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Depuis 2014, le groupe armé État islamique a réussi à recruter un grand nombre de combattants étrangers occidentaux. Ce succès fulgurant vient en grande partie de l’efficacité de sa propagande médiatique. La diffusion de son message via les médias sociaux, tels Facebook et Twitter, ainsi qu’au moyen d’applications cryptées telles que les plateformes Télégramme et WhatsApp, a permis au groupe d’attirer plusieurs membres et sympathisants. La propagande médiatique de l’État islamique aborde plusieurs facettes de son idéologie, dont une des plus significatives consiste à légitimer les attentats-suicides au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde. L’idéologie de la mort et ses représentations sont véhiculées sans détour par les membres et sympathisants de l’État islamique, principalement au moyen de la plateforme cryptée Télégramme. La « pulsion mortifère » des djihadistes, telle que conçue par Olivier Roy (2016), est en fait dictée par une idéologie enracinée dans une interprétation particulière de la tradition du djihad, et inspirée des récits martyrologiques contemporains. Dans cet article, nous examinons comment le groupe réussit à communiquer son idéologie par la production de vidéos, de manuels d’instructions sur la manière de mourir (format PDF) et par des chants religieux (anashîd) accessibles sur Internet. Cette diffusion dans des espaces médiatiques contribue à la construction d’une identité sociale chez les membres et les sympathisants de l’État islamique, menant à une appropriation collective des valeurs et des actions du groupe. Il n’est donc pas étonnant que certains de ses membres se donnent la mort pour la cause du groupe, et que ses sympathisants célèbrent les vertus de leurs martyrs.

Méthodologie : cadre ROSO

Soulignons un aspect important de cette recherche, soit la manière dont l’information a été colligée. Nous avons utilisé le cadre de Renseignement d'origine source ouverte (ROSO) pour observer les « communautés virtuelles » occidentales des sympathisants de l’État islamique (francophones et anglophones), leurs pratiques idéologiques, leurs comportements sociaux, et pour recueillir des données sur la propagande consommée par les membres de ces communautés. De 2014 à 2016, l’analyse des réseaux sociaux a été employée pour examiner les comptes Twitter de certains combattants étrangers de l’État islamique, de même que de leurs propagandistes et partisans. Nous avions pour objectif de repérer les acteurs clés et propagandistes de cette communauté virtuelle, les comptes Twitter de leurs sympathisants (follow back accounts) et autres acteurs influents du groupe.

Dans les deux années précédant l’analyse, nous avons identifié non seulement les acteurs clés de cette communauté virtuelle, mais également les sources principales de propagande officielle du groupe. En recueillant les métadonnées, nous avons utilisé des marqueurs temporels pour identifier les diffuseurs initiaux de la propagande à partir de la centrale médiatique du groupe armé État islamique. Lorsque Twitter s’adonne à la fermeture de comptes reliés au groupe, la communauté virtuelle entame une migration vers la plateforme Télégramme. Par le biais de ce nouveau mode de communication, l’État islamique peut dès lors distribuer sa propagande en utilisant des groupes de diffusion (clavardage) et des discussions publiques ou secrètes, cryptées de bout en bout. Les données recueillies lors de l’analyse, nous ont permis de colliger les liens des canaux de données partagés publiquement par les acteurs clés et les comptes propagandistes du groupe sur Télégramme. Il importe d’avoir un point d’entrée dans ces canaux pour être invité dans les groupes de discussion sur Télégramme.

Après avoir été invités dans les discussions sur Télégramme, nous avons procédé à l’étape suivante, soit celle de plonger de plus en plus profondément dans la communauté virtuelle de l’État islamique sur Télégramme, en s’assurant de la pérennité de notre compte sur la plateforme. Plus un compte s’enracine dans les réseaux du groupe, plus il peut avoir accès à des discussions fermées aux novices. Le cadre ROSO nous a donc permis de colliger des informations sur la propagande de deux années et des données sur le comportement de la communauté virtuelle des combattants étrangers anglophones et francophones de l’État islamique.

