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Arma virumque cano, « je chante les armes et les hommes » : ainsi commence l’Énéide, entérinant, après Homère et pour les siècles à venir, l’alliance entre littérature et conflit dans la culture occidentale. On sait bien cependant que le conflit ne se joue pas toujours sur un plan collectif, opposant des peuples ou groupes d’individus, pas plus qu’il ne se traduit systématiquement en affrontement physique. Loin des combats homériques entre héros, la vie ordinaire est traversée de tensions, de crispations, de luttes, plus ou moins visibles, plus ou moins violentes, entre individus singuliers. À ces épopées minuscules, que chacun vit à des degrés divers, dans son environnement social, familial, professionnel, la littérature contemporaine s’intéresse tout particulièrement[1].

Nous nous concentrerons ici plus spécifiquement sur l’oeuvre de Lydie Salvayre, qui nous paraît emblématique de cette attention portée aux formes apparemment mineures de conflits se déployant dans un espace ordinaire – le foyer, la rue, le lieu de travail, de loisirs… Passant au crible, d’une plume acérée, volontiers satyrique et aussi cruelle qu’humoristique, les travers de la société contemporaine, l’écrivaine se révèle en effet habile dans l’analyse des rapports humains et plus précisément des rapports de domination entre individus. Si certains romans semblent privilégier l’exploration de ceux-ci dans des milieux donnés (le monde du travail dans La médaille et La vie commune, la société néo-capitaliste dans Portrait de l’écrivain en animal domestique, le tourisme de masse dans Les belles âmes…), c’est l’extraordinaire imbrication des formes de domination les unes dans les autres, leur articulation, la porosité des champs où elles trouvent à se déployer qui sont au coeur de la réflexion de l’auteure. Ainsi, pour ne citer que l’exemple du monde de travail représenté dans La médaille, si le rapport de domination trouve bien à s’incarner, de manière privilégiée et particulièrement manifeste dans les relations hiérarchiques de pouvoir entre employeur / employé, cadre / ouvrier, etc., il se nourrit encore d’autres formes de dominations, sociales, économiques, culturelles et sexuelles, qui se renforcent l’une l’autre.

Pourtant, dans ce monde ordinaire traversé d’antagonismes, les conflits n’éclatent pas toujours au grand jour, et ce pour de multiples raisons qu’explore, de manière extrêmement fine, Lydie Salvayre : parce qu’ils sont mis en sourdine par le jeu des conventions sociales, parce qu’ils sont refoulés par des individus qui ne se sentent pas légitimes pour les provoquer ou qui craignent d’en sortir vaincus, intériorisant ainsi un rapport de force qui est en leur défaveur ou encore parce que, précisément, certains individus agissent de manière à empêcher, chez autrui, l’expression du conflit qui, en elle-même, constituerait déjà une menace pour leur pouvoir. L’auteure nous conduit ainsi à interroger non pas (ou pas seulement du moins) les modalités, raisons, enjeux du conflit mais bien ceux de son évitement : faut-il y voir le signe d’un consentement à la domination, en lien avec la notion bien connue de « servitude volontaire[2] » ? Ou bien s’agit-il plutôt de la reddition à une force supérieure, en vertu de laquelle il s’agirait moins de « consentir » à la domination que de « céder » à la violence[3] ?

Si ces questions traversent, comme nous avons eu l’occasion de le montrer ailleurs[4], plusieurs des romans de Lydie Salvayre, c’est sur l’un de ses premiers, publié en 1991 et intitulé La vie commune, que nous nous pencherons ici. Non seulement parce que l’écrivaine s’y livre à une exploration minutieuse et exhaustive des multiples formes de conflit ordinaire (entre collègues de travail, employé et employeur, mère et fille, femme et mari, voisins…), mais encore parce qu’elle le fait à partir du point de vue particulier des dominés qui évitent le conflit et ne cherchent pas, du moins frontalement, à secouer leur joug. Les lecteurs de La vie commune se voient ainsi amenés à questionner ce que La Boétie nommait le « monstrueux vice[5] » qui consiste à se soumettre apparemment volontairement à autrui, quand bien même, et surtout, celui-ci nous maltraiterait.

