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Réponse à Jimmy Plourde

La thèse que Jimmy Plourde m’attribue et qu’il entend discuter est que « l’histoire de la philosophie a une réelle pertinence philosophique » (les italiques sont de lui), ce qu’il appelle la TPPHP. Cela, d’entrée de jeu, demande à être nuancé. Je n’ai pas cherché à défendre cette thèse à proprement parler. Je l’ai présupposée et j’ai cherché à dégager les conditions de possibilité de cette pertinence. La pratique de la philosophie aujourd’hui dans les espaces professionnels où elle s’inscrit — les programmes universitaires, les revues, les congrès ou les colloques — admet en général, surtout dans le monde francophone, qu’il soit approprié d’y accorder une place importante à l’étude des penseurs du passé et à se situer sur bien des points par rapport à leurs conceptions, leurs doctrines et leurs arguments. On peut se demander dès lors ce que cela suppose au juste. C’est la voie que j’ai voulu suivre. Mais il est vrai qu’en mettant au jour ces conditions de possibilité, en montrant qu’elles sont présupposées — en grande partie du moins — par n’importe quel travail historique en philosophie, ma démarche suggère que ces conditions ont toutes les chances dans bien des cas d’être effectivement réalisées.

Il en découle, comme je l’écris dans le livre, que « rien ne s’oppose en principe à ce que les oeuvres philosophiques du passé soient pertinentes pour les discussions philosophiques d’aujourd’hui » (p. 125). C’est là une formulation modérée, qui ne pose que la possibilité d’une pertinence philosophique des oeuvres du passé. Elle n’implique pas en particulier qu’il soit indispensable à toute bonne pratique philosophique de recourir à l’histoire de la discipline. Certains philosophes ne l’ont pas fait, ou très peu, et ont produit des oeuvres de premier plan. Je pense à Quine, à Davidson ou à Kripke. Et je ne veux pas soutenir non plus que tout soit philosophiquement pertinent dans le passé de la philosophie. Il y a des écrits anciens qui n’ont probablement pas grand intérêt sur ce plan-là. Sans doute ces oeuvres sont-elles révélatrices d’une époque ou d’un milieu, mais on peut leur trouver beaucoup d’intérêt historique sans qu’elles soient pour autant philosophiquement très inspirantes.

Jimmy Plourde comprend bien ces nuances, me semble-t-il. Mais il trouve encore trop forte la version que j’endosse de la TPPHP. Non qu’il refuse tout intérêt philosophique à l’histoire de la philosophie, mais il pense que j’en surestime l’importance et m’adresse à cet égard deux objections. La première repose sur ceci que certaines thèses formulées dans le passé peuvent être aujourd’hui communément admises. L’histoire de la philosophie dans ce cas n’aurait guère de pertinence spéciale pour leur discussion proprement philosophique. N’appartiennent au passé de la discipline, dit Plourde, que les thèses aujourd’hui oubliées ou écartées. À quoi un premier élément de réponse est que, dans ma façon de voir, ce ne sont pas à strictement parler des thèses qui appartiennent au passé de la philosophie, mais des événements d’énonciation, ainsi que le propose le premier chapitre de Récit et reconstruction. Même si elle a été soutenue dans un passé lointain, la discussion d’une thèse philosophique quelconque — qu’elle soit aujourd’hui généralement tenue pour vraie, pour fausse ou pour douteuse d’ailleurs — ne relève pas ipso facto de l’histoire de la philosophie ; je m’accorde entièrement avec Plourde sur ce point. Pour qu’il y ait une composante historique au travail d’un chercheur d’aujourd’hui, il doit faire référence à des actes d’énonciation passés. Comme Plourde le rappelle, j’ai adopté dans le livre un critère commode pour le choix de mes exemples (et uniquement à cette fin, soit dit en passant) : on fait de l’histoire de la philosophie dès qu’on fait référence à des discours philosophiques antérieurs au vingtième siècle, fût-ce très brièvement et fût-ce en amateur (p. 49-50). Mais on peut très bien discuter une thèse qui a de fait été soutenue avant le vingtième siècle sans faire d’aucune façon de l’histoire de la philosophie si l’on ne se réfère pas aux actes d’énonciation historiquement situés par lesquels un ou plusieurs penseurs du passé ont affirmé, questionné ou rejeté la thèse en question. La simple mention d’un nom propre ne suffit d’ailleurs pas toujours à cet égard : parler du « rasoir d’Ockham » peut n’être qu’une façon de rappeler un certain principe sans s’engager à quelque affirmation proprement historique ; on peut employer l’expression sans se soucier de savoir si Guillaume d’Ockham a effectivement défendu le principe en question.

