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Au Québec, en décembre 2017, 320 172 adultes âgés de 18 à 64 ans ont bénéficié d’une aide financière de dernier recours, ce qui représente un taux d’assistance sociale de 6,1 %. De ce nombre, 186 834 (58 %) étaient jugés aptes au travail et 80 % de ces derniers ont été bénéficiaires pour une durée cumulative d’au moins 24 mois (Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale [MTESS], 2017). Notre étude s’inscrit dans un contexte, national et international, où les politiques d’aide de dernier recours visent de plus en plus à inciter les prestataires à (ré)intégrer le marché du travail. On constate depuis les dernières décennies un resserrement des liens entre la protection sociale et le marché du travail, mouvement désigné par le terme « activation » (Cox, 2015; Groulx, 2009). On évoque même un « changement de paradigme » (Daigneault, 2014) qui s’est traduit par la mise en place de mesures de développement de l’employabilité (Provencher et Turcotte, 2014) et d’incitations financières visant à rendre le travail attrayant (Banting, 2005; Dufouret al., 2003). La capacité des politiques d’activation d’influencer à la baisse les indicateurs de pauvreté a cependant été questionnée, tout comme le choix des gouvernements de prioriser l’investissement dans le capital humain (éducation et formation) au détriment des préoccupations pour les problèmes de pauvreté et d’inégalité (Banting, 2005). Ces politiques d’activation sont une des manifestations de l’individualisation croissante des problèmes sociaux où la conception d’un individu capable et responsable influence l’évolution des politiques sociales (Duvoux,  2009). C’est ce contexte qui motive la présente contribution dont le but est de mieux comprendre le vécu des prestataires d’assistance sociale (AS) de longue durée au Québec en examinant leur rapport au travail, certains processus décisionnels ainsi que les obstacles et les éléments facilitant une éventuelle transition vers le travail.

Assistance sociale : vécu des prestataires et rapport au travail

Le recours prolongé à l’AS soulève des enjeux importants en matière de pauvreté et d’exclusion sociale (Ulysse et Lesemann, 2004). Les études recensées laissent voir que les prestataires de longue durée font face à de nombreux obstacles pour sortir de l’AS. Les problèmes de santé mentale et physique pouvant compromettre l’intégration au travail des prestataires sont fréquemment rapportés, tout comme les problèmes de dépendance aux drogues ou à l’alcool, une faible scolarisation et des problèmes de santé chez les enfants (Danziger et Seefeldt, 2003; Taylor et Barusch, 2004). Un réseau social (capital social) limité est aussi un élément qui ferait obstacle à la sortie de l’AS. En effet les résultats de Lévesque et White (2001) indiquent que le capital social est la ressource qui prédit le mieux la sortie de l’aide sociale pour les prestataires de longue durée. Des recherches ont aussi montré comment les soutiens pour les jeunes peuvent annuler l’effet inhibiteur de facteurs individuels tels que la criminalité et les dépendances. Ainsi, si la taille du réseau social est à considérer, la composition du réseau, le soutien direct des acteurs du réseau, ainsi que la capacité du jeune à être réceptif au soutien de l’entourage pour soutenir l’insertion doivent également retenir l’attention (Goyette, 2012).

Diverses études s’intéressent davantage aux processus dynamiques du recours à l’AS en mettant l’accent sur le vécu et l’expérience des prestataires. Certaines de celles-ci, surtout aux États-Unis, s’intéressent aux défis que vivent beaucoup de familles et qui viennent contrecarrer les possibilités de s’investir plusieurs heures par semaine dans des activités liées à l’emploi, comme l’exigent les programmes (Danzigeret al., 2013; East et Bussey, 2007). Un de ces défis vient des difficultés à concilier les responsabilités parentales avec ces exigences (Boushey, 2002; Danziger et al., 2013; Gazso, 2007). L’attitude du personnel responsable du dossier a aussi été mentionnée par des prestataires comme un frein à l’évolution positive de leur situation (Anderson et Hoy, 2006; East et Bussey, 2007; Kissane, 2008). Du côté de la participation même à des programmes d’activation, la qualité de l’expérience d’un groupe de mères états-uniennes a été décrite comme étant généralement positive et favorable à leur confiance en elles-mêmes, malgré divers obstacles à une participation harmonieuse (Anderson et Hoy, 2006). Chez Kissane (2008), une telle expérience a cependant été décrite comme pénible et représentant une difficulté qui s’ajoute aux nombreuses autres.

L’expérience de nombreux prestataires qui réussissent à effectuer une transition vers le travail illustre une situation qui continue à être précaire et qui peut même s’aggraver dans certains cas (Danzigeret al., 2013; Harris et Parisi, 2008; Lightmanet al., 2008; Millar, 2007; Renéet al., 1999), et ce, malgré les effets bénéfiques rapportés sur la confiance en soi (Boushey, 2002). Les effets importants de la transition elle-même sur la vie familiale de mères monoparentales ex-prestataires et le nombre de changements à négocier amènent Millar (2007) à référer à une période critique de transition qui mobilise grandement les ressources adaptatives.

D’autres études ont abordé l’expérience des prestataires en s’intéressant particulièrement à leurs sentiments, comme les travaux d’Underlid (2005; 2007) qui font ressortir des sentiments de dévalorisation sociale et d’insécurité. Tonkens et Verplanke (2013) ont aussi mis en valeur les sentiments d’insécurité des prestataires ainsi que l’incapacité du système à contribuer à une sécurité émotionnelle. Marttila et ses collègues (2010) expliquent certains aspects psychologiques associés à un recours prolongé à l’AS par le sentiment de perte de pouvoir (powerlessness) – celui d’être contrôlé et dépendant –, d’exclusion et de honte. Cette perte de pouvoir caractérise aussi le discours des prestataires et ex-prestataires rencontrés par Provencher (2008), qui expriment un sentiment généralisé d’être pris au piège par le système d’AS, sentiment qui entre en contradiction avec l’autonomie prônée par la politique d’AS de la juridiction analysée.

Certaines études québécoises se sont spécifiquement intéressées à l’expérience des prestataires. Ainsi, René et ses collègues (1999) ont enquêté sur le rapport des prestataires à l'intégration professionnelle et économique. Ils observent une pauvreté matérielle quasi permanente (même chez les personnes qui réussissent à quitter l’AS), nuancent leur situation d’exclusion par une forte présence de liens familiaux, et présentent la norme du travail salarié comme un symbole de réussite chez les prestataires (allant de pair avec un malaise ou une honte vis-à-vis du statut de prestataire). D'amours et ses collègues (1999) se sont intéressés aux prestataires de plus de 45 ans ayant perdu leur travail. Leurs conclusions réitèrent la force de la norme du travail salarié (Renéet al., 1999) perçue comme véhicule d’intégration sociale. McAll et ses collaborateurs (2012) s’intéressent au vécu de 40 prestataires dont la moitié étaient sans logement. Ils soulignent entre autres les préjugés et la stigmatisation subis ainsi que les problèmes de santé mentale qui jouent un rôle important dans leur vie. Du côté des programmes d’activation, Goyette et ses collègues (2006) abordent l’expérience de 40 jeunes adultes ayant participé au Projet Solidarité jeunesse, un programme d’accompagnement et d’aide financière de dernier recours destiné aux jeunes, et insistent sur l’importance de la dynamique partenariale locale afin de soutenir les jeunes et ne pas mettre le poids de l’intégration sur les individus. À cet égard, les résultats montrent que le maintien en emploi est un enjeu central du dispositif analysé, tout comme l’importance d’un suivi après l’accès à l’emploi des jeunes ayant des problèmes de santé ou de consommation.

