Corps de l’article

Le concept de rétablissement est en vogue dans le champ de la santé mentale (Poole, 2011). S’il est souvent investi d’un message humaniste rempli d’espoir (Slade, 2010), les analyses critiques à son égard sont en essor. Celles-ci considèrent souvent ses liens avec des systèmes sociaux : par exemple, on souligne que l’application du paradigme de rétablissement sert les intérêts du dispositif psychiatrique en demandant aux individus d’accepter une vision péjorative de leur trouble mental et de prendre leurs médicaments (Morgan et Felton, 2013), et on critique la tendance à individualiser le rétablissement et à négliger des enjeux sociaux (pauvreté, stigmatisation, discrimination, expérience d’oppression ou de violence, etc.) qui peuvent causer des symptômes de problème de santé mentale et nuire au rétablissement (Karban, 2017 ; Shimrat, 2013). Cet article veut contribuer à ce corpus de littérature critique sur le rétablissement, quoique sur un plan plus microsocial, en explorant le potentiel d’influence de ce concept sur des conduites quotidiennes. À l’instar de Foucault (2001), qui souligne que les modalités privilégiées de régulation s’articulent moins par la coercition et plutôt par l’entremise d’un travail éthique qui modèle nos aspirations, conduites et conceptions de soi, nous analyserons les conduites éthiques associées aux discours sur le rétablissement en travail social, c’est-à-dire les styles de vie qui y sont promus. Ce faisant, nous poursuivrons le fil analytique d’auteurs (Morrow, 2013 ; Nielsen et al., 2013 ; O’Brien, 2012) qui considèrent que le rétablissement alimente le contexte néolibéral de décentralisation du pouvoir psychiatrique, en demandant aux personnes ayant un problème de santé mentale de se prendre en charge, de gérer leurs symptômes par elles-mêmes et d’agir comme leur propre unité psychiatrique : nous explorerons ainsi les façons dont les individus sont interpellés à se penser et à se conduire, par l’entremise du filigrane offert par le rétablissement, tout en illustrant la pertinence d’une telle réflexion en travail social. 

L’Éthique du rÉtablissement, d’hier À aujourd’hui

Loin de se limiter à une approche d’intervention, le rétablissement est aussi une philosophie impliquant une façon particulière de concevoir la santé mentale et les individus ayant des problèmes de santé mentale (Provencher, 2002). Ce paradigme est porteur de réflexions existentielles parce qu’il souligne comment les personnes ayant des problèmes de santé mentale devraient vivre et se conduire (Edgley et al., 2012) : il est ainsi traversé par la prescription de styles de vie particuliers, que nous appelons les « conduites éthiques du rétablissement ». Il apparaît, cependant, que les aspects éthiques traversant le rétablissement ne sont pas figés, mais évoluent au gré des contextes sociaux.

Le concept de rétablissement émergea dans les années 1980 au sein des mouvements sociaux des (ex-)psychiatrisés qui contestaient l’organisation du système psychiatrique, revendiquaient l’autonomie des personnes ayant un problème de santé mentale et demandaient des conceptions alternatives de la folie (Deegan, 1997 ; Mead et Copeland, 2000 ; Morrow, 2013). À ses origines, il était traversé par une éthique d’engagement politique axée sur le changement social, indissociable de l’activisme : on soulignait l’importance de l’organisation collective afin d’apporter des changements aux structures et systèmes limitant l’agentivité des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Par ailleurs, le simple fait de parler de rétablissement en santé mentale était un acte activiste, en ce qu’il questionnait des discours biomédicaux dominants, et voulait leur modification. Premièrement, il soulignait la possibilité de vivre en bonne santé mentale en dépit de la présence d’un trouble mental, une conception de la folie qui se distanciait des propos dominants soulignant sa durabilité et sa chronicité (Deegan, 1997 ; Mead et Copeland, 2000). Il sous-tendait aussi l’importance de valoriser le savoir et l’expertise des personnes ayant des problèmes de santé mentale afin de renverser une tendance de violence épistémique à leur égard. Finalement, le rétablissement soulignait la capacité des (ex-)psychiatrisés d’autogérer leurs symptômes et de se prendre en charge (Deegan, 1997 ; Mead et Copeland, 2000), et ce, dans un contexte où on associait la folie à l’inaptitude et où on privilégiait des interventions asilaires autoritaires (Foucault, 1972).

