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Bien souvent, on imagine que l’intention première de la torture est l’extraction par la force de certaines informations d’une personne qui a intérêt à les taire. Cependant, la littérature scientifique récente démontre que, en ce qui concerne cet objectif, la torture est un moyen particulièrement inefficace. Si tel est le cas, pourquoi recourt-on encore à la torture en ce début de xxie siècle? Se pourrait-il que, bien loin d’être un moyen de « faire parler » certains individus, la torture soit plutôt une manière d’évider la personne de sa qualité de sujet, voire de la réduire au silence? L’objectif de cet article est de développer une réponse positive à cette question. En effet, les victimes de torture ont vécu, souvent par une batterie de moyens, une désubjectivation forcée, laquelle, dans les cas les plus graves, s’est soldée par la liquidation de la personne en tant que sujet. La reconquête de sa subjectivité est une entreprise particulièrement difficile pour le survivant car, sur le plan psychique, il peut demeurer sous l’emprise de son bourreau même longtemps après la fin de l’agression. De plus, pour limiter l’emprise du trauma sur la victime, un deuil du sujet d’avant la torture devrait être envisagé afin que puisse commencer un processus de resubjectivation. Ce deuil, qui peut être favorisé par la mise en récit et la transmission des épisodes de torture (ce qui n’est toutefois pas recommandé pour toutes les victimes), rend possible une distinction entre le survivant au présent et l’individu durablement désubjectivé par la torture, distinction qui lui redonne son présent et rend possible un avenir.

Le deuil du sujet d’avant la torture ne signifie pas le rejet ou l’abandon de ses composantes essentielles, mais l’acceptation que leur configuration identitaire précise d’avant les agressions appartient à un passé révolu. La resubjectivation est le processus par lequel les composantes (les vestiges, en quelque sorte) sont soudées ou ressoudées ensemble de nouvelle manière dans un moment post-traumatique de résilience; ainsi – et bien paradoxalement – le deuil doit-il être vu comme une des premières étapes dans un processus de survie.

Définitions et objectifs de la torture

La torture est habituellement définie comme de la souffrance intentionnellement infligée à un individu. Le tortionnaire peut être une figure d’autorité qui représente l’État, et ce, pour des motifs de nature diverse (obtenir des aveux, intimider, punir, etc.) (La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 1984). La Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la torture (1985), de son côté, élargit la définition en incluant « toutes les méthodes visant à annuler la personnalité de la victime ou à diminuer sa capacité physique ou mentale même si ces méthodes et procédés ne causent aucune douleur physique ou angoisse psychique ».

Il ressort que la torture est une agression d’autant plus néfaste lorsqu’elle est en quelque sorte justifiée, cautionnée ou tolérée par une autorité censée être responsable de la sécurité publique. C’est ce qui fonde l’impunité des bourreaux et contribue à l’anéantissement du sujet. En effet, le discours accompagnant l’acte de torturer et la mise en scène de la torture rappellent à la victime sa totale impuissance ainsi que l’absence de recours et de possibilité d’obtenir réparation. En raison de cette double absence, la torture inscrit et maintient la personne dans le moment de sa mise à mort physique et symbolique, qui dépend entièrement de la malveillance d’autrui.

La torture détruit certaines frontières protectrices, en particulier celles qui assurent l’intégrité de l’individu, et érige d’autres barrières, par exemple entre la victime et sa communauté d’appartenance. De plus, à travers un membre de la communauté qu’elle anéantit de la sorte, c’est à toute la collectivité que la torture inspire de la terreur. Le but de la torture n’est donc pas tant d’obtenir des aveux, qui n’ont jamais que peu de validité (Sironi et Branche, 2002), que d’obtenir la soumission d’un sujet ou d’une collectivité.

Ainsi, quels que soient ses objectifs manifestes, la torture vise la soumission par la destruction. Or la plus absolue des soumissions est celle qui aboutit à l’anéantissement du sujet. D’ailleurs, l’étymologie latine de « torture », torquere, signifie « tordre », sinon « travail », ce qui suggère que l’acte d’intervenir sur le corps pour bouleverser l’ordre psychique de la personne dérive de l’acte primitif de tordre le bras à un plus faible que soi. En se référant à cette étymologie, on peut dire que la torture est un travail (impliquant un processus, une méthode) qui consiste à tordre le corps, occasionnant ainsi une douloureuse prise de conscience du rapport entre le corps et le sujet. Cette torsion détruit l’image spéculaire du corps dans la psyché de la personne, viole l’intimité du sujet, le rendant étranger à lui-même.