Par ailleurs, nous avons accédé à certains canaux de discussions privilégiées sur Télégramme pendant les années 2016 à 2018. Nous nous sommes attardés sur une vingtaine de groupes comportant la participation d’entre 15 et 40 membres par groupe. Les actions des groupes que nous avons observés étaient axées sur la création d’imagerie mimétique de propagande, d’éducation religieuse et de traduction en anglais de matériel rédigé dans plusieurs langues occidentales. Nous observions également de plus petits groupes que nous estimions être des sympathisants occidentaux de l’État islamique, qui communiquaient en français ou en anglais. Il importe de signaler que la communauté virtuelle occidentale de l’État islamique diffère de celle en Orient. Les motivations et griefs varient beaucoup d’une communauté à l’autre. La propagande de la centrale médiatique de l’État islamique vise un auditoire de combattants moyen-orientaux, africains ou asiatiques du Sud-Est et n’est pas nécessairement du même ordre. Par conséquent, les analyses menées sur les données recueillies de 2014 à 2018 sont spécifiques et reliées à une communauté de l’État islamique occidentale francophone ou anglophone.

Ingénierie sociale et éducation idéologique de l’État islamique

L’ingénierie sociale (ci-après IS) est une expression couramment utilisée en sécurité de l’information. L’IS est alors définie comme étant toute action permettant d’influencer un individu d’agir pour ou contre son meilleur intérêt (Hadnagy, 2014, p. 27). L’IS comprend quatre étapes : la collecte d’information, le développement d’une relation, l’exploitation, et l’exécution (Gardner, 2018; Hadnagy, 2018, 2014). Il s’agit alors d’une stratégie culturelle et psychologique employée par les pirates informatiques dans le but d’influencer des individus pour obtenir un accès illégal à des systèmes et réseaux informatiques. Les principes de base de l’IS se retrouvent aussi dans un grand nombre de nos interactions quotidiennes, que ce soit un enfant qui cherche à persuader ses parents, un politicien qui s’active à gagner des votes, des créateurs de publicités sur les réseaux sociaux qui ciblent une clientèle spécifique ou encore des organismes religieux qui procèdent à un recrutement. L’IS mise sur l’erreur humaine et la psychologie sociale en exploitant les faiblesses comportementales et psychologiques des êtres humains.

L’intention de la propagande digitale et des réseaux en ligne des moudjahidines est de recruter des combattants étrangers, de convaincre des acteurs domestiques de perpétrer des attaques, de recueillir les fonds nécessaires pour leurs activités et de créer une ambiance de peur pour ceux qui s’opposent à l’État islamique. Lorsque l’objectif d’un extrémiste est de radicaliser les individus et de recruter de nouveaux membres, un élément d’influence fort persuasif est nécessaire pour convaincre la cible d’entreprendre un changement drastique tel que proposé. Certains chercheurs estiment que l’IS sert à manipuler les individus au moyen de techniques d’influence et de persuasion. Cialdini (2008) ainsi que Boush, Friestad et Wright (2009) ont examiné des aspects de l’IS dans le marketing. Mitnick et Simon (2002), Stajano et Wilson (2009) ainsi que Hadnagy et Fincher (2015) ont repéré des aspects de l’IS dans les arnaques et l’hameçonnage. L’IS mise sur cinq principes de persuasion : 1) l’autorité, 2) la conformité sociale, 3) l’approbation, la ressemblance et la supercherie, 4) l’engagement, la réciprocité et la cohérence, 5) la distraction (Ferreira et al., 2015a, 2015b). La recherche montre que, lorsque ces principes sont mis en application, la cible est davantage exposée à subir l’influence et à répondre aux requêtes d’un interlocuteur malveillant.

La propagande idéologique, qu’elle soit employée par des groupes légitimes ou extrémistes, s’appuie sur les principes de persuasion de l’ingénierie sociale. L’IS est principalement liée au domaine de la sécurité, mais le phénomène de la radicalisation et du recrutement en ligne, par des acteurs religieux non étatiques comme l’État islamique, montre qu’il y a un recoupement entre le domaine de la sécurité et celui des religions. Dans cet article, nous examinons les représentations de la mort dans la propagande de l’État islamique, en tenant compte de quelques-uns des principes de persuasion de l’IS et des façons dont ils se sont manifestés dans les communautés fermées que nous avons observées.