Depuis les années 1980, on nota d’importants changements par rapport au rétablissement. Pour commencer, ses aspects initialement contestés (la non-chronicité, la valorisation du savoir des [ex-]psychiatrisés et l’autogestion) furent progressivement acceptés dans le dispositif psychiatrique (Poole, 2011 ; Slade, 2010) : la définition du rétablissement perdit donc partiellement sa fonction activiste. De plus, l’éthique d’engagement politique semble moins explicite dans les définitions contemporaines du rétablissement, qui le considèrent comme un processus singulier de changement d’attitudes, de sentiments et de compétences qui permet de vivre une vie jugée satisfaisante (Hipolito et al., 2011 ; Provencher, 2002). Ses dimensions éthiques semblent présentement s’orienter autour du prendre soin de soi, encourageant la responsabilisation à l’égard de l’amélioration de sa propre santé mentale et le travail autonome sur soi afin de se transformer et de réaliser ses possibilités (Fardella, 2008 ; Grant et al., 2015). Certes, une telle éthique semble traverser le contexte social : en effet, un souci sociétal humaniste à l’égard de l’amélioration de soi et du travail sur soi se serait progressivement amplifié depuis les années 1960 (Rose, 1999 ; Vrancken et Macquet, 2012). Selon certains (Ehrenberg, 1998 ; Moreau, 2009 ; Otero, 2003), cela sert d’appui au développement d’une nouvelle normativité sociale qui prend forme depuis les années 1980, axée sur l’autonomie, la responsabilité individuelle et l’initiative personnelle, et qui alimente une régulation néolibérale décentralisée en promouvant l’autorégulation. Par conséquent, on témoignerait d’une normalisation sociale de cette éthique de responsabilité à l’égard de soi-même, qui est reflétée, dans le rétablissement, par le prendre soin de soi.

Le travail social et le rÉtablissement

Cette recherche s’intéresse aux dimensions éthiques contemporaines du concept de rétablissement qui s’articulent dans le champ précis du travail social, où ce paradigme est appliqué et jugé congruent avec les valeurs d’autonomisation de la profession (Hyde et al., 2015). Plus précisément, puisque le travail social se dit ancré dans une volonté de changement social (Molgat, 2007), il est pertinent de se demander si la conception du rétablissement privilégiée dans ce domaine s’inscrit dans une éthique d’engagement politique semblable à celle du rétablissement des années 1980 (qui semble à priori plus congruente avec les principes de la profession), si elle adhère aux tendances contemporaines qui misent sur une éthique du prendre soin de soi, ou si elle promeut d’autres conduites éthiques. L’objectif de cette recherche fut donc d’explorer les conduites éthiques qui traversent les discours sur le rétablissement en travail social, en analysant 1) les façons dont le rétablissement est conçu dans les écrits en travail social, 2) les styles de vie promus par sa conceptualisation et 3) des enjeux potentiels pouvant s’y associer afin de 4) proposer des pistes d’intervention.

MÉthodologie

Nous avons effectué une revue de littérature explorant les articles portant sur le rétablissement en travail social, parce qu’une recension préliminaire des écrits nous indiquait que les revues de littérature critiques sur ce sujet sont peu nombreuses : compte tenu de l’absence de consensus à l’égard du rétablissement, les recensions des écrits tendent à explorer les multiples définitions de ce concept, afin d’en proposer une conception plus holistique (Provencher, 2002) ; quant à la littérature critique du rétablissement, elle analyse surtout des pratiques ou politiques d’intervention et des entretiens de professionnels de relation d’aide ou d’(ex-)psychiatrisés (Morgan et Felton, 2009 ; O’Brien, 2012).