L’anéantissement du sujet est pour ainsi dire le produit d’un outrage au corps le plus souvent combiné à la destruction des liens rattachant la personne à sa communauté et à l’espèce humaine. L’anéantissement résulte d’un processus de désubjectivation, au terme duquel la personne est soumise à un point tel qu’elle vient à croire qu’elle n’est plus capable d’actes liés à sa volonté (n’est plus « sujet » de ses actes) et que, corrélativement, elle est devenue « l’objet » de l’autre, un objet dont autrui dispose de manière absolue : si celui-ci le veut, la personne désubjectivée est viande, déchet, excrément, etc. Placée devant la possibilité incessante de sa mort dans l’instant, mise face à l’insoutenable irreprésentable de la Mort (Freud, 1967 [1915]), la personne soumise à la torture ne peut que constater l’irrémédiable liquidation d’elle-même comme sujet. Les effets sur la psyché sont dévastateurs et durables.

La clé de l’efficacité, pour le bourreau, semble être non seulement la provocation d’une douleur, mais une manière précise de l’administrer. La douleur seule n’amènerait pas le résultat escompté (sinon, les hôpitaux regorgeraient de personnes désubjectivées, ce qui n’est pas le cas) : elle doit aussi avoir partie liée à la frayeur. Ainsi, la torture implique l’intention d’induire un trauma (Sironi, 2007), une rupture psychique résultant d’une expérience ayant poussé une personne au-delà de ses limites, la confrontant simultanément à l’effroi, à l’horreur et à l’évidence de la mort (Andruétan, 2013). Elle engendre des symptômes (reviviscences, cauchemars, etc.) que Freud (1967 [1920]) a identifiés comme relevant d’une compulsion de répétition dans laquelle il reconnait soit l’oeuvre d’une pulsion de mort, soit la tentative de maitriser le trauma par la liaison psychique de l’excitation (Bohleber, 2007). À ces symptômes s’ajoute une confusion psychique entre réalité et fantasme, notamment parce que la torture efface les limites entre l’expérience interne du sujet et la réalité extérieure (Laub et Auerhahn, 2015; Boulanger, 2005). Pour être supportable, l’horreur doit être du côté du fantasme; or, lors de la torture, la frontière entre fantasme et réalité est abolie : ce qui devait rester du côté de l’imaginaire devient la réalité – que la douleur et l’effroi rendent indubitable. Vivant alors une expérience infigurable (non traductible en représentation), le torturé ne peut cerner ce qui se passe, ce qui rajoute à son impuissance. Jean Améry, victime de la torture par la Gestapo, témoigne ainsi de ce savoir impossible à assimiler : « On ne sait qu’à moitié. […] Non pas parce que, comme on dit, la réalité dépasse la fiction (ce n’est pas une question de quantité), mais parce que c’est la réalité et non plus l’événement imaginé » (1995 [1966], p. 66-67). L’incompréhension et la puissance des affects de douleur liés à l’infigurable sont telles que, dans la psyché, elles prennent la forme de « corps étrangers non métabolisables » qui s’enkystent dans le sujet (Bertrand, 2004).

Techniques de désubjectivation

Les intentions précises du tortionnaire ont une incidence directe sur le trauma psychique de la victime. En effet, à l’analogie freudienne du cristal qui tombe et se casse suivant ses propres plans de clivage, pour montrer que le sujet décompense dans une structure psychique prédéfinie (Freud, 1936), il faudrait, dans le cas d’un trauma induit intentionnellement comme celui résultant de la torture, ajouter que le cristal se brise également selon des lignes décidées par le tortionnaire (Montagut, 2014). En effet, selon l’intention du trauma induit, les symptômes varient : certains sont liés à l’effraction psychique (sidération, troubles émotionnels, maux psychosomatiques, réactivité ou apathie, etc.), d’autres attestent de la présence intériorisée du tortionnaire (autodévalorisation, sentiment de culpabilité, agressivité, hallucinations, etc.) ou relèvent de la lutte contre l’influence de l’agresseur intériorisé (hypervigilance, méfiance, troubles du sommeil, etc.), ou sont liés à un changement de la personnalité (Sironi, 2007). Il s’ensuit que les symptômes rattachés aux intentions du tortionnaire peuvent donner lieu à un brouillage des frontières de la délimitation nosographique des troubles de santé mentale (Montagut, 2014).