Les multiples formes de conflit ordinaire

Inscrivant la question de la domination dans ce lieu de « vie commune » (partagée et ordinaire) qu’est le bureau, le roman met en scène Suzanne, la narratrice, une femme que l’on suppose à quelques années de la retraite et qui, un jour, se voit contrainte de partager son bureau de secrétaire avec une nouvelle collègue. Cette arrivée est vécue par le personnage comme un véritable envahissement de son espace de travail (cela fait trente-deux ans, apprend-on, que Suzanne occupe seule son bureau), un espace qui s’apparente, pour cette veuve peu sociable, à un espace vital : « Dix jours à peine que la nouvelle secrétaire partage mon bureau et ma vie n’avance plus suivant un beau mouvement rectiligne mais à la manière tortueuse du crabe. Sa présence, inexplicablement, me déroute[6] ». Celle qu’elle n’appellera jamais que « la nouvelle secrétaire » obsède littéralement Suzanne, qui ne cesse de ressasser, au fil des pages, sa haine et son mépris pour sa collègue, qu’elle juge vulgaire, stupide et bornée : « Et je ne puis effacer son image de mon esprit. Elle creuse en moi ses racines, elle s’éploie, elle me fait mal, elle m’habite comme un arbre et pousse ses frondaisons dans les moindres fissures » (VC, 16). Cette obsession confine, au fur et à mesure que le récit avance, à la folie et au délire de persécution, sans que le lecteur sache s’il doit véritablement se fier à cette narratrice à laquelle nulle autre voix ne vient faire contrepoint :

Je fais le compte amer des petites vexations, des humiliations sournoises distillées goutte à goutte et que j’endure depuis bientôt deux mois. Je fais le compte des heures où je respire l’air qu’elle souille, où je me cogne douloureusement à son groin dès que je lève les yeux. J’ajoute la somme de mes petites lâchetés, de mes frayeurs ridicules, des mots pour poignarder qui s’enlisent dans le fond de ma gorge, tous ces « non » avortés.

VC, 76

Car c’est un fait : Suzanne souffre d’autant plus de cette cohabitation forcée qu’elle n’ose s’opposer à la nouvelle secrétaire. Elle ne le fera qu’à la toute fin du roman quand, à bout de force, elle sera en proie à une sorte de crise nerveuse qui la poussera à se jeter sur sa collègue, avant d’être mise à la porte par son employeur.

Sans doute la narratrice n’est-elle pas la seule dans le roman à tenir ce rôle de victime qui ne se rebelle pas : sa propre fille subit un mari tyrannique, qui la rabaisse constamment et se plaît à la torturer psychologiquement, justifiant cette attitude par sa position socialement reconnue comme supérieure – c’est un homme dont le métier jouit d’une forte valorisation, économique et symbolique (médecin à l’hôpital, « un bienfaiteur de l’humanité », comme le dit la narratrice, VC, 53) ; mais au lieu de répondre à son mari, la fille déverse sa propre rancune sur sa mère, qui se trouve être son souffre-douleur :

Nous faisons le voyage de retour dans un silence que personne ne rompt. Je suis à l’arrière de la voiture. Je regarde ma fille. Ma fille, dans chaque virage, fait le geste de freiner avec les pieds puis regarde son mari d’un oeil craintif. Son mari regarde la route comme s’il voulait la tuer. À la hauteur d’Angoulême, ma fille, prise d’une hargne subite, se tourne vers moi. Jusqu’à quand tu vas faire la gueule ? Et quelques minutes plus tard : ça devient une manie ou quoi ? Je refoule mes larmes.