Qu’ajoute alors l’enquête historique, qui soit philosophiquement pertinent ? Rien du tout, dit Plourde, dans le cas — plutôt rare, d’ailleurs, puis-je me permettre d’observer — où la thèse dont on parle est aujourd’hui communément acceptée. C’est sur ce point que nous sommes en désaccord. J’ai essayé de montrer au chapitre IV comment des explications narratives, des histoires doctrinales, des explorations thématiques ou des enquêtes généalogiques peuvent — je dis bien peuvent — contribuer utilement à la réflexion philosophique, et je ne vois pas de raison de penser que cela ne vaille que pour les doctrines aujourd’hui abandonnées. Plourde lui-même admet que l’on puisse dénicher dans le passé des arguments intéressants pour ou contre une thèse aujourd’hui généralement admise. C’est déjà beaucoup. Mais il y a plus. Il pourrait se faire après tout que l’on saisisse mal la portée et les conséquences de la thèse en question. L’enquête historique peut nous éclairer là-dessus en faisant voir pourquoi cette thèse a été soutenue, comment elle a été formulée au juste et sous quelles restrictions, à quelles autres positions elle a été associée dans le passé, comment elle s’est transformée au fil des débats d’une autre époque, pourquoi elle a été abandonnée le cas échéant. Elle peut en déceler certaines présuppositions ou certaines difficultés qui nous resteraient autrement inaperçues. Elle peut en faire apparaître de subtiles variantes. Elle peut montrer comment cette thèse peut être complétée ou limitée. Elle peut révéler qu’elle ne va pas de soi, que son émergence est historiquement située ou qu’elle est étroitement solidaire d’un certain appareil conceptuel. Il n’est pas dit, bien entendu, que tout cela ressorte dans chaque cas. Mais il n’y a pas de raison de nier ces possibilités. Je serais même porté à croire qu’on en trouverait moult exemples chez les historiens récents de la philosophie. Or elles sont toutes, bel et bien, d’un intérêt proprement philosophique.

Jimmy Plourde me reproche, deuxièmement, de suggérer que l’histoire de la philosophie « pourrait être suffisante pour faire le travail attendu de la philosophie ». Soyons clair : je ne pense pas que la philosophie puisse — ni a fortiori doive — se réduire tout entière au commentaire et à la discussion des auteurs du passé. Il serait catastrophique que l’enseignement de la discipline soit ainsi limité ! La philosophie, comme je la comprends, poursuit l’examen critique des présuppositions les plus générales des différents discours auxquels nous avons affaire depuis ceux de la vie quotidienne jusqu’à ceux des diverses disciplines scientifiques en passant par la morale, la politique, l’esthétique, la fiction, etc. Cet examen requiert des modes d’analyse et d’argumentation qui n’impliquent pas tous, loin de là, la référence explicite à des événements discursifs survenus il y a plusieurs siècles.

Ma position est que le travail historique en philosophie peut dans bien des cas contribuer de façon fructueuse à cette entreprise d’examen critique. Aucun philosophe, de toute façon, ne saurait accomplir à lui seul « le travail attendu de la philosophie » (pour reprendre l’expression de Plourde). Les contributions à l’entreprise peuvent prendre de multiples formes, dont certaines sont ponctuelles, sans cesser pour autant d’être philosophiques. Procéder à l’évaluation d’une doctrine du passé ou d’un de ses aspects, faire apparaître par l’enquête historique des connexions conceptuelles ou des implications inaperçues, révéler la genèse de certaines conceptions contemporaines, c’est bel et bien à mon avis faire de la philosophie. Comme j’ai essayé de le montrer tout au long du livre, ceux et celles qui s’engagent dans un travail d’histoire de la philosophie, si limité ou si ample soit-il, peuvent avoir des objectifs bien différents les uns des autres, et il est légitime dans bien des cas de vouloir privilégier l’intérêt philosophique dans ce travail. Mais une contribution n’a pas besoin pour être proprement philosophique d’accomplir à elle seule tout « le travail attendu de la philosophie ».