L’autorité et la conformité sociale

L’information provenant d’une figure d’autorité est parfois perçue comme ayant une plus grande valeur que si elle provient d’une personne plus anonyme. Les êtres humains sont naturellement conditionnés à suivre ceux qu’ils perçoivent comme étant en position d’autorité et ce, sans questionner la provenance du pouvoir. Les études en psychologie sociale axées sur « l’obéissance à l’autorité » ont démontré à plusieurs reprises que la présence d’une figure d’autorité influence la légitimité perçue de ses requêtes, demandes, règlements, opinions, etc. (voir : Raven, 2001; Kelman et Hamilton, 1989; Petty, Cacioppo et Goldman, 1981; Milgram, 1974; Haney, Banks et Zimbardo, 1973).

Un des exemples les plus marquants de l’influence de l’autorité est l’expérimentation menée par Milgram (1974). C’est une démonstration tragique d’obéissance à l’autorité (dans ce cas, administrer à un être humain des chocs électriques douloureux et potentiellement mortels sous un prétexte futile), sans questionnement. En psychologie politique, plusieurs études semblables indiquent qu’en majorité, les génocides et les atrocités de masse n’ont pas été perpétrés par des personnes dépravées, dérangées ou atteintes de pathologies de la personnalité, mais plutôt par des personnes normales, placées dans des situations extraordinaires, mais banalement « bureaucratiques » (Kelman et Hamilton, 1989; Staub, 1989). Même des personnes psychologiquement stables et normalement équilibrées sont capables d’infliger des blessures graves à d’autres êtres humains contre lesquels elles n’ont aucun grief particulier.

Les mécanismes entourant l’obéissance à l’autorité s’appliquent aussi dans le cas du recrutement pour le djihad. Charlie Winter présente le processus de recrutement selon une approche à trois volets : une chambre d’écho, de la propagande et un recruteur. Selon Winter, il est nécessaire d’avoir la présence d’un recruteur afin qu’un individu radicalisé puisse passer à l’action. La propagande et les liens virtuels ne suffisent pas; la présence d’un recruteur humanise la cause djihadiste et permet la mise en place logistique nécessaire à la mise en oeuvre d’un projet d’attentat (Winter, 2016, p. 6). Notre recherche montre également que la seule présence de communautés fermées et de la propagande de l’État islamique n’est pas suffisante pour mener à l’adhésion de nouveaux membres ou à l’action. L’obéissance à une figure d’autorité joue un rôle important, que ce soit au moyen de personnalités spécifiques ou de membres du groupe, ainsi que par la légitimité sociale liée à l’autorité du groupe. Les individus ont tendance à imiter le comportement de la majorité du groupe afin de se dégager de toute responsabilité personnelle liée à leurs actions.

L’engagement, la réciprocité et la cohérence

Par sa propagande, l’État islamique crée un cadre idéologique qui fait appel à un autre principe de l’IS : l’engagement, la réciprocité et la cohérence. Iron (2001) montre que l’engagement d’un individu envers les autres membres du groupe est plus fort lorsque tous partagent une même idéologie religieuse. De plus, s’engageant dans les pratiques rituelles d’une religion, les membres indiquent effectivement qu’ils s’identifient au groupe et qu’ils partagent ses croyances. Le lien avec la religion favorise la cohérence interne du groupe, car la confiance est au coeur du rapport entre les membres (un membre doit faire la preuve sociale qu’il participera aux activités du groupe). Ces caractéristiques de l’IS combinées avec la propagande partagée au sein du groupe constituent un fondement important dans l’analyse des représentations de la mort dans la propagande de l’État islamique.

Donner sens à la vie par la mort

Les éléments de la pensée apocalyptique comptent parmi les aspects significatifs de l’idéologie de l’État islamique. Un bon nombre de spécialistes s’entendent sur l’idée que le groupe armé État islamique est profondément marqué par une vision apocalyptique. Le conflit social ou grief est essentiellement lu à la lumière de cette perspective. Les composantes de la pensée apocalyptique se résument à trois éléments fondamentaux : le temps, l’espace et la condition humaine. Le temps est linéaire et eschatologique, c’est-à-dire que l’histoire a une fin. En ce qui a trait à l’espace, la pensée apocalyptique reconnait deux réalités : le monde transcendant et le monde terrestre. La transcendance s’apparente au monde céleste et au divin, tandis que le monde terrestre est principalement le théâtre d’un conflit entre le bien et le mal. La résolution de ce conflit est imminente, prédéterminée et salvifique; le croyant se voit promis un salut hors de ce monde, une délivrance de nature transcendante. L’apocalyptique répond donc à un certain besoin de la condition humaine : donner un sens et une raison d’être à l’existence. La figure 1 présente un extrait d’un clavardage qui prône les vertus du martyr, soutient que cette vie est temporaire et que le salut est le lot du martyr après la mort.

