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Qu’ils proposent une revue de littérature ou qu’ils évoquent une problématique singulière, les écrits abordant la genèse de la « pensée décoloniale » l’assimilent généralement à trois courants qui, bien qu’ils soient distincts dans leur origine, se nourrissent réciproquement dans les efforts de théorisation contemporains (Ajari, 2019). D’une part, on pense au collectif sud-américain Modernité/Colonialité/Décolonialité (MCD), fondé dans les années 1990, animé par des auteurs d’appartenances disciplinaires diverses — en philosophie : le Mexicain Enrique Dussel, l’Argentin Walter D. Mignolo, le Portoricain Nelson Maldonado-Torres, l’Équatorienne Catherine Walsh, etc. D’autre part, l’usage du « décolonial » renvoie le plus souvent, dans les institutions académiques et dans les mouvements militants du Nord, à l’émergence d’un discours à visée révolutionnaire d’autodétermination intellectuelle et politique des descendants de colonisés ou d’esclavagés au sein d’un espace politique majoritairement blanc dans les métropoles postcoloniales et coloniales. Cette dernière approche s’inscrit par ailleurs dans la filiation d’un troisième type, dit africana. La philosophie africana est inextricablement liée aux contributions canoniques d’auteurs afro-descendants (W.E.B. DuBois, Alan Locke, Marcus Garvey) et à leurs héritiers contemporains (Lewis Gordon, Cornell West, Carole Boyce Davis). La philosophie africana fait également la part belle à un nombre limité de maîtres à penser africains du continent (Franz Fanon, Cheikh Anta Diop, Ngugi wa Thiong’o) et se réfère à une perspective de la longue durée de l’oppression raciale éclairée par certains éléments déterminants de l’histoire des Africains et du continent (la traite et l’esclavagisation atlantique, l’échec de la colonisation italienne en Éthiopie, le caractère négro-africain de l’Égypte antique, le « back to Africa » de Marcus Garvey, etc.).

Si l’on se fie à la plupart des débats qui animent depuis moins d’une décennie les institutions occidentales, tout se passe comme si les destinataires de ces théories fondatrices de la négritude, des sources égyptiennes de l’africanité ou de l’ujamaa ne pouvaient que se situer et se projeter hors de la géographie du continent. Fort paradoxalement, si l’on se réfère à souhait à certaines figures phares qui ont animé et accompagné intellectuellement le défi historique de l’accession aux Indépendances dans les années 1960, on ne présente que très rarement leurs contributions, les réactions qu’elles ont suscitées chez leurs contemporains, leurs détracteurs et réhabilitateurs comme un paradigme épistémologique per se. Tout se passe comme si, en effet, l’Afrique ne pouvait se penser que hors d’Afrique. Or, au même titre qu’il existe un Foucault ou un Derrida américains qui ont peu à voir avec les interprétations qu’on en fait dans leur contexte d’origine, les philosophes du continent ont élaboré leurs propres herméneutiques, pour lesquelles les interprétations formulées dans les conditions diasporiques se révèlent parfois inadaptées aux écosystèmes politiques, épistémiques et historiques du continent, voire concurrentes.

Il faut se réjouir des développements récents de la pensée sur l’Afrique qui tend à rompre avec ce solipsisme devant la transnationalisation croissante de la recherche et l’usage scientifique de l’anglais. Qu’il s’agisse du travail des diasporas consistant à « remembrer[1] » leurs mémoires à une Afrique à laquelle elles ont été tragiquement arrachées, des philosophes africains oeuvrant sur le continent ou enseignant dans des universités du Nord, les propositions témoignent du même souffle vital d’une affirmation sans complexe d’une humanité contestée et de l’avenir d’une Afrique debout, par et pour elle-même. Pour ne pas céder aux appels d’un nouvel universalisme décolonial tout aussi totalisant que l’ancien ou à la domination impériale de la langue anglaise dans la recherche scientifique, ce nouveau « pluriversel noir » devra néanmoins rester prudent et ne pas sacrifier les apprentissages des aînés et des ancêtres ayant philosophé sur le continent, souvent dans les conditions matérielles et politiques les plus défavorables, pour faire comme si la radicalité de leurs contestations n’avait pas lieu d’être considérée sérieusement, comme si le degré d’approfondissement critique caractéristique de la démarche philosophique s’avérait, dans le cas de l’Afrique (et de l’Afrique seulement), un luxe que ne pouvait pas se payer un continent en crise, ou comme si toute forme de démarche intellectuelle incompatible avec ce qu’on croit savoir qu’elle devrait être ne pouvait se résoudre que par un argument ad hominem. Il y a des Afriques et des points de vue sur l’Afrique. En cela, il ne semble pas vain de rappeler l’hétérogénéité épistémique supportée par le concept de « philosophie africana » élaboré par Lucius Outlaw (2017) :

Africana philosophy should not be regarded as normatively prescriptive for philosophers identified as African or of African descent, as setting requirements for what their philosophizing must have been, or must be, about and to what ends because of their racial/ethnic identities. Such identities neither confer nor require particular philosophical commitments or obligations. Substantive differences among African and African-descended thinkers have been, and must continue to be, acknowledged and taken into account in the ordering of the field and setting agendas for Africana philosophy.

La philosophie africaine, autrement dit, est un champ parmi d’autres au sein du parapluie conceptuel plus large qu’est la philosophie africana. Né d’un et dans un contexte où les défis historiques de l’émancipation politique de l’ancien maître colonial sont titanesques, l’effervescence créatrice qui caractérise l’institutionnalisation progressive de la discipline de la philosophie africaine est tout autant traversée de crises, de contradictions, de profonds désaccords voire de « disputes » très médiatisées. C’est d’abord la définition (« qu’est-ce que la philosophie africaine ? ») qui aura occupé tous les esprits, un moment très vite dépassé — et ce n’est pas rien — par la contestation des prémisses sur la base desquelles elle s’élabore. Depuis, la philosophie africaine conserve cette préoccupation très forte, qui agit comme un arrière-plan herméneutique partagé, de ne pas reproduire les impensés de la race en situation postcoloniale.