L’atteinte à l’intégrité du corps

Pour affaiblir la détermination du sujet et, éventuellement, anéantir le sujet même, le tortionnaire s’attaque à l’intégrité du corps. Plus précisément, il porte atteinte à l’organe sensible de la peau, qui veille à la frontière séparant le dedans du dehors. Le contrôle de ce qui traverse cette frontière est vital pour l’organisme. La peau est également ce par quoi la personne se situe par rapport aux autres. La confiance que ressent la personne tient au sentiment de contrôle qu’elle a sur les contacts et les manières de contact entre les autres et sa peau. D’ailleurs, bien des règles de conduite, de savoir-vivre, etc., composant le tissu des regroupements humains peuvent être vus comme découlant de l’exigence de contrôle de sa peau. Celle-ci est à ce point importante qu’elle en devient, par métonymie, l’équivalent du soi, et la nature des contacts qu’elle peut avoir avec autrui, l’expression et l’incarnation du sujet-au-monde, c’est-à-dire du sujet en tant que rapport avec les membres de la communauté. « Les frontières de mon corps sont les frontières de mon Moi, écrit Jean Améry sur son expérience de la torture. La surface de ma peau m’abrite du monde étranger : au niveau de cette surface, j’ai le droit, s’il est vrai que je doive avoir confiance, de n’avoir à sentir que ce que je veux sentir » (1995 [1966], p. 72).

La douleur résultant de l’entaille ou de la brûlure qu’inflige le tortionnaire à ses victimes occasionne chez celles-ci une violente prise de conscience quant à l’amalgame soudainement devenu effrayant du Moi-frontière-cutanée-du-corps. En effet, la personne en bonne santé, au corps intègre, oublie qu’elle est un corps. L’effroi de la victime s’explique par le fait que la douleur rend indubitablement évident l’amalgame moi-corps et que, comme ce corps est assujetti au contrôle d’un autre aux intentions destructrices, la personne est plongée dans la conscience de sa totale vulnérabilité.

Cette terrible prise de conscience (« Je ne suis rien qu’un corps ») est même ce qui est essentiellement visé par la torture. La torsion engendre la prise de conscience d’être un corps et que la vie psychique est entièrement contenue dans ce corps souffrant, irrévocablement soumis à une altérité hostile. Par le biais d’une intervention sur le corps, donc, la torture atteint les assises narcissiques de la personnalité, notamment le narcissisme primaire. Ce narcissisme primaire est originellement fondé par le « holding » et le « handling » selon Winnicott ou, encore, le « Moi-peau » selon Anzieu (Bessoles, 2004). Non seulement la douleur prive-t-elle le moi d’assises, mais son intensité vide l’espace psychique. En effet, pendant de tels épisodes de torture, le moi, violemment séparé du soi construit, est entièrement empli par les messages de douleur et de danger imminent, si bien qu’en ces moments il devient patent que le moi, c’est très exactement le corps, et plus spécifiquement la partie travaillée par la torture. L’amalgame moi-corps remplace alors ce que l’on pourrait appeler la conscience du sujet. C’est ce que note Freud (1971 [1926]) quand il écrit que, dans la douleur, il y a surinvestissement de l’endroit douloureux du corps, ce qui a pour conséquence de vider le moi.

Par conséquent, soumis à une telle douleur, le « je », devenu incapable d’action ou d’expression significative quant à sa survie (le seul « tu » à qui il peut s’adresser est le tortionnaire), « cesse d’être ». Il ne reste qu’un corps soumis à autrui. La personne torturée se voit donc contrainte de faire non seulement le deuil de son corps (qu’elle ne contrôle plus, qui peut être en voie d’être irrémédiablement endommagé par l’exercice de la mutilation ou de l’amputation), mais elle est contrainte de faire le deuil du sujet qu’elle a été, rendant sien « l’interdit d’exister » (Lafond, 2014) qu’encourage le tortionnaire par ses actes et par son discours. L’adoption de cette attitude psychique est fréquente lors des traumas où la personne finit fréquemment par épouser « une forme de sidération pour se tenir en vie » (Lafond, 2014, p. 1585). Ainsi, poussée au-delà d’une certaine limite, la victime de torture se soumet-elle en tant qu’Absence, en tant que « déjà-morte », le temps que durerait encore la torture, ou jusqu’à ce que le corps se retrouve sans vie – possibilité que la personne se voit aussi contrainte d’accepter.