Figure 1

Télégramme, capture d’écran, clavardage sur les vertus du martyr, 1er août 2017.

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Le groupe donne sens à la mort en la rattachant à sa compréhension du temps, de l’espace et de la condition humaine. La mort donne aussi un sens et une raison à l’existence, car les croyants se voient investis d’une mission, prêts à donner leur vie pour une cause. Mourir signifie être libéré de l’espace temporel, échapper à ce monde terrestre en vue d’accéder à la transcendance. Mais plus que tout, la mort est une manière d’appréhender le temps eschatologique; c’est de comprendre que le monde arrive à sa fin et qu’il importe de s’engager pleinement dans le combat final contre les forces du mal.

La mort fait partie intégrante du système de croyances eschatologiques de l’État islamique. Le groupe se livre non seulement à une guerre à l’échelle mondiale, mais croit aussi participer à un conflit cosmique. Juergensmeyer (2018) explique que l’idée d’un conflit cosmique s’accorde parfaitement avec les visées de l’État islamique. Le groupe propage des images d’une guerre sainte où Allah guide les fidèles dans un conflit spirituel en vue d’un combat « tout ou rien » contre le mal.

La figure 2 montre des extraits d’une allocution portant sur la guerre sainte traduite pour des sympathisants de l’État islamique de l’Asie de l’Ouest et du Sud-Est qui ne peuvent parler ou lire l’arabe.

Figure 2

Télégramme, capture d’écran, résumé d’une allocution sur la guerre sainte, 4 avril 2017.

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Comme le décrit Juergensmeyer (2018), les combattants et sympathisants de l’État islamique s’imaginent être des soldats religieux qui se battent pour Dieu. Ils croient alors pouvoir compter sur les forces divines afin de vaincre les forces du mal. La démonisation des ennemis permet à ceux qui se perçoivent comme étant des soldats de Dieu de tuer sans jugement moral, car ils croient sincèrement que leurs actions leur mériteront des récompenses spirituelles.

Le groupe cherche par tous les moyens – dont un appel aux membres à s’engager dans la voie du martyre – à établir un califat ou même une « nation islamique » (Ummah islamiyya). Pour ce faire, l’État islamique doit purifier le monde des non-croyants et des apostats et utilise pour se justifier une rhétorique apocalyptique, accordant ainsi une valeur ultra-mondaine ou cosmique aux agissements du groupe et de ses sympathisants. Dans cette mise en discours de l’apocalyptique, les représentations symboliques, imagières et discursives de la mort servent à construire et à maintenir l'identité sociale du groupe. Par exemple, le groupe a employé, à travers les réseaux sociaux, le mot-clic (hashtag) #caravan_of_martyrs. Ce mot-clic a permis d’amplifier et de partager de courts récits du martyre des combattants tués pour l’Ummah. Ces récits martyrologiques, comme celui montré à la figure 3, sont chargés de symbolisme d’une guerre cosmique où la main divine guide et garde à l’abri ceux qui se battent en son nom.

Figure 3

Télégramme, capture d’écran, clavardage, 16 avril 2017.

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La présentation de la mort dans les différents produits socioculturels du groupe (vidéos, anashîd, durūs (leçons) virtuels[1], publications digitales, sermons, etc.) sert de levier idéologique. Qui sont les consommateurs des produits socioculturels du groupe? Il peut s’agir de personnes vulnérables, en quête de sens et d’identité, démoralisées, et marquées par un passé rempli de « péchés » (Hegghammer, 2017, p. 35, 54, 60, 93; McCauley et Moskalenko, 2011, p. 11-88). L’adhésion au message du groupe devient alors une manière de se racheter d’un passé jugé trouble et de s’accrocher à une promesse d’élévation au niveau de martyr. Les exploits martyrologiques des moudjahidines ont une portée cosmique; la médiatisation de la mort dans l'idéologie de l’État islamique est présentée dans leur propagande comme le moyen ultime de donner sens à sa vie. Selon les échanges sur Télégramme montrés à la figure 4, la mort comme martyre dans l'idéologie de l’État islamique est préférable à la prise en otage des combattants du groupe par ses ennemis.

