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Dans ce nouvel ouvrage engageant et éclairant, le philosophe Michel Bitbol, spécialiste de l’épistémologie de la physique et de la philosophie de l’esprit, nous invite à renouer avec notre finitude humaine et la façon dont notre condition d’être-situé participe de l’absolu. Mais pour l’auteur de Maintenant la finitude, qui puise ses outils philosophiques dans la phénoménologie transcendantale et la mécanique quantique, le pragmatisme et l’énactivisme, ou encore du côté du bouddhisme madhyamaka, l’absolu n’est pas l’aboutissement d’une pensée spéculative, ni ne peut être associé à un « grand objet » subsistant indépendamment de la connaissance humaine. Pour l’être-situé que nous sommes, connaître implique une relation cognitive qui consiste à discriminer, sélectionner, conceptualiser, dans le but de formuler des jugements objectifs portant sur les phénomènes. En ce sens, la connaissance est corrélationnelle et, par conséquent, elle ne porte pas sur l’état (absolu) de la chose en soi, mais seulement sur sa manière d’apparaître relativement à un sujet connaissant. Pour autant, si l’absolu n’est pas un objet de la pensée, ce n’est pas parce qu’il constituerait un règne hors du monde, mais parce qu’il s’agit de l’il y a, toujours déjà , vécu dans le présent vivant de l’expérience, par le saisissement silencieux de « l’immémoriale apparition[1] ». Une telle formulation de la notion d’absolu peut donner l’impression de céder à la tentation d’une pensée cryptique, mais elle s’éclaire superbement à travers les analyses philosophiques rigoureuses et étoffées qui constituent les huit chapitres de Maintenant la finitude. Qui plus est, chemin faisant, elle se révèle comme étant la seule façon sensée d’envisager l’absolu, non seulement d’un point de vue phénoménologique mais également d’un point de vue scientifique.

D’entrée de jeu, notons que l’opposition contemporaine entre les approches réalistes et les approches anti-réalistes en matière de théorie de la connaissance, tout particulièrement en ce qui concerne la question de ses conditions de possibilité, constitue l’arrière-plan de l’entreprise philosophique de Bitbol. Nous le savons, cette problématique, qui traverse l’ensemble de la pensée moderne, a reçu sa configuration archétypale dans le cadre du projet de la philosophie critique de Kant. De fait, l’épistémologie transcendantale kantienne avait en quelque sorte annoncé la fin de toute métaphysique spéculative prétendant accéder à une réalité en soi, précisément parce que la connaissance présuppose une corrélation entre un sujet connaissant et les phénomènes. Or c’est en adoptant le contre-pied de cette épistémologie corrélationniste initiée par le kantisme que se sont érigés, dans les dernières décennies, des courants philosophiques qui se réclament d’un nouveau réalisme. Dans Maintenant la finitude, Bitbol choisit de présenter ses thèses en se donnant pour mission de répondre aux critiques que l’une des formes du néo-réalisme contemporain, soit le « matérialisme spéculatif » de Quentin Meillassoux[2], adresse au corrélationnisme. Toutefois, c’est beaucoup plus qu’à une apologie du corrélationnisme que nous convie Bitbol. En répliquant systématiquement au matérialisme spéculatif, il propose conjointement une reconstruction philosophique de la signification de la démarche scientifique et du sens de l’expérience humaine en général. Mais avant d’exposer les réponses que Bitbol avance en guise de défense du corrélationnisme, commençons par préciser la position de son adversaire.

Qu’est-ce que le matérialisme spéculatif ? Il s’agit, comme l’explique Bitbol, d’une posture ontologique d’inspiration réaliste selon laquelle « […] on peut penser ce qui est, indépendamment de toute pensée, de toute subjectivité[3] ». Autrement dit, suivant le matérialisme spéculatif, l’intelligence humaine peut accéder à ce qui existe en soi et, conséquemment, à ce qui n’est pas relatif à nous. En cela, il s’oppose à la tradition kantienne, de même qu’à toutes ses variantes (post-kantiennes, néo-kantiennes ou phénoménologiques) issues de « l’ère du corrélat », tendance qui aurait contribué à barricader la connaissance dans l’enclos de la réalité humaine, favorisant ainsi, contrairement à la prétention de Kant, une épistémologie pré-copernicienne ou ptolémaïque, à contre-courant de la révolution scientifique moderne. Plus précisément, d’après le matérialisme spéculatif, et c’est là son « argument maître », le corrélationnisme entretiendrait une contradiction performative flagrante, puisqu’en soutenant que « le pensable ne l’est que pour nous », ce dernier présupposerait « par là une distinction entre le pour-nous et l’en-soi », et se trouverait ainsi « à devoir penser l’en-soi[4] ». En revanche, le matérialisme spéculatif croit avoir identifié dans cette contradiction performative une porte de sortie menant, hors du « cercle corrélationnel », sur le chemin de l’absolu. Le deuxième argument majeur avancé par le matérialisme spéculatif contre le corrélationnisme relève pour sa part d’un appel au bon sens et au discours scientifique qui, par définition, élabore des propositions qui ne seraient pas seulement « vraies-pour-nous », mais vraies-en-soi, « puisqu’elles portent sur ce qu’il y a quand nous n’y sommes pas, voire sur ce qu’il y avait lorsqu’aucun être humain n’existait encore[5] ». C’est notamment en s’appuyant sur la prétention de la science à pouvoir dire quelque chose de vrai sur ce qui précède historiquement l’avènement de la vie humaine intelligente, surnommée « argument de l’ancestralité », que repose la critique du matérialisme spéculatif d’après laquelle le corrélationnisme adopte une posture anti-scientifique à l’égard de la nature. D’ailleurs, au dire de ses détracteurs, la démarche kantienne n’aurait, en fait, que renforcé le préjugé anthropocentriste spontané de l’homme en le situant à l’origine du savoir. Pourtant, note Bitbol, cette critique s’appuie davantage sur une « caricature du kantisme » que sur un examen approfondi de l’épistémologie transcendantale. Et c’est bien parce qu’une telle caricature « concentre en elle la somme des malentendus par lesquels le matérialisme spéculatif croit pouvoir prendre congé de la tradition philosophique initiée par Kant[6] », qu’elle mérite d’être abordée en premier lieu. C’est donc par la voie d’une relecture de la leçon fondamentale de la révolution copernicienne dont se réclame Kant que s’amorce Maintenant la finitude.