Certains travaux proposent des éléments pour la compréhension du recours prolongé à l’AS. Certains font référence à une dépendance à l’AS, comme Ellwood (1994), ou à des « trappes d’inactivité » (voir, par exemple, Dubet et Vérétout, 2001), pour tenter d’expliquer ce recours prolongé. Les processus décisionnels des prestataires constituent ainsi l’un des aspects importants mis en évidence dans ces tentatives de compréhension. C’est en ce sens que Wong et Lou (2010) ont exploré, à Hong Kong, au moyen d’entretiens avec des prestataires, certains processus décisionnels qui motivent ou non une sortie de l’AS. Les principaux éléments qui renforcent la volonté de sortie sont (1) l’aspiration profonde d’autonomie (self-reliance) liée à une conception positive du travail et (2) le désir de mettre fin au stigmate associé au statut de prestataire. Les éléments qui font craindre une telle sortie sont (1) un marché du travail non accueillant (trop compétitif), (2) des emplois peu rémunérés et (3) des complications administratives associées au changement de statut.

Dubet et Vérétout (2001) ont examiné la valeur du modèle qu’ils nomment « trappes d’inactivité »pour expliquer le recours prolongé, en fonction (1) des choix rationnels des prestataires (calcul des gains/pertes monétaires d’un retour en emploi) et (2) de leur qualification sociale (qui diminuerait selon l’ancienneté à l’AS). Sans invalider complètement ce modèle et malgré les limites des données administratives disponibles, leur analyse de 20 000 dossiers a démontré que les résultats (maintien ou sortie de l’AS) sont contraires, dans une bonne proportion, à ce qu’il prédisait. Ils ont examiné, par des entretiens avec un sous-échantillon (n = 128), ce qui pourrait expliquer la défaillance apparente du modèle. Ils font ressortir une multitude de facteurs qui viennent influencer la trajectoire différemment selon le contexte. Par exemple, la présence de réseaux sociaux devient essentielle pour la sortie, mais peut aussi créer un réseau de solidarité, ou de délinquance, qui contribue au maintien à l’AS; les « emplois aidés » ou transitoires peuvent servir de tremplin vers un emploi durable, mais peuvent aussi rendre le travail aversif lorsqu’ils sont perçus comme des « boulots de merde » (p. 420).

Ils évoquent en outre les « bonnes raisons » de rester à l’AS ou d’en sortir, malgré des scénarios de vie qui porteraient à croire le contraire. Les problèmes de santé (dépression, maladie, handicap, etc.) constituent une famille de raisons, alors que les coûts du travail ainsi que les risques de complications administratives (nommées « coûts de transaction », p. 422) et d’humiliation qu’implique l’éventuelle nécessité d’un retour à l’AS après une transition vers le travail en constituent une autre. Les bénéfices du travail au noir et une certaine culture de la pauvreté (compatible avec l’un des modèles décrits par Ellwood 1994) sont aussi avancés comme autres facteurs intervenant dans le recours prolongé à l’AS. Quant aux « bonnes raisons » de sortir de l’AS, elles toucheraient, pour une grande part, à la dignité et à l’autonomie associées au travail qui deviennent alors le véhicule d’intégration privilégié. Plus spécifiquement, trois catégories de facteurs ressortent : (1) l’intolérance de l’AS chez les personnes ayant déjà travaillé; (2) la conception de l’AS en tant que soutien temporaire; et (3) un contexte favorable offrant des opportunités de sortie de l’AS.

À ces différents travaux qui proposent des éléments pour éclairer les processus décisionnels des prestataires s’ajoutent ceux d’Ellwood (1994) qui insistent sur divers aspects évoqués, dont : (1) l’importance de la rationalité des prestataires et (2) des aspects culturels pouvant rendre compte, par exemple, d’une certaine sous-culture de pauvreté. Un troisième aspect est mentionné par Ellwood, qui fait voir le rôle important des sentiments de capacité et de contrôle dans le processus décisionnel qui pourrait mener vers la sortie de l’AS. Ainsi, une personne qui anticipe des succès futurs selon des accomplissements passés aura davantage tendance à vouloir sortir de l’AS.

Plusieurs études abordent les multiples obstacles au travail des prestataires, alors que d’autres permettent d’approfondir l’expérience et le vécu de certaines catégories d’entre eux. Dans un contexte où les mesures d’activation sont largement adoptées sur la base d’une logique de responsabilisation des individus (voir Duvoux, 2009), qui s’appuie sur le besoin que ceux-ci en fassent davantage pour mettre fin à leur statut, divers éléments justifient de s’intéresser davantage à l’expérience des prestataires québécois : (1) un nombre limité d’études québécoises ont été recensées sur le sujet; (2) les systèmes d’AS des études étrangères recensées diffèrent du système d’AS québécois (par exemple, aux États-Unis, seuls les parents avec enfants à charge sont admissibles); (3) une grande proportion de ces études ne s’intéressent qu’à une catégorie de prestataires (par exemple, les mères monoparentales).

Avant d’aborder les questions de recherche, mentionnons qu’au Québec, l’organisation de l’aide financière de dernier recours est sous la responsabilité du MTESS et se déploie en deux principaux programmes administrés par Emploi-Québec (sous la juridiction du MTESS) : le programme de solidarité sociale et le programme d’aide sociale (Québec, 2017). Le premier est destiné aux personnes qui présentent des contraintes à l’emploi jugées sévères alors que le deuxième offre une aide financière (moins généreuse) aux personnes jugées sans contraintes ou présentant des contraintes temporaires à l’emploi. Une série d’autres programmes servent des objectifs : (1) de formation ou de développement et de reconnaissance des compétences liées à l’emploi, (2) de recherche d’emploi et (3) d’intégration à l’emploi. Cette offre de programmes inclut différentes mesures d’activation (voir, par exemple, Goyetteet al., 2006; Provencheret al., 2016).

