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En 2007-2008, certains médias ont provoqué des tensions dans les rapports entre les majoritaires et les minoritaires par leur traitement de la « crise » des accommodements raisonnables, exacerbant les préjugés négatifs et les stéréotypes à l’encontre des Québécois issus de l’immigration[1]. Concluant que les accommodements utilisés pour faire cesser les situations de discrimination ne posaient pas de problème, le rapport de la Commission Bouchard-Taylor a révélé une crainte croissante des Québécois à l’égard de l’immigration. Quant au navrant projet de « Charte des valeurs », il a aussi amplifié la stigmatisation des immigrants, notamment des musulmans (Parent, 2013).

Dix ans plus tard, le ton est devenu plus prudent dans les médias. On y traite plus souvent des relations ethniques, de la discrimination, du racisme et de la hausse des actes haineux, mais peu des actions à entreprendre pour atténuer ces problèmes. Plus récemment, l’attentat du 29 janvier 2017 à la Grande mosquée de Québec a plongé la société québécoise dans le deuil et la stupeur. Au-delà de l’élan de sympathie manifesté envers les Québécois arabes et musulmans à la suite de ce tragique événement, les élites politiques tendent à instrumentaliser ces enjeux à des fins électorales et nourrir un climat général d’intolérance à l’égard des enjeux liés aux minorités. La récente saga de la consultation publique sur la discrimination systémique et le racisme – changée en Forum sur la valorisation de la diversité – n’a pas favorisé le « vivre-ensemble ».

Dans ce contexte marqué par les enjeux politico-identitaires, l’expression d’émotions et d’opinions à leur sujet, la recherche peut jouer un rôle de premier plan puisque l’observation des faits et la production de connaissances sont des éléments essentiels au débat public. C’est en ce sens que nous avons étudié la situation des Québécoises et des Québécois originaires du Maghreb[2] en procédant à un testing[3] à l’embauche dans la région de Québec. Dans cet article seront abordés la problématique de la discrimination au Québec, la théorie, la méthodologie, les résultats, les interprétations et des pistes de recherches.

Depuis le milieu du 20e siècle, les origines de la population québécoise ne cessent de se diversifier du fait de l’immigration. Pourtant, en raison du statut de minoritaire du Québec en Amérique du Nord et au Canada, l’étude des préjugés, de l’ethnicité[4] et de la discrimination demeure une question sensible (Bourhis et Gagnon, 1994). Moins abondantes qu’aux États-Unis, en Europe et dans le reste du Canada, certaines enquêtes publiques et recherches académiques ont toutefois été réalisées dans le domaine des études ethniques « québécoises ».

Formes de discrimination

À la suite de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’adoption de la Charte des droits et libertés de la personne en 1975 visait à harmoniser les rapports des citoyens entre eux et avec leurs institutions. Par le fait même, la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et le Tribunal des droits de la personne ont été institués. La première est chargée, entre autres mandats, de mener des enquêtes sur les cas de discrimination. Dans les années 1980, ses études sur les problèmes dans le domaine du taxi et les relations de la police avec les minorités à Montréal ont contribué à corriger des pratiques institutionnelles responsables de situations discriminatoires et à responsabiliser les employeurs face aux enjeux de la discrimination (Bosset, 2005). Définie « comme une distinction, exclusion ou préférence ayant pour effet de détruire ou de compromettre le droit à l’égalité », la discrimination est généralement motivée par des stéréotypes et des préjugés, conscients ou inconscients. Elle disqualifie ou stigmatise des gens en raison de leur couleur, de leur apparence ou de leur appartenance, réelle ou présumée, à un groupe (CDPDJ, 2018). Dans un travail de réflexion sur les situations particulières des femmes, des minorités et des personnes handicapées en lien avec l’emploi, Chicha-Pontbriand (1989) a distingué et analysé la discrimination directe, indirecte et systémique.

La discrimination directe renvoie à une situation où un individu ou un groupe est intentionnellement soumis à un traitement distinct en raison d’un motif prohibé par la loi. Refuser la candidature d’un individu parce qu’il appartient à une minorité ethnique représente un cas de discrimination fondée sur l’origine. La discrimination indirecte, ou par suite d’un effet préjudiciable, est plus subtile car elle se produit généralement sans préméditation. Elle découle d’une pratique neutre à première vue mais ayant un effet discriminatoire auprès d’un individu ou d’une catégorie, même si cet effet n’était pas voulu. La discrimination systémique a souvent des effets durables sur un groupe précis d’individus en raison d’une caractéristique stigmatisée, par exemple la couleur de la peau (CDPDJ, 2018). En emploi, celle-ci renvoie à « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements, individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés par l’article 10 de la Charte » (Chicha-Pontbriand, 1989, p. 85). En plus de réduire l’accès à l’emploi de certains groupes, elle est plutôt difficile à neutraliser en raison de la persistance des préjugés et des stéréotypes. Pour la contrer, des redressements de même nature sont parfois nécessaires.

Inégalités dans l’accès à l’emploi

En 1985, la Charte des droits et libertés de la personne a été amendée pour inclure les programmes d’accès à l’égalité afin de corriger la discrimination en emploi (Chicha et Charest, 2013). Appliquées dans les organismes publics et gouvernementaux ainsi que dans certaines entreprises privées, ces mesures visent principalement deux objectifs. D’une part, assurer une plus grande représentation en emploi des personnes issues de groupes victimes de discrimination : femmes, Autochtones, « minorités visibles[5]», minorités ethniques, personnes handicapées. D’autre part, identifier des pratiques susceptibles d’avoir des effets discriminatoires afin de les rectifier. Luttant contre la discrimination, ces programmes ont également pour but de diminuer la ségrégation professionnelle, la surreprésentation des membres des minorités dans les emplois précaires. Cependant, loin d’être obligatoire et appliquée rigoureusement, cette politique a plutôt donné lieu à la mise sur pied de plusieurs programmes d’accès à l’égalité en emploi qui n’ont eu qu’une portée très limitée au Québec, voire nulle dans certains cas. Du côté des employeurs, le problème de la discrimination ne semble pas reconnu, ni le fait que leurs pratiques de gestion des ressources humaines (RH) puissent contribuer à le perpétuer. Pour accroître l’efficacité des programmes d’accès à l’égalité, Chicha et Charest (2013) ont mentionné trois conditions à satisfaire : une forte volonté politique du gouvernement, une refonte en profondeur du modèle législatif et un renouvellement des pratiques des acteurs.

Nés et socialisés au Québec, ayant pour langue maternelle le français, ayant également acquis tous leurs diplômes et leurs expériences de travail dans la province, les Québécois issus des minorités racisées peinent encore souvent de nos jours à se trouver un emploi à la hauteur de leurs compétences en raison de la stigmatisation de leurs noms. Nous estimons que le problème de la discrimination est largement occulté dans le débat portant sur les difficultés liées à leur intégration socioprofessionnelle (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). À l’inverse de discours contribuant à voiler le poids de la discrimination dans les inégalités socioéconomiques qui affectent particulièrement les minorités racisées, nous considérons que les différences individuelles ou culturelles n’expliquent pas tout. Illégales et illégitimes, les pratiques discriminatoires sont également en cause. Or, elles demeurent difficiles à cerner et à prouver, tant juridiquement que scientifiquement, car elles se concrétisent souvent subtilement, voire inconsciemment, sans engendrer d’attitude ni de discours raciste (Renaud, Germain et Leloup, 2004). Depuis une cinquantaine d’années, la méthode scientifique du testing[6] a largement fait ses preuves pour mesurer l’ampleur de la discrimination entravant le libre accès à l’emploi.