Réponse à Dario Perinetti

Les inquiétudes de Dario Perinetti, elles, ont trait à la compatibilité entre la forme de « reconstructionnisme » que je défends et l’idée que j’y associe fréquemment selon laquelle l’historienne-philosophe peut engager un dialogue philosophique avec les auteurs qu’elle étudie. Il formule à ce propos quatre remarques critiques. Mon approche, d’abord, serait circulaire puisque la reconstruction de re, que je tiens pour nécessaire à la mise en évidence de l’intérêt philosophique d’une position quelconque, a généralement pour condition de possibilité la séparabilité de certaines thèses par rapport à d’autres dans le corpus théorique étudié (l’oeuvre d’un auteur par exemple) ; mais la séparabilité d’une thèse T par rapport à d’autres thèses T’, T’’, T’’’, ai-je soutenu, requiert que T n’implique pas logiquement T’, T’’, T’’’ ; or cela ne peut être établi, note Perinetti, qu’au terme de la reconstruction. L’indépendance logique d’une thèse serait donc à la fois « une condition de possibilité et une conséquence de sa reconstruction de re ». Cela est juste en un sens, mais je n’y vois guère de difficulté. Qu’un état de choses quelconque E1 soit une condition de possibilité d’un état de choses E2 n’empêche pas en général que l’existence de E1 puisse être inférée de celle de E2, bien au contraire. Admettons que le feu soit une condition de possibilité de la fumée, comme le dit un vieil adage. Cela n’empêche pas, bien au contraire, que l’on puisse inférer : voici de la fumée, donc il y a du feu. Le feu, dans cet exemple, est la cause de la fumée, mais on peut légitimement en établir l’existence à partir de celle de la fumée. La situation, certes, est un peu différente dans le cas de la reconstruction puisqu’il ne s’agit pas ici de relation causale, mais la logique en est parallèle : la séparabilité d’une thèse par rapport à l’ensemble d’un corpus en rend possible, dans certains cas du moins, la reconstruction de re, et la reconstruction de re, quand elle a lieu, rend manifeste l’indépendance en question. Il n’y a pas là de circularité indésirable.

La deuxième remarque de Perinetti repose sur la crainte qu’en détachant une thèse du reste de la pensée d’un auteur on n’en vienne à rater ce dialogue respectueux que l’on voulait instaurer. Perinetti concède que l’historien de la philosophie n’a pas en général besoin d’exposer l’ensemble d’une doctrine pour en examiner l’une ou l’autre composante, mais on peut, selon lui, parler d’un aspect d’une doctrine en faisant abstraction du reste, sans avoir à soutenir pour autant qu’il s’agisse là d’un module séparable. Cette façon de voir permet, pense-t-il, de faire appel à d’autres aspects de la doctrine quand des difficultés se présentent, ce qui est plus conforme à son avis aux réquisits d’un véritable dialogue. Cela, il est vrai, attire l’attention sur un important point de méthode : les diverses composantes d’une philosophie sont souvent interreliées — de multiples manières, d’ailleurs — et celui qui discute certaines positions d’un auteur devrait rester ouvert à la possibilité qu’elles puissent être défendues, complétées ou clarifiées à partir d’autres composantes de sa doctrine. Ces liens, cependant, ne sont pas tous d’ordre strictement logique[2], et il reste par conséquent que certaines thèses, chez la plupart des philosophes du passé, sont logiquement séparables de certaines autres. Elles peuvent alors en principe être reformulées et discutées indépendamment de celles-ci ; c’est tout ce que je veux dire. Ainsi la thèse d’Ockham selon laquelle les concepts sont des qualités réelles de l’esprit plutôt que des objets purement idéaux ne requiert pas nécessairement son refus des universaux dans l’être ; cela suffit dans certains contextes à en justifier l’examen séparé, et c’est d’ailleurs ce qu’il fait lui-même[3]. La chose n’est pas rare à vrai dire : la plupart des philosophes grecs, médiévaux ou modernes acceptaient en pratique de discuter certaines de leurs propres positions indépendamment de certaines autres. Ce n’est pas leur manquer de respect que de prendre cette attitude au sérieux.