Objectifs, questions de recherche et méthode

L’objectif principal de la présente étude est de comprendre l’expérience de prestataires québécois qui ont eu recours à l’AS de façon prolongée. À la lumière de la problématique exposée plus haut, nous nous intéressons à ce qui contribue au maintien ou à la sortie de l’AS en portant une attention particulière au rapport au travail. Plus précisément :

  1. Quels sont les obstacles au travail?

  2. Quels sont les éléments facilitant une éventuelle transition vers le travail?

  3. Qu’est-ce qui caractérise le processus décisionnel quant au choix de travailler ou non?

Dans le cadre d’une étude plus large qui porte sur le non-recours d'une mesure sociofiscale d’incitation au travail (voir Daigneault et Macé, 2019), 46 prestataires et ex-prestataires de longue durée de l’aide sociale ont été rencontrés (Tableau 1). Ils ont été identifiés grâce à une demande d’accès à l’information à des fins de recherche soumise à la Commission d'accès à l'information du Québec et au MTESS. Le principal critère de sélection des participantes et participants est qu’ils aient eu recours à l’AS pour une durée minimale de 3 ans sur 3,5 ans et, pour la moitié d’entre eux, qu’ils aient effectué récemment une transition vers le travail. L’échantillon non-aléatoire a été constitué de façon à obtenir un portrait diversifié de la clientèle de l’AS. Les entrevues se sont déroulées d’octobre 2016 à février 2017 sur deux territoires urbains (Québec et Montréal) et dans des zones rurales de la Mauricie.

La collecte de données s’est effectuée sous la forme d’entretiens semi-dirigés. Savoie-Zajc (2003, p. 296) définit ce type d’entretien comme une « interaction verbale animée de façon souple par le chercheur ». Ce dernier s’assure que les thèmes généraux soient abordés, mais dans un mode qui se rapproche d’une conversation visant à éclairer différents aspects de l’expérience des personnes rencontrées quant aux services reçus, leur trajectoire socioprofessionnelle et leur satisfaction par rapport à cette trajectoire, ainsi que leur situation actuelle. Les entretiens ont été intégralement transcrits (sauf deux situations de refus d’enregistrement). Les personnes rencontrées ont consenti par écrit à participer à la recherche et une compensation financière de 25 $ leur a été remise[2].

Tableau 1

Caractéristiquesa de l’échantillon (N = 46) selon les données transmises par le MTESS

Caractéristiquesa de l’échantillon (N = 46) selon les données transmises par le MTESS

aÀ l’exception du statut d’immigrant, ces informations proviennent du MTESS et peuvent différer des informations plus récentes provenant des entretiens. En entretien, 18 personnes ont affirmé ne plus recevoir de prestations d’AS.

-> Voir la liste des tableaux

Certaines procédures d’analyse ont été mises à profit, à l’instar de la position de Corbin (Corbin et Strauss, 2008) sur l’analyse qualitative, en termes d’outils et non de directives préétablies. Les procédures du codage, effectué avec l’aide de NVivo 10 (QSR), s’apparentent à ce que Paillé et Mucchielli (2008) nomment l’analyse thématique. Les grands thèmes couverts par le guide d’entretien ont été intégrés comme catégories principales. À l’intérieur de ces dernières, diverses sous-catégories ont été établies pour rendre compte de la teneur des propos des prestataires au sujet des grands thèmes d’entretien. Le codage a d’abord joué un rôle de classement, permettant de repérer les extraits pertinents, pour prendre de plus en plus un rôle de dénomination, c’est-à-dire visant à rendre compte de la nature des propos et de la façon dont les discours s’organisaient autour d’un thème donné. C’est ce que Paillé et Mucchielli nomment une méthode de codage « descendante ». Les catégories qui touchent les thèmes les plus directement liés aux questions de recherche ont reçu une attention plus grande et ont été sous-catégorisées avec davantage de précision.

Résultats

Compte tenu de l’objectif de mieux comprendre ce qui contribue au maintien ou à la sortie de l’AS par les prestataires, les résultats sont structurés ainsi : (1) les obstacles au travail, (2) les éléments facilitant une éventuelle transition vers le travail, et (3) les processus décisionnels. La présentation d’extraits de verbatim[3] permet de se rapprocher du vécu des personnes interrogées et de leur donner une voix.

Obstacles au travail

Plusieurs obstacles ont été mentionnés par les prestataires en relation avec la transition vers le travail ou comme raison du recours prolongé à l’AS. Ils sont regroupés en trois grandes catégories : obstacles personnels, obstacles institutionnels et – parce qu’ils rejoignent une situation distincte et relativement homogène – obstacles associés au processus migratoire.

Obstacles personnels. Les problèmes de santé importants constituent les principaux obstacles personnels. Ils peuvent être physiques, comme en témoignent 14 personnes, et vont d’accidents causant certains handicaps à des crises convulsives, en passant par l’arthrose chronique.

J’étais en arrêt médical. Fait que tous les médecins avaient signé les papiers [menant au statut de prestataire avec contraintes temporaires], j’étais en attente de résultats. […] Aussitôt que j’ai eu mon « Ok », j’ai recommencé à travailler. […] Après ça j’ai été en arrêt de travail […] À tous les trois mois j’étais évalué. Ça a duré au moins trois ans. (2)[4]

J’ai réussi à avoir une [contrainte temporaire], mais étant donné que je n’avais pas de diagnostic précis à mon problème, mon médecin avait plus accentué le côté dépressif. Alors ça a passé pour trois mois, mais après, ça n’a pas été reconduit. […] Ce n’est pas facile d’avoir des contraintes à l’emploi quand tu es sur l’aide sociale. Ça prend des diagnostics en béton. (34)

Au même niveau que les problèmes de santé physique, parfois en conjugaison avec ces derniers, 13 témoignages rapportent des problèmes de santé mentale, des troubles d’apprentissage ou des problèmes de drogue et d’alcool.

Moi là, en dernier, c’était tellement fort la drogue, j’arrachais les tapis pour en retrouver, tu comprends? J’étais à quatre pattes, par terre la nuit. (1)

J’ai un trouble de personnalité limite, puis, pour moi trouver un emploi c’est très dur. (6)

Je travaillais, j’allais en thérapie [de désintoxication], je travaillais, j’avais des rechutes. Quand je retournais en thérapie je n’avais pas le choix de me remettre sur l’aide sociale. (9)

J’étais diagnostiqué pour choc post-traumatique, dépression… liés à beaucoup de choses, mon vécu là-bas ; chose très, très normale. On essaie de remonter les pentes ; c’est difficile. (46)

En matière d’obstacles à une transition vers le travail, les personnes rencontrées ont évoqué les difficultés de compréhension et de confiance (en soi) ou le découragement, ainsi que des éléments liés au vécu. Des difficultés d’apprentissage ou de compréhension ont caractérisé trois témoignages, comme dans l’extrait suivant qui illustre l’accumulation des obstacles à divers niveaux :

Juste les problèmes d’écriture [dyslexie] avec le stress de savoir comment écrire, si le monde va comprendre. […] Même s’ils m’engageaient, encore là, je suis une fille qui fait beaucoup d’angoisse, d’ailleurs je m’en vais voir un psychiatre pour essayer de régler ça, parce que j’ai remarqué que depuis que je ne consomme plus mon anxiété est encore là. (8)

J’ai apprécié de retourner aux cours aux adultes, mais les choses ont tellement changé que c’est trop compliqué pour moi. […] Quand ma fille était au primaire j’avais même de la difficulté à l’aider parce que la méthode de math avait changé. (13)

La confiance et la peur de l’échec ont été au centre du discours d’un prestataire (15). En combinaison avec le découragement, ce type d’obstacle est évoqué par au moins dix autres participants ou participantes. Ces éléments sont conformes au modèle des attentes d’Ellwood (1994) qui met l’accent sur l’obstacle à une sortie de l’AS que constituent le manque de confiance et la crainte de ne pas obtenir les gains espérés lors d’éventuelles démarches d’intégration.