Discrimination à l’embauche

En 2010, la CDPDJ a mené une vaste consultation publique sur le profilage racial et ses conséquences, permettant de donner une voix aux victimes, de réfléchir aux pistes de solution, de stimuler la prise de conscience quant à l’ampleur du problème et de favoriser la participation des jeunes issus des minorités racisées à la société québécoise. Selon le rapport issu de cette consultation, le profilage racial n’est qu’une des formes de discrimination subies par les jeunes. Dans sa principale recommandation, ce rapport enjoignait au gouvernement d’adopter une politique de lutte contre le racisme et la discrimination, politique qui se fait toujours attendre. Par ailleurs, nombre de groupes et d’organismes consultés à ce sujet ont signalé la nécessité de recueillir des données pour examiner les formes et l’ampleur de la discrimination (Eid, Magloire et Turenne, 2011). Le premier testing québécois mesurant la discrimination à l’embauche a eu lieu dans ce contexte.

L’enquête pilotée par la CDPDJ a été menée dans la région montréalaise, de décembre 2010 à mai 2011. La collecte de données, basée sur la méthode du testing, a généré l’envoi de 581 paires de CV fictifs en réponse à des offres d’emplois réelles. Pour chaque offre d’emploi, les chercheurs ont acheminé par courriel une paire de CV équivalents dans des entreprises privées, des institutions publiques et des OSBL. Dans chaque paire, un nom typiquement franco-québécois a été assigné au candidat « majoritaire » et un prénom et nom à consonance arabe, latino-américaine ou africaine au candidat « minoritaire » Afin d’isoler l’impact discriminatoire lié à la variable de l’origine ethnique, le même genre a été utilisé pour chaque paire de CV. Les candidats masculins ont postulé pour des postes qualifiés (marketing, communication et RH) et les candidates féminines pour des postes peu ou non qualifiés (secrétariat et service à la clientèle). Selon les résultats du test, le taux net de discrimination[7] le plus élevé a été observé auprès des candidats noirs (africains) pour des emplois qualifiés (38 %) et peu qualifiés (42 %). Quant aux candidats latino-américains et arabes, le taux observé était moins élevé pour les emplois qualifiés (30 % et 33 %) et peu qualifiés (28 % et 35 %). En moyenne, toutstypes d’emplois confondus, les candidats minoritaires ont fait l’objet d’un taux de discrimination substantiel dans un peu plus du tiers des cas (35 %). Selon la conclusion de l’enquête, un candidat majoritaire, dénommé Tremblay ou Bélanger, avait environ 60 % plus de chance de recevoir une invitation pour un entretien d’embauche qu’un candidat minoritaire dont le patronyme était Ben Saïd, Sanchez ou Traoré. Ce test a mis en lumière le caractère structurel, et non pas individuel ou culturel, de la discrimination à l’embauche. Plutôt qu’à une distribution inégale des compétences, cette discrimination serait imputable aux préférences des employeurs qui, souvent inconsciemment, valorisent les majoritaires davantage que les minoritaires[8] (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). Selon l’analyse des rapports annuels de la CDPDJ déposés entre 2012 et 2017, environ la moitié des plaintes de discrimination déposées concernait le secteur du travail et le motif de la « race », de la couleur et de l’origine ethnique (ou nationale) se classait au deuxième rang des motifs le plus souvent invoqués, après le handicap[9].

Discrimination multiple

L’approche intersectionnelle ou de l’intersectionnalité[10] insiste sur le fait que les différences en cause dans les discriminations ne sont ni naturelles ni ancrées dans les caractéristiques intrinsèques de l’individu, mais produites dans des contextes et des rapports sociaux inégalitaires (Bilge et Roy, 2010). Selon cette école de pensée, les individus ne sont pas sur un pied d’égalité mais occupent des positions asymétriques. C’est pour cette raison que les études intersectionnelles mettent l’accent sur le caractère multiple des sources de la discrimination et s’intéressent aux personnes se situant à l’intersection de plusieurs « vecteurs d’inégalités ». Les termes synonymiques de « discrimination multiple », « discrimination croisée » et « discrimination intersectionnelle » renvoient à l’idée que les individus peuvent subir une discrimination simultanément fondée sur plus d’un motif et irréductible à la somme de ses composantes (Bilge et Roy, 2010). Largement ignorées ou confondues dans la plupart des analyses et des testings ne tenant compte que d’un seul axe de domination, l’approche intersectionnelle étudie spécifiquement les différences entre les membres d’un même groupe (McBrideet al., 2015).

Depuis les années 2000, les immigrants francophones du Maghreb représentent l’un des plus importants groupes d’immigrants au Québec. Or, les événements du 11 septembre 2001, la « crise » des accommodements raisonnables et l’épisode de la « Charte des valeurs » ont contribué à propager des attitudes négatives à l’égard des individus et des groupes identifiés comme arabes ou musulmans (Lenoiret al., 2009; Gauthier, 2016). Conjuguée à la réticence croissante des employeurs à les embaucher, leur intégration en emploi est freinée par plusieurs obstacles, dont la discrimination. Selon les données analysées, les immigrantes hautement qualifiées sont les plus susceptibles de subir une discrimination multiple (Gauthier, 2016). Analysant spécifiquement le processus de déqualification des immigrantes, Chicha (2012) a montré qu’elles étaient plus susceptibles que leurs pairs masculins de connaître un taux de chômage élevé, d’avoir de faibles revenus et de subir des conditions de travail précaires. La chercheure replace leur situation dans la perspective d’une discrimination systémique et intersectionnelle car elle résulte du cumul de plusieurs motifs de discrimination et des effets croisés négatifs du genre, de l’origine et de l’appartenance ethnique. Les politiques actuelles qui encadrent la sélection et l’intégration des immigrants ainsi que la lutte contre la discrimination contribueraient à nier ces spécificités et à les invisibiliser.

Théorie

Jusque dans les années 1960, les pratiques discriminatoires directes étaient monnaie courante et largement tolérées dans l’espace public. Or, malgré la progressive diminution de ces actes dans la spère publique, plusieurs intellectuels étatsuniens ont suggéré que la discrimination à l’embauche est une tendance structurelle plutôt qu’une « chose du passé » (Pager, 2007). En illustrant brièvement ce débat, nous présenterons les modèles théoriques, les tests novateurs ainsi que les approches intersectionnelles.