Figure 4

Télégramme, capture d’écran, clavardage, 27 octobre 2017.

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Au moyen d’une propagande fortement marquée par son idéologie religieuse, l’État islamique transmet, par le biais de réseaux virtuels transnationaux, les éléments culturels nécessaires (au renforcement de l'identité sociale de ses membres et sympathisants). L'identité sociale du groupe est un moyen pour l’État islamique de mobiliser, motiver et soutenir ses membres et sympathisants, malgré la perte territoriale de son califat.

Analyse de quelques produits socioculturels de l’État islamique

Les anashîd

Certains éléments culturels associés à l'idéologie religieuse jouent un rôle important dans le maintien des groupes djihadistes. Dans son dernier livre, Hegghammer explique l’impact d’une certaine « culture djihadiste » parmi les membres de groupes extrémistes, ainsi que ses caractéristiques :

Les produits et les pratiques culturels sont des outils de persuasion émotionnelle qui renforcent et complètent le travail doctrinal de persuasion cognitive. La culture djihadiste peut aider à façonner les croyances et les préférences des militants, ce qui aura finalement une incidence sur leur décision de joindre le groupe, d’y demeurer ou d’entreprendre certaines tâches pour la communauté. Un dénominateur commun aux éléments d’une telle culture – tels que la musique, les images, les récits ou les pleurs – semble être l’appel ou l’éveil aux émotions. Les sources primaires contiennent des exemples où des activistes rapportent leur expérience émotionnelle suite à l’écoute d’un nashîd, au visionnement de vidéos ou à la lecture de la poésie. Nous savons également que les individus sont exposés aux produits culturels au tout début de leur parcours de recrutement, et plusieurs affirment avoir explicitement été attirés par le djihadisme, davantage par les vidéos et la musique que par les traités idéologiques[2].

Hegghammer, 2017, p. 16; traduction des auteurs

Les produits culturels de l’État islamique font appel à des émotions et sont essentiellement des outils de persuasion utilisés par « la communauté virtuelle ». Ils servent, par exemple, à recruter de nouveaux membres et à célébrer les frères morts pour la cause, renforçant ainsi le message idéologique du groupe.

Les anashîd (chants) comptent parmi les produits culturels de prédilection pour l’État islamique. À ce jour, le groupe a créé environ 118 anashîd par le biais de la maison de production Ajnad Media Foundation. Le nashîd est une pièce maitresse de la propagande de l’État islamique; les paroles sont reproduites dans les vidéos et magazines officiels, ainsi que dans leurs communiqués en ligne. L'utilisation des anashîd par des groupes djihadistes n'est pas un phénomène nouveau. Anwar al-Awlaki, l’ancien propagandiste et imam américano-yéménite d’al-Qaida dans la péninsule arabique, explique dans un essai sur les manières de soutenir le djihad que « les musulmans ont besoin d'inspiration pour pratiquer le djihad » et,

[…] un bon nashîd peut se répandre à profusion et atteindre un public qui serait autrement inatteignable par une homélie ou un livre. Les anashîd sont particulièrement inspirants pour les jeunes et sont à la base du djihad depuis toujours. Ils sont un élément important à l’établissement d'une « culture du djihad ».

Al-Awlaki, 2009, par. 40; traduction des auteurs

La culture en ligne de l’État islamique montre bien qu’ils ont pris au sérieux l’enseignement d'al-Awlaki concernant l’impact des anashîd sur les membres et sympathisants du groupe; certains organisent même des jeux en ligne, du style : « Devinez ce nashîd »!

Examinons, par exemple, le contenu du nashîd « Nous ne craignons que Dieu[3] », publié en avril 2014 par le rappeur allemand Deso Dogg. En tant que djihadiste, Deso Dogg a pris le nom d’Abū Talḥah al-‘Almānī, sous lequel il était la voix de plusieurs anashîd de l’État islamique :

Figure 5

Traduction du nashîd « Nous ne craignons que Dieu ».