La confiance n’est pas là, mais ça remonte tranquillement. C’est comme monter une montagne, mais avec une remorque en arrière, vraiment ; tu tires un gros bagage. […] Toujours le passé qui te rattrape. Comme je disais la remorque. Si tu montes ta côte, un moment donné tu attrapes un creux… Hop! Ton passé te rattrape. Tout déboule, tout débarque, tout se fait chambouler par une simple petite personne qui se trouve à être mon beau père. […] Comme là, je vous regarde, mais avant j’avais beaucoup de difficulté à regarder les gens. (15)

Les responsabilités familiales comme contraintes à l’emploi ont été évoquées par plus du tiers des prestataires, surtout chez les parents en situation de monoparentalité, faisant ainsi écho à l’étude de Boushey (2002).

Comme préposée aux bénéficiaires, mettons dans ce que j’ai étudié, c’est soir, weekend souvent, les jours fériés… Moi je n’ai pas de gardienne, soir non plus, weekend non plus, et souvent on te demande une fin de semaine sur deux où… Moi je ne peux pas. Je ne peux pas finir à 8 h le soir non plus. (21)

J’avais de la misère avec ma fille au niveau du gardiennage. [Dans ma communauté], il y a juste une garderie et elle était toujours pleine. Ma mère aussi travaillait dans ce temps-là, donc je n’avais pas le choix de rester à la maison. (33)

Au-delà des soins donnés aux enfants, ceux donnés aux parents, ou aux conjointes et conjoints ont aussi été décrits comme difficilement compatibles avec un emploi.

Avant la séparation moi et mon conjoint, on était rendu sur l’aide sociale, lui il était malade; maniaco-dépressif. Ma mère aussi est malade, elle s’est fait opérer à coeur ouvert, donc je ne suis pas retournée à l’emploi, car je prenais soin un peu des deux. […] Je gardais le bébé [de ma fille], car elle était monoparentale, donc je prenais soin de ma mère, du bébé et de mon mari. (29)

Des éléments du vécu comme l’âge, le manque d’études ou d’expérience de travail, et des antécédents judiciaires sont d’autres obstacles rapportés.

Obstacles institutionnels. Plus d’une douzaine de témoignages évoquent des difficultés liées au système de prestations d’AS. Des complications administratives (du type de celles dont font part Wong et Lou [2010], ainsi que Dubet et Vérétout [1994]) peuvent devenir un obstacle majeur à une transition harmonieuse vers le travail :

Au début, j’étais à temps partiel [et je recevais encore des prestations]. Ça, ça a été très compliqué. Ça a été LA chose qui m’a rendu le retour au travail le plus difficile. Ils m’ont dit qu’ils allaient me donner [un certain montant]. […] Le premier chèque : je l’ai encaissé, puis ils m’ont envoyé un papier comme quoi il fallait que je le rembourse. […] Après ça, j’ai continué à recevoir des chèques que je n’ai pas encaissés pendant quatre mois. […] Puis, neuf mois plus tard, on m’a envoyé un papier comme quoi il fallait que je rembourse tous ces chèques-là. (7)

S’il y en a des systèmes pour nous aider, il n’est vraiment pas apparent. Donc Emploi-Québec il a fallu que je pousse pendant plus d’un an et demi pour avoir accès à un DEP [diplôme d’études professionnelles]. Ils m’ont fait passer par mille et un recours horribles. C’était long. C’était comme être à l’hôpital pendant un an. (38)

La période de flottement qui place un ex-prestataire dans l’attente de ses premiers revenus de travail alors que ses prestations d’AS sont terminées a aussi représenté, pour quatre personnes, un obstacle rendant la transition vers le travail moins attrayante. Des critères de l’AS, qui rendent difficiles un petit emploi, ont été évoqués aussi comme une contrainte au travail.

La demande [d’AS] ça prend toujours un certain temps. Oui c’est payé rétroactivement, mais mettons que la demande prend trois semaines avant de passer, c’est quand même trois semaines pendant lesquelles je n’ai pas de revenu. […] Si je me retrouve trois semaines ou un mois avec zéro revenu, je suis dans la merde. (39)

Je gardais une petite fille quelques fois dans la semaine. Donc moi je déclarais ce que je faisais, mais c’était pour une amie […]. Ils voulaient que je lui charge 8 $ de l’heure plus l’assurance-maladie en cas de blessure! J’ai dit : « Non, ça va faire! » […] J’ai été garder pour [une autre personne]. […] Là aussi, ils voulaient qu’elle paye l’assurance-maladie, accident de travail, tout. Elle m’a dit […] : « Je ne peux pas te payer tout ça. » (13)

Les emplois non satisfaisants ou les difficultés d’accès à des emplois jugés satisfaisants deviennent aussi un obstacle à l’emploi.

Tout le monde trouve que je suis super bon là-dedans, mais je n’aime vraiment pas ça, je trouve que ça me mange de l’intérieur. Je ne suis plus capable de faire ça. […] Ce n’est pas quelque chose que j’aimais faire en partant et là j’ai étiré l’élastique au maximum… (3)

Bien qu’il n’ait pas toujours été évoqué directement comme un obstacle, le rôle direct des agentes ou agents d’aide sociale a été décrit au mieux comme périphérique. Dans un contexte où ces personnes ressources constituent le premier lien entre l’État, qui met en place des politiques d’activation, et les prestataires, on aurait pu s’attendre à ce que ce rôle soit décrit plus positivement par les prestataires. C’est en ce sens que nous évoquons ce rôle, tel que décrit par les prestataires, parmi les obstacles institutionnels.