À l’aide d’une amusante historiette à propos de trois philosophes qui entrent dans un bar, Perinetti se demande ensuite comment traiter dans mon approche une situation dans laquelle le philosophe reconstruit n’endosserait pas — et même, ne pourrait endosser de façon cohérente — la reconstruction de re de l’une ou l’autre de ses affirmations par un historien qui ne partagerait pas la même métaphysique que lui. Le soupçon ici, de nouveau, est que le dialogue en serait gravement faussé. La situation est certainement possible. Dans une reconstruction de re, l’historien doit bien assumer la façon dont il se réfère à ces objets extérieurs auxquels, prétend-il, le philosophe original faisait aussi référence, et il peut arriver qu’il en fournisse dans le cadre même de la reconstruction une description que ne pourrait pas accepter le philosophe original. Celui-ci, en outre, aurait très bien pu avancer de ses propres affirmations une reconstruction de re qui soit inacceptable pour l’historien.

La raison en est qu’une condition nécessaire pour le succès d’une reconstruction de re est que le reconstructeur identifie les objets de l’affirmation originale par une expression qui soit de fait coextensive à l’un des termes qui y figurait, ou à une combinaison de tels termes. L’historien, certes, peut faire erreur à ce propos. Au sujet d’un passage de Thomas d’Aquin où il dit que les « veaux marins » (vituli marini en latin) sont des êtres intermédiaires entre les animaux terrestres et les animaux aquatiques[4], j’ai entendu affirmer un jour que le Docteur Angélique parlait là des dauphins. Je pense que c’était une erreur et qu’il s’agissait des phoques, comme le montrerait une analyse du contexte et du vocabulaire employé. L’interprète en question dans ce cas se trouvait à proposer de l’énoncé de Thomas la reconstruction de re suivante : à propos des dauphins, Thomas dit que ce sont des êtres intermédiaires, etc. Mais cette reconstruction était inadéquate à mon avis. Il aurait fallu dire : à propos des phoques, Thomas dit que ce sont des êtres intermédiaires, etc., parce que l’expression « veau marin » chez Thomas est de fait approximativement coextensive à notre terme « phoque » plutôt qu’à « dauphin » (si du moins j’ai raison à ce sujet)[5]. Cela suppose que la coextensivité ou la non-coextensivité de deux termes soit dans certains cas une question de fait. J’ai essayé de montrer dans le livre que cette présupposition est endossée en pratique par tous les historiens de la philosophie.

L’historienne peut même être amenée à de mauvaises reconstructions de re par la fausseté de certaines de ses propres croyances au sujet du monde. Quelqu’un qui pense que les phoques sont des poissons pourrait vouloir reconstruire ainsi l’affirmation de Thomas : à propos de certains poissons, Thomas pense que, etc. Cela serait incorrect, non pas parce que Thomas ne pensait pas, lui, que les phoques soient des poissons, mais parce que les phoques de fait ne sont pas des poissons. Et ce dernier type d’erreur aurait très bien pu être commis par le philosophe original lui-même s’il avait entrepris une reconstruction de re de sa propre affirmation. C’est ce qui se produit dans l’exemple du Spinoza et du Hegel mis en scène par Perinetti. Sauf le respect que j’ai pour ces penseurs, la thèse que Perinetti leur attribue (à tort ou à raison), selon laquelle les termes ont tous la même extension, est tout simplement fausse. Pour que deux termes « » et « » diffèrent en extension, il suffit qu’il soit vrai que certains F ne sont pas G ou que certains G ne sont pas F, et cela se produit dans d’innombrables cas. Il est certainement vrai, par exemple, que les chevaux ne sont pas des phoques ; les termes « cheval » et « phoque », donc, n’ont pas la même extension et ne peuvent pas être substitués l’un à l’autre salva veritate dans un énoncé de re. L’historien, certes, gagne souvent en pratique à ne pas trop faire reposer ses reconstructions de re sur des croyances idiosyncratiques particulièrement controversées, mais tout dépend ici encore du contexte et des objectifs de son entreprise. Ce qu’exige dans tous les cas la reconstruction de re, c’est que l’historien dispose d’une description correcte, fût-elle minimale, des objets réels auxquels faisaient indépendamment référence le ou les auteurs qu’il étudie. Or, insistons-y : l’adéquation de telles descriptions ne tient pas seulement à la perspective et à la terminologie de l’auteur original, ni à celle de l’historien, elle dépend aussi de l’état réel des choses, qu’il soit ou non reconnu par l’un ou par l’autre.