Modèles économiques

Deux modèles théoriques ont alimenté la majeure partie des débats et des explications de la discrimination à l’embauche dans la littérature. D’une part, la « discrimination par le goût » est basée sur les préférences de l’employeur, d’employés ou de clients envers certains groupes ethniques (Becker, 1957). Ainsi, la personne en position de pouvoir peut consciemment prendre des décisions d’embauche sur la base de préjugés négatifs, voire racistes. D’autre part, l’approche de la « discrimination statistique » est empreinte d’une rationalité reposant davantage sur des croyances ou des stéréotypes (Phelps, 1972; Arrow, 1973). À défaut d’avoir suffisamment d’informations sur les compétences d’un candidat, l’employeur se sert généralement du signal envoyé par le nom sur les CV pour déduire le groupe auquel il appartient. Ensuite, estimant son éventuelle productivité en fonction de son appartenance, réelle ou présumée, il décide de l’engager ou non. Ce modèle suppose que l’employeur connaît en détail la productivité de chacun des groupes et que chaque candidat tend à produire réellement selon cette moyenne. Généralement, les résultats des tests de discrimination sont interprétés de manière à confirmer l’une de ces approches.

Ces modèles économiques ont plusieurs choses en commun, dont le vocabulaire en termes de préférence, de compétence et de productivité. Nous en évoquerons deux. Premièrement, chacun offre une explication rationnelle de la discrimination basée sur la perspective du marché du travail. Élaboré avant l’adoption des premières lois interdisant la discrimination, le premier modèle fait reposer la cause de celle-ci sur des attitudes et préjugés négatifs, à caractère raciste ou sexiste. S’il en a le « goût » et s’il est prêt à en payer le « coût » sur le marché du travail, le recruteur peut sciemment ne pas engager certains membres issus des groupes minoritaires. Quant au second modèle, il s’est délesté des attitudes ouvertement préjudiciables, désormais interdites par la loi, au profit des stéréotypes[11]. La « discrimination statistique » est fondée sur une analyse en termes de coûts et de bénéfices. Discriminer des candidats minoritaires en leur imputant une productivité théorique moindre que celle des majoritaires permet à la fois d’épargner du temps et des ressources considérables. Deuxièmement, ces approches adhèrent à l’hypothèse de la disparition graduelle de la discrimination (Bertrand, Chugh et Mullainathan, 2005). Ainsi, la discrimination ne serait plus un facteur majeur pour expliquer les inégalités persistant sur le marché du travail (Heckman, 1998). À l’opposé, d’autres estiment que la discrimination à l’embauche est un fait largement confirmé et documenté par différentes études dans la plupart des économies occidentales (Edo et Jacquemet, 2013). En politique et dans le monde académique étatsunien, voire nord-américain, ce débat demeure vif (Pager, 2007).

Discrimination implicite

Plus subtile et cachée que par le passé, la discrimination s’avère pourtant une réalité persistante dans dix-huit pays où une quarantaine de tests de correspondance ont été menés de 1990 à 2015 (Zschirnt et Ruedin, 2016). L’évidence de la discrimination à l’encontre des minoritaires est telle que ceux-ci doivent, en moyenne, soumettre environ 50 % plus de CV pour accéder à l’étape de l’entretien. Survenant dans des proportions similaires des deux côtés de l’Atlantique, la discrimination ne semble pas varier en fonction du taux de chômage et du PIB, ni entre les immigrants de première génération et leurs enfants nés dans le pays d’accueil (deuxième génération). Par ailleurs, les politiques luttant contre la discrimination seraient peu efficaces pour diminuer ces pratiques d’embauche (Zschirnt et Ruedin, 2016). De manière similaire, une méta-analyse portant sur vingt-huit tests menés aux États-Unis entre 1989 et 2015, a montré que les Blancs reçoivent en moyenne 36 % plus de réponses positives que les Afro-Américains et 24 % plus que les Latino-Américains. Pour les premiers, le taux de discrimination est demeuré stable durant cette période alors que les seconds ont connu une diminution modeste de la discrimination à l’embauche (Quillianet al., 2017). Si les causes exactes de ce problème demeurent inconnues, une nouvelle approche permet d’en expliquer la relative stabilité dans le temps.

Selon les recherches menées en psychologie sociale aux États-Unis, le problème de la discrimination s’expliquerait plus par des attitudes préjudiciables souvent inconscientes que par des préjugés explicites. Avec les changements légaux et normatifs apportés par le Civil Rights Act pour interdire la discrimination, les préjugés raciaux explicites ont considérablement diminué dans le dernier tiers du 20e siècle (Schumanet al., 1997). Selon plusieurs études, ces préjugés n’auraient pas disparu, mais ils seraient devenus plus subtils et déguisés. Ainsi, la majorité des Blancs aurait à la fois des valeurs égalitaires et des attitudes raciales négatives. Toutefois, ces dernières ne se manifesteraient plus ouvertement, mais seulement dans des contextes où la discrimination est plus subtile, s’exprime de manière indirecte et est rationalisée sur la base d’autres motifs que la « race » (voir Dovidio et Gaertner, 2000). Selon la sociologue B. Reskin (2000), les causes de la discrimination résideraient davantage dans des processus cognitifs normaux que dans des sentiments négatifs conscients envers les membres d’autres groupes. Prenons l’exemple de la catégorisation sociale. C’est un processus automatique et rapide qui active les stéréotypes inconscients sans que l’individu n’en prenne conscience rationnellement. La catégorisation sociale serait surtout influente lorsque la charge cognitive d’un individu est élevée, qu’il effectue une tâche ambiguë et nécessitant peu d’attention, tel le tri des CV.

À la suite de ces recherches et de l’étude phare ayant favorisé l’essor des testings (Bertrand et Mullainathan, 2004), une troisième interprétation de la discrimination a été proposée : la « discrimination implicite » (Bertrand, Chugh et Mullainathan, 2005). Selon cette perspective, la discrimination pourrait survenir de façon non intentionnelle en raison de l’activation des biais implicites (stéréotypes inconscients). Ainsi, les individus entretenant inconsciemment des stéréotypes négatifs à l’égard des minoritaires seraient plus susceptibles de catégoriser négativement certains candidats que d’autres dont les préjugés négatifs sont conscients. Cette propension serait accentuée par la coprésence de certains critères, tous identifiés dans le tri des CV, et favoriserait la discrimination implicite. Il s’agit de la pression induite par le temps limité pour accomplir la tâche, l’ambiguïté des critères déterminant les bonnes candidatures et le faible taux d’attention requis pour effectuer la tâche. Cette interprétation implicite de la discrimination implique de revoir les façons de la penser, de la mesurer et d’en imaginer les solutions[12]. Bertrand, Chugh et Mullainathan (2005) ont proposé de réduire l’emprise des biais inconscients lors des décisions prises à l’embauche en informant les cadres des ressources humaines de l’existence de ces biais, en allouant davantage de temps pour l’étude des candidatures à l’étape du tri des CV et en développant un schéma d’entrevue plus structuré afin de focaliser l’attention des recruteurs sur les compétences.