Bien qu’étant le sous-produit des efforts du bourreau qui a l’intention de démolir irréparablement le sujet, la sidération de la victime est un mécanisme de survie. Le fait de basculer dans l’Absence de soi protège en quelque sorte le sujet, car c’est une manière de nier l’expérience de torture (« je ne suis plus ce moi supplicié »), de se soustraire à l’influence du bourreau en se dissociant de la douleur et de la situation même. Cependant, quoiqu’elle soit un moyen efficace de résister aux effets de la torture et qu’elle participe d’un effort réel de survie, la dissociation demeure néanmoins une étape attendue par le tortionnaire dans son travail méthodique de destruction du sujet. La reconnaissance par le tortionnaire d’une dissociation à l’oeuvre est sans doute le signal pour lui que le travail a réussi à générer chez la victime la prise de conscience de sa totale impuissance. Ainsi, la perversité de la torture est telle qu’elle réussit à tourner l’effort de survie (la dissociation) en signe de progrès d’une entreprise plus vaste de destruction du sujet (la désubjectivation).

Dans cette situation, le seul sujet qui persiste est celui de la personne qui administre la douleur, choisissant avec méthode et soin la manière d’entamer la peau de la victime, mesurant l’effet produit sur celle-ci, s’assurant qu’elle soit dans l’instant de conscience la plus vive de sa perte absolue de contrôle sur ce qui, jusqu’alors, garantissait une frontière sûre entre le dedans et le dehors, sa peau. La personne torturée est alors psychiquement transformée : telle une bande de möbius torsadée, qui ne possède qu’une seule face, sans extérieur ni intérieur, sans envers ni endroit, le torturé n’a plus de délimitations propres. Est rompue la barrière psychique protectrice du Moi-peau (Anzieu, 1985), laquelle permet de différencier le dedans du dehors et qui, ainsi, agit comme une enveloppe contenante et unifiante, rendant possible la représentation et assurant l’homéostasie entre corps et appareil psychique (Perret, 2013, p. 163-164). Privé des limites protectrices du Moi-peau, et douloureusement conscient de l’être, le sujet perd toute sa consistance.

L’amputation de ce qui lie la personne au groupe identitaire

La torture désubjective la personne aussi en coupant les liens entre celle-ci et le groupe d’appartenance identitaire. Pour les humains, le sentiment d’appartenance au groupe et à l’humanité est aussi vital que l’est le sentiment de l’intégrité du corps. Ces liens forgent aussi les assises du sujet, dont l’action n’est possible (ou efficace) que dans la mesure où elle émane d’une souche claire et solide. Selon la psychanalyse, ces liens commencent à se former dès l’arrivée du nourrisson dans le monde extra-utérin, arrivée qui est accompagnée de ses cris auxquels d’aucuns, les identifiant comme des signes d’affliction, réagissent en accourant. Autrement dit, le nourrisson échoue dans un monde où des êtres parlants accourent à ses manifestations de détresse, et mettent des mots sur ses pleurs. Comme les cris déclenchent des soins, ils deviennent bientôt des appels à un autrui bienveillant. Peu à peu, à partir de cette relation et avec notamment l’expression orale comme agente des rapports, le bébé commence à se constituer un « moi ». C’est dire la nécessaire parenté entre la constitution du sujet et la possibilité de compter sur autrui, ainsi que la nécessaire inscription du sujet dans un jeu de rapports avec autrui qui l’enveloppent. Dans « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1950 [1895]), Freud nomme cet autre inhérent à la structure du sujet Nebenmensch (Neben signifiant « à côté »; Mensch, « personne ») qui peut être traduit par « l’autre secourable » (Perret, 2013). Le donneur de soins du nourrisson est la première figure de cet autre secourable. Pour Bion (1963), cette première figure reçoit l’expression d’angoisse du nourrisson, les éléments bêta, et la renvoie au nourrisson sous une forme élaborée, des éléments alpha, lesquels apaisent et réduisent l’angoisse du nourrisson.

L’univers du torturé se trouve cruellement dépourvu d’un autre secourable. Son cri de douleur demeure sans réponse, et sa propre angoisse lui est renvoyée décuplée, causant une « terreur sans nom » (Bion, 1963). Le cri du torturé, « déchirant l’enveloppe sonore mémorielle dans laquelle la victime a toujours vécu, l’arrache à ce qui faisait de lui un vivant parlant » (Perret, 2013, p. 122). Ainsi privé de parole et de l’assistance d’un autre, seul devant une douleur et une angoisse extrêmes qui débordent ses capacités psychiques de représentation et auxquelles il est impuissant à mettre fin, le torturé régresse à l’état de l’infans menacé d’anéantissement. Non seulement les liens qui attachent le sujet aux autres sont-ils mis à l’épreuve ou coupés, mais le travail de ces liens affecte durablement le sujet. Ont été brisés la confiance en l’autre, le lien social, le lien à l’espèce qui soutient le nouveau-né (Perret, 2013). La solidarité autour de la douleur de l’infans qui rend sa douleur supportable puisqu’elle est partagée, est violemment retirée, laissant le torturé épouvantablement seul et démuni (Perret, 2013). La torture brise le « contrat de la peau » (Perret, 2013) sur lequel repose le contrat social, la peau d’un « je » qui renvoie à « nous », l’espèce humaine. À travers l’enveloppe corporelle tailladée, c’est l’enveloppe psychique qui est atteinte, c’est-à-dire le eur même du sujet : « Le noyau de l’être ne se trouve pas au centre du Soi mais à sa périphérie, là où Dieu l’enveloppe » (Anzieu, 1980). Qu’on l’appelle Dieu, le Nebenmensch ou autrement, c’est la représentation d’un autre secourable, à l’origine de l’enveloppe psychique du sujet, que la torture vise à corroder et, éventuellement, à oblitérer.