Codirigé par Ernest-Marie Mbonda et Delphine Abadie, ce dossier intitulé « Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine » se consacre exclusivement au devenir de la « philosophie africaine » telle qu’elle s’est élaborée et instituée comme discipline dans les parties de l’Afrique ayant la langue française comme « butin de guerre » (K. Yacine). La vue d’ensemble que nous aurions pu présenter des développements de la philosophie africaine dans l’univers anglophone, lusophone ou swahili serait différente, d’ailleurs plus familière à plusieurs lecteurs nord-américains, pour la raison toute simple que les discussions philosophiques sur la décolonisation en Afrique francophone ont émergé dans une autonomie appréciable d’avec la pensée afro-moderne issue du flan occidental de l’Atlantique. Ce texte d’introduction propose de restituer les arguments phares qui ont permis de tracer des lignes de fuite communément partagées en direction desquelles s’oriente la discipline. Le texte suggère que c’est la démarche postcoloniale, plus que celle dite décoloniale, qui caractérise le mieux la philosophie africaine contemporaine au sens où elle refuse de définir son avenir dans un face à face avec la domination raciale — ce qui n’est pas la même chose qu’ignorer son existence.

La déclosion du monde

La genèse de la philosophie africaine est controversée. L’historien de la pensée critique africaine, Betwell Ogott (2009), remarque que si les premiers écrits sur la négritude de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire (fin des années 1930), ou d’auteurs comme Anton Wilhelm Amo (1703-1753) ou Olaudah Equiano (1745-1797) sont bien antérieurs à ceux du missionnaire flamand, la naissance de la philosophie africaine comme champ du savoir académique est marquée par la publication du livre immédiatement plébiscité du père Placide Tempels, La philosophie bantoue, publié en 1959 aux éditions Présence africaine. Requalifié péjorativement d’« ethnophilosophie », le type d’élaborations théoriques que cet acte fondateur a rendu possible a été vertement discuté par maints auteurs comme Paulin Hountondji, Marcien Towa, Kwasi Wiredu, Fabien Eboussi Boulaga, Valentin Yves Mudimbe, etc. De nos jours, nous demeurons pourtant enfermés dans l’exigence d’un devoir-être de la philosophie africaine tout à fait caractéristique de l’« ethnophilosophie dans le sillage de la négritude » (Towa, 1971), en Occident surtout, mais encore dans plusieurs régions d’Afrique. Tout se passe en effet comme si la connaissance de la philosophie africaine s’arrêtait au portillon de l’historiographie des différentes avenues qu’elle a emprunté et dont Odera Oruka (1990) développe une typologie relevant sept orientations : l’ethnophilosophie, l’orientation nationale idéologique, la philosophie professionnelle, le courant littéraire, le courant herméneutique et la sagacité philosophique. Pour beaucoup, la question du « qu’est-ce que la philosophie africaine ? » reste ballotée d’un coin à l’autre de l’opposition entre ethnophilosophie et philosophie critique (professionnelle). Pourtant, les avenues les plus récentes en philosophie africaine partagent un ensemble de présupposés qui interdisent ce face à face indépassable entre « la » philosophie africaine, c’est-à-dire celle qui tracerait « la » voie d’une « authentique » décolonisation et toutes les autres formes présumées aliénées de la philosophie en Afrique.

Depuis les années 1980, on doit pourtant constater dans les écrits les plus récents une internalisation sérieuse d’une rupture épistémique qui s’est opérée après plusieurs décennies de « querelle ». Aujourd’hui, la lecture qui est faite à nouveaux frais de certains textes fondamentaux, simultanément honnis et canonisés, permet d’éclairer une série de partis pris et de postulats épistémologiques, méthodologiques et politiques susceptibles de clarifier la distinction entre les démarches décoloniales et celles dites postcoloniales. Guidées par une littérature abondante sur ces deux approches plus ou moins reconnues, dans certains cas, dans le corpus d’enseignement des universités sud-américaines et anglo-saxonnes, nous avons trouvé utile de désenchevêtrer philosophiquement ces options qui restent trop souvent présentées indistinctement. Si chacun des courants se laisse traverser par un faisceau de contributions en apparence hétérogènes, par exemple sur le plan disciplinaire, quant aux sujets explorés ou aux méthodes, certaines prémisses les distinguent sensiblement l’un de l’autre et éclaire le chemin parcouru et les mutations de la philosophie africaine depuis les années 1930 jusqu’à nos jours.

Aujourd’hui, moins d’un siècle après ce qui est considéré comme son acte fondateur, la discipline de la philosophie africaine a voyagé entre divers lieux d’ancrages, s’est transformée en fonction des défis auxquels ont eu à se confronter les générations successives d’intellectuels, a progressivement et sereinement admis la possibilité d’une autocritique de certaines propositions dogmatiques ayant permis la construction d’un récit national mais aussi légitimé les dérives liberticides de la bourgeoisie nouvellement au pouvoir, jusqu’à atteindre la maturité de celle qui accepte de remettre en cause ses propres limitations. C’est bien en cela qu’elle est résolument « philosophie ».

Dans Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée (2010), Achille Mbembe présente les décolonisations et les mouvements anticolonialistes qui les ont accompagnées comme la manifestation d’une triple aspiration à l’émancipation des peuples sous tutelle de l’Empire. D’une part, la décolonisation a certainement constitué un événement politique majeur sanctionné par la reconnaissance juridique inédite du droit (vraiment) universel des nations à l’autodétermination. Radicalisée, cette exigence a ensuite institué un mouvement plus fondamental de reconquête de l’humanité par un sujet qui en avait été banni au nom de la nécropolitique raciale de la domination coloniale. En ce sens, la visée de la décolonisation est non seulement politique pour les anciens administrés coloniaux, mais également ontologique.

La décolonisation a également visé la suppression de la ligne de couleur (W.E.B. Du Bois) qui enfermait jusqu’alors des segments de l’humanité entre les murs étanches de prédéterminations hiérarchisées et indépassables, censées rendre compte d’une radicale altérité raciale : rompre avec cette culture du saucissonnage de l’universel en groupements humains phénotypés, telle était donc également l’exigence, cette fois-ci épistémologique, de la décolonisation. Du point de vue de la connaissance, la décolonisation est donc une tâche négative en même temps que prospective : il s’agit de démonter les maîtres aux pieds d’argiles et d’affirmer dignement une voix étouffée ou contrainte au silence par la violence coloniale.

Or, si l’historiographie de la philosophie africaine a vastement exploré les conditions de possibilités de telles exigences, elle reste aujourd’hui suspendue à l’hypothèse d’une indétermination constitutive, voire d’une vraisemblable aporie de la rupture épistémologique d’avec la mémoire de l’Occident. Si le travail de révolution de la connaissance de soi, du monde et de la vie peut sembler insatisfaisant à certains, ce n’est pas faute de l’avoir exploré sous toutes ses coutures, au contraire. C’est bien précisément parce que « l’épistémologicisme », qui a présidé, dans les premières générations, aux questionnements sur la nature d’une « authentique » philosophie africaine, s’est avéré contre-productif que les auteurs d’aujourd’hui s’attardent à y réfléchir autrement (Kavwahirehi, 2018).