Innover avec le testing

Dans la littérature, la combinaison d’un test écrit avec d’autres outils d’enquête, notamment les entrevues, a permis d’enrichir l’interprétation des résultats obtenus et de mieux comprendre le fonctionnement de la discrimination. Aux États-Unis, Pager et Quillian (2005) ont effectué des entrevues téléphoniques avec les employeurs à la suite de la réalisation d’un test de situation[13] sur le terrain. Des écarts significatifs ont été observés entre les volontés affirmées des employeurs, en entrevue, à vouloir engager des candidats au passé criminel et le faible taux d’invitation mesuré dans le test. À la suite d’un test analogue mené à New York, Pager, Western et Bonikowski (2009) ont analysé les données qualitatives recueillies lorsque les candidats postulaient en personne auprès des employeurs. Leur analyse a montré l’existence de trois différents types de traitement différencié. D’abord, une « exclusion catégorique » des candidats minoritaires était faite sur la seule base de la « race ». Ensuite, une dynamique plus complexe dans laquelle les employeurs évaluaient les mêmes qualifications différemment selon la « race » du candidat. Enfin, d’autres employeurs dirigeaient les candidats minoritaires vers des emplois moins qualifiés alors qu’ils en offraient d’autres plus qualifiés aux Blancs.

En 2008-2009, les résultats d’un vaste test écrit ayant totalisé l’envoi d’environ 13 000 CV dans les régions de Toronto et de Montréal ont montré un taux net de discrimination de 35 % à l’encontre des immigrants récents (Oreopoulos, 2011). Par la suite, les vingt-neuf employeurs qui ont répondu à un questionnaire envoyé par courriel ont affirmé traiter le nom, le pays de l’éducation ou des expériences de travail des candidats minoritaires comme de forts signaux d’un manque de compétence langagière pour l’emploi. En Norvège, Midtbøen et Rogstad (2012) ont procédé à des entrevues post testing avec quarante-deux employeurs. Ici encore, les employeurs tendaient à associer les « noms étrangers » avec l’expérience immigrante et, en particulier, avec des lacunes en norvégien. En somme, ces études ont confirmé la présence de « variables non observables » dans les tests de correspondance (Heckman, 1998) et montré que la discrimination survient à diverses intersections du processus d’embauche, et ce, de différentes manières. La prise en compte de ces données qualitatives complémentaires permet d’affiner l’analyse des pratiques discriminatoires à l’embauche.

Tester l’intersectionnalité

La plupart des tests de discrimination mesurent l’effet d’une seule variable, combinant rarement l’étude de plusieurs variables. La raison la plus souvent invoquée à l’appui de cette décision est qu’on ne veut pas introduire de biais dans les mesures et éviter les amalgames des facteurs discriminatoires dans l’analyse. Or, la majorité des tests de correspondance examine la discrimination à l’embauche en utilisant indirectement le nom des candidats minoritaires pour véhiculer le motif étudié, telle l’origine ethnique. Pourtant, aucune étude n’a montré hors de tout doute que des facteurs situationnels et d’autres caractéristiques n’influençaient pas aussi le processus (Calvès, 2007). Certains chercheurs ont adapté leurs outils d’enquête ou d’analyse afin de pouvoir étudier les spécificités des discriminations multiples mis en lumière par l’approche intersectionnelle (voir section « Discrimination multiple »). Nous présenterons quelques données issues de telles études, dont les premières concernent les États-Unis, avant de préciser l’usage que nous en ferons dans notre test.

Analysant les effets croisés de la possession d’un dossier criminel chez les Blancs et les Noirs, Pager (2003) a mesuré des taux de rappel très distincts selon les profils des candidats : Blancs (34 %), Blancs ex-criminels (17 %), Noirs (14 %) et Noirs ex-criminels (5 %). Dans une autre recherche portant sur l’effet combiné du genre et du statut parental, un testing a montré que les mères se voyaient invitées en entretien environ 50 % moins souvent que les femmes sans enfant et 60 % moins souvent que les pères (Correll, Benard et Paik, 2007). En laboratoire, les mères étaient perçues comme moins compétentes que les femmes sans enfant et se voyaient offrir un salaire moindre. À l’opposé, les pères étaient avantagés par leur statut parental. Dans le test effectué par Gaddis (2014), il a été montré que les CV comportant des diplômes des universités d’élite avaient un taux de rappel d’au moins 50 % plus élevé que ceux d’une université moins prestigieuse. Toutefois, cet avantage était plus valorisé pour les Blancs que pour les Noirs. Rivera et Tilcsik (2016) ont testé les effets de la classe sociale et du genre dans l’accès à des emplois dans de grandes firmes d’avocats. Les résultats ont montré que les candidats de classe sociale privilégiée avaient environ 250 % fois plus de chance de se voir inviter en entrevue que les candidates de classe sociale défavorisée, avantage encore plus important envers les candidats de classe sociale défavorisée (1 270 %). Dans une étude menée aux Pays-Bas, les candidates arabes se révélaient plus discriminées que leurs pairs masculins dans l’accès aux emplois très qualifiés (Derouset al., 2012). À l’opposé, d’après l’analyse des résultats d’un testing mené en Suède, Bursell (2014) a utilisé le terme « discrimination ethnique genrée » pour illustrer le fait que, parmi les candidats minoritaires originaires de l’Afrique du Nord, c’était les hommes qui étaient plus discriminés que les femmes.

Dans le présent test, nous avons conçu un outil d’enquête en nous inspirant de l’étude d’Adida, Laitin et Valfort (2010). Nous avons créé deux candidatures minoritaires équivalentes en tous points sauf pour le genre, qui est indiqué par le nom. En faisant varier le genre du candidat minoritaire apparié au candidat majoritaire unique, de genre masculin, nous avons pu évaluer l’effet combiné du genre et de l’origine maghrébine dans l’accès à l’emploi.

Méthode

La méthode du testing est une expérience de terrain semi expérimentale. D’une part, les chercheurs s’appuient sur des offres d’emploi réelles pour constituer leurs échantillons. D’autre part, dans une perspective analogue aux expériences de laboratoire, ils construisent des CV fictifs représentant des candidatures crédibles. L’envoi subséquent de CV permet de tester l’influence de certaines variables dans l’accès à l’emploi. Toutefois, en raison du caractère forcément dissimulé du test qui ne peut être mené autrement, le testing comporte des enjeux éthiques spécifiques (Zschirnt, 2016). Respectant intégralement deux des principes éthiques propres aux sciences sociales, soit l’analyse de données agrégées et la non-divulgation d’informations sur les employeurs, la méthode transgresse cependant la participation volontaire et le consentement éclairé. Malgré cela, l’utilisation du testing demeure justifiée. Aux États-Unis, Pager (2007) a soutenu que le piégeage implique un risque minimal pour les employeurs, qu’il n’affecte pas les droits et le bien-être des sujets et que les sujets peuvent obtenir plus d’information à la suite de la publication des résultats de l’étude. Qui plus est, les résultats des tests sont même acceptés en cour au Canada, aux États-Unis et dans plusieurs pays européens pour prouver la discrimination (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). Bref, dans la mesure où le test écrit est préparé avec soin et effectué de manière responsable, il respecte l’éthique des sciences sociales et les lois[14].