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On retrouve dans ce type de nashîd plusieurs composantes de l'idéologie de l’État islamique : le combat ou la lutte et son obligation (djihad), la vision du monde apocalyptique, le martyre (šahīd), le concept de rétribution (c’est-à-dire oeil pour oeil, qiṣāṣ), le paradis (Jannah), ainsi que le conflit cosmique. Certaines de ces idées, mentionnées dans la tradition islamique, sont aussi réinterprétées et récupérées par cette culture djihadiste.

Il y a une croyance idéologique que les combattants utilisent pour légitimer leurs agissements. Les éléments de la polarisation sociale, les griefs, les motivations et les besoins des sympathisants de l’État islamique diffèrent grandement entre les combattants étrangers et ceux du Moyen-Orient. Le phénomène des combattants occidentaux doit se comprendre à la lumière du contexte social et religieux de la provenance des individus. Par exemple, un jeune homme torturé dans une prison aux mains des bourreaux d’Assad aura des raisons bien différentes de joindre un groupe comme l’État islamique comparativement au jeune converti à la religion musulmane vivant au Canada. Le premier fera nécessairement partie du contexte moyen-oriental de l’État islamique avec des griefs liés à la torture et à la souffrance physique, tandis que le deuxième individu fera partie d'un mouvement « virtuel » où les griefs et les souffrances seront liés à la polarisation sociale, l'intolérance, le racisme ou même à des raisons humanitaires[4]. Le sentiment d’appartenance véhiculé au moyen des anashîd permet à l’État islamique de recruter et d’inculquer son idéologie chez certains individus. Le but est d’effectuer un rapprochement entre l'identité individuelle et l’identité collective du groupe, toutes deux centrées autour de la culture djihadiste, en vue d’inciter les membres à la mobilisation.

Les publications numériques

Outre ses vidéos professionnelles, l’État islamique est connu pour ses publications numériques telles Dabiq et Rumiyah. Le centre médiatique Al Hayat, la branche médiatique de l’État islamique, a produit quinze numéros de Dabiq entre le 5 juillet 2014 et le 31 juillet 2016, tandis que le premier numéro de Rumiyah fut publié le 6 septembre 2016. Ces revues numériques ont joué un rôle clé dans la construction de l'identité de groupe. Ces publications sont reconnues par les sympathisants de l’État islamique comme le véhicule des positions officielles du califat sur divers sujets tels que le takfīr, les croyances et pratiques appropriées, le salut, etc.

Ces publications ont été diffusées dans de nombreuses langues (arabe, anglais, allemand, français, indonésien, turc, ouïghour, ourdou, finnois, russe, néerlandais, espagnol, estonien, etc.), s’adressant à une population diversifiée de sympathisants et de recrues potentielles. Par ailleurs, le contenu des discours dans chaque publication était produit en fonction des événements sur le terrain, suite à la perte progressive de son territoire géographique par l’État islamique. Ces publications étaient aussi le reflet d’une « culture djihadiste » spécifique à chacune des différentes régions du monde. Les différentes versions de Dabiq ou Rumiyah comportaient des éléments propres à chacune des régions et cultures d’où provenaient les combattants étrangers de l’État islamique. Il y avait aussi des différences dans le contenu des revues, selon le pays. Par exemple, Dar al-Islam est une publication numérique de langue française se concentrant davantage sur les événements en France entre 2014 et 2016. La revue turque Konstantiniyye, quant à elle, s’intéresse plutôt à Erdoǧan et au groupe séparatiste PKK, tandis qu’Istok, une publication en langue russe, traite des événements liés à la Russie et aux pays de l'ex-URSS.

Dabiq

Dans l’analyse du contenu des revues numériques de l’État islamique, il importe d’identifier les ajustements idéologiques effectués par le groupe en raison de la réalité quotidienne des changements sur le terrain. Le nom donné à la revue Dabiq, la première publication numérique de l’État islamique, n'était pas un choix anodin. Situé entre Alep et la frontière turque, le village de Dabiq a peu d'importance stratégique d'un point de vue militaire. Néanmoins, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, l’État islamique y avait stationné environ 1 200 hommes[5]. Dabiq est plutôt stratégique sur le plan idéologique. Dans le premier numéro, les pages qui expliquent le choix du nom de la revue fourmillent de références apocalyptiques (figure 6).