L’autonomie de la parole, un paradoxe philosophique

Que La philosophie bantoue du père Placide Tempels soit considéré comme l’acte de mise au monde de la philosophie africaine en dit long sur le degré de mépris des vies africaines qui caractérise banalement les relations entre les maîtres et les colonisés jusqu’au crépuscule de l’ère coloniale. Avec Nelson Maldonado-Torres (2017), le Sud-Africain Sabelo Ndlovu-Gatsheni (2013) développe le concept de « colonialité de l’être » pour décrire le lent processus par lequel l’être même de l’Afrique et des Africains a été exproprié du domaine de la dignité humaine par plusieurs siècles de domination occidentale.

Historically speaking, the unfolding of European Renaissance, Protestant Reformation, Enlightenment Reason, Modernity, imperialism, colonialism, and globalization — as complex historical, discursive and epistemological processes — contributed to the colonization not only of time and space but also of the very notion of being human/human subjectivities […]

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Le texte d’Ernest-Marie Mbonda montre bien comment, en faisant de l’interprète blanc l’exégète philosophique incontournable d’une pensée non systématisée « détenue » par des Bantous, Tempels pose l’acte instituant de la philosophie africaine et de la structure des interrogations qui seront susceptibles d’en émerger. Cette structure pose les termes d’une relation où le dominant demeure au coeur du processus épistémologique de distribution du crédit et des valeurs associées à l’appartenance au domaine de la raison. Les présupposés de l’ethnophilosophie impose à la philosophie africaine qu’elle se libère d’abord de cette insulte toute coloniale selon laquelle la dignité humaine du Noir ne peut se médiatiser que par la reconnaissance du Blanc. Bien qu’il n’eût rien de décolonial à proprement parler, de cet essai qui recevait l’assentiment d’une communauté d’intellectuels en exil ou d’éminents soutiens engagés en faveur de l’autodétermination des peuples noirs[2] a surgi une série de propositions dont le point commun, sous l’apparence d’une affirmation virulente de son humanité en propre, était de masquer le désir psychique de ressemblance, de l’identique, de la mêmeté vis-à-vis du maître.

Tandis que Mbonda évoque l’oeuvre de Meirad Hebga ou de Tshiamalenga Ntumba, d’autres n’hésitent pas à y inclure une série de grandes théories (la négritude de Senghor, la personnalité africaine de Nkrumah, l’égyptologie de Cheikh Anta Diop, etc.) affirmant son originalité et la certitude d’une rupture épistémologique radicale en fonction de critères problématiques, d’indices qui reproduisent la tête à l’envers une fiction dont la raison coloniale s’est bercée afin de s’ériger au-dessus des autres épistémologies. Il faut insister pour dire qu’il ne s’agit pas de sacrifier, au nom d’une exigence inatteignable et avec une incroyable légèreté, ces auteurs décoloniaux qui ont les premiers affirmé haut et fort que les Africains avaient aussi une parole et une intellection à faire entendre au grand concert du « donner et du recevoir » (L. S. Senghor). Cela ne signifie certainement pas non plus qu’il faille adouber l’effacement colonial d’une nouvelle haine de soi amnésique, gommant d’un coup de crayon agacé des arguments aussi provocateurs que révolutionnaires. Comme activité collective de l’intelligence sociale, la philosophie est toujours parricide : il fallait d’abord tuer le colonisateur pour que soit exposé en soi et en plein jour les impensés de la « race » que l’éducation et l’occupation coloniale ont légués, notamment le fait que, écrivant une parole authentique, on ne s’adressait pas aux siens mais au maître avant tout.

De ce corpus du « droit à la différence », Marcien Towa (1983) incrimine, par exemple, le remarquable conservatisme raciste de la négritude de Senghor (qu’il distingue de celle de Césaire), laquelle reconduit les dichotomies conceptuelles mobilisées pour justifier la suprématie blanche dans une forme inversée de biologisation du culturel : l’ontologie nègre est de n’être que émotion plutôt que raison, au même titre qu’elle suppose aussi d’avoir une texture particulière de cheveux crépus ou la peau de couleur noire, c’est la thèse climatique qui préside à l’émergence d’une « âme noire », etc.

L’essentiel aux yeux de Senghor est de poser la spécificité biologique du Nègre, puis d’en déduire sa conduite et sa culture. Nous avons affaire à une théorie rigoureusement raciste ; le racisme en tant que théorie, consiste en effet à considérer le culturel comme une conséquence du patrimoine biologiquement héréditaire d’une race, une population donnée

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Illustrant cette tension entre critique et reprise de ces premiers auteurs canoniques en Afrique, des auteurs comme Souleymane Bachir Diagne (2014) vont proposer une réactualisation postcoloniale de l’interprétation de la négritude senghorienne en cherchant à déchiffrer, au-delà du langage essentialiste et en suivant le mouvement évolutif de ses travaux sur la question, un surplus de validité normative qui vaut d’être prise pour horizon éthique.

De cette propension à faire adhérer spontanément en Afrique (et en Afrique seulement) la philosophie à « la pensée », « la tradition » ou « l’âme négro-africaine », Kwasi Wiredu (1997) retrace une généalogie coloniale. Les colons et les premiers anthropologues, nous dit-il, ont tiré de l’observation d’une ubiquité des dieux et des ancêtres dans le monde social africain la conclusion hâtive selon laquelle les cosmologies qui donnaient sens au déroulement du quotidien occupent un rôle systématique, similaire à celui de la philosophie en Occident. Pour l’auteur ghanéen, il s’agit d’une confusion des genres entre cette pensée populaire (folk thought), soit un ensemble d’assertions partagées par une communauté donnée qui n’a besoin d’aucun argument rationnel pour être maintenu (que le sens commun appelle aussi, en Occident, « sa philosophie »), et la démarche critique qualifiée de « philosophie », laquelle au contraire exige un travail permanent de justifications.