Choix méthodologiques

Le test dont il est question dans cet article constitue le projet pilote (ou prétest) de l’outil d’enquête utilisé dans le cadre d’une recherche doctorale. Quant à l’inspiration initiale de ce projet, elle provient directement de l’enquête effectuée à Montréal (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). En procédant à ce prétest, nous voulions confirmer la validité du testing pour la collecte de données et sonder l’ampleur de la discrimination à l’embauche dans la région de Québec. Pour choisir l’origine à tester dans le projet de recherche doctorale, les deux principaux critères du testing de la CDPDJ ont été repris, soit le poids numérique significatif au sein de la population québécoise et le taux de chômage figurant parmi les plus élevés.

Tableau 1

Répartition des minorités visibles (MV) et de leurs taux de chômage au Québec et dans les régions métropolitaines de recensement (RMR) de Montréal et de Québec

Répartition des minorités visibles (MV) et de leurs taux de chômage au Québec et dans les régions métropolitaines de recensement (RMR) de Montréal et de Québec

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Tel que montré dans le tableau 1 ci-dessus, les Arabes, les Latino-Américains et les Noirs demeurent les minorités racisées les plus nombreuses au Québec[15]. De plus, leurs taux de chômage sont environ deux fois plus élevés que ceux observés dans la région de Québec[16]. Afin d’obtenir des statistiques significatives dans le cadre du prétest, nous avons limité notre échantillon au groupe ayant le taux de chômage le plus élevé, soit les Arabes. Comme dans la plupart des tests de correspondance, nous avons décidé d’attribuer le genre masculin au candidat majoritaire (de référence). Ce choix découlait de notre volonté de construire un « test intersectionnel » pour étudier à la fois les effets du genre et de l’origine. Bien qu’il ne permette pas exactement de mesurer l’incidence de ces deux motifs simultanément, le dispositif utilisé dans ce test mesure indirectement l’effet du genre dans l’analyse de la discrimination fondée sur l’origine maghrébine. Les principaux domaines dans lesquels les « Arabes » de 15 ans et plus de la région de Québec avaient un diplôme d’études post-secondaires étaient : commerce, gestion et marketing (22,7 %), informatique et sciences de l’information (13,6 %) et génie (13,2 %)[17]. Le premier domaine recoupe également l’un de ceux utilisés par l’étude de la CDPDJ dans la région montréalaise. Après avoir consulté les principaux sites de recherches d’emploi pendant une période de deux semaines pour valider la fréquence de la parution des offres d’emploi, nous avons décidé de retenir les emplois en comptabilité, en finance, en marketing et en RH. Les deux derniers sont les mêmes que dans l’étude d’Eid, Azzaria et Quérat, (2012). La faible fréquence de la parution des offres d’emploi en communication n’a pas permis de retenir ce type d’emploi.

Questions et hypothèses

Ce prétest visait principalement deux motifs de la discrimination à l’embauche dans la région de Québec. Premièrement, il s’agissait de mesurer la discrimination ethnique à l’encontre des Québécois d’origine maghrébine : subissent-ils cette entrave dans l’accès à l’emploi? Si oui, quelle en est l’ampleur? Les données sont-elles similaires à celles obtenues dans la région de Montréal? Deuxièmement, le test visait aussi à sonder l’effet du genre. La discrimination varie-t-elle entre les candidates et les candidats d’origine maghrébine? Le genre exerce-t-il un effet entre les différentes catégories d’emplois? D’autres questions visaient aussi des aspects secondaires. Quels sont les emplois les plus touchés par la discrimination? Celle-ci varie-t-elle entre les secteurs privé, public et des OSBL? Pour orienter notre travail de recherche et d’analyse, nous avons formulé quatre hypothèses concernant la discrimination des candidats maghrébins :

  1. La discrimination sera plus élevée pour les emplois en RH;

  2. La discrimination sera moindre pour les femmes;

  3. La discrimination sera concentrée dans le secteur privé;

  4. La discrimination sera d’une plus grande ampleur qu’à Montréal.

Outils d’enquête

Pour favoriser l’atteinte d’un taux de rappel élevé et générer des statistiques significatives, nous avons construit les CV de manière à présenter des candidatures attrayantes pour les employeurs (Bursell, 2014)[18]. Comme dans la majorité des tests de correspondance, nous avons véhiculé la variable à l’étude (l’origine) et celle du genre par les noms des candidats[19]. Nous avons choisi des noms pour le candidat de référence (Mathieu Roy) et pour les candidats minoritaires (Mohamed Hassane, Fatima El Alaoui) qui étaient aisément associés, dans l’imaginaire social des Québécois, aux profils des candidats retenus pour le test. Au total, nous avons construit huit CV types, soit deux modèles pour chacune des quatre catégories d’emploi, distincts dans leur contenu et la mise en page mais équivalents en termes de compétences. Le premier modèle de CV reprenait le style utilisé dans l’étude de la CDPDJ[20] alors que le second modèle utilisé, de qualité supérieure, était disponible gratuitement sur le site L’Oeil du Recruteur. Chaque CV comportait des éléments équivalents : un baccalauréat et un certificat de 2e cycle spécialisé (DESS), sept ou huit années d’expériences de travail pour deux employeurs distincts, reconnus dans les secteurs privé et public, et une expérience bénévole pertinente à l’emploi d’une durée d’environ trois ans. Tous les employeurs, universités et organismes utilisés sur les CV étaient réels et situés dans la région de Québec. Chaque candidat occupait un emploi lorsque sa candidature était soumise.

Lors de la soumission des candidatures, l’ordre d’envoi, le modèle de CV, le genre du minoritaire, l’adresse et la lettre de présentation ont été systématiquement randomisés (c’est-à-dire distribués de manière aléatoire) afin de minimiser tout biais potentiel. Globalement, tous les CV affichaient une combinaison d’une dizaine années d’études et d’expérience de travail cumulées de manière continue (sans « trou ») dans la région de Québec. Conformément aux pratiques de recherche d’emploi au Québec, l’âge n’était pas affiché explicitement sur le CV. Or, l’employeur pouvait facilement déduire, selon les informations présentes sur les CV, que chaque candidat avait autour de trente ans. Le recruteur pouvait aussi s’attendre à ce que les candidats minoritaires soient arrivés au Québec en bas âge, au tournant des années 2000, ou qu’ils soient nés au Québec de parents immigrants, donc de première ou de deuxième génération.

Les candidatures ont été soumises par courriel, en remplissant un formulaire sur un site de recherche d’emploi ou directement sur le site de l’employeur. Trois courriels distincts, comportant le nom complet de chacun des candidats, ont été créés sur Outlook et Hotmail pour les besoins du test. De plus, nous avons utilisé deux téléphones cellulaires, le premier servant à recevoir les appels pour le candidat de référence et le second pour les deux candidats minoritaires. Une voix masculine francophone accueillait les appelants sur la boîte vocale du candidat majoritaire, en mentionnant le numéro et en invitant à laisser un message. Pour les minoritaires, le message faisait entendre la voix robotisée de la compagnie de téléphone qui signalait uniquement le numéro rejoint.