VC, 59-60

Malmenée par sa fille et sa nouvelle collègue, Suzanne elle-même cherche, ce sont ses termes, à se « rééduquer » auprès de sa femme de ménage, c’est-à-dire qu’elle s’entraîne à combattre son « incapacité à dire non à la nouvelle secrétaire » (VC, 90) en exerçant un pouvoir tyrannique :

Si ma femme de ménage dit blanc je dis noir, si elle dit chien, je dis chat, si elle dit Marchais, je dis Chirac, ou bien je ne dis rien. Dans une relation de ce type, l’autorité, docteur, doit sans répit manifester son omniprésence. N’est-il pas inscrit dans le Livre de l’Exode au chapitre des Lois relatives aux serviteurs : il faut les tenir sous la férule et leur percer les oreilles au poinçon ?

VC, 90-91

Derrière l’outrance comique et bien qu’il s’agisse ici d’une parodie d’autorité (de fait la femme de ménage ne s’y laisse pas prendre, elle confie à un voisin qu’elle laisse volontairement Suzanne mener son petit jeu, pour mieux dominer elle-même : « Avec la vieille si on sait s’y prendre, on en fait ce qu’on en veut », VC, 144), c’est la même scène qu’entre mère et fille qui se rejoue : celui qui est dominé cherche à dominer à son tour et tire profit de la moindre parcelle d’autorité pour exercer son pouvoir sur autrui. Toute autorité est donc présentée, dans le roman de Salvayre, comme potentiellement abusive et donc, potentiellement source de conflits : la « vie commune » est faite de ces tensions qu’engendre toute forme de pouvoir, fût-elle infime, et qui informent l’ensemble des rapports humains, du plus intime (la famille, le couple) au plus impersonnel (relations professionnelles) en passant par cet entre-deux que sont les relations de voisinage[7]. Ainsi, monsieur Longuet, qui se « grise » de la « nouvelle autorité » que lui confèrent ses « récentes fonctions de représentant des copropriétaires auprès du syndic » (VC, 22), est-il à l’initiative d’une véritable cabale contre les locataires de l’immeuble où vit Suzanne, accusés d’être responsables de toutes les dégradations de l’immeuble – surtout s’ils sont homosexuels et / ou étrangers.

On ne saurait négliger la radicalité, en termes politiques, de la perspective développée par Salvayre : au-delà d’une vision pessimiste de la nature humaine en vertu de laquelle l’homme serait un loup pour l’homme, se manifeste l’idée selon laquelle les rapports de domination ne seraient pas seulement d’ordre interpersonnel, mais aussi affaire de structures et de procédures. La loi du plus fort se loge au coeur non pas de l’état de nature mais bien d’une vie commune civilisée où les faibles ne sont pas défendus puisque le droit lui-même est source de domination. Mais ce n’est pas tout : loin de se contenter de dresser un tel état des lieux, la romancière fournit des éléments d’explication, en mettant en scène, dans La vie commune comme dans d’autres textes, des dominés qui, non seulement ne s’opposent pas ouvertement à la domination mais qui semblent, en une certaine mesure qu’il reste à analyser, y consentir.

Une servitude volontaire ?

Dominée, Suzanne s’interroge et nous interroge[8] sur son incapacité à se rebeller contre ce qu’elle identifie très clairement comme une violence à son encontre et un désir d’assujettissement de la part de la secrétaire :

Je voudrais m’affermir, m’affirmer, faire mal, docteur. Tendre ma volonté comme la corde d’un arc pour lui dire non. NON. Car je suis incapable de lui opposer la moindre résistance, de réfuter la moindre de ses abjections. De ses abjections, docteur. […] Avez-vous des prothèses qui soutiennent les faibles de caractère ? Chaque jour elle gagne du terrain millimètre par millimètre. Chaque jour elle élargit sa percée et je recule chaque jour. Elle cherche par tous les moyens à me contraindre, à me vaincre et à me gouverner. Peut-être même à m’anéantir.