À la « philosophie-pour-autrui », la solution d’appropriation stratégique qu’opposent les critiques de l’ethnophilosophie comme Marcien Towa ou Paulin Hountondji ne se montre pas non plus pleinement convaincante. La discipline philosophique, pour Paulin Hountondji (1978), est une science qui a sa propre tradition, son canon, ses auteurs, ses théories fécondantes, ses récits fondateurs et la différence de nature des expériences vécues africaines ne justifie pas de philosopher, au nom de cette différence, comme si aucun philosophe ne les avait précédées. Ou bien il faut rompre avec la philosophie, « quitte à séjourner dans un espace sans nom » (Eboussi Boulaga, 1977, p. 34), ou bien il faut se référer à l’histoire de son institutionnalisation, avec pour conséquence que l’enseignement principal de la philosophie en Afrique demeure celui d’un ensemble de textes, d’auteurs, de courants, d’interprétations nés dans et pour un contexte social européen — au sein desquels certaines contributions ont d’ailleurs magistralement favorisé la construction d’une altérité radicale nègre.

À poursuivre ainsi l’exigence initiale insufflée par la pensée de la décolonisation en Afrique, on semble alors s’engouffrer dans un cul-de-sac perpétuel : en assumant de nouveaux lieux d’élection de la pensée critique, alors que ses pratiques dominantes, son lexique, ses règles, ses politiques d’admission, exercent une forme d’injonction au devoir-être de l’activité qui porte son nom, la philosophie peut-elle seulement se décoloniser ?

Le tabou instituant de la raison philosophique

Au-delà de l’empreinte psychanalytique d’un héritage intellectuel dénoncé et réactualisé où continuerait de flotter « l’odeur du père » (Mudimbe, 1982), l’aporie de la déprise épistémologique est un noeud gordien. Il se joue dans la relation incestueuse qui enchâsse le projet colonial dans celui de la Modernité et plus spécifiquement, dans le rôle assigné simultanément à la « rationalité » en tant que critère d’entrée à la discipline philosophique et indice négatif de la réification des sujets coloniaux.

Les penseurs de l’école décoloniale sud-américaine situent l’émergence de la colonialité en tant que projet politique autant qu’épistémologique aux siècles précoces de la Modernité (xve s.). Le Nigérian Emmanuel Chukwudi Eze va dans le même sens en décrivant le sentiment d’urgence qui anime les Modernes à résoudre l’interrogation de ce qui vaut pour « humain » comme une réponse à l’intensification des contacts entre différents peuples du globe. À partir du xiie s., sous l’impulsion des expéditions de Marco Polo ou de Christophe Colomb, de nouvelles sciences comme la géographie ou l’ethnographie renouvellent les cartographies physiques mais également mentales. La révolution cognitive qu’appelle l’évidence de la singularité de l’Europe au sein d’un monde devenu plus complexe se bute pourtant à une anxiété identitaire — un réflexe qui n’a pris aucune ride près de dix siècles plus tard : ces Autres, étranges, sont-ils bien aussi des humains comme Nous ? Que signifie tout court « être humain » ? Qui sommes-nous dans ce monde ? Qu’avons-nous à lui apporter en propre ? De quelle nature est la distinction entre toutes les races ? Par quel critère établir la valeur humaine cardinale ? (1999 ; 2002).

[T]he Enlightenment’s declaration of itself as the “Age of Reason” was predicated upon precisely the assumption that reason could historically only come to maturity in modern Europe, while the inhabitants of areas outside Europe, who were considered to be of non-European racial and cultural origins, were consistently described and theorized as rationally inferior and savage

Eze, 1997, p. 4

Instigatrice d’un mouvement structurel, la controverse de Valladolid[3] suit cet élan en posant plus qu’une doctrine compréhensive sur la présumée supériorité raciale des Blancs : Nelson Maldonado-Torres (2006) montre qu’elle stipule également l’universalité d’un paradigme d’évaluation des formes de vie en fonction du critère de la rationalité. En ce sens, pour le collectif MCD, les différentes formes paramilitaires de violence raciale exercées en colonie ne sont pas que de simples pathologies d’une modernité dévoyée. S’adossant à l’infrastructure épistémique de la hiérarchisation des races, la colonialité se trouve aussi intimement liée au fondement même du projet moderne : celui du triomphe de la raison sur l’obscurantisme, la barbarie et les superstitions. En colonie, le projet prend la forme de l’imposition des modalités de l’être européen et l’épistémicide d’autres projets de vie. Elle s’appuie sur une gouvernementalité raciste se dotant de justifications éthiques et épistémologiques : l’obligation morale à la libération de ceux qui, restés « en arrière », ne connaissent pas les vertus civilisatrices de l’usage de la raison (Ajari, 2019).

Retraçant dans son Critique de la raison nègre (2013), une contre-philosophie de l’histoire similaire à celle des Sud-Américains, Achille Mbembe affirme que « la transnationalisation de la condition nègre est donc un moment constitutif de la modernité et l’Atlantique, son lieu d’incubation » (p. 31). En tirant les conséquences sur le plan épistémologique, la pensée décoloniale s’escrime nécessairement dans une confrontation sans fin avec l’Europe, comprise ici moins comme un ensemble hétéroclite de contributions philosophiques que comme une Idée. L’historiographie philosophique européenne a institué le chemin qu’y ont suivi les théories, leurs traductions politiques, les préférences éthiques et métaphysiques d’un continent parmi d’autres comme modèle apodictique de l’humanité. Mbembe ajoute que l’Europe, avec elle l’Occident, s’est hissée au sommet d’une chaîne de commandement moral élaborée par elle-même, à une hauteur inégalée dans l’histoire. Se tenant pour histoire de l’humanité tout entière, elle s’en est réservé la vocation de « capitanat universel ». « C’est en cela que résidait son exemplarité — l’inscription de l’universel dans le corps propre d’une singularité, d’un idiome, d’une culture et, dans les cas les plus obscurs, d’une race. L’Europe s’apparentant à une tâche philosophique, sa mission était d’étendre les lumières de la raison au service de la liberté » (Mbembe, 2010, p. 73).

Autrement dit — et c’est là où se complique abruptement la tâche de la pensée décoloniale —, l’eurocentrisme est une épistémè au sens où il est constitutif de la possibilité même du discours moderne. Il ne s’agit pas d’une simple attitude intellectuelle qu’aurait endossée une poignée d’individus isolés (les postulats racistes de Kant, de Hegel ou de Hume ne sont pas des figures d’exception), mais d’un véritable écosystème de la pensée moderne, dans la continuité duquel, faute d’avoir jamais été déconstruit de l’intérieur, viennent s’échafauder de nouvelles théories sur les cendres et les fondations posées par les anciennes (Lazarus, 2006).