Ils disent qu’ils sont là pour aider, ils disent qu’ils mettent des mesures de contrainte, mais ils n’appellent même pas les personnes. Moi ça ne m’est jamais arrivé qu’un agent m’appelle. (6)

Entre nous, les prestataires de l’aide sociale, et en général, avant, par exemple, j’avais entendu dire, mais plus tard, j’ai vu. En général l’agent social, ce n’est pas une personne aidante. Non. Non, non, non. […] Je me promène, je parle beaucoup, je cherche, je vois beaucoup d’immigrants, beaucoup de gens qui viennent d’arriver. Les agents [d’AS] sont vus comme des personnes qui cherchent à se débarrasser des clients. (19)

Ils me donnent le nom de mon agent, mais je ne le rencontre jamais. Sauf la première fois que j’ai recours à l’aide sociale. […] Moi la plupart du temps je leur dis : « Bien oui, j’aimerais ça aller aux études ». Mais ce n’est pas évolutif, je n’évolue pas avec mon agent. (37)

Je ne me sens pas vraiment accompagné ou quoi que ce soit. Je me sens plus comme si les personnes sur l’aide sociale sont tellement marginalisées en société qu’on ne sait plus comment leur présenter une formation ou un chemin vers quelque chose de positif. […] Je me suis dit : « Christ! Pourquoi ils ne t’appellent pas là pour te dire "Pourquoi tu ne travailles pas? Ça fait comme six ans que tu es là-dessus." Pourquoi ils ne t’appellent pas? »(38)

Obstacles associés au processus migratoire. Les 13 personnes immigrantes ont rapporté des obstacles spécifiquement associés à leur intégration au pays. Plusieurs ont décrit l’AS comme un passage obligé. Une majorité de celles-ci sont des personnes réfugiées qui sont arrivées au pays sans maîtriser la langue française (ni l’anglais) et avec très peu de ressources financières. Les difficultés de maîtrise de la langue ont été présentées comme la raison principale du recours à l’AS. Apprendre la langue représente pour beaucoup un travail de plusieurs années. À titre d’exemple, un interprète (membre de la fratrie) a été nécessaire pour une entrevue avec une personne asiatique arrivée au pays depuis plus de cinq ans, et la langue est encore un défi pour une personne latino-américaine, au pays depuis plus de dix ans. L’intégration en emploi a aussi été décrite comme problématique, que ce soit en raison du coût (financier et en temps) des démarches administratives pour faire reconnaitre les acquis, du manque d’informations transmises aux nouveaux arrivants ou de la discrimination en emploi.

Éléments facilitant une transition vers le travail

Probablement parce que les discussions étaient orientées vers le rôle des programmes sociaux dans une éventuelle transition vers le travail, les principaux éléments discutés comme utiles à une telle transition concernent surtout certains organismes ou programmes. Plusieurs ont mentionné l’aide précieuse que représente l’AS, de façon générale, ou des mesures plus spécifiques d’Emploi-Québec. Le soutien financier pour la formation (voir Provencher et al., 2016), sur la Mesure de formation de la main-d’oeuvre) constitue un exemple. Il a été utilisé et, dans au moins sept cas, les personnes interrogées ont souligné qu’ils l’appréciaient. Certains ont fait état du rôle positif de mesures d’Emploi-Québec qui incluent des mesures de préparation à l’emploi.

J’ai trouvé ça triste que la formation se termine. […] Je me suis ramassée cuisinière le soir. Avec tout mon stress j’ai appris à m’organiser et c’était rendu que je prenais les commandes, que j’appelais aux places pour dire ce qu’il manquait. Je faisais pas mal tout comme il le faut, pas juste serveuse et c’est ça que j’avais aimé. […] C’est le meilleur programme qu’il n’y a pas eu. (8)

L’entreprise d’insertion j’ai vraiment aimé. Ça a été très, très utile. Surtout pour les gens qui ont perdu un peu confiance en eux-mêmes. (46)

Soulignons au passage certains témoignages qui font écho aux propos de Dubet et Vérétout (2001) sur l’ambivalence du rôle des « emplois aidés », qui peuvent contribuer à la transition vers le travail, mais qui peuvent être aussi vécus « comme des prolongements de l'humiliation » (p. 420) :

L’autre formation qui me donnait 116 $ de plus par mois, je ne l’ai pas finie. Je travaillais beaucoup, je ne me sentais pas nécessairement comme les autres, je me sentais sur le bien-être [AS]. (8)

C’était peut-être 500 $, plus un 200 $, alors ça te donnait 700 $ par mois pour travailler 30 heures par semaine. […] Tu ne feras pas d’argent avec ça, oublie ça. Ça c’est sûr. Puis, ta dignité en mange un coup en ostie en même temps. (17)

Emploi-Québec joue aussi un rôle de référence vers des organismes tiers qui se spécialisent dans la recherche d’emploi et le développement des compétences. Lorsque ce rôle a été évoqué, il l’a été en termes positifs.

Du côté des personnes immigrantes, le soutien de certains organismes a joué un rôle incontournable dans le processus migratoire. Les cours de francisation ont semblé offrir une aide qui dépasse l’objectif de francisation. Certains ont aussi souligné fortement le rôle de soutien du gouvernement, allant même jusqu’à le comparer à celui de leurs parents.

[Traduction] Le gouvernement fait davantage que mon père, tu sais. (25)

[Le gouvernement,] c’est comme mes parents, depuis 18 ans, ils ont fait tout pour moi, c’est maintenant à moi de faire pour eux. (45)

Parmi les autres éléments facilitant la transition vers le travail, le soutien des proches est ressorti. Ce soutien s’est aussi manifesté chez plusieurs sous la forme d’un réseau qui permet une connexion avec le marché de l’emploi. Sept personnes ont mentionné avoir fait appel à ce type de réseau, dont cinq qui en ont bénéficié pour occuper un emploi.

Parce que ma famille est gérante de neuf restaurants, donc un moment donné j’ai dit à quel point j’en arrachais, puis là [ma fille] m’a dit : « Nous, on est dans le jus, on a besoin de quelqu’un ». (41)

Trois personnes ont aussi fait mention du rôle positif qu’a pu avoir le fait de quitter un réseau social ayant des influences négatives.

Elle a 18 ans, elle a une voiture, elle avait deux emplois et allait à l’école. C’est une personne positive, car elle voulait ; elle avait des ambitions, comme avoir sa boulangerie plus tard. Je n’étais pas avec des gens comme ça avant. J’étais avec du monde négatif, qui ne voulaient pas travailler. (30)

Près d’une quinzaine de prestataires ont mentionné le rôle plus ou moins important du réseau social, dans une démarche de prise en main. Ce résultats rejoint ceux de Lévesque et White (2001) placent le capital social comme la première ressource prédictive d’une sortie de l’AS. Bien que Dubet et Vérétout (2001) mentionnent le rôle de certains réseaux (« qui protègent et enferment », p. 419) dans le dispositif d’AS, ils défendent aussi l’idée qu’on ne peut sortir de l’AS sans des relations qui permettent de se connecter avec le monde du travail.

Certains font référence à la responsabilisation et à la prise en main individuelle comme un élément qui a permis ou qui pourrait contribuer à une transition vers le travail, diminuant ainsi le sentiment de perte de confiance et augmentant celui d’autoefficacité, ce qui rejoint le modèle centré sur les attentes d’Ellwood (1994).