VC, 63

Non seulement la narratrice se laisse faire et intériorise sa colère, mais elle flatte son ennemie, cherche à s’attirer ses bonnes grâces, se trouvant piégée dans une relation malsaine qui, on le verra plus loin, n’est pas dénuée d’ambivalence :

Cependant, docteur, au lieu de redresser l’échine, au lieu de défendre mordicus les idéaux qui me tiennent à coeur, je comprime douloureusement les sentiments qui s’agitent à l’intérieur de moi, je les écrase dans leur fleur, je les renie, je les piétine. Ils arrivent morts à mes lèvres. Je m’admoneste. Je me traite de poule mouillée. De quoi as-tu peur ? me dis-je. Mais je poursuis. Je la flatte, je la courtise, je l’applaudis, je ris à ses inconvenances chaque fois qu’il le faut. Je me plie à ses goûts abjects. Elle croit que je lui ressemble.

VC, 88

On pourrait multiplier les exemples où la narratrice, s’interrogeant sur les raisons de son incapacité à réagir, reconduit le geste de La Boétie s’exclamant, dans les premières lignes de son Discours sur la servitude volontaire : « Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?[9] » Et l’on pourrait tout aussi bien chercher à trouver, dans le sillon de cet auteur ainsi que dans les analyses de ses successeurs qui, anthropologues ou sociologues, se sont intéressés à la question de la domination, les raisons qui poussent la narratrice et d’autres (sa fille par exemple) à accepter la domination, à intérioriser le conflit.

On sait que La Boétie faisait – ou plutôt semblait faire, selon l’analyse de Claude Lefort[10] – de la coutume « la première raison de la servitude volontaire[11] » : c’est elle qui participerait à la naturalisation de la servitude et à la formation de la croyance en sa légitimité. Pour La Boétie, cette accoutumance à la servitude était principalement le fait de ceux qui avaient été « nourris et élevés dans le servage[12] » et qui n’avaient jamais connu la liberté. À première vue, Suzanne entre dans ce cas de figure, elle qui, dès la première page, se présente comme soumise aux règles que lui a inculquées son père et qu’elle s’évertue à appliquer scrupuleusement : « Tout labeur mérite sa récompense. Père le disait souvent. Et je l’approuve sans réserve » (VC, 11). Ce sont même les principes éducatifs de son père – respecter l’autorité, ne jamais déroger aux règles, ne jamais se départir de ses bonnes manières – qui dictent toute sa conduite et nourrissent notamment l’admiration sans borne que Suzanne voue à son employeur, monsieur Meyer. Élevée dans le culte du respect de l’autorité du père, la narratrice n’envisage ainsi pas une seconde de remettre en question la légitimité des injonctions de son patron, qui sans nul doute est une figure paternelle et même paternaliste, si l’on en juge par la manière dont il traite ses employés : « Ma petite Suzanne, a commencé monsieur Meyer sur un ton patelin, je tiens à renseigner chaque employé qui travaille sous mes ordres, sous mon toit, a-t-il corrigé, sur les avantages auxquels il a droit » (VC, 147). Le rapport de Suzanne avec son employeur n’est pas dénué non plus d’une ambivalence tout oedipienne, la narratrice se plaçant avec les autres employées dans un rapport de compétition pour la reconnaissance du chef / l’amour du père, faisant preuve d’un zèle sans faille qui lui fait tout accepter de la part de celui dont elle admire la « belle voix de basse » et qui joue de cette rivalité pour mieux obtenir ce qu’il souhaite[13].

Un servage a donc préparé le terrain de l’autre (la servitude « amollit » les âmes rappelle La Boétie) et à bien des égards le comportement de Suzanne à l’égard de monsieur Meyer pourrait relever d’une interprétation de type bourdieusien en vertu de laquelle le dominé n’a pas conscience de son assujettissement – nous renvoyons ici aux analyses bien connues de Pierre Bourdieu sur la violence symbolique et la domination masculine qui reposent sur l’idée d’une intériorisation, de la part de ceux et celles qui en sont victimes, de la domination et de sa légitimité par l’entremise de la socialisation[14].

Cependant, l’on ne saurait oublier que ce sont ces mêmes préceptes paternels qui empêchent Suzanne de laisser éclater sa colère contre la nouvelle secrétaire : « Je hais le débraillé, docteur, les sentiments qui dépassent. J’ai de l’éducation. Les criailleries de la populace me font horreur. Je les laisse à ma femme de ménage et aux siens. Si une remarque me déplaît, je hausse les épaules, mentalement, et n’en fais rien paraître » (VC, 44). L’éducation paternelle joue ainsi doublement contre Suzanne : elle l’aveugle sur la domination qu’exerce son patron sur elle et, dans le même temps, elle l’empêche d’agir contre la domination de la secrétaire, dont elle a, en revanche, parfaitement conscience.