On comprend alors le parcours circulaire qu’ont parfois semblé suivre les intellectuels africains de la première et deuxième génération post-Indépendances dans leurs efforts à se défaire des chaînes conceptuelles qui les maintenaient captifs des ruses de la colonialité. Si le projet de la pensée décoloniale d’une « autre philosophie de l’histoire » permet de consommer rétrospectivement le divorce entre la colonialité et l’activité philosophique, ce qu’elle dit des avenues de la reconstruction épistémologique après les décolonisations ne va pas de soi. Alors que l’épistémè disciplinaire exige un degré important d’abstraction normative, la posture épistémique du « point zéro » caractéristique des discours les plus valorisés en philosophie, hypostasie une situation herméneutique et historique singulière qui postule l’idéologie d’une supériorité de certains raisonnements nés en contexte européen (les notions d’État et de nation ; le progrès/le développement ; la relation intrinsèque entre raison et liberté ; la religion comme obscurantisme ; etc.) sur ceux qui présidaient aux rapports sociaux de toutes les autres provinces du monde.

Les années 1980 et le tournant postcolonial

Le courant de la critique postcoloniale partage avec l’approche décoloniale un dessein général d’une mise à nu de la violence du fossé entre l’idéal particulier que l’Europe impute à l’usage éthique de la raison et ses effets pratiques en colonie. Ce que l’on a coutume d’appeler dans les cercles académiques la « théorie postcoloniale » est née dans les départements anglo-saxons d’études littéraires avec entre autres ouvrages fondateurs ceux d’Edward Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1978), de l’école indienne animée par des penseurs comme Gayatri C. Spivak (Les subalternes peuvent-elles parler ?,2008) ou Homi Bhabbha, Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale (1994). Avec ses ouvrages The Idea of Africa (1994) et The Invention of Africa (1988), le philosophe congolais V.Y. Mudimbe est également considéré comme l’une des influences les plus déterminantes des postcolonial studies en même temps que de la philosophie africaine avec laquelle il n’a jamais cessé de discuter.

La « bibliothèque coloniale » ou l’« invention de l’Afrique » notamment sont des concepts que les philosophes du continent n’estiment plus nécessaires d’expliquer. V. Y. Mudimbe (1988) montre brillamment comment les concepts d’« Afrique » et d’« identité africaine » tels qu’ils restent souvent débattus en études africanistes et en philosophie africaine sont prisonniers d’un imaginaire produit, sur la très longue durée, par les discours occidentaux sur l’Afrique (son « invention ») au fil de plusieurs siècles d’accumulation d’archives d’explorateurs, de voyageurs, de missionnaires, d’anthropologues, de discours accompagnant les expositions coloniales ou les cahiers d’apprentissage d’écoliers, etc. Cet immense corpus qu’il appelle la « bibliothèque coloniale » se présente comme une véritable épistémè de la raison occidentale dans son rapport à l’Autre (1994), qui s’est construit par sédimentation.

L’analyse des textes, qu’ils soient de facture littéraire, philosophique, anthropologique ou médiatique, occupe une place déterminante dans la critique postcoloniale qui y étudie la manière dont l’écriture de l’altérité a non seulement produit de fausses connaissances, mais également, des identités schizophrènes. Opérant comme système, la constitution d’un tel régime de savoirs sur l’Afrique a fini par engendrer ce qu’elle nomme. D’abord, ces discours ont produit des imaginations fantasques nourries par l’ignorance et l’effroi, puis la rédaction, la théorisation, la scientifisation de ces contenus en sont venues à se substituer à la réalité (Lazarus, 2006).

Dès l’Antiquité, nous dit Mudimbe, se met en place dans les écrits de philosophes une spatialisation de l’altérité au sein de laquelle les lieux connus (la Lybie, l’Éthiopie, le lac Triton, le mont Atlas, etc.) agissent comme des marqueurs physiques de discrimination éthique entre le dedans et le dehors de la civilisation désignée comme telle selon le degré de pénétration de la culture grecque. Entre la Géographie de Strabon, L’Histoire universelle de Diodore de Sicile, en passant par l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, « le monde africain devient […] prétexte à une intertextualité proliférante où les procédés rhétoriques, les jeux citationnels et les arguments d’autorité font office de savoir » (Mangeon, 2010, p. 20). Le motif de l’Afrique hors du monde est repris frénétiquement à l’époque coloniale. En métropole, les littératures de fiction, de voyage et d’aventure prennent le relai pour imprimer leur influence sur les représentations occidentales de l’Afrique. « Ce signe que l’on nomme le Nègre et, par ricochet, cet apparent hors-lieu qu’on appelle l’Afrique [ont pour] caractéristique […] de ne pas être un nom commun, et encore moins un nom propre, mais l’indice d’une absence d’oeuvre » (Mbembe, 2013, p. 27).

En philosophie africaine, on cite souvent un passage de l’introduction aux Leçons de philosophie de l’Histoire de Hegel (1837) pour synthétiser, avec une incroyable violence, ce double mouvement de spatialisation/altérisation de l’Afrique. L’Afrique « à proprement parler », nous dit Hegel, est nécessairement noire, balisée au nord par la frontière postulée infranchissable du désert, excluant donc l’Égypte (parce qu’elle fut une grande civilisation) et le nord du Sahara (dont les habitants ont la peau blanche). D’une certaine manière, il faut les « rattacher à l’Europe ». Comme telle, l’Afrique reste à jamais prostrée dans une « pré » histoire perpétuelle puisque l’Africain qui l’habite est un être de nature, incapable de culture, a fortiori de civilisation. Parlant de l’Afrique, il faut donc « exclure la catégorie d’universalité ». Ces représentations tout à fait répandues induisent des réflexes épistémiques, qu’il s’agisse de dichotomies (Europe/Afrique, histoire/préhistoire, civilisation/barbarie, culture/nature, Afrique blanche/Afrique noire) ou d’injonction définitionnelle : l’africanité est nécessairement, c’est-à-dire ontologiquement noire, et l’expérience qui en est faite est incommunicable puisqu’elle n’est pas universalisable.

Il s’ensuit que les attributs essentiels qu’exacerbaient les propositions décoloniales des premières générations afin de caractériser une africanité authentique ne sont rien d’autre que des déclinaisons des seconds termes de chaque couple conceptuel élaboré soigneusement, hors du continent, pour radicaliser l’opposition avec ce que n’est pas l’Occident : la Philosophie/la philosophie bantoue ; la raison/l’émotion ; l’écriture/l’oralité ; la modernité/les traditions ; les droits humains individuels/le communautarisme ; la science/les savoirs indigènes ; l’histoire/le mythe, etc. D’un logos qui ventriloque la métaphysique occidentale de l’identité/altérité sont censés naître un sens et une direction à l’Afrique postcoloniale, alors qu’il « speak neither about Africa, nor Africans, but rather justify the process of inventing and conquering a continent » (Mudimbe, 1988, p. 20).