Figure 6

Dabiq, capture d’écran, 5 juillet 2014, no 1, p. 4-5.

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L’État islamique fait référence à un hadith de la collection Sahih Muslim 2897, qui décrit une bataille apocalyptique entre musulmans et chrétiens, en prévision de la fin des temps. Étant donné que la revue de propagande porte le même nom que la ville, il y a, certes, une référence implicite à la mort et à ses représentations apocalyptiques. La mise en discours de cette vision mortifère du futur suit un procédé rhétorique clairement identifié par Cook :

Les musulmans radicaux déploient leur vision apocalyptique en citant des hadiths pour légitimer le djihad comme un acte salvifique qui se poursuivra jusqu'au Jour de la Résurrection. La distinction entre ceux qui sont sauvés et ceux qui sont damnés se résume à la volonté de vouloir combattre au nom de l’islam. Toutes autres raisons ont moins de valeur – et sont même sans valeur – selon une telle interprétation. Ce futur apocalyptique comportera des événements dramatiques et cataclysmiques – les croyants devraient en effet souhaiter la manifestation de ces évènements, car ils annoncent le passage d’un ordre non-musulman ancien à celui d’un ordre nouveau[6].

Cook, 2015, p. 5; traduction des auteurs

C’est ce qu’on lit dans le premier numéro de Dabiq : « Selon le hadith, cette région jouera un rôle historique dans les batailles qui précèdent la conquête de Constantinople, puis Rome. » (p. 5) L’État islamique exploite dans sa propagande une vision rédemptrice du djihad. Cook explique cet aspect du djihad :

Le djihad comporte donc une dimension rédemptrice qu’il importe de considérer pour en comprendre le développement. [Par exemple,] dans le Kitab al-Djihad d’Abdallah b. al-Moubarak, nous observons des attitudes similaires à ce qu’on retrouve dans la tradition chrétienne où l’accent est mis sur la rédemption au moyen de la croix : « l’épée efface les péchés ». Être tué sur le chemin d’Allah purifie de l’impureté; le meurtre procure deux choses : l’expiation et le rang [au ciel][7].

Cook, 2015, p. 15; traduction des auteurs

Dans le quinzième numéro de Dabiq (p. 71), on lit l’histoire des frères canadiens Gregory et Collin Gordon (Abu ‘Abdillah al-Canadi et Abu Ibrahim al-Canadi) et le récit de leur conversion et leur hijrah, en soulignant leur désir de devenir des martyrs, ainsi que la lutte spirituelle et physique liée au djihad.

Figure 7

Dabiq, capture d’écran, 31 juillet 2016, no 15, p. 71.

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Selon ce type de récit martyrologique, les combattants du djihad peuvent s’attendre à ce que Allah leur serve de guide spirituel tandis que, sur le plan physique, les moudjahidines peuvent espérer une protection contre les problèmes médicaux ou les blessures qu'ils pourraient subir en combattant pour le califat. Mais avant tout, la souffrance décrite dans ces récits vient souligner la nature rédemptrice de la mort pour les moudjahidines. Le récit martyrologique des deux frères se conclut sur la valeur rédemptrice de leur sacrifice (p. 72).

Rumiyah

Le premier numéro de Rumiyah a été publié le 5 septembre 2016. Le village de Dabiq a été repris par le PKK le 16 octobre 2016. On remarque que le titre de la nouvelle publication numérique, Rumiyah, a aussi un lien avec les prophéties apocalyptiques référant à la chute de Rome (voir Sahih Muslim 2897), et que cette ville joue un rôle important dans le renforcement de l'identité apocalyptique des groupes extrémistes :

En ce qui a trait aux événements signalant l’apocalypse, de nombreux musulmans radicaux invoquent les traditions apparues lors des premières conquêtes musulmanes. Pour les musulmans de cette époque, le principal ennemi était l’Empire byzantin, dont la capitale était Constantinople. Il existe une panoplie de traditions détaillant la conquête ultime des Byzantins et de leur capitale, en 1453. Ces traditions peuvent toutefois être réinterprétées de manière à ce qu’elles s’appliquent aux « chrétiens » dans leur ensemble (comme les États-Unis en tant que pays chrétien, ou l’Occident pris collectivement, en tant que descendant direct du christianisme de la période précédant les Lumières). Un certain nombre de ces traditions indiquent que les « Byzantins » (Rum) collaboreront avec les musulmans pour combattre un ennemi commun à l’Est. Après la défaite de cet ennemi, il y aura un conflit entre les deux groupes à savoir si leur dieu est responsable de la victoire : les « Byzantins » attribueront le crédit au symbole de la croix, tandis que les musulmans favoriseront l’unicité de Dieu. Ceci est un conflit apocalyptique typique, basé sur des différences religieuses pour démontrer la supériorité de l’Islam[8].