Afin d’avoir un portrait global des écrits en travail social qui portent sur le rétablissement, nous avons choisi deux bases de données dans ce champ : Érudit (français) et Social Services Abstracts (anglais). Ensuite, nous avons mené une recherche dans six journaux scientifiques. Nous avons premièrement choisi trois journaux aléatoirement parmi les dix plus haut classés en travail social au temps de la recherche (Scimago, 2015) : American Journal of Community Psychology; International Journal of Social Welfare; et British Journal of Social Work. Afin d’assurer une représentation d’articles francophones dans l’échantillon, nous avons également choisi trois journaux français ou bilingues aléatoirement, à partir de la base de données Érudit : Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire ;Nouvelles pratiques sociales ; et Revue canadienne de service social/Canadian Social Work Review.

La recherche sur ces deux bases de données et dans ces six journaux fut effectuée à partir des mots clés « rétablissement » et « “santé mentale” ou “problème de santé mentale” ou “maladie mentale” », en français et en anglais, présents dans le texte intégral. Nous avons considéré l’ensemble des articles obtenus, sans critère d’exclusion, quoique nous ayons omis ceux qui mentionnaient le rétablissement en santé mentale sans l’employer comme objet d’étude. Pour chaque base de données et chaque journal, nous avons choisi un échantillon randomisé selon un intervalle croissant de (+1) : ce faisant, un total de 45 articles fut retenu pour l’analyse. Notons que cet échantillon ne visait pas la représentativité, mais voulait assurer une diversification des données. Le tableau 1 indique le nombre d’articles retenus pour chaque source.

Tableau 1

Nombre d’articles retenus par source de collecte de données

Nombre d’articles retenus par source de collecte de données

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Nous avons systématisé la lecture des articles en considérant : 1) la date de publication ; 2) les objectifs de l’article ; 3) la méthodologie entreprise ; 4) les résultats obtenus ; 5) la définition du rétablissement et ses dimensions opératoires ; 6) la source de cette définition ; 7) les critiques du rétablissement ; et 8) le rôle de l’intervenant. S’ensuit une deuxième lecture voulant identifier les dimensions éthiques du rétablissement, qui s’appuya sur une analyse poststructuraliste de discours.

Si le discours est entouré d’un flou terminologique dans les écrits poststructuralistes, on tend à le comprendre comme une matrice de transformation inscrite dans des rapports de pouvoir, pouvant modeler des réalités sociales en influençant les façons dont on fait sens de soi et de la société (Angermüller et al., 2014). L’analyse du discours poststructuraliste inclut donc des réflexions déconstructivistes portant sur les liens entre le discours, le pouvoir et la constitution de modes d’existence. Le tout nous permet ainsi de conceptualiser que les écrits en travail social portant sur le rétablissement peuvent être socialement productifs, en influençant les conceptions de la santé mentale et des personnes ayant des problèmes de santé mentale, et en prescrivant des pratiques et des styles de vie pouvant être adoptés. Notons cependant que ce pouvoir socialement investi dans le discours n’est pas nécessairement efficace : Butler (2004) montre que l’influence du discours dépend des façons dont on interagit avec lui. Notre analyse ne vise donc pas à pointer les styles de vie ou enjeux qui découlent des discours portant sur le rétablissement, mais veut plutôt souligner des dangers potentiels qui peuvent en émaner. À l’instar de McLaren (2002), qui propose une définition foucaldienne du travail éthique, nous avons opérationnalisé notre analyse des conduites éthiques du rétablissement en fonction des buts visés, des pratiques entreprises et des normes et règles qui guident les conduites éthiques, chacun de ces éléments étant abordé dans la section suivante. 