Processus décisionnels

Il est important d’attirer l’attention sur les obstacles au travail abordés précédemment, car ils deviennent des facteurs importants du recours à l’AS. Dans les cas où l’acteur ne conçoit pas la possibilité d’agir sur ces obstacles, le non-emploi devient le fruit de contraintes et est difficilement associable à un processus décisionnel. La présente section aborde ainsi les autres éléments contribuant aux processus décisionnels impliqués dans la volonté de travailler ou non. Les analyses en font ressortir trois : (1) les avantages et désavantages psychologiques et financiers, (2) la qualité de l’emploi et (3) le sentiment de sécurité que procure l’AS.

Avantages et désavantages financiers et psychologiques du travail. Les avantages financiers du travail (et désavantages de l’AS) ont été évoqués clairement, mais de façon plus ou moins tranchée, par une trentaine de prestataires. Ces avantages semblaient parfois aller de soi.

Non, il n’y a pas d’avantage à l’aide sociale, on vit difficilement, on a de la misère à manger et tout, c’est difficile. […] C’est beaucoup mieux les emplois. Ça fait un gros changement. (9)

L’aide sociale c’est 600 $ environ par mois. […] Le salaire minimum, c’est le double. Quand on gagne le salaire minimum, on gagne 1500 $ environ par mois. (20)

Selon l’hypothèse du modèle du choix rationnel, le poids des avantages financiers devrait entrer dans le calcul rationnel poussant ou non vers le travail. Pourtant, les avantages psychologiques du travail rémunéré sont ressortis avec autant de force – considérant que ce type d’avantage n’a pas constitué un thème central du guide d’entretien –, bien qu’ils aient été abordés par un nombre moindre (un peu plus d’une vingtaine) de prestataires. En effet, plusieurs d’entre eux, ayant été questionnés sur leur perception des avantages financiers, ont répondu en faisant valoir des éléments de bien-être associés au travail, notamment l’utilité sociale, la fierté, la valorisation et la possibilité de mettre fin au jugement négatif d’autrui.

La fierté, juste la fierté. Moi, dès que je vais avoir ma paye jeudi, vais-je être fier, tu penses? Là, je peux dire que je paye pour l’assurance-maladie ; je paye. Il n’y a pas juste toi qui vas payer, moi aussi je vais faire ma part. (1)

C’est une de mes priorités premières [occuper un emploi]. C’est l’autonomie, c’est la liberté. Fait que je mets tout ça en priorité. C’est de l’autonomie totale, c’est de l’indépendance. (2)

Dans un emploi, au moins, je me sens utile, je fais quelque chose. (3)

[Traduction] Je ne pense pas que le gouvernement puisse me donner de l’aide sociale toute ma vie. Je ne peux pas dépendre des autres. Je suis venu ici pour faire une nouvelle vie et avoir un avenir meilleur. Mes enfants aussi vont apprendre la même chose. (25)

Ce n’est pas juste monétaire, c’est moralement c’est vraiment bon de travailler. […] Ça te conditionne, tu as plus d’endurance, plus de tolérance envers les gens. (31)

Un prestataire mentionne même qu’il serait prêt à travailler à un salaire moindre que le salaire minimum pour le bien-être qu’apporte le travail.

C’est deux mondes différents. Tu es occupé. Il n’y a pas d’écho dans ta tête, le vide. […] Je préfère travailler à 9 $ pour ce que l’occupation m’apporte. C’est plus important. C’est fou. (46)

L’évitement des sentiments de honte (évoqués par plusieurs auteurs, dont Marttila et al., 2010 et René et al., 1999) fait aussi partie des avantages psychologiques du travail.

Mentalement, c’est mieux. Avec l’aide sociale, c’est comme si une épée de Damoclès était au-dessus de ma tête. Le préjugé, je ne ressens plus cette humiliation. […] Mais je vous en prie. Le fait de ne pas être prestataire du bien-être social, c’est comme une bouffée d’oxygène, mon Dieu, cela me ravive. […] Et que personne ne pointera l’index sur moi. Même sur le plan institutionnel. Au moins le sentiment d’avoir rompu avec ce préjugé et quel soulagement mon Dieu. (5)

Une personne évoque aussi la fierté associée au travail en mentionnant qu’il travaillait parfois pour des revenus qui lui étaient ensuite soustraits de ses prestations d’AS.

Le reste je me le faisais enlever, mais que ce soit 200, 300 $, ou même 400 $ sur mon chèque, je m’en fous. Au moins je travaille, je fais mes affaires, ostie, et j’ai la fierté de ma job. (17)

Malgré cette conception largement répandue des avantages financiers et psychologiques du travail, plusieurs personnes ont aussi fait valoir les avantages financiers perçus de l’AS. Certaines sont les mêmes que celles qui ont fait valoir les avantages financiers du travail.

Pour moi, c’est plus avantageux de rester sur l’aide sociale parce que je ne paye pas pour les médicaments, ni pour le dentiste, des choses comme ça. Par exemple, si je suis à l’école, c’est Emploi-Québec qui paye la garderie. Mais sans enfants, c’est mieux de trouver un travail. (14)

Pour les familles monoparentales, l’AS semble comporter certains avantages spécifiques. On a fait valoir, entre autres, que les allocations familiales, combinées avec les prestations d’AS et la liberté de ne pas avoir à assumer les frais de garde, peuvent rendre l’AS plus attrayante.

Quand j’avais les allocations, avec l’aide sociale, ça revenait quand même à de quoi d’assez vivable et moi, ici, c’est un HLM. Donc j’étais bien, on ne manquait de rien. Le dentiste, les lunettes, les médicaments, tout le kit gratuit, c’est sûr. Mais là, depuis que ma fille a 18 ans, je n’ai plus d’allocations, donc juste l’aide sociale, oubliez ça. Tu ne peux pas vivre avec ça. (12)

Ce calcul exposé par cette mère monoparentale, qui est l’exemple correspondant le mieux au modèle du choix rationnel dans notre échantillon, illustre bien certains avantages de l’AS et le minimum de revenu qu’elle juge nécessaire pour un retour au travail.

Honnêtement, avec enfants, même à 16 $ de l'heure, je ne faisais pas énormément plus que l’aide sociale. Je dirais, idéalement, 18 $ de l'heure, mais pour ça, tu dois avoir une qualification. Le salaire minimum, je n’irais jamais travailler, honnêtement ça ne sert à rien, ça me coûte 350 $ [de service de garde] par mois pour mes deux plus jeunes. Si on part avec ça, il ne faut pas oublier qu’avec l’aide sociale, tu as : médicaments payés, lunettes payées, dentiste payé, tout de payé. Tu peux même aller te chercher une aide alimentaire si tu es mal prise : panier Noël, etc. À la minute où tu travailles, tu n’as plus accès à rien, tu dois tout payer. En bout de ligne, j’avais fait les calculs puis je ne faisais pas énormément plus, je devais faire 50 $ par semaine, de plus, net. (28)

Bien que dans certains cas la validité des arguments puisse être questionnée, une dizaine de personnes rencontrées se prononcent ainsi sur les désavantages perçus du travail au salaire minimum ou présentent le résultat d’un calcul coût-bénéfice favorable au maintien de la situation de prestataire d’AS.