L’argument laboétien de la « coutume » pour expliquer la servitude volontaire semble donc à nuancer ici, tout comme celui, bourdieusien, de la non-perception, de la part du dominé, de la domination en tant que telle : car si Suzanne est toute prête à obéir aveuglément à un individu détenteur d’une autorité institutionnelle (le patron, le docteur, etc.) qu’elle reconnaît comme légitime, ce n’est pas le cas à l’égard de la nouvelle secrétaire dont la prétention à la gouverner n’a, à ses yeux, aucune justification. Au contraire, celle-ci fait partie de cette espèce inférieure, que son père lui a appris à mépriser. Suzanne accepte de servir donc, mais pas tout le monde : profondément attachée à une conception hiérarchique et patriarcale de la société, de type Ancien Régime, où chacun demeure à la place où sa naissance l’a placé et où seule compte l’autorité instituée, mais toujours vécue comme naturelle, par ailleurs toujours masculine (celles du Père, du mari – elle conseille en effet à sa fille de souffrir en silence les brimades de son époux[15] – et du patron), Suzanne rejette comme illégitime toute autorité qui viendrait non seulement d’en bas, mais simplement d’à côté : de fait la secrétaire est sur le plan professionnel son égale, en plus d’être, comme elle, une femme. Pour contrer cet abus de pouvoir propre à nos temps démocratiques, d’individu à individu, et non de pouvoir institué à sujet assujetti, il faudrait que Suzanne parvienne à trouver en elle-même, dans ce qu’elle pense et dans ce qu’elle éprouve, une source de légitimité, qu’elle parvienne à se penser comme « sujet », libre de ses choix et de ses actes[16]. Or cela lui est impossible, du moins jusqu’à la toute fin du livre quand, n’y pouvant plus, elle agresse physiquement la nouvelle secrétaire : geste de défoulement, pulsionnel, mais qui ne change en rien sa vision profondément hiérarchique des êtres et du monde, comme on le voit à la toute fin du livre, où elle réitère son mépris pour sa femme de ménage et monsieur Longuet : « J’aime vraiment beaucoup ces parties de rami, mais un détail m’horripile : je dois veiller sans cesse à ce que mes deux partenaires ne trichent pas. Puis-je faire confiance à une femme de ménage espagnole et analphabète et à un veuf à la retraite, malade de surcroît et qui inspire à tous une pitié agacée et condescendante ? » (VC, 149-150).

Sans doute, on pourrait voir là une confirmation de la pertinence de l’argument de l’accoutumance au servage, pour peu que l’on distingue entre le bon et le mauvais maître à servir[17] : de fait Suzanne n’a jamais qu’appris à obéir à ses supérieurs et à mépriser ceux qu’elle considère comme inférieurs. Sauf que, comme le souligne Claude Lefort, La Boétie lui-même ne croit pas à cette raison pour expliquer la servitude volontaire[18]. Il faut chercher ailleurs les ressorts profonds de l’acquiescement à la domination : dans le glissement qu’opère l’auteur du Discours de la « servitude volontaire » à ce qu’il nomme le « désir de servir » et auquel fait écho le personnage de Salvayre, qui affirme sans ambages, à la fin d’un long propos destiné à justifier le respect scrupuleux avec lequel elle suit les recommandations du docteur : « Et puis j’aime obéir » (VC, 131).