D’après l’analyse qu’en propose Bitbol, loin d’encourager une contre-révolution ptolémaïque et une attitude anti-scientifique, le corrélationnisme est le plus juste prolongement de la révolution scientifique entamée par Copernic. Quel est, tout compte fait, le fin mot de sa leçon ? Rien de moins que la « relativisation », à commencer par celle du mouvement, « des déterminations intrinsèques des corps » au « profit d’un concept de détermination relationnelle[7] ». Ainsi comprise, la véritable révolution copernicienne, aux yeux de Kant, ne réside pas tant dans le passage d’une conception géocentrique à une conception héliocentrique du monde. Elle se loge plutôt dans la prise de conscience de la corrélativité de « toutes les propriétés identifiables des objets physiques[8] », une posture épistémique qui atteindra son apogée dans la théorie dite de la relativité et dans la mécanique quantique où la notion de corps matériels existant en soi, indépendamment des processus d’observations et de mesures, rencontrera une limite conceptuelle décisive[9].

Tout autre qu’un ennemi de la science moderne, Bitbol démontre de façon convaincante que l’épistémologie corrélationniste inaugurée par Kant en est probablement le meilleur allié, moyennant que nous acceptions son enseignement central, à savoir que l’objectivité accordée aux phénomènes soumis à l’enquête scientifique est indissociable d’un processus d’objectivation poursuivi par des sujets (chercheurs) dans leur effort de rendre notre expérience plus intelligible et plus sensée. Partant, pour un corrélationniste, les « lois de la nature […] traduisent la forme des actions efficaces d’un sujet-dans-le-monde[10] » et non un état de fait des « objets en soi », existant avant tout contexte d’observation, d’évaluation et d’expérimentation. Plus encore, la détermination d’un phénomène, incluant le fait d’être un objet matériel localisé, « permet seulement d’estimer les chances qu’on a de le voir de telle ou telle manière, relativement à son contexte d’observation[11] ». Dans cette optique pragmatique aussi bien que transcendantale, le corrélationniste récuse l’idéal réaliste d’une science comme description de ce qui existe en soi. Mais en retour, il confirme et valide l’idéal prédictif de la science moderne et, en un sens pragmatico-transcendantal, la prétention à l’universalité des théories scientifiques. De ce fait, la vérité scientifique n’est plus associée à une réalité d’« objets sans sujets », mais à une universalité des prédictions comme fruit de l’interaction ou énaction des projets de recherche de sujets-chercheurs engagés inter-subjectivement dans une démarche d’objectivation.

Toutefois, s’il s’est trompé quant à la signification kantienne de la révolution copernicienne, le matérialiste spéculatif peut néanmoins, conformément à son argument-maître, tenter de démontrer que le corrélationniste s’empêtre dans une contradiction performative lorsque ce dernier nie l’existence d’un absolu en dehors de la pensée. Pour le prouver, il peut, souligne Bitbol, employer une stratégie argumentative de type « élenctique », c’est-à-dire « un argument par réfutation » dont l’objectif est de « montrer que toute personne qui nierait la thèse ne pourrait éviter d’en faire usage dans sa dénégation même[12] ». Malheureusement, cette réfutation se retourne rapidement contre le matérialiste spéculatif si le corrélationniste la laisse « s’exposer jusqu’au bout », jusqu’à ce que « son énonciateur » réalise qu’il « se débat lui-même dans une forme d’auto-contradiction[13] ». C’est que le matérialiste spéculatif, au moment où il cherche à mettre en évidence la contradiction du corrélationniste, perd de vue l’écart entre le dire et le faire de sa posture philosophique, puisque, croyant penser ce qui existe indépendamment de la pensée, il ne fait que (le) penser, et son désir de « saisir quelque chose de non-relatif à la pensée, il le pense à présent[14] ». En outre, l’argument soutenant l’existence de « faits ancestraux » n’y change rien, car c’est toujours à partir de maintenant, au « coeur du présent vivant », que « le passé se donne à voir comme un domaine à explorer[15] ».