Le Nebenmensch mis hors-jeu, le torturé finit par complètement s’identifier à l’impuissance et bascule dans le non-humain non secourable : « La victime communie avec le bourreau dans la conscience qu’elle n’est rien » (Perret, 2013, p. 115-116). Pour détruire dans la psyché du torturé la représentation du Nebenmensch garante du sujet, le bourreau peut puiser dans différentes techniques de déculturation, c’est-à-dire des techniques ayant pour effet de désaffilier l’individu de sa communauté et de l’humanité en jetant sur lui honte et opprobre, par exemple, en le forçant à boire de l’urine ou à manger des excréments, en forçant les musulmans à manger du porc, en niant le besoin de pudeur du sujet, voire en forçant l’inceste (Sironi et Branche, 2002). Ces techniques de torture minent les valeurs, la morale, les coutumes, les tabous dont le respect indique l’inclusion ou l’exclusion d’une catégorie identitaire. Comme le sentiment d’appartenance à une collectivité a partie liée avec l’identité du sujet, forcer un individu à traverser certaines frontières taboues peut saboter non seulement le fondement de son identité, mais remettre en question son appartenance à l’humanité et à l’ordre cosmologique qu’il tient pour sacré. Pour le torturé, si ses valeurs ne sont plus respectées, lui, qui y croyait, ne vaut plus rien à ses propres yeux ni aux yeux des autres qui partagent ses convictions. Comme ces actes forcés, qui rendent la personne abjecte à la fois pour elle-même et pour les autres, la coupent de sa communauté d’appartenance, et comme la communauté reçoit le transfert du lien originaire du sujet avec la mère, devenant ainsi une défense contre la détresse originaire (Kiss, 2007), le sujet, privé de ce lien fondamental, se retrouve sans défense possible contre l’angoisse.

À ces techniques de déculturation s’ajoutent d’autres qui visent les proches des torturés, par exemple l’interdiction des sépultures aux morts, le fait de jeter le corps des défunts dans des fosses communes, de laisser les proches des disparus sans nouvelles ou, encore, de leur envoyer des certificats de décès falsifiés. Plusieurs tribunaux chargés de l’application de la politique internationale des droits humains ont jugé que l’angoisse et la détresse psychologiques des proches de « disparus » sont les conséquences d’une forme de torture (Amnesty International, 2001). En effet, comme le travail de deuil nécessite, premièrement, qu’il y ait mort et, deuxièmement, un rituel (déroulement, cérémonie, tradition, entourage) (Racamier, 2016), les proches, enfermés dans leur tourment dû à l’incertitude quant au sort des victimes, se retrouvent dans l’incapacité de faire leur deuil. Or, offrir les honneurs funèbres permet d’inscrire la vie d’un humain dans une continuité de la communauté humaine, de conférer un sens à la vie d’un défunt et, pour les religions, de miser sur la survie de l’âme. Ce rituel rend possibles le travail de deuil et la représentation de la mort (Altounian, 2005) en plus de conforter la vision du monde de la communauté. Une telle soustraction d’un des leurs ébranle donc les proches jusqu’aux assises de leur psyché individuelle et collective. De plus, l’angoisse des proches peut être augmentée par l’idée de revoir la victime dans un état physique et psychologique affaibli ou anéanti (Ricon, 1989). Bref, le disparu étant perçu comme un mort-vivant, son statut incertain est vécu par les proches comme pire que la mort. Il devient impossible pour eux de compléter leur deuil et d’aller de l’avant. Ainsi deviennent-ils eux-mêmes des personnes au statut incertain : leur avenir est bloqué par le traumatisme de ne rien savoir et l’angoisse de l’incertitude devient leur seul horizon.