Le désir de servir

Afin de mieux saisir en quoi peut consister ce « désir de servir » et dans quelle mesure c’est bien de cela qu’il s’agit dans le roman qui nous occupe ici, il convient de souligner que le rapport qui unit la narratrice à la nouvelle secrétaire correspond par bien des aspects à celui qui relie le sujet à son tyran. Cette dernière terrorise Suzanne, la torture psychologiquement en alternant, de manière totalement arbitraire, amabilités, flatteries et injures ou humiliations, la surveille constamment et lui ôte toute possibilité de se soustraire à son empire, ne lui permettant de conserver aucun espace, physique ou mental, strictement privé : « Et je conçois, dès lors, que la nouvelle secrétaire […] me gouverne du dedans, asservit mes nerfs et mon sang et me garde captive à l’intérieur de moi » (VC, 129) constate avec amertume et sidération à la fois la narratrice. À la fin du récit, il semble même que la nouvelle secrétaire ait acquis le droit de vie ou de mort sur elle : « Je sais, à présent que la fin approche. Et j’attends le coup de grâce. Ou la grâce » (VC, 121). On peut cependant se demander, devant l’expression d’une telle souffrance et devant la description d’une telle violence de la part de la secrétaire, si l’on peut, si l’on doit parler de servitude « volontaire », autrement dit de « consentement » à la domination. Plutôt que consentir à la domination, Suzanne ne fait-elle pas simplement que « céder » à la violence, pour reprendre l’opposition mise en avant par l’anthropologue féministe Nicole-Claude Mathieu[19] ? Ne s’agit-il pas tout bonnement de la reddition à une force supérieure, que détient le tyran ? Dans une telle perspective, la nouvelle secrétaire, qui n’est pas corsetée par les leçons paternelles de bienséance et de respect de l’autorité, s’imposerait face à une Suzanne démunie, en outre faible par tempérament, et nous nous trouverions alors devant un rapport de force somme toute classique entre un fort et un faible. Sauf que le texte ne dit pas exactement cela.

Tout d’abord, le personnage de Suzanne est bien plus ambigu qu’il n’y paraît : son discours constamment hyperbolique, le fait même que le récit soit raconté de son seul point de vue et que ce soit l’ensemble de ses relations (famille, travail, voisinage) qui génère chez elle de la méfiance, du défi, voire de la violence, ne peut manquer d’interroger le lecteur sur la réalité des faits de domination vécus par le personnage et, partant, sur son statut autoproclamé de « victime ». Cette marge d’indétermination non seulement fait du roman de Salvayre un texte comique, et non tragique, mais ménage encore un espace d’entente entre lecteur et auteur, tout se passant comme si, derrière la voix non complètement fiable de la narratrice, perçait la voix, ironique, de l’auteure qui tantôt compatit aux malheurs de Suzanne, tantôt se moque d’elle – ou plutôt fait les deux à la fois. Ce régime énonciatif de « double entente », que l’on retrouvera d’ailleurs dans Portrait de l’écrivain en animal domestique, dont la narratrice apparaît comme pitoyable, au sens premier (qui suscite la pitié) et péjoratif (qui suscite le mépris) du terme, fait du lecteur le témoin d’une représentation ambivalente du personnage.

Ensuite, comme nous l’évoquions plus haut, Suzanne dit « aimer » obéir. Elle aime obéir au bon maître, celui dont elle reconnaît l’autorité mais, et c’est là tout le paradoxe, elle semble également prendre un certain plaisir, inavoué et refoulé, à se voir manipulée par celle qui, à l’aune des critères d’évaluation imposés par le bon maître, ne devrait mériter que son mépris. La problématisation induite par le régime énonciatif se double alors d’une problématisation de nature à la fois psychologique et politique.

Suzanne a beau en effet avoir horreur de « l’horrible complicité des laquais » (VC, 33), elle noue avec la nouvelle secrétaire une relation proprement passionnée – intense, exclusive, source de souffrances et plaisirs – pour le moins ambivalente. Elle la hait, certes, mais avec la même fureur, la même constance qu’elle pourrait employer à aimer quelqu’un. L’association amour-haine traverse ainsi tout le roman : « Je me surprends à l’évoquer avec les mots de l’amour, alors qu’elle a le don de me crisper et que tous les détails de son être me sont devenus haïssables » (VC, 16), lit-on dès le deuxième chapitre ; « [J]e suis devenue sa tête de Turc, son jouet […]. Je me soumets comme une femme amoureuse » (VC, 64), confie-t-elle au docteur. Les exemples sont multiples et culminent dans le rêve érotique de Suzanne qui constitue la totalité du bref quinzième chapitre :