L’Éthique du soi et le rÉtablissement

Notre analyse indique que les recherches en travail social définissent habituellement le rétablissement non pas comme la réduction ou l’élimination de symptômes, mais plutôt comme un processus de croissance personnelle et d’amélioration de son rapport identitaire permettant l’engagement dans des vies satisfaisantes : on parle d’espoir et d’optimisme envers le futur, de la quête de sens dans la vie, d’autodétermination, d’entraide et d’amélioration de l’estime de soi (Brophy et al., 2015 ; Khoury et Rodriguez del Barrio, 2015). Cette définition est donc congruente avec celle popularisée dans les écrits multidisciplinaires (Hipolito et al., 2011 ; Provencher, 2002).

Les buts, pratiques et normes du rétablissement

Plus précisément, la conception populaire du rétablissement en travail social semble traversée d’une éthique du soi, soit l’emploi de techniques du soi permettant aux individus de produire, par eux-mêmes, des opérations sur leur corps et identité (Foucault, 2001). Cette éthique peut être opérationnalisée en deux axes, présentés à la figure 1 : l’axe des Y représente les buts du rétablissement, alors que l’axe des X traite des pratiques employées pour se rétablir.

Figure 1

Les axes de l’éthique de soi du rétablissement

Les axes de l’éthique de soi du rétablissement

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Pour commencer, les buts qui guident le rétablissement varient de l’atteinte d’une fonctionnalité sociale à la quête de sens dans la vie. Certains (Maybery et al., 2015 ; Poirel et al., 2015) priorisent la productivité et considèrent que le rétablissement est un processus d’atteinte d’une fonctionnalité (caractérisée par l’appropriation d’un emploi rémunéré ou d’un poste de bénévolat) et d’un sentiment d’utilité sociale. D’autres (Breault-Ruel et St-Onge, 2016 ; Lemire Auclair, 2013), plus nombreux, expriment qu’il est insuffisant de s’inscrire dans un mode de vie productif : on soutient que le rétablissement peut être accompli par l’entremise d’un engagement dans des projets significatifs pour soi, qui ne sont pas nécessairement associés à une fonctionnalité sociale.

Quant aux moyens jugés comme favorisant le rétablissement, ils s’étendent de la maîtrise par soi au travail du soi. À un pôle, certains (Maybery et al., 2015 ; Toport et al., 2013) considèrent que les pratiques du rétablissement se caractérisent par une maîtrise de ses symptômes et de sa vie, notamment par le développement de son savoir sur son trouble mental et sur les traitements possibles et par l’application pratiques d’autogestion efficaces. Il s’agit d’une perspective clinique axée sur la symptomatologie. Cependant, la perspective privilégiée en travail social mise sur le travail du soi, soit le processus de reconstruction identitaire : on parle moins de gestion de symptômes, mais plutôt de redéfinition du soi, d’acceptation de soi, de redécouverte de soi et de transformation identitaire (Werner, 2012 ; Wyder et Bland, 2014).

Cette éthique du soi traversant le rétablissement conçu dans les écrits en travail social semble à la une des normes néolibérales axées sur la productivité, l’autonomie, la responsabilité individuelle, l’initiative personnelle et le travail sur soi (Otero, 2003) : chacun se voit confier la tâche de se responsabiliser et de se prendre en charge, en s’autogérant ou en améliorant son identité, afin de viser l’atteinte d’une fonctionnalité sociale ou l’engagement dans un projet significatif. Cette définition s’éloigne des racines d’engagement social du concept. La conception populaire du rétablissement semble dépolitisée, demandant aux individus de maîtriser leurs symptômes par eux-mêmes ou de se travailler, tout en négligeant les façons dont les normes néolibérales construisent des attentes sociales (être autonome, productif, etc.) qui traversent ces conduites éthiques (Rivest et al., 2018). Certes, l’action sur soi n’est pas antinomique au changement social : elle peut être un acte politique puisqu’un individu peut y choisir activement de se conformer aux normes qui dictent les conduites éthiques ou de résister et s’engager dans des (trans)formations ou (ré)appropriations d’identités ou de pratiques alternatives (Foucault, 2001). Cependant, la conception populaire « a-normée » du rétablissement ne considère pas cette possibilité de résistance et réduit l’éthique du soi à un acte « privé », comme s’il existait dans un vase clos. Ce faisant, le rétablissement ne promeut pas nécessairement de nouveaux modes d’existence, mais entérine plutôt des formes de vies normatives, activées par le besoin de puiser dans son for intérieur afin de se travailler.