En définitive, le refus d’une sépulture aux morts condamne ceux-ci à une deuxième mort, la mort symbolique, et les refoule dans le monde de ceux qui ne seraient jamais venus à la vie. En effet, la sépulture permet l’inscription de l’individu dans l’histoire et, par son inscription dans le langage même, elle confère à la vie du défunt un sens (Piralian, 1994). Par conséquent, la négation du sujet qu’est le refus d’une sépulture lui enlève le sens de sa vie, de sa venue au monde même. Bref, la torture refuse à la victime non seulement une place parmi les vivants, mais après l’avoir tué, par le refus de sépulture pour les proches, elle refuse au mort une place parmi les morts.

Transmettre l’infigurable

Le deuil implique la perte d’un objet aimé, et qui constitue également une perte narcissique de l’investissement d’une partie de soi qui avait été investie en l’autre (Freud, 1968 [1917]). Le travail du deuil, selon Freud, équivaut au rapatriement de cet investissement pour le réorienter dans un nouvel objet. Le survivant de la torture à la psyché durablement assujettie, privé de sa condition de sujet, doit, pour se libérer de son Néant, s’engager dans un deuil du « lui-même-sujet-anéanti » afin de pouvoir investir un « nouveau-lui-même-sujet ». Ce deuil-là nécessite le retour du Nebenmensch, dont la présence psychique rassurante libère du repli conservateur et rend possible la disponibilité à l’espoir et à l’action identitaire. Cependant, la reconstitution d’un Nebenmensch ne peut se faire tant que la psyché du torturé demeure sous l’influence du tortionnaire, forme de dieu mal intentionné s’étant nidifié dans son univers psychique (Sironi, 2007), éclipsant ainsi toute possibilité d’envisager un nouvel objet.

Dans l’univers psychique dévasté du torturé, le thérapeute peut s’avérer un Nebenmensch, une forme de « bon objet » extérieur grâce auquel un Nebenmensch intériorisé pourra se rebâtir. À défaut d’avoir secouru la victime pendant la torture, le thérapeute peut retourner avec celle-ci sur la scène du trauma afin de l’aider à briser les liens qui l’attachent à son bourreau et l’aider à reforger des liens avec l’humanité. La thérapie peut favoriser une resubjectivation en fournissant un cadre dans lequel la personne pourra reconnaitre que l’acte traumatique de la torture l’aura transformé à jamais et le sujet qu’il peut devenir n’est pas celui du passé. L’investissement temporaire du thérapeute par la victime participe d’un travail de deuil du sujet torturé et peut servir de frayage vers d’autres investissements (d’objets, de projets, d’intérêts, d’horizons).

Ce deuil pourra s’avérer libérateur. Il sera facilité par le témoignage qui rend publique la parole du sujet ou, encore, par la clinique dans laquelle pourra s’élaborer la mise en récit de l’événement traumatique. Selon cette optique, pour certains survivants, tant que le trauma demeure informulé, tant qu’il demeure informulable, l’emprise du bourreau sur le sujet demeure entière et une reconfiguration de la psyché propice à l’émergence d’un nouveau sujet, douteuse. L’absence de représentation emprisonnerait le survivant dans le moment passé – mais pour lui à jamais présent, superficiellement enfoui – de la torture. Ce que peut accomplir la mise en récit (quand finalement elle devient possible) est une modification du rapport entre l’événement et le présent subjectif de la victime. L’événement mis en récit, pour ainsi dire encapsulé dans les mots du langage partagé par la communauté humaine, peut, à partir de cet instant et grâce à la forme arrêtée du signifiant, être figé dans le présent de cette énonciation-là et, devenu énoncé, commencer à graviter vers le passé de la personne. En ayant muséifié le moment traumatisant, le survivant se donne un présent dégagé où seraient possibles des décisions et des actes qui lui seraient propres. Cet événement de mise en récit peut alors servir de tampon entre le moment de la torture (où le sujet a été tué) et le présent (où, à partir d’un maniement des vestiges identitaires du survivant, peut naitre un sujet nouveau). Ainsi, la préparation d’une place, dans la psyché du survivant, pour la réémergence du sujet implique l’acceptation d’activer la langue ou la plume même si ce qui est exprimé est troué ou absurde. En effet, selon Boris Cyrulnik (Université de Nantes, 2012), parler ou écrire au sujet d’un événement traumatisant modifie la représentation du trauma; ces modes d’expression font partie des facteurs pouvant modifier la mémoire traumatique (d’autres étant la représentation en général, la sécurité affective, l’entourage, la culture).