Contrairement à la caricature qui en est souvent faite, la critique postcoloniale ne renonce pas pour autant à la dénonciation et à la déconstruction de la colonisation et de ses effets de colonialité. Le tournant postcolonial de la philosophie africaine n’opère pas tant un déplacement qu’une complexification de ses grilles d’analyse, de son rapport aux sources, à l’histoire et aux reconstructions. Pour les critiques de la pensée enfermée dans l’antre du maître, le recours à l’idéal déchu et largement inventé d’une Afrique « précoloniale » est souvent une forme de capitulation devant les défis du présent. Que l’ethnologie coloniale ait inventé des origines hamitiques, nilotiques, voire caucasiennes ou juives en racisant les Tutsis du Rwanda pour les hisser au-dessus des Hutus durant l’époque de la colonie belge n’empêche pas que ce soit une idéologie postcoloniale du cru, le hutu power, mise en oeuvre au nom de l’authenticité rwandaise, qui soit à l’origine en 1994 d’un des crimes (par ailleurs on ne peut plus moderne) les plus graves contre l’humanité. De fait, on pourrait dire qu’à partir des années 1980, les philosophes se préoccupent davantage des conditions de refondation du vivre-ensemble africain après les déconfitures postcoloniales comprises, entre autres mais pas uniquement, comme des émanations de la colonialité.

Quelle exégèse pour l’Afrique ?

Exception faite de Mudimbe, les théories postcoloniales s’intéressent le plus souvent aux héritages coloniaux de différentes régions du monde soumises à l’impérialisme britannique. Bien antérieurs à cette colonisation tardive (xviiie-xixe s.), les expériences coloniales hispanique et lusophone de même que leur affranchissement (dès le début du xixe s.) sont donc exclus de leur champ d’investigation. Incapable de remonter aussi loin que la conquête des Amériques, le collectif MCD en conclut que la théorie postcoloniale reste incapable de se décentrer de l’emprise de l’Europe. Pour les décoloniaux, en s’appuyant sur des relectures et dépassements du marxisme (Gramsci, Hardt et Negri), du poststructuralisme (Foucault, Deleuze) ou sur des critiques de la métaphysique occidentale (Heidegger, Nietzsche, Derrida), le postcolonialisme demeure également profondément engoncé entre les ornières de la tradition intellectuelle occidentale. « Postcoloniality », nous dit Anthony Kwame Appiah, « is the condition of what we might ungenerously call a comprador intelligentsia : of a relatively small, Western-style, Western-trained, group of writers and thinkers who mediate the trade in cultural commodities on world capitalism at periphery » (1992, p. 149). Les théoriciens décoloniaux revendiquent au contraire le recours à une pensée critique centrée sur l’Amérique latine, puisant à ses propres archives : théories de la dépendance, théologie de la libération, auteurs autochtones et espagnols de l’époque coloniale (Waman Poma de Ayala, Bartolomé de Las Casas), auteurs canoniques caribéens, tels Franz Fanon ou Aimé Césaire (Boidin, 2009).

Pour les Africains, si les sources sur les origines sont peu fiables, voire falsifiées[4], il s’ensuit que le rapport aux archives africaines ou du monde ne peut qu’être complexe. Cette autre caractéristique distingue l’approche décoloniale de la postcoloniale. Selon Souleymane Bachir Diagne (2017) par exemple, la décolonisation des savoirs n’exige pas d’excommunier le corpus occidental en tant que tel, mais plutôt de déconstruire la manière dont ce corpus a été aménagé idéologiquement par l’histoire de la philosophie européenne au xixe s. Comme chez Hegel, au nom d’un idéal téléologique des progrès continus de la raison, les philosophes ont reconstitué rétrospectivement un parcours linéaire des moments « qui comptent », tous nécessairement exclusifs à l’Europe. Il corrige en spécifiant que la transfert-traduction (translatio studiorum) de la philosophie et des sciences grecques a emprunté des trajectoires rhizomatiques (Bagdad, Cordoue, Fès, Tombouctou) qui n’ont rien à voir avec cette mythologie des origines. « Comme la translatio studiorum, ajoute-t-il, il faut “compliquer l’universel”, ce qui n’a rien à voir avec le fait de s’interdire avec (c’est-à-dire aussi peut-être “contre”) Platon, avec Descartes ou avec Kant » (p. 77).

« Penser contre et avec » afin de faire émerger une nouvelle configuration de la tradition, une nouvelle topographie conceptuelle, de nouveaux usages, d’autres manières de questionner, de définir la philosophie, c’est également ce que préconise Fabien Eboussi Boulaga (1977). Si l’essentiel est d’éviter une attitude servile, le philosophe s’interdit d’interdire. Que la philosophie ait son propre héritage (occidental) ou qu’elle transite par les sources coutumières, « consentir à la traditionalisation de la philosophie, à l’obligation de ne penser que par ancêtres interposés, c’est ratifier un ethnocentrisme qui, transféré à d’autres plans, manifeste ce qu’il contient de destructeur et d’homicide » (p. 9).

Au demeurant, différentes contributions du courant herméneutique s’intéressent à clarifier les implications épistémologiques de l’usage des savoirs traditionnels pour la pensée critique africaine. Dans des écrits plus récents, le même Paulin Hountondji qui donnait l’impression, quelques années plus tôt, de ne jurer qu’au canon de l’Europe, explore le potentiel philosophique de ces idées qu’il rebaptise « endogènes » (1994) pour éviter d’intimer à une coupure radicale entre un passé qui serait « traditionnel » et un présent moderne. La modernité et ses outils (science, technologie, bureaucratie, etc.) coexistent en effet avec la vitalité, le renouvellement, la réforme des traditions de pensée dans l’Afrique postcoloniale. Le concept d’« endogénéité » permet de rendre compte de la créativité culturelle interne à un groupe sans présumer de son immobilisme ni de son étanchéité aux influences extérieures. Marcien Towa s’intéresse, quelques années après sa charge virulente contre l’ethnophilosophie, à la littérature orale issue des milieux traditionnels et à leur mise en oeuvre d’une pensée critique sur des questions philosophiques majeures (1979).