Certes, il serait fallacieux de systématiquement rejeter le rétablissement en raison de ses aspects normatifs, puisque toute société est normée et parce que l’atteinte de la normalité peut être désirée chez ceux qui se perçoivent comme déviant de la norme (Amour et al., 2009). Néanmoins, puisque toute norme peut s’imposer et créer un poids pour l’individu (McLaren, 2002), il mérite d’être vigilant quant aux façons dont on applique le rétablissement. Cela dit, les enjeux associés au rétablissement sont peu élaborés en travail social, où on y adopte habituellement une appréciation positive : on juge que ce paradigme considère la singularité du vécu des personnes ayant un problème de santé mentale, favorise le respect de la dignité et du choix et diminue les tabous à l’égard des troubles mentaux en soulignant qu’il est possible d’y remédier (Davies et Gray, 2015 ; Tse et al., 2013). D’ailleurs, l’enjeu principalement souligné avec le rétablissement a trait à la difficulté d’application de ce paradigme (requérant une flexibilité de l’intervenant afin de personnaliser l’intervention et de l’adapter aux besoins des usagers), en raison des pressions administratives relatives à la reddition de compte, aux indicateurs de progrès quantitatifs et à la fermeture rapide de dossiers (Khoury et Rodriguez del Barrio, 2015 ; Poirel et al., 2015). Nous proposerons ainsi des jalons de réflexion critique à l’égard des conduites éthiques associées à la conception populaire du rétablissement en travail social.

Les dangers du rétablissement

Si le rétablissement d’autrefois s’ancrait dans une volonté de contester le statu quo, celui contemporain semble plutôt normalisateur, en demandant aux personnes ayant des problèmes de santé mentale d’agir en accord avec des attentes sociales, en se responsabilisant, en se motivant, en se travaillant et en étant autonome. Compte tenu de cette congruence entre le rétablissement et la normativité sociale, ce concept peut être tenu pour acquis : ce faisant, il risque d’être transformé en un modèle, traversé d’attentes préconçues quant aux façons dont le rétablissement s’articule et des moyens pour se rétablir (Spandler et Stickley, 2011 ; Tew et al., 2015). Un tel modèle du rétablissement peut construire un terrain propice à la catégorisation dichotomique entre les « bons clients » (qui sont motivés, qui se responsabilisent, qui sont autonomes et qui se travaillent) et les « clients difficiles » (qui ne se prennent pas « suffisamment » en charge). Il y a donc un danger d’imposer ce modèle à des individus et d’exclure ou de marginaliser ceux qui ne se conforment pas aux attentes préconçues du rétablissement.