En clinique, il importe, avant d’aborder le trauma, de créer un espace stable et sécuritaire et d’établir une solide alliance thérapeutique. Amener le patient à aborder trop rapidement l’événement traumatique risque de la retraumatiser (Délèze, 2014). Il importe de ne pas forcer la personne à parler. Cyrulnik (Université de Nantes, 2017) compare le survivant à une personne qui porterait un plâtre sur sa jambe. Dans un premier temps, il faudrait que le survivant évite de marcher (c’est-à-dire, suivant l’analogie de Cyrulnik, évite de parler), il faudrait consolider le lieu de la fracture par la famille, le récit culturel notamment ou, encore, lors des rencontres, par de petits gestes attentionnés, apparemment banals mais cruciaux en raison de leur effet « tranquillisant », comme l’offre d’un café. Le deuxième temps serait celui où le survivant enlève le plâtre (considère l’événement traumatisant avec un certain recul) et le troisième temps serait celui où la personne pourrait, grâce à la distance prise d’avec le trauma, arriver à en parler. Bien entendu, certains survivants ne peuvent cheminer au-delà du premier temps. En des cas comme ceux-là, c’est parfois l’entourage de la victime, voire une génération suivante (les enfants ou les petits-enfants), qui procède avec l’élaboration du trauma que la victime ne pouvait pas faire.

Il importe de garder à l’esprit que les séances de thérapie peuvent rappeler les moments où la personne devait avouer à son bourreau (Peterson, 2010). De plus, la recherche du savoir dans la thérapie, le « tout-dire » auquel invite le thérapeute, peut évoquer, pour le sujet, le vouloir-savoir du bourreau, d’où l’importance, pour le thérapeute, de respecter que certaines choses demeurent tues par le sujet (Vinar et Vinar, 1989). Les questions peuvent être vécues par le patient comme intrusives (rappelant alors les interrogatoires d’antan) et le thérapeute peut être considéré comme exerçant une emprise et comme omnipotent (comme l’était le tortionnaire) (Montagut, 2013).

À ces considérations primordiales s’ajoute le défi suivant : la mise en récit, si critique pour la resubjectivation, s’avère quasi impossible pour la victime puisque, entre autres raisons, le trauma échappe par définition à la parole. De plus, la victime désubjectivée entre dans le bureau du thérapeute en tant qu’objet sans conscience ni volonté, ayant été réduit à la seule sensation de la souffrance ou vivant dans l’effrayante anticipation de souffrances à venir et étant depuis, pour ainsi dire, figé dans l’instant de l’effroi du pire moment vécu. Dans un tel état, les mots sont relayés en arrière-plan, incapables de s’assembler selon une intention pour incarner une pensée. Par conséquent, le torturé peut difficilement recourir au langage pour circonscrire son expérience : ainsi est détruite, pour lui, l’articulation primaire entre le corps et le langage (Vinar et Vinar, 1989), articulation si fondamentale pour l’humain, cet être parlant social, qu’en être privé, comme l’est le torturé, consolide son exclusion du genre humain.

La victime de torture souffre aussi d’un dérèglement psychique temporel, que la mise en récit peut contribuer à régler. Suivant Ricoeur (1982), pour qui le temps est une question et la réponse de l’humain est le récit, la mise en récit permet d’ordonner logiquement le temps (qui, dans la conscience humaine en situation, consiste en des fragments passé-présent-avenir) et de lui donner un sens. Cette mise en sens unifie et humanise l’expérience d’exister, ce qui confère un apaisement à la personne (Ricoeur, 1982). Étant donné que la torture brouille les repères temporels et dépasse la capacité de représentation du sujet, au lieu d’organiser un récit cohérent de ce qui lui est arrivé, le traumatisé vit une expérience du temps cyclique indifférencié, une pénible succession de présents vécus dans l’effroi, dépourvus de passé et d’avenir. C’est ainsi que, dans le trauma, l’événement « se passe mais n’a pas lieu » (Bessoles, 2005). Dans un tel cas, le lien entre le torturé et sa conscience du monde s’en trouve oblitéré, car « l’effroi tient lieu de penser et le fait de penser produit de l’effroi » (Bessoles, 2005, p. 46). Le sujet échoue à inscrire l’événement trop réel de la torture dans ce récit que chacun appelle « la réalité ». Comme, en pareil cas, le langage ne lui permet pas de mouler l’événement traumatique sous forme de récit ni même de l’inscrire dans une trame temporelle, il se retrouve isolé du devenir humain, régi par le temps. Enfermé au contraire dans l’instant d’effroi et réduit à l’objet de l’autre, le torturé se trouve dépossédé de son histoire, hors de la réalité.