Déroulement du test

De mars à juillet 2017, nos envois ont ciblé uniquement des offres d’emplois permanents et à temps plein ainsi que des employeurs de la région métropolitaine de Québec. Afin de respecter les principes éthiques du testing, nous avons limité l’envoi à une seule paire de CV par employeur. Nous avons atteint notre objectif de 200 paires de CV en un peu plus de trois mois. À la suite du dernier envoi de CV, nous avons maintenu actifs les téléphones pendant trois mois afin de ne manquer aucun rappel de la part des employeurs. Selon la disponibilité des offres d’emploi en ligne, environ quinze paires de CV ont été envoyées chaque semaine. Plusieurs fois par semaine, des sites internet ont été consultés pour recueillir les offres d’emplois pertinentes pour le test, dont Emploi Québec, Jobillico, Neuvoo, Indeed, Le grenier aux emplois, Isarta, Infopresse, Jobboom. Puis, toujours en équipe de deux, nous procédions à la production des CV et des lettres ainsi qu’à l’envoi des documents, et ce, après avoir révisé les fichiers produits afin de prévenir les erreurs de manipulation. Nous avons laissé environ une heure s’écouler entre l’envoi des deux CV (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). Invariablement, nous avons soumis les candidatures à partir de deux ordinateurs distincts, limitant ainsi la possibilité de détection de la part des employeurs. Aussi, nous avons enregistré tous les documents transmis en format PDF afin de limiter la diffusion de données personnelles. Nous avons contrôlé quotidiennement les boîtes vocales des téléphones et les courriels utilisés pour noter les réponses des employeurs. Conformément à la pratique consensuelle dans les testings (Riach et Rich, 2002), chaque demande d’information supplémentaire ou invitation en entretien d’embauche était codée comme une réponse positive. Nous n’avons jamais répondu aux appels, contraignant les employeurs à laisser un message. En règle générale, nous avons rappelé les employeurs dès le lendemain, afin de minimiser l’inconvénient engendré par la recherche, en mentionnant avoir déjà trouvé un emploi et en demandant de retirer la candidature. Une collaboratrice a fait tous les rappels pour la candidate minoritaire et les chercheurs s’occupaient systématiquement de rappeler pour les deux candidats masculins. À l’image du premier test de correspondance (Jowell et Prescott-Clarke, 1970), qui était aussi un projet pilote, ce prétest a validé positivement l’outil d’enquête et fourni nombre de statistiques significatives à analyser.

Résultats

En très grande majorité, les offres d’emploi retenues dans le cadre du test provenaient du territoire de la ville de Québec et du secteur privé. L’analyse des résultats est basée sur un échantillon constitué de 202 paires de CV utilisables. Quatre autres paires n’ont pu être utilisées, en raison de la disparition de l’offre d’emploi et d’erreurs de manipulation. Aucune disparité significative n’a été observée dans le traitement des candidatures selon l’ordre d’envoi des CV, l’adresse des candidats, les villes où se situaient les emplois, les modèles de CV et de lettre utilisés, et l’adhésion des employeurs au principe de l’équité en emploi. Pour mesurer l’ampleur de la discrimination à l’embauche, nous avons eu recours aux principaux indicateurs utilisés dans les testings fonctionnant avec une paire de CV, soit le taux net de discrimination et le taux de rappel. Dans le secteur privé, où trente-trois soumissions de candidatures ont généré un rappel positif seulement pour le candidat majoritaire, un taux net de discrimination de 50,8 % a été enregistré[21]. Deux autres cas similaires ont été observés dans le secteur des OSBL, mais aucun dans le secteur public. Pour simplifier la présentation des données, nous avons procédé comme dans le rapport d’Eid, Azzaria et Quérat (2012).

Catégories d’emploi

Examiner les données selon les catégories d’emplois permet de voir la répartition des CV envoyés et des réponses positives ainsi que la variation potentielle de la discrimination entre les catégories. En effet, le tableau 2 ci-dessous montre une variation importante des données calculées pour les indicateurs. Rappelons que tous les emplois postulés dans le cadre du test étaient hautement qualifiés, c’est-à-dire qu’ils exigeaient au minimum un baccalauréat.

Tableau 2

Type de traitement observé selon les catégories d’emplois

Type de traitement observé selon les catégories d’emplois

Selon le test du khi-deux : *** α 0,001; * α 0,05.

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C’est pour des emplois en comptabilité que les taux de rappel les plus élevés ont été enregistrés pour le candidat majoritaire (59,6 %) et pour les candidats minoritaires (26,9 %). Dans cette catégorie, un taux net de discrimination de 54,8 % a été observé à l’encontre des minoritaires. Le ratio[22] (2,2) signifie que ces derniers devraient envoyer environ deux fois plus de CV pour accéder au même nombre d’entrevues que le majoritaire. En finance, où aucun cas de discrimination n’a été observé, le faible nombre d’offres d’emploi parues durant le test n’a pas généré suffisamment de données pour obtenir des statistiques significatives. Dans l’accès à des emplois en marketing, un taux net de discrimination de 33,3 % a été observé à l’encontre des minoritaires[23]. Considérant que le ratio mesuré dans cette catégorie (1,8) est proche de celui observé pour les emplois en comptabilité (2,2), on pouvait s’attendre à ce que les taux de discrimination soient équivalents eux aussi. Ce n’est toutefois pas ce que l’étude a montré, car c’est pour les emplois en marketing que nous avons observé la totalité des cas de discrimination à l’encontre du candidat majoritaire (4). Les minoritaires de sexes féminin et masculin ont bénéficié également de cette « discrimination inversée », laquelle a permis de diminuer substantiellement la discrimination observée dans cette catégorie. Par ailleurs, malgré l’étendue de l’échantillon, les traitements favorisant les minoritaires ont eu pour effet de réduire la signification statistique des taux calculés dans cette catégorie.

En ce qui concerne les emplois en ressources humaines, c’est dans cette catégorie que nous avons observé le plus haut taux net de discrimination à l’encontre des minoritaires, soit 72,7 %. Dans l’étude de la CDPDJ, le taux le plus élevé (40 %) avait aussi été mesuré dans l’accès aux emplois en RH. Le ratio de l’étude montréalaise (1,8) représente la moitié de celui observé dans le présent test (3,6). Cette différence majeure semble indiquer que le problème est d’une ampleur deux fois plus importante dans la région de Québec. Les chercheurs de la CDPDJ s’attendaient à trouver les plus hauts taux de discrimination pour les emplois exigeant un contact fréquent avec la clientèle, par exemple en marketing. Or, c’est plutôt dans des emplois nécessitant de nombreux contacts quotidiens en milieu de travail avec des collègues et des supérieurs (secrétariat, ressources humaines) que le problème s’est avéré le plus aigu (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). C’est aussi pour des emplois en RH (et en comptabilité) que les plus hauts taux de discrimination ont été observés dans notre test. Les statistiques y sont aussi les plus significatives (voir tableau 2). Enfin, bien que la cause exacte de cette entrave substantielle dans l’accès aux emplois hautement qualifiés en ressources humaines reste inconnue, ces données corroborent nettement notre première hypothèse.