Alors que j’admirais depuis une fenêtre les chiffres bleus et verts d’un paysage étrange, la nouvelle secrétaire, vêtue d’un costume d’homme à fines rayures, se levait brusquement de sa chaise, s’approchait de moi d’un air crâne et, m’empoignant par les cheveux, me baisait les lèvres avec une lenteur raffinée. Et bien que monsieur Meyer me regardât avec la sévérité d’un père (je crois me souvenir que c’est son portrait encadré au-dessus de mon bureau qui me toisait et non sa personne vivante), je ne trouvais pas en moi les forces nécessaires pour repousser la nouvelle secrétaire et me laissais glisser comme une évanouie dans ce puits suave et aspirant.
Au réveil, l’incongruité de ce rêve m’a fait rire.

VC, 93

Tout y est : l’attirance physique pour la femme masculinisée, le sentiment de culpabilité à l’égard du Père / Meyer qui incarne le sur-moi – de fait lui-même n’est qu’une figure des valeurs bafouées (d’où la présence du tableau et non de la personne vivante[20]), et le refoulement au réveil. Derrière ce rêve transparent jusqu’à la caricature – mais chez Salvayre l’outrance n’a pas pour but de décrédibiliser un discours par ailleurs particulièrement subtil, bien au contraire –, c’est toute l’ambivalence de la relation dominant / dominé, victime / bourreau qui est évoquée. Doit-on alors résoudre la contradiction apparente du personnage en arguant cette fois-ci non pas tant de la faiblesse de Suzanne que de son masochisme, ou du moins de cet amour pour le bourreau qui a fait l’objet de nombreuses réflexions et représentations ?

Si ces deux éléments ne sont pas à négliger, ils ne sauraient cependant rendre justice à la complexité du texte. Car si la narratrice aime obéir, nous dit-on, elle aime aussi commander. Cela apparaît dans le premier chapitre du livre qui semble annoncer au lecteur ou à la lectrice un schéma proprement inverse de celui qu’il va rencontrer, où le bourreau serait la narratrice et la nouvelle secrétaire la victime :

La nouvelle secrétaire n’est là que depuis deux jours et déjà […] j’envisage la lutte et l’usage des armes. […]
[…]
Si elle me pose une question, je ne lui répondrai pas tout de suite. J’attendrai qu’elle la repose. Gentiment. Humblement. Sur le ton de la subordination la plus suave. […]
Je briserai par ma froideur tous ses élans de sympathie. Je n’aime pas qu’on me tutoie. Ni par mots. Ni par gestes. Le tutoiement convient aux chiens. Non aux hommes.
Parfois je sourirai de ses erreurs. Elle ne saura pas sur quel pied danser, l’idiote.

VC, 11-12

On aurait tort de voir là une contradiction avec la notion de servitude volontaire que nous avons évoquée précédemment. Les deux énoncés « j’aime obéir » et « j’aime commander » sont en effet compatibles dès lors que l’on veut bien entendre, comme nous y invite Claude Lefort, sous l’expression de « servitude volontaire » autre chose que le simple acquiescement, passif, à la domination, mais bien le « désir de servir », propre à un sujet actif, dynamique, qui contribue, par ses aspirations mêmes, à nourrir la domination. La réversibilité du rapport de domination, du désir de soumission et du désir de maîtrise, est clairement identifiée dans certains passages du livre où la narratrice se livre successivement à l’un et à l’autre et dont nous ne donnerons qu’un exemple : « Je pourrais la mettre K.O. d’une gifle monumentale. La pulvériser d’une phrase. Ou penser à tout autre chose en arborant le visage étanche du vainqueur. Mais je reste collée à ses mots par une force étrange, et comme subjuguée par le danger qu’ils portent » (VC, 67).