La destruction de la capacité d’expression qu’accomplit la torture, qui rend la victime étrangère à l’humanité et à la parole même, permet d’affirmer que le but réel de la torture est non pas de faire parler, mais de faire taire (Sironi et Branche, 2002), de favoriser la génération d’un « espace de silence » (Marotte, 1996). En minant les capacités expressives de la victime, la torture paralyse la capacité de représentation même de l’expérience. L’expérience inhumaine de la torture s’avère donc impossible à assimiler, voire à imaginer, à la fois pour ceux qui l’ont vécue et pour ceux qui ne l’ont pas vécue (Laub et Auerhahn, 2015; Marotte, 1996).

Pourtant, même si le trauma est mal communiqué par la parole, les effets du trauma peuvent très bien se transmettre aux autres (la famille, la communauté) sous une forme non symbolisée. Ils peuvent s’étendre de façon horizontale à la communauté en induisant la terreur (le système torturant sert alors à contrôler et à soumettre la population) ou, encore, se propager de façon verticale par la transmission transgénérationnelle sous la forme d’une « douleur sans nom » (Bessoles, 2004). Comme ce legs oriente les destins (Ulriksen-Vignar, 1989), il arrive que le non-dit légué travaille et tourmente des membres de la famille au point que ce sont ceux-ci qui se retrouvent à devoir élaborer le trauma (Laub, 2015). On assiste alors à une inversion de la position dans la lignée généalogique où l’enfant devient parent de son parent (Ulriksen-Vignar, 1989).

Les suites d’une resubjectivation réalisée en situation clinique grâce à la mise en récit (quand elle peut se faire) sont toutefois limitées. La reconstitution du sujet ne peut sans doute pas être entière et peut même être renversée si la victime se trouve dans un contexte sociopolitique, totalitaire ou autre, qui désavoue la violence dont il a été victime (un Juif dans l’Allemagne nazie, par exemple). Il est même permis de croire que le réfugié qui travaille à sa resubjectivation dans un pays d’accueil évolue avec une blessure ouverte tant que persiste, dans le pays quitté, l’ordre de choses qui a rendu (et rend encore) la torture possible. En effet, il est reconnu que le désaveu politique dans le pays d’origine ainsi que la mise en doute de la parole des victimes réfugiées ou des demandeurs d’asile victimes dans des pays d’accueil sont tous deux dévastateurs (Rousseau et Foxen, 2006).

Bref, la torture, qui fait éclater les frontières physiques et psychiques du sujet, brise ses liens aux autres et au monde. Atteinte dans sa chair, dans ses rapports aux autres, la personne subit une désubjectivation qui la réduit à la soumission la plus complète. Aux proches de la personne torturée, le tortionnaire – notamment dans le cas de l’État tortionnaire − peut interdire le deuil par le maintien indéfini du statut de disparu, ce qui constitue une forme de la torture visant les proches et la communauté. Cependant, même si l’anéantissement du torturé en tant que sujet est irréversible, il demeure possible pour lui, par un processus de deuil du sujet qu’il a été, de devenir un sujet nouveau. La mise en récit de l’Événement traumatisant, que favorise la clinique, peut y contribuer. Toutefois, l’entreprise implique la symbolisation du trauma, qui est en soi très ardue, ainsi que la présence d’un autre à qui s’adresser, et ce ne sont pas tous les torturés qui peuvent s’engager dans une telle tâche. Afin que la victime ne demeure pas enfermée dans son mutisme et ne se retrouve donc pas durablement désaffiliée, exclue des rapports humains, du monde même, il importe que l’élaboration du trauma se fasse dans un milieu la contenant : ainsi la famille, la société même qui lutte contre le désaveu et l’interdit d’exister qui l’accable peuvent inaugurer pour la victime « muette » le processus de resubjectivation.

Quant au récit de torture devenu public, il établit une relation dynamique entre le survivant et la société. D’une part, un changement sociopolitique bénéfique pour la société peut résulter de cette prise de parole. D’autre part, la dénonciation des conditions sociales qui ont ciblé la victime pour la torture et qui ont garanti l’impunité aux bourreaux confirme sa resubjectivation qui, en vertu du rôle social qu’a joué son récit, obtient une preuve concrète de sa signifiance, car il a été le sujet d’une action ayant eu de réelles conséquences. Ainsi fait-il mentir le bourreau qui voulait convaincre la victime de son absolue et inaliénable impuissance.