Perinetti s’inquiète dès lors — c’est sa quatrième remarque — de ce que l’équivalence sémantique entre les formulations originales et celles du reconstructeur ne puisse être sanctionnée par l’auteur ainsi reconstruit, celui-ci n’étant pas en mesure, dans la plupart des cas, de participer réellement à l’échange. Cette limitation n’empêche pas, à son avis, de faire ressortir la pertinence philosophique d’une doctrine du passé, mais elle compromet la tenue d’un véritable dialogue transhistorique. Un « dialogue rationnel courtois » exigerait, pose-t-il, que la justesse de la reconstruction soit autorisée par le locuteur ainsi interprété. Je m’accorde avec Perinetti, bien entendu, que c’est là trop demander en histoire de la philosophie, puisque les auteurs dont on parle ne peuvent ni changer d’idée, ni amender leurs formulations, ni donner leur avis sur la façon dont on les reformule, ni même prendre connaissance des propos de l’interprète. Ce que l’historienne étudie d’abord et avant tout, c’est un corpus textuel entièrement produit à quelque époque antérieure[6]. Mais il y a tout de même un sens, me semble-t-il, à dire qu’une forme de dialogue reste possible : on peut poser des questions à un texte, même si l’auteur original n’y avait jamais songé, et l’on peut dans certains cas y trouver des réponses, explicites ou implicites, complètes ou partielles ; on peut en particulier lui adresser des objections et chercher à voir, par recoupements et par inférences, quelles solutions il y suggère.

Est-ce alors métaphore que de parler encore de « dialogue » ? Je ne le crois pas — il y a après tout plusieurs sortes de dialogues — mais c’est là une question terminologique d’importance mineure. La véritable crainte de Perinetti est que ma tolérance à l’endroit des reconstructions dites « rationnelles » ne laisse l’interprète seul juge de l’équivalence sémantique dont il se réclame entre les reconstructions qu’il propose et les formulations anciennes auxquelles il se réfère, et qu’il ne dispose ainsi « d’une liberté et d’un pouvoir trop grands à l’égard du philosophe du passé ». Or il n’en est rien, fort heureusement. L’historien qui rend son travail public s’expose à la critique de ses pairs. À défaut d’une autorisation du philosophe étudié lui-même, c’est à la communauté des chercheurs qu’il revient de se demander dans chaque cas si la reconstruction proposée — y compris quand elle provient des « contextualistes » d’ailleurs — est suffisamment adéquate compte tenu des objectifs du reconstructeur[7]. Le consensus peut être difficile à atteindre, bien entendu, il pourrait même être erroné, mais le travail en histoire de la philosophie, comme dans n’importe quel autre domaine académique, ne peut être vu que comme une entreprise collective où les contributions de chacun sont soumises au jugement des collègues, tant du point de vue de leur fidélité que de celui de leur pertinence. Notre dialogue avec les philosophes du passé se double d’un dialogue avec nos pairs, historiens ou philosophes, et l’arbitraire du reconstructeur s’en trouve en pratique aussi fortement contraint qu’on puisse raisonnablement le souhaiter.