Kwasi Wiredu (2002) distingue quant à lui deux grandes catégories de savoirs endogènes susceptibles d’être, ou pas, philosophiques. Les premières conceptions traditionalistes ne font que rapporter de manière littérale des récits moraux légués entre plusieurs générations d’une même communauté lignagère. Ces cosmologies conceptuelles ainsi transmises ne sont d’aucune manière réflexives et, ajoute-t-il, souvent réfractaires à toute forme d’initiative intellectuelle. Il s’agit d’ethnophilosophie. Inversement, certains individus (les « sages » selon Odera Oruka, 1990) proposent, amendent, rejettent, formulent des questionnements philosophiques originaux à l’intérieur de ces univers de sens et hors du système clos de l’héritage occidental dont ils n’ont pas connaissance. Jean-Godefroy Bidima (1997) articule une véritable éthique de l’agir communicationnel à partir d’une analyse de la palabre africaine, cette pratique pluriséculaire de médiation des conflits par la discussion.

De fait, la philosophie africaine contemporaine se méfie de toutes les formes de fétichisme, que ce soit de l’héritage philosophique occidental ou d’une exclusivité accordée aux traditions indigènes africaines. Son rapport aux sources, complexe, est avant tout guidé par les préoccupations du philosophe et par un désir effréné de ne pas (ne plus) se laisser enfermer.

Afrotopia et politiques de l’authenticité

Au-delà du tournant politique dont l’inachèvement demeure à ce jour incontestable, la décolonisation a consacré en Afrique l’avènement d’un chantier de la parole collective jusqu’alors profanée — quoique jamais étouffée complètement — par plusieurs siècles de domination raciste. Après la Conférence de Bandung qui en a intronisé la possibilité, elle a aussi consacré la percée inédite d’une résolution à reconstruire un monde commun, un universel, dans lequel la cohabitation entre plusieurs mondes n’est plus organisée suivant les logiques avilissantes du racisme. Le texte d’Ernest-Marie Mbonda « La décolonisation des savoirs est-elle possible en philosophie ? » est témoin des années de débats consacrées aux contours de cette prise de parole d’une « Afrique pour elle-même ». Après que la philosophie africaine s’est consacrée longtemps et en exclusivité à l’élucidation des conditions nécessaires à l’émergence de son autonomie, il semble qu’au stade actuel de son développement ce soit cette programmatique de reformation utopique, depuis l’Afrique, d’un universel postcolonial qui accapare les philosophes.

Dans son texte aussi controversé que souvent occulté « À propos des écritures africaines de soi », Achille Mbembe (2000) pose le diagnostic selon lequel la créativité de la pensée critique en Afrique serait entravée par la répétition et la réactivation permanente de trois propositions déclinables à l’infini censées encapsuler pour de bon son identité profonde. Il s’agit d’abord de jeter les feux du projecteur sur la mauvaise foi épistémique de l’Occident en réfutant la définition que ses africanistes, ses journalistes, ses politiciens, ses économistes se font de l’Afrique et des Africains. Le deuxième terme de ce raisonnement consiste à faire la preuve des maux que l’Occident continue de faire subir à l’Africain pour lui permettre « enfin de se raconter à lui-même ses propres fables », son authenticité. « Ces trois spectres (l’esclavage, la colonisation et l’apartheid) et leurs masques (la race, la géographie et la tradition) n’ont pas cessé de hanter la doxa africaine. Ils constituent la sorte de prison dans laquelle, aujourd’hui encore, celle-ci se débat » (p. 3).

À contre-pied des réceptions enflammées, il faut d’emblée dire ce que cet argument ne dit pas. Achille Mbembe ne nie pas le caractère structurant de ces tragédies noires ou de la domination contemporaine de l’Occident dans les pays qu’il a colonisés sur le présent africain. Il a lui-même consacré plusieurs textes, dont le magistral Critique de la raison nègre à étudier la centralité de ce triptyque esclavage/colonisation/apartheid dans l’avènement de la Modernité et l’émergence d’une conscience nègre. Ce qu’il regrette, en revanche, c’est que ces éléments symboliques se révèlent comme des exigences prescriptives et qu’à ce titre ils obstruent la possibilité d’éclosion d’une pensée africaine qui n’aurait de compte à rendre à personne. Autrement dit, elle est encore une écriture pour les autres ; elle n’est pas une écriture de soi.

Relisant l’argument dans « Keeping Africanity Open » (2002), Souleymane Bachir Diagne l’interprète comme un effort à refonder à nouveaux frais une politique de l’authenticité pour le xxie siècle au coeur de laquelle le temps qui prime sur celui d’un passé traumatique, c’est celui du futur. C’est l’avenir de soi au souvenir de ce qui a déjà été qui doit donner son sens et sa direction au présent africain et orienter les identités que le continent souhaite se donner pour demain. Plutôt que la répétition de « traditions » que complique la tâche du départage entre l’original et la fiction, Mbembe appelle à un décentrement permanent « qui récuse tous les centrismes » (Diagne, 2018) et désusbstantialise radicalement les logoi sur la différence, l’identité, l’exceptionnalisme africains. Il s’ensuit que l’« authenticity is not […] the outcome of a project of transcending alienation, deracination, or disposession […]. Nor is it a result of overcoming falsification — for example, falsification of African history/identity in the colonial discourse » (p. 622). L’authenticité d’une prise de parole ne se rattache plus à son effort de faire coïncider une supposée quiddité africaine perdue avec son présent, mais plutôt se donne comme attitude créative, anticipatoire et exploratoire. Auteur de deux « Que sais-je ? » sur La philosophie négro-africaine et L’art négro-africain, Jean-Godefroy Bidima est aussi le créateur de la notion très diffusée de « philosophie de la traversée » qualifiant ce projet de tracer des points sur l’horizon, des lignes de fuite, ce vers quoi projeter sans complexe l’avenir de la philosophie africaine après le paradigme de son devoir-être.