À l’inverse de son adversaire, le corrélationniste n’impose et n’engage aucune doctrine préalable concernant l’existence ou la non-existence d’un passé subsistant en soi, « ni la thèse réaliste universellement admise, ni son opposé anti-réaliste[16] ». Plus exactement, il « se contente de suspendre le jugement sur l’existence historique, et de préparer ainsi le terrain pour un examen réflexif des critères présents de l’attribution d’existence aux faits passés[17] ». Ici aussi, tout bien pesé, ce n’est pas le corrélationnisme qui se met en porte-à-faux avec la science, mais le réalisme ontologique du matérialiste spéculatif. Contrairement à ce dernier, le corrélationnisme offre un terrain de discussion qui refuse de s’enfermer dans les présupposés métaphysiques et les préjugés psychologiques du sens commun et, en cela, il est un fidèle compagnon de route de « l’attitude anti-dogmatique de l’aventure scientifique[18] ». De son côté, le matérialiste spéculatif, oubliant (ou feignant d’oublier) la/sa pensée au moment où il déploie son discours, « se rend insensible au fait que ce dernier est corrélé à sa pensée » et « [d]éclarant qu’il y a un sens à tenir les propositions ancestrales pour vraies indépendamment de nous, [il] escamote sa déclaration présente qui leur donne un sens pour nous[19] ».

Au demeurant, c’est parce qu’il n’a pas reconduit le projet corrélationniste jusqu’à sa frontière conceptuelle que le matérialiste spéculatif sent le besoin de creuser un tunnel menant « en dehors » de la prison du « cercle corrélationnel ». Il n’a pas été en mesure de voir que l’absolu auquel il aspire ne s’oppose pas à l’épistémologie corrélationnelle, mais se trouve dans l’accomplissement de celle-ci. Pour un corrélationniste radical, « [l’]absolu excède et transit la pensée parce que la pensée en participe ; il n’a rien d’un objet parce qu’objectiver en relève ; il n’est pas un étant parce qu’être revient à en être[20] ». Un tel absolu, s’il excède toute relation (cognitive) particulière, ne s’oppose pas au corrélationnel, mais ne fait qu’un avec lui. Selon Bitbol, c’est ce qu’aurait déjà entrevu l’école de sagesse indo-bouddhiste madhyamaka : pour elle, il n’y a aucune différence entre le samsāra (le monde des « co-productions dépendantes » ou des corrélations) et le nirvāna (l’absolu ou l’inconditionné)[21]. S’il est alors loisible d’évoquer une ontologie compatible avec le corrélationnisme, celle-ci ne peut être qu’une « endo-ontologie[22] », c’est-à-dire un point de vue incarné de l’intérieur du flux de l’expérience vécue et d’une réflexion sur ce que cela fait d’être un sujet (situé et singulier) dans le monde. En un mot, dans l’optique d’une endo-ontologie, l’absolu est consubstantiel au monde vécu et concret des relations, bref à l’apparaître : « Ce qui, perçu dans sa diversité, donne lieu à l’instabilité relationnelle des choses, cela même, vécu comme singulier, est l’absolu[23] ».

Maintenant la finitude a tout pour devenir un texte phare du xxie siècle. Au même titre que les autres livres de Bitbol, il nous engage dans un dialogue ouvert où s’impose un débat respectueux, mais décisif, avec ses interlocuteurs. Par ailleurs, derrière le travail d’analyse rigoureux et ses arguments aiguisés, nous percevons presque à chaque page l’investissement existentiel de l’auteur par rapport à son sujet de prédilection, et nous y pressentons une sensibilité qui cherche à exprimer une intime conviction : celle du sentiment de l’inséparabilité originaire entre soi et monde. Chez Bitbol, une telle conviction ne fait appel à aucun savoir surnaturel à propos d’un arrière-monde au-delà de l’expérience vécue de tout un chacun. Elle peut néanmoins être qualifiée de mystique en ce qu’elle s’enracine dans la conscience (préconceptuelle) « de la vie vécue du penseur, avant qu’elle soit distinguée de ce qu’elle vit[24] », ou encore dans le constat (antéprédicatif) de l’il y a. En fin de parcours, nous sommes persuadés, avec l’auteur, que c’est le seul absolu véritable. La finitude humaine, la conscience d’être situé, d’exister au présent vivant, n’est pas une prison qui nous prive d’accès à cela, mais sa condition de possibilité. Maintenant la finitude est, en ce sens, un texte libérateur.