Cook, 2015, p. 159; traduction des auteurs

Le troisième numéro de Rumiyah traite de la chute de Dabiq, tout en exhortant les membres du groupe à fixer leur regard vers la Malhamah (la grande bataille ou épopée) de Dabiq (p. 19).

Figure 8

Rumiyah, capture d’écran, 11 novembre 2016, no 3, p. 19.

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Rumiyah présente une autre dimension intéressante liée à l'identité du groupe. À l’instar de Dabiq, cette nouvelle revue prenait aussi en compte la réalité quotidienne des changements sur le terrain; mais la situation était différente : une perte progressive de territoires pour l’État islamique, des possibilités limitées d’entreprendre un hijrah, et la diminution du nombre de soldats à cause de la mortalité sur le champ de bataille. Le groupe doit donc changer de tactique. L’État islamique modifie considérablement son discours dans Rumiyah, parlant non plus de la lutte contre « l'ennemi proche » mais plutôt du combat contre « l'ennemi lointain », avec des appels d’attaques individuelles (attaques au couteau; camion bélier, etc.) à l’intérieur des territoires des croisés.

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Les multiples sources de propagande et les produits socioculturels de l’État islamique jouent un rôle extrêmement important dans le maintien de l’identité du groupe, et sa capacité d’adaptation dans un contexte en constante évolution, une nécessité dans des conflits asymétriques pour maintenir une certaine cohésion de groupe. Les membres et sympathisants du « califat virtuel » avaient l’habitude d’attendre avec impatience les deux premières semaines de chaque mois où de nouvelles publications numériques seraient diffusées. Les publications ont réussi à maintenir l'intérêt des sympathisants, nourrir leurs besoins idéologiques et les soutenir dans les moments de difficulté, où l’État islamique perdait le combat sur le terrain. Comme nous l’avons vu, l’identité sociale du groupe se construit aussi à travers les appels au martyre, proclamés par une mise en discours idéologique prônant la valeur rédemptrice du djihad et de la mort.

Il est important de souligner que le langage martyrologique employé ne se limite pas aux actions du monde physique. Le langage idéologique autour de la mort joue un rôle critique dans la communauté virtuelle de l’État islamique. Ce langage est un élément tellement puissant que les sympathisants en ligne parlent du « martyre des comptes » des réseaux sociaux lorsqu’ils sont supprimés des plateformes comme Facebook et Twitter (figure 9).

Figure 9

Télégramme, capture d’écran, clavardage. En haut à gauche, 15 mars 2017 / en haut à droite, 14 juillet 2017 / en bas 23 juin 2017.

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La suppression d’un compte est une marque de fierté qui est célébrée par les membres du groupe. C’est une manière de dire que toute chose peut être sacrifiée pour l’avancement du califat, car même un compte Twitter « martyrisé » bénéficie à l’Ummah. Ceci montre l’étendue et l’activité des « zélés du clavier », qui ne veulent ou ne peuvent pas se déplacer vers les zones de conflits physiques, peu en importe la raison.

Ces personnes s’appuient sur les principes psychologiques de l’autorité et la preuve sociale pour tenter de répondre à la directive idéologique de la communauté mondiale de l’État islamique. Ils sont renforcés par les durūs digitaux, par la propagande qu’ils consomment et par les anashîds qu’ils écoutent. C’est en quelque sorte leur manière de se sacrifier pour la cause et devenir des martyrs, car ils ne peuvent atteindre le vrai statut de martyr prescrit par le groupe. Nonobstant cette entrave, cette participation démontre la puissance de l’imagerie et de l’idéologie autour de la mort qui pousse les membres à participer à l’avancement de la cause du califat par tous les moyens possibles.