Le texte « Création, imagination et sens esthétique » que signe Jean-Godefroy Bidima dans ce dossier témoigne à merveille de cette liberté auto-instituante que s’autorise désormais sans complexe le philosophe africain. « On attend[rait] donc du philosophe africain qu’il prouve (encore la preuve !) que l’Afrique a une philosophie propre. […] S’il est admis que le philosophe africain partage la même humanité que les autres, les expériences des autres peuvent de ce fait lui servir et surtout les livres du monde sont aussi ouverts pour lui » (2002, p. 13). Dans un geste presque frondeur, Bidima revient à la définition minimaliste d’Hountondji d’une philosophie africaine comme discours écrit par des Africains déclarant écrire des textes à intention philosophique. Il ne cite dans son article aucun penseur africain et n’évoque l’africanité qu’à deux reprises, entre des parenthèses presque provocatrices, pour qualifier « l’oeuvre d’art ». Car l’oeuvre d’art, le sens esthétique, le sujet créateur, l’imagination, le statut de l’objet, les conditions de sa production, les logiques de marchandisation au sein desquelles ces notions s’engluent et que l’esthétique doit prendre en charge sont des problématiques que Bidima conçoit comme y compris africaines au point où il n’est point besoin de le spécifier — d’autant qu’il est aussi connu que regrettable que le marché de l’art africain contemporain se trouve aujourd’hui en Occident. Le sens esthétique, nous dit-il, est un travail sur les motivations du sujet, les méandres de son imaginaire et de ses utopies.

S’inscrivant dans ce sillage, Kasereka Kavwahirehi ouvre la voie à un chantier novateur dans son dernier ouvrage Y en a marre ! Philosophie et espoir social en Afrique (2018) en proposant des assises théoriques originales à une philosophie susceptible de décrypter et documenter l’utopie d’une « Afrique qui vient ». S’inspirant d’Ernst Bloch, contre les enfermements identitaires, Kavwahirehi assume dans son dernier ouvrage la prémisse d’une anthropologie philosophique qui fasse du « principe espérance » le moteur de l’existence et, plus fondamentalement, de l’être même de l’humain. Rompant avec les conceptions rationalistes modernes de ce qui fait « humanité » ou les illusions d’une altérité naturelle des Africains, il affirme leur nature de créateurs de projets, de rêves, de futurs à faire advenir. En regard de la vie quotidienne des gens ordinaires en Afrique, l’herméneutique utopique invite à décoder les directions dans lesquelles pointe cette symbolique de l’espérance. Le texte de Kavwahirehi, « La philosophie sociale ou le chapitre manquant de la philosophie africaine » signe l’étape du diagnostic de l’incapacité de la philosophie africaine à rendre compte des pathologies et crises sociales d’une Afrique particulièrement malmenée par le néolibéralisme et les transitions démocratiques volées depuis 1990. Exposant les limites des avenues empruntées par la théodicée épistémologique et théorétique de la philosophie africaine, l’hypothèse du professeur, tout à fait convaincante — et qui est en même temps une invitation —, est que la philosophie sociale lui a jusqu’alors fait défaut. La philosophie du futur, nous dit-il, doit admettre toutes les formes de pratiques quotidiennes qui font que l’Afrique se tient debout en dépit de toutes les difficultés qu’elle doit surmonter : les mythes, les rêves, la musique, les contes, la littérature, la peinture, les pratiques religieuses, la mode, etc.

Puisque dans les Sud en général, la religion est loin d’avoir suivi la voie de sortie définitive qu’elle a empruntée avec la modernité occidentale, la philosophie ne peut exclure l’utopie chrétienne du Royaume de ce travail d’analyse sociale[5] parce qu’elle continue d’incarner, de fait, un horizon utopique malgré sa généalogie coloniale. Dans son article « Théologie mineure : douleur noire et espérance chez Jean-Marc Éla », Nadia Yala Kisukidi analyse la reterritorialisation paradoxale de la religion chrétienne dans des territoires où elle a servi initialement d’instrument de domination et la manière dont, en s’inculturant, elle a pu en réinventer d’autres lectures, à la fois politiques, critiques et théologiques. Hors d’un Occident qui postule sa propre sécularisation conquérante comme nécessairement émancipatrice pour l’humanité, les langages religieux ont proposé d’autres interprétations de la liberté, de la libération et de l’émancipation. Loin des officines cléricales, à l’image de Jésus, la théologie « sous l’arbre » de Jean-Marc Éla s’ancre dans les espaces de marginalité, de souffrance sociale et de vulnérabilité pour y élaborer de nouveaux univers de signification, dans une herméneutique de la Parole appuyée sur le double refus de son indigénisation béate ou de sa reprise missionnaire. Devant la confiscation des fruits de l’Indépendance par les nouvelles formes d’impérialisme et par les pratiques prédatrices des bourgeoisies postcoloniales, l’intellectuel camerounais exige de lui-même qu’il complique les fondements théoriques de la praxis révolutionnaire dont l’horizon ne serait que terrestre. Sa conscience religieuse se dédouble comme conscience critique du politique et l’amène, à nouveaux frais, à s’élever dans un au-delà de l’espérance politique — une théologie de l’espérance.

* * *

À propos de ce dossier, « Routes, détours et relecture postcoloniale de la philosophie africaine », notre espoir est que ces quelques contributions participent à clarifier les prémisses, les arrière-fonds théoriques, les désaccords, les débats passés et en cours, le projet de la philosophie africaine, mais aussi qu’elles entrent en scène, à leur façon, dans ce mouvement en marche d’imagination afrotopique. On doit espérer également que ce tournant qui s’opère sous nos yeux d’une réflexion critique guidée par le temps utopique du futur à partir de ce que la réalité porte en gestation ouvre la voie au renouveau de l’analyse de notions « qui vont de soi » en philosophie politique (l’État, la nation, le progrès, le développement, le devoir d’assistance, etc.) et qui, telles qu’elles sont théorisées dans la tradition libérale, sont en partie responsables d’alimenter les dystopies du présent africain.

L’Afrotopos est ce lieu autre de l’Afrique dont il faut hâter la venue, car réalisant ses potentialités heureuses. Fonder une utopie, ce n’est point se laisser aller à une douce rêverie, mais penser des espaces du réel à faire advenir par la pensée et l’action ; c’est en repérer les signes et les germes dans le temps présent, afin de les nourrir. L’Afrotopia est une utopie active qui se donne pour tâche de débusquer dans le réel africain les vastes espaces du possible et les féconder »

Sarr, 2016, p. 14

En ces temps moroses où les pulsions xénophobes, l’eschatologie écologique, la précarisation des conditions de travail et de vie anesthésient de plus en plus les rêves d’un avenir autre en Occident, l’Afrique, cette grande soeur de l’humanité qui a survécu à des formes particulièrement violentes de destruction dont les séquelles restent encore vives, a sans nul doute bien des choses à nous apprendre en nous indiquant le chemin exigeant de ce qu’il reste possible d’accomplir, d’espérer.

De philosopher.