Réponse à Sandrine Roux

Les questions de Sandrine Roux portent sur la nature des problèmes philosophiques. Je tiens dans le livre qu’une condition nécessaire pour que des oeuvres du passé soient encore philosophiquement pertinentes est qu’elles aient trait d’une façon ou d’une autre à des phénomènes transtemporels qui préoccupent la philosophie d’aujourd’hui — ou qui, à tout le moins, devraient la préoccuper. Et j’ai avancé que les phénomènes en question sont généralement d’ordre logico-linguistique. C’est ce que Roux appelle la « thèse logico-linguistique ». Cette idée me paraît plausible si philosopher, comme je le pense, consiste pour l’essentiel en un examen critique des présuppositions les plus fondamentales des différentes formes de discours. Les philosophes, ce faisant, sont amenés à parler d’objets de toutes sortes, certes, mais ce sont en général les autres disciplines, sciences pures ou sciences humaines, qui ont pour tâche de théoriser les aspects empiriquement repérables des objets en question. Dans l’univers académique d’aujourd’hui, l’élucidation de phénomènes logico-linguistiques est propre à la philosophie et une grande partie de ce qu’elle fait en pratique peut être ainsi comprise. J’en ai donné plusieurs exemples dans le livre et j’ai suggéré que le dialogue fécond avec les philosophes du passé porte là-dessus dans bien des cas.

Roux me demande en premier lieu si d’autres phénomènes ne pourraient pas aussi faire problème pour la philosophie, et je ne vois à vrai dire aucune raison de l’exclure. Le cas des qualia me vient à l’esprit, ces expériences subjectives et purement qualitatives que l’on vit de l’intérieur pour ainsi dire, comme des sensations de douleur, de chatouillement, d’anxiété, de froid ou de soif. Ce sont là des phénomènes au sens que je donne à ce terme : des états de choses aisément reconnaissables et indépendants en eux-mêmes de toute théorie. Et ils sont bien transtemporels, qui plus est. Sandrine Roux a judicieusement souligné elle-même que Descartes et Malebranche s’y référaient de cruciale façon en leur temps tout comme David Chalmers ou Jaegwon Kim aujourd’hui[8]. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les façons — diverses, il est vrai — dont ces phénomènes en sont venus à faire problème pour ces auteurs d’époques différentes, mais il n’y a a priori aucune raison de réduire la chose à une difficulté d’ordre logico-linguistique. Il s’agissait en gros de leur trouver place (ou non) dans une conception dualiste du monde chez Descartes ou dans une conception physicaliste chez nos contemporains. Pour autant que je puisse voir, la raison pour laquelle les qualia font encore directement problème en philosophie est que nous ne disposons à leur sujet d’aucune théorisation scientifique minimalement satisfaisante ni d’aucune façon communément admise de les situer par rapport aux théories scientifiques en vigueur. Le défi alors est de situer les qualia par rapport aux discours explicatifs de la physique, de la chimie ou de la biologie. Cela n’empêche pas que les développements cartésiens puissent nous aider, même si les motivations en étaient bien différentes. Et cela, surtout, ne fait pas des qualia eux-mêmes des phénomènes logico-linguistiques, il faut en convenir. Mais je suis porté à induire des problématiques philosophiques les plus courantes que ce genre de cas est exceptionnel[9].

Cette perspective, cependant, ne tient-elle pas à une conception de la philosophie qui est elle-même spatiotemporellement située et qui n’est pas celle de Platon, d’Ockham ou de Descartes ? C’est la deuxième question que soulève Roux. Et la réponse est oui, bien entendu. Mais il n’en suit pas que l’approche trahisse pour autant ces auteurs anciens avec lesquels on voudrait dialoguer. Il faut se demander quel est le sens du mot « philosophie » dans une phrase comme « Platon n’avait pas la même conception de la philosophie que nous ». Je vois deux possibilités. On peut entendre par là que Platon ne désignait pas par le mot grec « philosophia » les mêmes sortes de pratiques discursives que celles que nous désignons aujourd’hui par le mot « philosophie » en français (ou « philosophy » en anglais, « Philosophie » en allemand, « filosofia » en espagnol, etc.). Et cela est tout à fait juste. Comme je le signale au début de Récit et reconstruction, on a utilisé ces termes pour nommer toutes sortes de choses assez disparates au fil des siècles (p. 9). Mais nous ne délimitons pas en général le champ de l’histoire de la philosophie en nous basant principalement sur la façon dont ces mots étaient employés dans le passé. Nous appliquons plutôt une catégorie d’aujourd’hui pour circonscrire un corpus dans le passé. Et l’on peut employer cette même catégorie quand on se demande si Platon avait ou non à propos de la philosophie la même conception que nous. Nous utilisons alors notre propre mot. Il n’y a rien là que de très légitime.