Genre

Le tableau 3 ci-dessous expose les principaux résultats ventilés selon le genre. Avec un échantillon équivalent pour les minoritaires de genre masculin (100 CV) et féminin (102 CV), tous deux en concurrence avec le candidat majoritaire unique, ce test permet une innovation dans l’analyse intersectionnelle de la discrimination à l’embauche au Québec.

Tableau 3

Type de traitement observé selon le genre du candidat minoritaire

Type de traitement observé selon le genre du candidat minoritaire

Selon le test du khi-deux : *** α 0,001.

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Premièrement, nos calculs indiquent une légère différence entre le taux net de discrimination des hommes (48,1 %) et celui des femmes (50 %), tous deux très significatifs du point de vue statistique. A priori, il ne semble donc pas y avoir de différence marquée d’après le genre du minoritaire. Selon les catégories d’emplois, trois d’entre elles indiquent des taux similaires. Malgré la différence substantielle en marketing où la discrimination est deux fois plus élevée pour les minoritaires de genre féminin, la signification statistique est faible. Deuxièmement, nous remarquons que l’inégalité est inversée et qu’elle devient plus marquée lorsque nous observons le taux de rappel. En comparaison avec le taux de rappel global du majoritaire (29,2 %), la minoritaire (15,7 %) semble avoir un avantage sur le minoritaire (12 %). Traduits en ratios, ces taux signifient que la candidate et le candidat minoritaires devraient en moyenne envoyer 1,9 et 2,4 fois plus de CV que le majoritaire pour accéder à un entretien d’embauche. Toutefois, si l’on distingue le taux de rappel du majoritaire obtenu lorsqu’il est apparié avec la minoritaire (33,3 %) a lorsqu’il est apparié avec le minoritaire (25 %), les ratios deviennent égaux entre les minoritaires et l’apparente inégalité disparaît.

Troisièmement, calculer la durée moyenne du temps de rappel peut aussi donner une indication des inégalités à l’embauche. Cet indicateur permet de mesurer les inégalités dans les situations pour lesquelles on n’observe pas de discrimination empiriquement et d’illustrer que le minoritaire attend en général plus longtemps que le majoritaire pour obtenir une réponse positive (Drydakis, 2010). Calculée en jours, la moyenne de la candidate minoritaire (14,6) représente le double de celle du candidat minoritaire (7,3). En comparaison avec le majoritaire (8,6), ces données indiquent que le minoritaire aurait un léger avantage sur celui-ci alors que la minoritaire aurait un temps d’attente près de 70 % plus élevé. Cet indicateur demeure toutefois peu utilisé dans les testings dont l’analyse est davantage faite en fonction des taux de discrimination et de rappel. En somme, il paraît difficile de nous prononcer avec certitude sur la seconde hypothèse. En effet, si le taux net de discrimination et le temps de rappel moins élevés confèrent un certain avantage à la candidate minoritaire, c’est l’inverse qui se produit lorsque l’on considère le taux de rappel. Bref, le genre ne semble pas avoir eu une incidence particulière dans le traitement des candidatures minoritaires.

Origine ethnique

Les résultats globaux du test sont présentés dans le tableau 4 ci-dessous. Selon ces données, nous avons calculé un taux net de discrimination de 49,2 % à l’encontre des candidats d’origine maghrébine. Grosso modo, cela signifie que près d’une fois sur deux le candidat majoritaire a été invité à l’étape de l’entrevue alors que le candidat minoritaire en a été exclu, et ce, à compétences égales. Il semble donc que des inégalités substantielles entravent l’accès des Québécois d’origine maghrébine dans l’accès à certains emplois hautement qualifiés de la région de Québec. Comparer ces résultats avec ceux du test effectué dans la région de Montréal, en 2010-2011, implique de reconnaître les limites d’un tel exercice car plusieurs facteurs diffèrent d’une ville à l’autre. Néanmoins, le rapprochement de ces données donne une idée générale de la discrimination subie par ces groupes minoritaires. Ainsi, alors qu’un taux de discrimination de 33,3 % avait été observé à l’encontre des Arabes pour des emplois qualifiés (Eid, Azzaria et Quérat, 2012), le taux du présent test (49,2 %), presque 50 % plus élevé, suggère que ce problème serait plus important dans la région de Québec.

Tableau 4

Type de traitement observé selon l’origine ethnique

Type de traitement observé selon l’origine ethnique

Selon le test du khi-deux : *** α 0,001.

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En moyenne, le taux de rappel du candidat majoritaire (29,2 %) est un peu plus du double de celui des minoritaires (13,9 %). Considérons cette inégalité dans deux perspectives. D’une part, cela signifie que les Québécois d’origine maghrébine doivent envoyer, en moyenne, 2,1 fois plus de CV que les majoritaires pour accéder à un entretien d’embauche. D’autre part, les majoritaires bénéficient de cette inégalité qui leur procure environ 110 % plus de chance d’être invités à l’entrevue que les minoritaires, sans soumettre davantage de CV. Tel le principe des vases communicants, un accès à l’emploi plus discriminatoire envers les minoritaires signifie un accès privilégié pour les majoritaires. Peu importe la perspective employée, c’est un « privilège blanc » pour les majoritaires ou une « pénalité ethnique » pour les minoritaires (Woodet al., 2009). Dans l’étude montréalaise, les taux de rappel étaient de 26,7 % pour les majoritaires et de 16,4 % pour les minoritaires d’origine maghrébine dans l’accès aux emplois qualifiés. Les majoritaires avaient 63 % plus de chance d’accéder à l’entretien d’embauche que les minoritaires (Eid, Azzaria et Quérat, 2012). L’analyse des données du test semble confirmer notre première hypothèse selon laquelle la discrimination à l’embauche à l’encontre des candidats arabes, dans l’accès à des emplois hautement qualifiés, est plus élevée dans la région de Québec (49,2 %) qu’à Montréal (33,3 %).

Interprétations

Les principaux indicateurs calculés dans ce test écrit apparaissent a priori très élevés, voire supérieurs aux taux de discrimination moyens observés dans d’autres tests (Zschirnt et Ruedin, 2016; Quillianet al., 2017). Avant de les interpréter et de conclure à ce sujet, nous apporterons des nuances à ce constat et nous préciserons les limites de notre étude.

D’abord, la signalisation plus saillante de l’origine maghrébine sur les CV, par l’ajout de la maîtrise d’une troisième langue (arabe) et d’une expérience de bénévolat à l’Association des scouts musulmans de Québec, est possiblement en cause. Le cas échéant, les Québécois d’origine maghrébine pourraient choisir, en connaissance de cause, de « blanchir » leur CV dans le but de faciliter leur accès à l’emploi (Kanget al., 2016). Si cette stratégie individuelle peut favoriser leur accès à l’emploi, cela ne changerait toutefois pas l’existence du problème. Par ailleurs, des éléments contextuels pourraient expliquer les résultats élevés du test. Par exemple, l’attentat terroriste perpétré à la Grande mosquée de Québec peut avoir suscité un ressac défavorable aux Québécois arabes et musulmans. La visibilité accrue des groupes associés à la droite radicale au Québec depuis la fin 2016, et ce particulièrement dans la région de la Capitale-Nationale, peut avoir accentué le climat d’intolérance à l’égard de l’immigration en général. D’autres actions à caractère haineux commises à l’encontre des musulmans dans plusieurs villes du Québec, des propos racistes parfois entendus à l’antenne de certaines radios privées (Cliche, 2017) ainsi que la faible diversité ethnique et culturelle dans la région de la Capitale-Nationale pourraient également constituer des facteurs explicatifs.