Ça dépend de combien de l’heure. Si je m’en vais travailler à 10 $ de l’heure ce n’est pas avantageux. Ça va quasiment me coûter plus cher de travailler : l’essence, le ci, le ça. (21)

La raison, c’est le salaire minimum. C’est trop bas. J’ai un loyer à payer, crois-moi que ça a l’air facile, mais ce ne l’est pas. Tu vas travailler à 10 $ de l'heure, avec tous les frais, tu vas voir que tu vas être en dessous. (31)

L’importance de la qualité de l’emploi

Bien que le travail soit important ou devienne un idéal à atteindre pour la plupart des prestataires interrogés, la qualité des emplois est explicitement un critère pour une vingtaine d’entre eux. Cette importance accordée à la qualité de l’emploi rejoint la critique par Dubet et Vérétout des modèles fondés sur le choix rationnel qui ne prendraient en compte « que des emplois, des salaires et un travail abstrait, sans contenu social et subjectif » (Dubet et Vérétout, 2001, p. 423).

Mais pour moi, vraiment, ce n’est pas l’argent. En premier, c’est ma santé et mes enfants et d’être bien au travail. Que les employeurs me traitent bien. […] qu’on me traite avec respect. (14)

[Traduction] L’argent n’est pas tout. J’ai besoin d’une vie de famille aussi! […] Si je travaille la nuit, le lendemain je dois dormir de jour. Ce n’est pas bon pour ma santé. (25)

Ça dépend c’est quoi le travail. Pour moi c’est important de travailler, mais pas de sentir que je travaille. Un travail pour moi c’est quand tu évolues dans un travail, en tant que personne. (37)

C’est sûr que si je n’étais pas retournée aux études… Travailler à temps plein dans un travail que je n’aime pas, je ne l’aurais pas fait non plus. Être obligée de… Tu te lèves le matin, tu as ta petite routine avec tes enfants : « Fuck! Faut que j’aille travailler ». Je ne veux pas de ça dans ma vie. Je veux : « Yes! Je m’en vais travailler ». (42)

Le sentiment de sécurité que procure l’AS

La sécurité associée au statut de prestataire d’AS ainsi qu’aux prestations elles-mêmes est ressortie des entretiens. Plusieurs prestataires en ont parlée, dont une dizaine qui l’ont mentionnée explicitement. Cette sécurité va de pair avec la peur de quitter l’AS pour un emploi, peur liée elle-même à la possibilité de perdre cet emploi et de devoir refaire les démarches administratives qui donnent droit aux prestations, au risque d’essuyer un refus. Ce risque de complications administratives associé au changement de statut est d’ailleurs un des trois facteurs avancés par Wong et Lou (2010) comme contribuant négativement à la décision de sortir de l’AS.

Si vous êtes dans l’aide sociale, vous trouvez un emploi, c’est comme un mur qui est formé. Si la personne commence le travail et qu’il y a des problèmes, qu’il y a quelques difficultés, cette personne ne peut pas retourner à l’aide sociale ; elle tombe dans le vide. […] Les seules choses que je voudrais savoir [lors d’une éventuelle embauche] c’est : « Est-ce que si la chose ne marche pas là-bas, si je ne trouve pas, est-ce que je peux revenir à l’aide sociale? » Sinon, je dis non. (19)

J’aurais peur de me faire renvoyer avant mon trois mois et que je sois obligée de refaire une demande de BS [AS] qui est compliquée, que je n’aie plus d’argent, que je me fasse mettre dehors. Tu comprends? J’imagine le pire. À quelque part le BS [l’AS], bon ce n’est pas beaucoup d’argent, mais ça en vient une sécurité, pareil, quand tu as beaucoup de problèmes. (8)

Retourner au travail. C’est une autre peur que les gens ont. Parce que : « Hé! Si je n’ai rien après trois mois, je recommence à zéro, je n’ai plus les médicaments ; certains droits, je les perds ». (31)

Parce que l’aide sociale va toujours être là. Dans le sens que le premier [du mois] tu vas avoir ton chèque. […] Tu es « sécure », mais en même temps c’est tellement peu. Aller travailler c’est beaucoup plus avantageux au niveau financier, [mais] je trouve ça stressant. Qu’est-ce qui va arriver à la job? Est-ce qu’ils vont faire faillite? C’est des questions que, pas juste moi, que je pense que les gens se posent en général. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui aiment beaucoup l’aide sociale parce qu’ils sont « sécures » là-dedans. Ils se sentent en sécurité tout court, c’est vraiment le mot. Et ils ont de la misère à quitter parce que ça fait peur le marché du travail. (37)

Il serait difficile de conclure la présentation des résultats sans faire allusion au travail non déclaré. Dubet et Vérétout (2001) affirment que pour certains le travail au noir procure un triple bénéfice : (1) financier, (2) d’ordre social, dans la mesure où il est un véhicule de socialisation, et (3) de liberté, car il permet de refuser les emplois légaux de piètre qualité. Un extrait suggère que le travail, effectué au noir ou générant un revenu mensuel maximal autorisé de 200 $, pourrait être partie intégrante de la vie de certains prestataires :

Si tu dis que les gens de l’aide sociale ne travaillent pas, ce n’est pas vrai. Ils font quelque chose. […] Par exemple, ramassent des fraises dans cette période et font le ménage, remplacent quelqu’un, oui. […] Les gens de l’aide sociale améliorent l’argent qu’ils reçoivent. (19)

Malgré la difficulté de l’aborder de front en entretien, trois prestataires (dont un à micro fermé) ont fait part sans détour de leur expérience de travail au noir, alors que trois autres ont admis avoir une telle expérience. En l’absence d’une analyse plus approfondie, le témoignage qui suit pourrait aller dans le sens de certains préjugés dépeignant le prestataire comme le profiteur d’un système trop généreux, à moins qu’il ne soit tout simplement quelqu’un de raisonnable, de « normal » (sur ce point, voir Daigneault, 2015, p. 157).

Si j’allais travailler dans une cuisine, ce serait la pire idée parce que je ferais quoi? 10 $ de l’heure, 40 heures/semaine, [moins] toutes les taxes. Je ne dis pas que c’est le même salaire que l’aide sociale, mais c’est très proche. Et tu n’as aucun avantage social. Je n’aurais pas mes dents, je n’aurais pas mes lunettes, je n’aurais pas mes médicaments. Alors c’est bien plus payant d’être sur l’aide sociale que de travailler. Alors je choisis l’aide sociale et en travaillant sous la table, en construction, bien non seulement que j’ai appris à travailler et à régler plusieurs problèmes dans ma vie, mais j’avais l’argent tout le temps de soutien de l’aide sociale à côté. (38)

Ce jeune prestataire (29 ans) évoque les gains financiers, mais aussi des gains en termes d’expérience de travail. Dubet et Vérétout (2001) exposent les possibilités d’un travail au noir qui enferme dans le système d’AS, mais qui peut aussi ouvrir les portes du travail légal. C’est cette deuxième option qui semble prévaloir ici, car on constate que le travail au noir, décrit initialement comme l’option la plus avantageuse, n’est pas satisfaisant et devient même une source de motivation pour cheminer vers un emploi légal et de qualité.

