôme du supérieur n’a pas été reconnu, ce qui lui a fermé la porte d’une inscription dans une école d’infirmières et lui a laissé comme seule possibilité le métier d’aide-soignante. Après l’obtention d’un titre de séjour provisoire, elle a été employée dans une maison de retraite dans les Bouches-du-Rhône en France comme aide-soignante et a fait l’objet d’un racisme au travail, me dira-t-elle, quasi quotidien de la part de certains pensionnaires comme de ses collègues de travail :

Au début, lorsqu’on devait nettoyer une salle, une chambre, on me laissait toujours le sale travail : porter les charges, les pensionnaires les plus dépendants, les plus grincheux. Je pensais que c’était normal au début, jusqu’au jour où est venue une nouvelle et elle était protégée de ces tâches et là j’ai compris : elle était blanche et j’étais la seule Noire. Un jour, un pensionnaire ne voulait pas que je le nettoie en me disant : je vais pas me faire nettoyer par une “bamboula” et là une de mes collègues est venue pour le convaincre en lui disant : “Monsieur X, c’est leur travail ça. Elles savent le faire, nettoyer, dans leur culture elles apprennent à le faire très tôt. Et puis les meilleures bonnes sont noires, vous le voyez dans les films…” Et là, je me suis mise en colère, j’ai protesté auprès de la direction et ma collègue ne comprenait pas. Elle m’a dit : “Je ne comprends pas pourquoi tu m’en veux, je t’ai fait des compliments sur ton travail et c’est grâce à moi que ça l’a calmé (le pensionnaire).” Pour elle, même si j’avais le même poste qu’elle, elle se voyait comme ma supérieure alors que j’ai fait plus d’études qu’elle.

Le cas de Maminda souligne que quand la hiérarchie ne peut être imposée par la convocation du diplôme, du statut, elle se déplace sur le plan de la couleur de la peau et de l’appartenance raciale qui lui est assignée.

Tableau 3

Les représentations racistes du corps noir

Les représentations racistes du corps noir

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La croyance en l’infériorité intellectuelle des Noirs est si forte qu’elle résiste à toutes les preuves de l’inverse. La conception de ce corps noir s’inscrit toujours dans l’inspiration des idéologies esclavagistes comme « (…) celui d’un corps servile, un corps qui n’est d’une certaine manière ni habité ni possédé. En creux, affleure la croyance dans l’absence de conscience (d’âme), donc de libre arbitre des “Nègres” » (Jobert, 2009 : 60-61). Cette croyance en un Noir fort physiquement est une des dimensions de la reconversion des idéologies esclavagiste et coloniale (Jobert, 2009) dans le nanoracisme contemporain. Attribuer les tâches qui sont, en plus d’être non valorisées, les plus pénibles physiquement se base sur cette idée que les Noirs sont plus capables d’y faire face. Ce racisme convoque la nature et la culture de l’homme et de la femme noirs qui alimentaient les travaux des évolutionnistes du xixe siècle et l’image actuelle de l’athlète noir (Gilroy, 1993). Cette essentialisation s’exprime à travers des qualifications liées à l’infériorisation de l’esprit et la glorification du corps. Lors de nos observations de terrain sur les lieux de travail, et de nos entretiens avec des employeurs et des chefs d’équipe dans le domaine agricole, du bâtiment, de la domesticité et de l’hôtellerie, nous avons établi un relevé des qualifications raciales des Noirs qui renvoient aux dimensions de leur infériorité et de leur résistance physique supposées. Même si notre enquête s’est étalée dans le temps, entre 2014 et 2108, et dans l’espace (avec plus de 50 lieux de travail visités au Maroc, en Espagne et en France), nous avons constaté la persistance et la large diffusion dans des contextes distincts de ce rapport aux Noirs de la part des employeurs et des autres salariés, de surcroît lorsqu’ils sont non racisés. Nous avons retenu les qualifications : les plus récurrentes, celles que l’on retrouvait dans les trois pays et chez les employeurs de plusieurs secteurs (au moins les trois les plus importants, en termes de recrutement, soit l’agriculture, le bâtiment et la domesticité).

Ces préjugés qui s’appuient sur un mode de raisonnement binaire imbriqué, ce que les Noirs ne sont pas intellectuellement et ce qu’ils sont physiquement, dressent une conception de leur psychisme qui rend plus acceptable la négation de leur souffrance physique et psychique au travail. Ce racisme au travail participe à une forme de déculpabilisation/invisibilisation du sort réservé aux Noirs dans des sociétés qui se proclament de l’égalité universelle des droits et de valeurs religieuses humanistes.

Contrairement à certaines formes de racisme au travail basées sur le rejet des « immigrés » (Bataille, 1997), le racisme anti-Noirs est fondé sur l’incorporation de salariés conçus comme de simples corps à disposition. Ils sont à la fois les préposés au « sale boulot » et les invisibles du monde du travail. L’intégration des travailleurs noirs permet le transfert des tâches les plus pénibles des ouvriers non racisés vers ces derniers. Ainsi leur mise à disposition n’est pas qu’une mise à disposition économique, envers les employeurs (les capitalistes), elle est avant tout envers les Blancs, et ce, quel que soit leur statut. Comme le notait Alessandro Stella dans son ouvrage à propos de la dimension sociale de l’esclavage, Histoire d’esclaves dans la péninsule ibérique (Stella, 2000), la racialisation n’est pas forcément déterminée par le système économique, elle peut même en fonder les structures et le déterminer dans certains contextes. D’où l’intérêt de ne pas se limiter à une lecture purement économique et d’inspiration marxiste du racisme qui ne permet pas de saisir sa dimension globale et intersectionnelle. Comme nous le montrons, les situations de racisme au travail se basent moins sur le découpage de classes supposées que de races assignées.

conclusion

À l’intersection de la figure esclavagiste et coloniale du Noir et du migrant africain actuel, les « Subsahariens » subissent une double altérité : raciale et sociale. Ils sont l’objet d’un racisme global qui englobe des dimensions institutionnelles et sociales. Marqués par les politiques migratoires européennes de séparatisme socioracial, ces migrants en provenance d’Afrique subsaharienne sont obligés d’emprunter les cales (Sharpe, 2016) des bateaux, des camions, les rivières en crue, les sommets des montagnes, le désert, les barbelés, etc. Et lorsqu’ils échappent à la mort côtoyée tout au long de leur route, ils sont criminalisés, culpabilisés et dépossédés de leur liberté. Comme le souligne Jenna Loyd, cette géopolitique de la gestion migratoire de la forteresse Europe s’inscrit dans leur corps (Loyd, 2015) et le transforme en réceptacle de cette violence institutionnelle.

Le corps noir devient alors un objet : sur lequel s’inscrit l’existence de la frontière européenne mise en scène par les images et les discours politiques, du nombre d’expulsés donné comme un chiffre de victoire, de ces embarcations de fortune qui arrivent sur les côtes encadrées par l’armée ou la police. Ainsi ces migrants subsahariens entrent dans la condition noire. Loin de caractériser une mondialisation et un transnationalisme par le bas victorieux, ils continuent à être cantonnés dans ses cales. Ce racisme global encapsule le corps noir physiquement, politiquement, socialement, psychologiquement et symboliquement. Et il est d’autant plus puissant, stigmatisant qu’il évolue sous forme de nanoracisme dans l’indifférence ou le déni de sa réalité et de son ancrage historique dans les sociétés anciennement esclavagistes.