Or ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de « philosophie » (au sens en tout cas qui est pertinent pour la présente discussion) est une discipline académique parmi d’autres. On peut au départ la caractériser en extension comme une collection de pratiques discursives, celles qui ont cours de fait dans les départements, les congrès, les revues et les ouvrages de philosophie. À quoi s’ajoutent rétrospectivement les corpus passés qui sont là typiquement étudiés, commentés ou discutés. Et l’on peut s’interroger à partir de cette caractérisation extensionnelle sur ce qui fait l’unité de cette discipline (s’il y en a une) ou sur ce qu’il s’y trouve de plus distinctif ou de plus intéressant. On développera alors une conception de la philosophie ; et plusieurs conceptions différentes peuvent ainsi rivaliser parmi les philosophes d’aujourd’hui. Mais on doit conclure, à voir les choses de cette façon, que ni Platon ni Ockham ni Descartes n’avaient à proprement parler de conceptions de la philosophie prise en ce sens. Chacun d’eux, certes, pouvait employer le mot « philosophie » ou un morphème apparenté et pouvait aussi avoir, sous cette étiquette ou sous une autre, une conception relativement précise de ce qu’il faisait lui-même dans ses oeuvres ou de ce que faisaient ceux de ses contemporains avec lesquels il était en discussion. Mais il n’y a a priori aucune raison de penser que ces auteurs aient pu circonscrire ainsi le champ de cette discipline que nous appelons aujourd’hui « philosophie ». Il nous faut bien dans ce cas assumer notre propre vocabulaire. On enfreint alors, il est vrai, la maxime de Skinner, qui enjoint de s’en tenir pour décrire l’entreprise d’un auteur aux formulations qu’il aurait lui-même acceptées[10]. Mais cette maxime est trop restrictive en l’occurrence. On ne trahit pas le passé en lui appliquant parfois nos catégories, y compris celle de « philosophie », et cela ne nous empêche pas, bien au contraire, d’être attentifs à ce qu’il peut y avoir de pertinent pour nous dans les textes d’autrefois.

Faut-il pour autant privilégier, comme je le fais, ce que Roux appelle « la thèse logico-linguistique » au sujet des problèmes philosophiques ? Même parmi nos contemporains, nombreux sont ceux, après tout, qui refuseront d’y voir une description adéquate de ce dont s’occupe notre discipline. Roux suggère d’affaiblir la thèse et de dire « non que les problèmes philosophiques sont de nature logico-linguistique, mais qu’ils peuvent être reconstruits en termes logico-linguistiques ». Cela attire utilement l’attention sur la variété des approches non seulement en philosophie mais en histoire de la philosophie également. Les situations qui amènent un auteur à philosopher sont complexes et se prêtent légitimement à diverses descriptions selon les aspects que l’on souhaite mettre en lumière et selon l’entreprise dans laquelle l’historienne est elle-même engagée. Même pour faire ressortir l’intérêt philosophique d’une doctrine du passé, il n’est pas toujours indispensable, je le reconnais volontiers, de souligner explicitement le caractère logico-linguistique des phénomènes qui faisaient problème pour l’auteur en question. On peut partir, par exemple, des questions et des thèses d’un auteur, et y repérer des références à des objets qui intéressent toujours d’une façon ou d’une autre la réflexion philosophique, même s’ils ne sont pas d’ordre logico-linguistique, les humains par exemple, les animaux, les émotions, les artefacts, les qualia ou les objets matériels en général. Et l’on peut s’attendre en bien des cas à ce que l’auteur étudié nous dise à propos de ces objets des choses qui soient philosophiquement pertinentes.