D’autre part, notre étude comportait des limites liées à la nature même de la méthode employée. En effet, choisir le testing nous a contraint à limiter la collecte de données à l’étape initiale du processus d’embauche (tri des CV) ainsi qu’aux offres d’emplois parues sur les sites de recherche. Les données recueillies n’ont pas permis d’étudier la discrimination pouvant survenir lors des entrevues ou en situation d’emploi, ni dans l’accès aux offres d’emplois transmises de bouche-à-oreille dans les réseaux de contacts. En contrepartie, les tests écrits représentent la méthode la plus adaptée pour obtenir une mesure quantitative de l’ampleur de la discrimination à l’embauche. D’autres limites concernaient des choix méthodologiques que nous avons faits, principalement en fonction du prétest visant un échantillon limité et l’obtention de statistiques significatives. Par conséquent, nous avons choisi un terrain limité, une seule minorité racisée et des types d’emplois adaptés aux principaux diplômes de celle-ci et dont la fréquence de parution des offres était élevée sur les sites de recherche. Avec ces contraintes, les résultats de notre test n’ont pu que fournir une image partielle de la discrimination en lien avec l’emploi. Pour obtenir une analyse plus globale de ce problème, d’autres études complémentaires sont nécessaires. De plus, le caractère intersectionnel du test peut avoir engendré des amalgames entre l’effet de l’origine ethnique et du genre qui sont difficiles à isoler, voire à analyser. De manière similaire, l’indicateur indirect utilisé pour collecter les données (le nom) signale sans doute plus de motifs aux yeux des employeurs que le motif unique que les chercheurs prétendent étudier (Calvès, 2007). Quel est le motif discriminatoire : l’origine, l’ethnicité, le statut d’immigrant ou l’allusion subtile à la confession musulmane? Répondre à cette question nous paraît secondaire par rapport au problème réel dont notre étude a démontré l’ampleur.

Nonobstant les limites évoquées, l’ensemble des données de notre test a clairement démontré l’existence de la discrimination à l’embauche envers les minoritaires d’origine maghrébine à Québec. Si la méthode utilisée permet de générer des statistiques significatives pour estimer l’ampleur réelle de ce problème, elle ne permet cependant pas d’établir avec précision les mécanismes qui y sont à l’oeuvre. Selon les données qualitatives recueillies, c’est-à-dire les courriels et les messages provenant des employeurs en réponse aux candidatures soumises, aucun élément ne confirme la thèse de la « discrimination par goût » ni qu’il s’agisse d’une forme directe de la discrimination. Il s’agirait donc d’une forme indirecte de discrimination, mais basée sur quels motifs? Sans exclure la possibilité que le racisme ou l’islamophobie soit en cause, nous estimons que des stéréotypes conscients (« discrimination statistique ») ou inconscients (« discrimination implicite ») sont à l’oeuvre dans la discrimination à l’embauche. Pour évaluer la nature des croyances en jeu, il faudra mener d’autres études en utilisant d’autres techniques. Selon nous, l’ampleur substantielle du problème illustrée par les résultats du test porte à croire que la discrimination survient aussi à d’autres moments du processus d’embauche, voire qu’elle affecte également les personnes de la même origine dans d’autres contextes. Elle serait donc aussi de nature systémique, comme les enquêtes de la CDPDJ l’ont établi (Eid, Magloire et Turenne, 2011, Eid, Azzaria et Quérat, 2012). Ce testing scientifique avait pour ambition de mesurer le caractère structurel de la discrimination sur un marché donné (Calvès, 2007), celui des emplois hautement qualifiés en administration dans la région de Québec. Considérant que les candidatures d’origine maghrébine que nous avons construites et utilisées dans le cadre de ce test correspondent au profil de personnes existant réellement à Québec, nous pouvons affirmer que celles-ci risquent de faire face à un obstacle structurel de taille considérable.

Inscrit dans une perspective plus large, au coeur d’un projet de recherche doctorale, ce prétest visait à enrichir la connaissance du problème de la discrimination à l’embauche au Québec, à ouvrir de nouvelles pistes de recherche et à stimuler le débat public. Suivant ces buts, nous avons mesuré l’ampleur de cette inégalité dans l’accès à l’emploi de la région de Québec, terrain qui demeurait à ce jour largement inexploré de ce point de vue (Brière, 2015). Nous avons également innové en appariant le candidat de référence masculin à un candidat minoritaire de genre féminin, une fois sur deux, pratique de recherche inédite dans les tests écrits à l’embauche. En alternant deux minoritaires identiques en tous points sauf pour le genre, nous avons pu analyser la situation particulière des femmes d’origine maghrébine en compétition avec des hommes du groupe majoritaire pour un emploi réel. Les résultats témoignent d’inégalités substantielles qui pénalisent les candidats maghrébins dans l’accès à l’emploi. Environ une fois sur deux les Québécoises et Québécois d’origine maghrébine se sont vus refuser l’accès à l’entrevue d’embauche, et ce, alors qu’elles et ils avaient acquis tous leurs diplômes et expériences de travail au Québec. Que cette situation soit le fait d’employeurs ayant agi de bonne foi sous l’emprise de stéréotypes inconscients n’enlève rien au problème, probablement plus aigu à Québec que dans la région de Montréal.

Le test de discrimination est un outil adéquat pour mesurer la discrimination et nous estimons qu’il faut continuer à mener de telles études pour connaître la situation d’autres groupes minoritaires dans la région de Québec. Mais pour expliquer les facteurs qui sont à l’origine des résultats de cette étude, il faut innover et utiliser d’autres techniques, telle la conduite d’entrevues post testing avec les employeurs ayant fait partie de l’étude à leur insu[24]. Les travailleuses et les travailleurs d’origine maghrébine seront plus nombreux sur le marché du travail au Québec dans les années à venir. Refuser d’étudier les enjeux qui les empêchent d’accéder librement à l’emploi risque de contribuer à aggraver la situation et de nuire à la cohésion de la société québécoise, aux rapports entre majoritaires et minoritaires québécois, au « vivre-ensemble ».

Outre les pistes de recherche et d’analyse suggérées ci-dessus, nous pensons que d’autres études similaires devraient être menées dans la province. Hors de Montréal et Québec, il serait pertinent de tester la discrimination à l’embauche dans d’autres villes, par exemple dans les régions de Gatineau et de Sherbrooke. Enfin, l’analyse de la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, la religion et dans l’accès au logement reste à faire.