Je n’ai aucun recours pour me plaindre. En ce moment mon employeur me doit 550 $ et ça fait un mois. Qui veux-tu que j’appelle? Je ne peux pas appeler le gouvernement et dire : « Hé! Ce gars-là, il gère une shop illégale et il me doit de l’argent ». Alors c’est sûr que j’aimerais avoir de quoi de legit  [légitime], mais bien payé aussi, parce que je n’ai aucune intention d’aller travailler au McDonald. Alors en allant à l’école, je sais qu’en sortant de là, je vais avoir un emploi qui est payé, minimum, 20 $ de l’heure. (38)

Ce prestataire laisse entendre qu’il se prend en main, malgré des problèmes de toxicomanie évoqués. De façon plus générale, on peut conclure que le travail au noir sert de revenu d’appoint dans certains cas et qu’il joue un rôle dans le processus décisionnel qui éloigne ou rapproche du marché du travail ; mais, pour citer encore une fois Dubet et Vérétout (2001, p. 417), « il faut se méfier de la tendance qui consiste à blâmer la victime, à reprocher aux uns leur passivité excessive et aux autres leur trop grande débrouillardise pour capter les aides sociales et le travail au noir ».

Une autre stratégie, à laquelle ont fait allusion au moins six prestataires, peut être associée au sentiment de sécurité procuré par l’AS ou à la crainte de la quitter. Cette stratégie consiste à travailler pour gagner les 200 $ de revenu de travail qui peuvent s’ajouter sans pénalités aux revenus des prestations.

J’étais à la limite de l’impôt donc j’ai travaillé et ils ne payaient pas plus que 200 $. Je m’étais informé à l’aide sociale, parce que si j’avais travaillé plus, ils auraient coupé. (15)

Mais j’ai reçu 200 $ par mois ou 150 $ par mois et je peux faire ça et continuer à l’aide sociale parce que c’est la limite. Donc je fais ça et, en plus, c’est comme mon travail maintenant. (19)

Même si je suis en contrainte temporaire à l’emploi, j’ai un petit travail, temps partiel, quelques heures par semaine. Ça fait 7 ans. […] Je fais 2-3 heures par semaine. (34)

Discussion

À partir des propos ou expériences des principaux concernés et des problèmes dont ils font état, le présent article porte un regard sur le système d’assistance sociale du Québec. Relativement aux raisons évoquées pour expliquer un recours prolongé à l’AS et les obstacles à la sortie, comment caractériser les processus décisionnels impliqués dans le choix ou le désir de sortir de l’AS? Rendent-ils compte d’un calcul rationnel de l’acteur ou d’obstacles liés au vécu de la personne ou à des contraintes institutionnelles? Nos résultats révèlent l’existence d’obstacles personnels et contextuels qui correspondent en grande partie à ceux identifiés dans les écrits recensés, ainsi qu’un certain calcul coût-bénéfice qui intègre davantage de variables que le seul gain monétaire d’une transition vers le travail. Même si, dans certains exemples, des arguments mettent fortement en avant les avantages de l’AS, et mis à part de rares exceptions dans nos données, il est difficile d’affirmer qu’un recours prolongé à l’AS puisse découler d’une liberté de choix plutôt que de contraintes. La complexité des situations permet difficilement de distinguer ce qui relève de cette liberté de choix et viendrait, par exemple, d’une faible valeur accordée au travail, et ce qui relève des contraintes personnelles (santé, parentalité, manque de confiance) ou contextuelles (marché de l’emploi peu accueillant, emplois de piètre qualité, risques administratifs du changement de statut) empêchant une telle liberté. Aux yeux des prestataires, ce sont principalement les contraintes qui expliquent leur recours prolongé à l’AS. Le sentiment de sécurité – qui devient un incitatif à se maintenir dans l’AS – contribue à la complexité des situations et du processus décisionnel et s’interpose dans un calcul rationnel où le travail offre des opportunités de gains financiers qui s’accompagnent du risque de pertes financières en cas d’échec.

La mise en évidence de ce sentiment de sécurité, que permet le système d’AS, constituent l’un des résultats importants de cette étude. Il va à l’encontre des constats de Tonkens et Verplanke (2013), aux Pays-Bas, sur l’incapacité du système d’AS de procurer une sécurité émotionnelle aux mères qui constituent leur échantillon. Il rejoint cependant les résultats de Wong et Lou (2010) qui concluent à la contribution du système d’AS d’Hong Kong au sentiment de sécurité.

Un autre élément qui devient important dans le processus décisionnel qui détermine le choix ou le désir de faire une transition vers le travail est le revenu de travail exclu du calcul des prestations. Certains témoignages font état de l’objectif de travailler pour obtenir ce revenu de travail exclu. Éloquents, ces témoignages permettent de déduire que certaines personnes travailleraient certainement davantage pour augmenter leur revenu de travail si ces revenus additionnels n’étaient pas intégralement soustraits de leurs prestations. L’effet dissuasif de ces pénalités financières imposées et la sécurité que procure l’AS deviennent des effets dissuasifs pour une éventuelle sortie de l’AS et une transition durable vers le travail.

Malgré ces éléments qui peuvent influencer négativement la volonté de quitter l’AS, la transition vers le travail comme idéal à atteindre – parfois lointain, devons-nous peut-être préciser – ainsi qu’une forte valeur accordée au travail sont des éléments ancrés, à peu d’exception près, dans le discours des prestataires interrogés, ce qui rejoint les constats de Wong et Lou (2010) et confirme ceux de René et ses collègues (1999) au Québec.

Si nous avons discuté du revenu de travail exclu et du sentiment de sécurité comme obstacles à la sortie, c’est que ces deux éléments touchent l’architecture même du système d’AS québécois. Sur la base de ces constats, il nous semble opportun de considérer la possibilité de revoir la façon de réglementer les revenus de travail exclus. Envisager des moyens de rendre possible des revenus de travail mensuels supérieurs à 200 $, sans qu’ils soient intégralement soustraits des prestations, nous semble une avenue à explorer. D’autre part, même si le sentiment de sécurité peut agir en tant qu’incitatif au maintien à l’AS, il nous apparaît inopportun de diminuer la sécurité qui est la raison première de la mise en place des politiques d’AS. Il faudrait donc privilégier les moyens de diminuer la peur de quitter l’AS. Bien que certains éléments des programmes aillent en ce sens (par exemple, le droit au carnet de réclamation pour une durée de six mois, pendant laquelle le dossier reste ouvert), on pourrait envisager des démarches administratives accélérées pour réintégrer l’AS – vues et comprises comme telles par les principaux concernés – en cas de perte d’emploi ou pour diminuer cette peur.