L’aspiration à dominer se voit ici moins entravée par l’exercice de la violence que concurrencée par un charme qui « subjugue » la narratrice : celui qui émane de la force brute des attaques verbales de la nouvelle secrétaire et qui sidère, à proprement parler, Suzanne. Celle-ci, qui a toujours vu dans la discrétion la valeur suprême, admire au fond la capacité de cette femme à occuper l’espace de sa voix, de son corps, de ses sentiments et désirs, à s’imposer si naturellement et totalement aux autres – ou en tout cas à elle. C’est la puissance de ce désir de dominer, l’énergie que la nouvelle secrétaire emploie à le réaliser par tous les moyens qui semblent bien constituer, in fine, ce sortilège – le terme se trouve sous la plume de La Boétie[21] – que Suzanne n’arrive pas à rompre, ni à comprendre. L’« amour de la brute[22] » s’explique alors par le désir de ressembler à la brute, de jouir de la même liberté – tyrannique – que le tyran, d’asservir les autres comme il vous asservit. Cette idée d’un désir d’asservissement de l’autre, fiché dans le coeur même du désir de servir, nous renvoie, une fois encore, au texte de La Boétie tel que le lit Claude Lefort : en dernière instance, « le ressort de la domination tient au désir, en chacun, quel que soit l’échelon de la hiérarchie qu’il occupe, de s’identifier avec le tyran en se faisant le maître d’un autre. Telle est la chaîne de l’identification que le dernier des esclaves se veut encore un dieu[23] » – ainsi Suzanne, qui tyrannise (en vain cependant) sa femme de ménage faute de pouvoir dominer sa secrétaire, ainsi sa fille qui maltraite sa mère précisément parce qu’elle n’ose se rebeller contre son mari.

En conclusion, si la vie commune se présente, sous la plume de Salvayre, comme traversée de tensions, à tous les échelons et dans tous les milieux, elle n’est pas forcément un espace de conflits ouverts. Au contraire, c’est le refoulement du conflit qui est au coeur de l’oeuvre. Quand il éclate, ce qui advient tout de même de temps à autre, c’est toujours sur un mode éruptif : sans doute l’individu qui a enfin libéré ses pulsions agressives s’en trouve soulagé, mais ni les structures du pouvoir ni les rapports de force ne s’en voient modifiés, ou même remis en question. Serait-ce à dire que les individus ne veulent pas, finalement, secouer leur joug ? Ou qu’ils ne le peuvent pas, dans un monde qui demeure dominé par la loi du plus fort ? Salvayre nous pose explicitement la question dans plusieurs de ses oeuvres. La médaille met ainsi en scène des personnages d’ouvriers et employés qui « cèdent », plus qu’ils ne « consentent » à la domination, sous l’effet de la violence et la perversité d’un système patronal oppressif qui interdit toute rébellion et annihile toute capacité de résistance. La vie commune et Portrait de l’écrivain en animal domestique, quant à eux, décrivent plus particulièrement les ressorts de l’acquiescement à la domination qu’effectuent les narratrices mais précisent l’acception de l’adjectif « volontaire » dans le sens actif d’un « désir de servir » que nourrit le dominé, rejoignant par là la lecture lefortienne du texte de La Boétie[24].

Travaillant ainsi de l’intérieur et en profondeur la domination sous l’angle de ceux qui s’y soumettent, Salvayre, loin de résoudre l’énigme dont est intrinsèquement porteuse, et ce dans le Discours même de La Boétie, la « servitude volontaire », lui restitue ainsi toute son opacité et sa puissance d’interrogation. Mais aussi, pourrait-on ajouter, sa puissance d’interpellation : car l’on sait bien que tous, nous sommes concernés par ce type de situations, qu’on le vive ou qu’on en soit témoin. En ce sens, la force des romans de Salvayre ne consiste pas seulement à donner une juste représentation des rapports de domination et de leur complexité, ni même à révéler ou à rendre manifestes des mécanismes enfouis dans les profondeurs du quotidien ou nichés dans les plis de l’ordinaire : elle tient au fait que ces textes aident aussi à les penser, en les constituant en objet sensible de réflexion.