Notons d’ailleurs que les attentes du rétablissement ne sont pas facilement accessibles pour tous. En effet, en dépit d’une volonté d’autogérer leurs symptômes et d’améliorer leur rapport identitaire, les individus ayant des problèmes de santé mentale ne peuvent pas toujours prédire leurs symptômes et les contrôler, que ce soit parce qu’ils ont un trouble qui les fait questionner leur rationalité (Poole, 2011 ; Weiner, 2011), parce que les hospitalisations fréquentes et de longues durées peuvent mener à une habituation au système totalitaire et nuire à l’exercice de l’autonomie (Duperré et Deslauriers, 2011), ou encore parce qu’ils vivent en situation de pauvreté qui les empêche d’accéder à des ressources (matérielles, sociales) permettant de gérer leurs symptômes (Roy, 2015). Qui plus est, les écrits en travail social ne misent pas que sur cette autogestion de symptômes, mais prônent surtout le travail du soi. Ils conçoivent le rétablissement par excès (Rivest et al., 2018) en le définissant comme « plus » que la simple maîtrise de ses symptômes de problème de santé mentale et le considèrent comme l’amélioration de son rapport identitaire et de sa croissance personnelle. Si une telle définition comporte le bienfait de souligner que le trouble mental n’est pas nécessairement un obstacle à une vie qu’on juge satisfaisante (Slade, 2010), elle risque d’insinuer que des personnes ayant des problèmes de santé mentale ne sont pas entièrement rétablies parce qu’elles ne sont pas accomplies (dans leur identité, dans leur vie, dans leurs relations), alors que quiconque peut vivre des souffrances identitaires (Moreau et Larose-Hébert, 2013), celles-ci pouvant d’ailleurs être exacerbées chez les personnes en situation de minorité sociale (précarité socioéconomique, culture ou ethnie minoritaire, état mental marginalisé) parce qu’il est plus facile de vivre une congruence identitaire lorsqu’on se sent, au moins partiellement, socialement inclus et « comme les autres ». La définition privilégiée du rétablissement risque donc de réduire le non-accomplissement de soi, un enjeu plus ou moins « normal » et influencé par des inégalités sociales, à un problème individuel perçu comme étant propre aux personnes ayant des problèmes de santé mentale « non rétablis ». Ce faisant, cette conception du rétablissement peut le transformer en un processus jamais réellement terminé : ce concept peut ainsi s’associer à la promotion d’un style de vie particulier puisqu’il peut modifier le filigrane analytique qu’un individu porte sur lui-même en favorisant la perception qu’on est soi-même un projet significatif dans lequel on doit s’investir afin de constamment s’améliorer.

Ainsi, selon nous, la dédramatisation de l’implication partielle dans la maîtrise par soi ou le travail du soi serait une première étape vers la diversification des trajectoires possibles pour les individus ayant des problèmes de santé mentale, afin d’éviter d’imposer un modèle totalisant du rétablissement. En effet, si l’empowerment peut passer par la participation autonome dans son rétablissement, lorsque cette dernière est exigée, la non-participation peut aussi faire partie de la démarche d’appropriation du pouvoir (Davies et Gray, 2015). Par conséquent, et notant que les personnes ayant des problèmes de santé mentale expriment qu’il leur est aidant d’avoir un filet de sécurité en maintenant un suivi irrégulier avec un intervenant, même si elles n’ont pas un plan de traitement (Roy, 2015), il serait important de repenser l’organisation du système d’accompagnement qui ferme actuellement les dossiers lorsque les clients sont perçus comme peu impliqués dans l’atteinte d’objectifs concrets.

Conclusion

Le rétablissement, tout comme l’organisation du système de soin en santé mentale, a changé depuis les 50 dernières années. Il s’est, entre autres, adapté au contexte néolibéral contemporain, caractérisé par une normativité sociale axée sur l’autonomie, l’initiative, la responsabilité et le travail sur soi parce qu’il veut inciter les personnes ayant des problèmes de santé mentale à agir par, pour et sur soi. Cette conception du rétablissement semble dominante, s’imposant dans les multiples disciplines de relation d’aide, dont la psychiatrie et la psychologie (Provencher, 2002), mais aussi le travail social. Puisque ce concept est traversé par des aspects normatifs et prône des conduites éthiques normalisatrices, il importe de réfléchir de façon critique aux modèles, normes et styles de vie que le travailleur social peut inconsciemment imposer lorsqu’il intervient à partir du rétablissement. C’est ainsi que des analyses microsociales, considérant les styles de vie promus et encouragés par des pratiques d’intervention, peuvent illustrer des enjeux qui, autrement, seraient difficilement notés. Ce faisant, ces perspectives peuvent encourager le travailleur social à assouplir certains concepts et pratiques pour éviter qu’ils deviennent des obstacles ou des poids additionnels pour les individus, et contribuer au développement de théories et d’approches moins totalisantes (Hartsock, 1996). Une profession axée sur le changement social, l’inclusion sociale et la valorisation de la diversité ne devrait-elle pas être ouverte à l’autrement ?