La thèse que je propose, cependant, est que les phénomènes logico-linguistiques font spécialement problème en philosophie. Et cela par deux aspects. Ils jouent d’abord, très souvent, un rôle déterminant dans la genèse des questions philosophiques, même si la chose n’est pas toujours claire pour les philosophes eux-mêmes. Le phénomène de la prédication linguistique, par exemple — l’attribution d’un prédicat à un sujet dans une phrase — a de fait joué un rôle majeur dans la discussion sur les universaux, aussi bien chez les Grecs et les médiévaux qu’à l’époque moderne ; n’est-ce pas sa présence même, au premier chef, qui a suscité tout le débat ? Et l’éthique naît en philosophie, pour prendre un autre exemple, quand le discours justificateur devient problématique. Mais il y a plus, voici un second aspect : l’évaluation philosophique d’une doctrine tient souvent dans la pratique, même celle des autres époques, au degré de lumière que cette doctrine peut jeter sur ces phénomènes logico-linguistiques qui font ainsi problème[11]. Une théorie des universaux, fût-elle métaphysique, est tenue en pratique pour d’autant plus satisfaisante qu’elle rend mieux compte du phénomène de la prédication ; et l’éthique philosophique ne rimerait à rien si elle ne savait dire à quelles conditions les jugements moraux, qui sont choses éminemment linguistiques, peuvent être justifiés. On a de bonnes chances dès lors de maximiser l’intérêt philosophique d’une doctrine du passé en faisant ressortir, au prix d’une reconstruction appropriée, aussi bien son rapport originaire à de tels phénomènes que ce qu’elle peut nous en dire. C’était un peu fort, j’en conviens, d’évoquer à ce propos « la nature profonde de l’enquête philosophique » (p. 131). Mais on rate à mon avis quelque chose d’essentiel à négliger cet aspect en histoire de la philosophie.

La dernière question de Roux concerne la récurrence des problèmes à travers le temps. Nous sommes d’accord, elle et moi, que certains phénomènes transtemporels font problème en philosophie à différentes époques de son histoire. Mais il est vrai aussi que les phénomènes en question ne font pas continuellement problème, même quand ils sont présents dans l’environnement des philosophes, dans les langages qu’ils connaissent en particulier. Le grec, l’arabe, le latin, le français, l’anglais disposent toutes, par exemple, d’un prédicat de vérité applicable en principe à n’importe quelle phrase assertive des langues en question et susceptible, donc, d’y engendrer le paradoxe du Menteur[12]. Mais cela n’est devenu problématique que dans certains contextes précis : latins ou musulmans, les médiévaux s’en sont préoccupés tout comme les philosophes analytiques beaucoup plus tard, mais les Descartes, Malebranche, Locke et Hume n’en ont eu que faire. Les particularités du milieu, dès lors, demande Roux à juste titre, « ne sont-elles pas essentielles pour expliquer les conditions d’apparition ou de manifestation d’un problème philosophique à tel moment déterminé de l’histoire ? » (les italiques sont d’elle). La chose est claire en effet, et cela suggère une approche qui serait fructueuse en histoire de la philosophie. On aurait besoin d’explications narratives qui nous permettent de comprendre pourquoi et comment tel phénomène logico-linguistique devient philosophiquement problématique dans un contexte donné[13]. Pour autant que je puisse voir, le schéma général pourrait être le suivant. Il est en deux temps. Le phénomène en question fait d’abord problème pour quelque entreprise de théorisation qui a cours dans le contexte considéré, une entreprise scientifique, par exemple, ou théologique, ou politico-idéologique, ou déjà philosophique elle-même dans certains cas. Sans être toujours bien identifié, il y suscite de fait difficultés, énigmes et embarras. Et les philosophes, dans la mesure où ils s’intéressent aux présuppositions et au fonctionnement de ces discours théoriques, sont alors amenés à tenter d’élucider d’une façon ou d’une autre ce phénomène perturbateur[14]. On peut imaginer sur cette trame toutes sortes de variantes et de complications. Il serait en tout cas éclairant de retracer dans quelques cas précis ce processus par lequel, à un certain moment de l’histoire et en un certain milieu, un phénomène courant d’ordre logico-linguistique en vient à faire problème en philosophie.

Résumons-nous. Les stimulantes et perspicaces questions de nos trois collègues m’ont amené à préciser, défendre ou nuancer trois des thèses de Récit et reconstruction : celle de la pertinence philosophique de l’histoire de la philosophie, l’idée que la reconstruction de re est une condition nécessaire du dialogue philosophique avec les oeuvres du passé, et la « thèse logico-linguistique » sur la nature des problèmes en philosophie. Mes réponses, il est vrai, supposent dans les trois cas que la valeur de vérité de certains de nos énoncés dépende d’autre chose que de nos théories. C’est là une présupposition que j’assume volontiers — et qui est d’ailleurs partagée dans la pratique par l’ensemble des historiens.